OPERNHAUS ZÜRICH 2015-2016: PELLÉAS ET MÉLISANDE de Claude DEBUSSY le 14 MAI 2016 (Dir.mus :Alain ALTINOGLU; Ms en scène: Dmitri TCHERNIAKOV)

Dispositif © T+T Fotografie / Toni Suter + Tanja Dorendorf
Dispositif © T+T Fotografie / Toni Suter + Tanja Dorendorf

Voir Pelléas et Mélisande au milieu d’une série de Tristan une Isolde est riche d’enseignements pour le mélomane qui peut tisser des fils, créer des ponts, voir ce qui lie les deux œuvres et ce qui les différencie. Si j’ai parlé de doxa à propos de Tristan, il y a une doxa sur Pelléas de la même manière, dans la manière de dire les mots de Maeterlinck, dans la manière de diriger : il y a une idée de Pelléas, dans le dire, dans l’évocatoire, dans le rêve, et l’idée d’une identité française irréductible. Quant à moi, incurable wagnérien, je n’ai cessé de penser à Wagner en entendant ce Pelléas, les citations presque littérales de Parsifal (premier intermède), les références si nettes au duo de Tristan (final de l’acte 3), les lointains échos de Lohengrin. Wagner était bien une obsession française à la fin du XIXème.
Il y a aussi une doxa dans les mises en scènes, mais, à la différence de Tristan und Isolde, Pelléas, au nom du mystère, au nom du symbolisme , au nom d’une approche très éthérée de la musique, n’a quasiment droit qu’à un type d’approche. Déjà le travail très poétique et fouillé de Christophe Honoré à Lyon la saison dernière dérangeait le bel ordonnancement de certitudes scéniques que plus d’un siècle de tradition a fossilisées en France, mais après cette production de Dmitri Tcherniakov à Zürich, qui eût déchainé les passions si elle avait été proposée sur une scène parisienne, il est clair que la réflexion sur l’approche de l’œuvre s’est quand même un peu plus approfondie et surtout ouvre d’autres perspectives riches de potentialités. On connaît le travail de Dmitri Tcherniakov, sur les univers familiaux clos et leurs non-dits, sur la pesanteur bourgeoise, , on connaît aussi son faux réalisme, qui est lui-même un symbolisme, une sorte de concrétude trompeuse qui fit ulcérer le public de Milan à la vue d’Alfredo épluchant des patates. Dans Macbeth à Paris, dans Lulu ou Les dialogues des Carmélites à Munich, il échappait à la clôture bourgeoise pour créer une vision très synthétique d’une situation : dans Pelléas à Zürich, il créé un univers étouffant dans un espace blanc et luxueux, pur et clair, ouvert sur une nature luxuriante, et crée une Mélisande comme élément perturbateur d’une famille déjà bousculée mais qui cache ses plaies sous un bel ordonnancement lisse, représenté par l’espace très contemporain où vont évoluer les personnages : un espace qui se fracture par des rideaux de tulle translucides, laissant voir sans voir, et des cloisons qui se plient et déplient, d’où on entend sans voir, et des baies vitrées d’où on voit sans entendre. « Pelléas ton univers impitoyable » comme on le chantait naguère à propos du feuilleton Dallas. Univers bien plutôt insupportable ici. D’autant plus qu’il est chic et bien propre sur soi. Le malaise évident dans l’œuvre de Debussy mais dilué dans un Moyen âge légendaire et rêvé, « crève l’écran » dans cet univers proche de nous d’une famille d’aujourd’hui qui la plupart du temps se tait, en proie à des gestes rituels (boire de l’eau, une activité obsessionnelle tout au long de l’opéra) attablée en silence pendant que les êtres se déchirent.

Familles je vous hais © T+T Fotografie / Toni Suter + Tanja Dorendorf
Familles je vous hais © T+T Fotografie / Toni Suter + Tanja Dorendorf

Dans cette famille dominée par un Arkel qui ressemble au «Commendatore » de Don Giovanni, dictatorial et en même temps bousculé par le désir, Pelléas survient en bousculant les codes, tandis qu’Yniold parcourt les scènes en jouant, déguisé en joueur de football américain, en ourson, illustrant un malaise qui va en faire un double presque muet de Mélisande et que Geneviève est préposée à gérer la maladie du père de Pelléas. Dans cet univers tendu et silencieux du prélude, Golaud survient en ramenant une petite noiraude, vaguement gothique, qu’il présente rapidement à la famille et avec qui il entame une analyse, hors de son cabinet, aucoeur de la famille. C’est un cas clinique (ça, tout auditeur ou lecteur de Pelléas et Mélisande s’en doute) et la psychanalyse se déroule, sous l’œil de caméras qu’Yniold regarde sur l’écran plat accroché au mur, pendant que Mélisande est étendue sur des divans qui forment le premier plan du grand salon-salle à manger, ouvrant sur une forêt, qui sera le seul décor de la soirée. Cette psychanalyse de Mélisande va tourner à la tragédie quand Golaud va tomber amoureux de sa patiente. Un transfert en quelque sorte, mais dans le mauvais sens.

C’est une première vision, mais évidemment, et là se situe toute l’ambiguïté, rien ne nous dit que ce que nous voyons est aussi simple, nous aurions une transposition-transfert de la situation effective du drame de Maeterlinck, dans la famille d’un psychanalyste.
Mais rien ne nous dit que ce que nous voyons ne soit pas non plus un effet de « montées d’images » de Mélisande et que ce qui est vu ne soit pas une sorte de rêve, où elle s’inventerait dans le cadre même de sa psychanalyse, l’histoire même que le spectateur regarde. Vrai, faux, réel, rêvé, image mentale ou réalité : toute la difficulté est là pour le spectateur, et aussi toute la stimulation intellectuelle autour d’une mise en scène qui est ou bien représentation d’une psychanalyse qui tourne mal, ou une succession de signes cliniques internes à la psychè de Mélisande, voire une réalité perturbatrice d’une famille faussement ordonnée, où la présence de Mélisande devient un révélateur. Le spectateur navigue entre ces pôles, et il n’est pas mauvais qu’il navigue. Rien ne dit qu’une mise en scène doive forcément nous donner une réponse, elle peut être une glose de plus sur des questions qui agitent la critique littéraire ou musicale depuis plus d’un siècle. Et je trouve cette ambiguïté stimulante.
Il reste que dans ce cadre général, une fois de plus, les qualités de Tcherniakov apparaissent aveuglantes ; son travail est millimétré, avec une direction d’acteurs époustouflante : il arrive à obtenir des gestes, des mouvements d’une vérité stupéfiante, qui met même mal à l’aise quelquefois par sa dureté et sa violence. Le Golaud qu’il peint va beaucoup plus loin dans la violence et la dureté, dans la jalousie et la souffrance qu’aucun Golaud vu jusqu’ici sur une scène : il agresse physiquement Mélisande, la jette, la bouscule : il y a une scène de fauteuil à bascule où elle est projetée d’un bout de la scène à l’autre qui est bouleversante, alors que la jeune femme apparaît au départ « petit oiseau blessé » ne pas supporter qu’on la touche ou même qu’on l’effleure, une sorte de sauvagerie silencieuse et de peur structurelle de l’autre qui d’emblée étonne et bouscule.  Et le Golaud de Kyle Ketelsen est formidable de vérité et de présence.

Ariel (Brindley Sherratt) Mélisande (Corinne Winters) © T+T Fotografie / Toni Suter + Tanja Dorendorf
Ariel (Brindley Sherratt) Mélisande (Corinne Winters) © T+T Fotografie / Toni Suter + Tanja Dorendorf

Mais le caractère de la mise en scène est d’être aussi distanciée et ironique, on entend souvent la salle secouée de petites rires, à certains moments : quand Arkel demande à Mélisande de lui donner un baiser en une scène très ambiguë (ou plutôt sans ambiguïté) et que survient Golaud, surprenant son père en une position peu équivoque, il y a un côté « ciel mon mari » qui fait rire bien des spectateurs.

Yniold (Damien Göritz) Père de Pelléas (Reinhard Mayer) © T+T Fotografie / Toni Suter + Tanja Dorendorf
Yniold (Damien Göritz) Père de Pelléas (Reinhard Mayer) © T+T Fotografie / Toni Suter + Tanja Dorendorf

Tcherniakov n’évite pas d’affronter les situations vaudevillesques et n’en fait pas un écueil, mais une facette supplémentaire du kaléidoscope, une image supplémentaire de la complexité, de même quand Yniold apparaît comme un double de Mélisande, ou même un double de son père Golaud et qu’il entame la psychanalyse (avec crayon et carnet) du père de Pelléas à qui il fait faire les gestes même de Mélisande, ou qu’il joue avec la fameuse bague perdue que Pelléas a en réalité ramassée et mise en poche lors de la scène de la fontaine.

 

Pelléas (Jacques Imbrailo) Mélisande (Corinne Winters) © T+T Fotografie / Toni Suter + Tanja Dorendorf
Pelléas (Jacques Imbrailo) Mélisande (Corinne Winters) © T+T Fotografie / Toni Suter + Tanja Dorendorf

L’amour de Pelléas lui même est-il amour réel ou projection de Mélisande ? Le doute est permis, notamment dans la manière dont Pelléas annonce son départ et disparaît, ou fuit, sans qu’on sache si Golaud l’a tué, comme si il fuyait lui aussi la famille, l’ambiance et même Mélisande. Quant à la scène finale, elle est elle aussi à la limite du supportable par la violence de Golaud, dans une scène qui rappelle, je l’ai d’ailleurs déjà signalé ailleurs, la scène de la mort du Prince de Clèves dans le roman de Madame de la Fayette où il accable sa femme de très violents reproches, et notamment de lui avoir dit la vérité, comme Mélisande la profère quand Golaud la questionne.

Golaud (Kyle Ketelsen) Mélisande (Corinne Winters) Pelléas (Jacques Imbrailo) © T+T Fotografie / Toni Suter + Tanja Dorendorf
Golaud (Kyle Ketelsen) Mélisande (Corinne Winters) Pelléas (Jacques Imbrailo) © T+T Fotografie / Toni Suter + Tanja Dorendorf

Il s’agit donc d’un travail fort, où le « mystère » de Mélisande est lu sous plusieurs angles, sous un prisme multiface qui met le spectateur quelquefois en peine, d’autres fois en malaise, mais qui ne laisse jamais indifférent. Aucune provocation, aucune exagération mais les attendus et les résultats du drame, sans que le drame ne soit effacé, mais aussi tout en effaçant quelquefois les conditions du drame et l’étendant à la famille étouffée par un Arkel dominant, même si les scènes finales me sont apparues moins finement travaillées que les trois premiers actes. On est aussi bien dans un drame de la jalousie vériste, une sorte de Tabarro debussyste, mais aussi dans Tristan, et par ricochet ou par reflet, toujours aussi dans Maeterlinck.
Dans un tel contexte, peut-on interpréter un Debussy « français » traditionnel, à la Désormières ? Comment la musique peut-elle entrer dans le rythme de cette mise en scène, qui isole les scènes en faisant le noir entre chaque tableau, en signalant les actes de manière précise par une projection sur le cadre de scène, comme si on était dans un parcours inexorable où chaque tableau est une station, soulignant aussi d’une manière pour moi neuve comment Maeterlinck et Debussy font du « Stationendrama» expressionniste, qui avance inexorablement vers une fin tragique. Cinq actes d’une tragédie, dans la tradition d’un XVIIème siècle bien français, mais plus des étapes scandées par les 15 tableaux, autant d’étapes d’une Passion qui dans ce travail est celle de Golaud.
Expressionniste : le mot est lâché et il y a quelque chose de cela aussi dans la belle direction musicale d’Alain Altinoglu.

Mélisande (Corinne Winters) Pelléas (Jacques Imbrailo) © T+T Fotografie / Toni Suter + Tanja Dorendorf
Mélisande (Corinne Winters) Pelléas (Jacques Imbrailo) © T+T Fotografie / Toni Suter + Tanja Dorendorf

En entendant la manière dont Altinoglu prend l’œuvre à revers, tout en lui donnant une couleur dramatique inconnue, j’ai pensé d’emblée « vérisme », mais un vérisme mâtiné de Debussy, un « vérisme » à la Zandonai. En approfondissant le propos et notamment par le travail qu’il suppose avec la mise en scène (Altiniglu et Tcherniakov viennent de travailler ensemble à Paris sur Iolanta et Casse-Noisette) car une telle mise en scène demande de la part du chef une adhésion, ne serait ce que pour le rythme, ou pour le tempo scénique : c’est une direction forte, énergique, dramatique et contrastée, qui tire vers un univers à la Zemlinski, ou à l’Hindemith de Sancta Susanna. Je crains la réaction du debussyste AOC, mais je trouve qu’Altinoglu, tout en proposant une lecture précise, très en place, même sans les raffinements de certaines lectures de cette partition en forme de tonneau des danaïdes, réussit à donner une couleur d’une violence et d’une crudité inhabituelles, quelquefois même un peu trop forte en volume, mais dans la salle de Zürich, douée d’une vraie proximité entre la scène et la salle, c’est souvent le cas. Oui j’avais tout de suite pensé « Puccini », mais c’est peut-être encore trop sage, et je pense qu’il faut faire jouer les systèmes d’écho en allant plus loin. Nous avons là une direction musicale inhabituelle du drame de Debussy, qu’on aurait accusé sous une baguette non française, de se tromper de répertoire. Mais Altinoglu est trop fin pour donner corps à un tel reproche. Il n’y pas de contresens, il y a adhésion à une vision, au nom de la cohérence fosse-plateau, et au nom d’un travail sans conteste prodigieusement intelligent. Avec un tel metteur en scène et pour une vision aussi iconoclaste et audacieuse, Altinoglu en vrai chef d’opéra a embrassé des voies là aussi inhabituelles et neuves : qu’il en soit remercié. Je serais curieux d’entendre quel Debussy il proposera à Vienne la saison prochaine, avec un autre metteur en scène et surtout un autre orchestre qui a épousé les raffinements debussystes avec Abbado il y a 27 ans…Il y a violence, relief, tension, en somme tous les ingrédients fréquents dans les opéras des trente premières années du XXème siècle.
Et l’ensemble de cette vision a trouvé dans cette distribution très inhabituelle (il n’y a pas un seul français) un ensemble d’artistes exceptionnels qui proposent un des Pelléas les plus maîtrisés et les plus justes de ces dernières années. Une distribution en tous points convaincantes, à commencer par la langue, si importante dans Pelléas. Tous ne sont pas au même niveau d’expression française, mais tous sont justes et expressifs et l’essentiel du plateau débutait dans l’œuvre, sauf Corinne Winters, Mélisande et le Pelléas de Jacques Imbrailo , jeunes artistes, qui sont chacun déchirants. Le Pelléas de Jacques Imbrailo n’a pas les raffinements d’autres, y compris de Paolo Fanale avec Gatti à Florence, ni ceux de Bernard Richter à Lyon, mais il a de la vaillance, il a de la présence, il a de l’émotion…et quand même quelques problèmes avec les nasales. C’est une jolie prestation qui n’a rien de vraiment problématique et qui donne à Pelléas un aspect en même temps adolescent, mais sur le chemin de la maturité, qui assume sa jeunesse en tous cas et son malaise, au contraire d’un Golaud plus mûr, aux cheveux grisonnants, à l’allure de quadragénaire en crise.

Mélisande (Corinne Winters) © T+T Fotografie / Toni Suter + Tanja Dorendorf
Mélisande (Corinne Winters) © T+T Fotografie / Toni Suter + Tanja Dorendorf

Il en est de même pour Corinne Winters, à la diction correcte sinon exemplaire, qui compose un personnage très expressif et lui aussi tout particulièrement émouvant, son jeu colle merveilleusement au personnage voulu par Tcherniakov et au texte de Maeterlinck, c’est une vraie découverte et une vraie performance scénique, même si vocalement elle ne domine pas complètement le rôle.

Yvonne Naef en Geneviève est tout simplement anthologique, une voix d’une incroyable présence, une diction exemplaire, et une humanité dans le jeu qui laisse rêveur, d’un personnage en général assez effacé elle fait une présence, une présence telle qu’à chacune de ses apparitions, nombreuses dans cette mise en scène alors que le personnage ne chante qu’au début de l’opéra, on a l’impression qu’elle va intervenir. C’est prodigieux de vérité et jamais lecture de lettre de fut plus profonde, plus sentie. Geneviève par antonomasie.
Même impression pour l’Arkel de Brindley Sherratt : à la présence physique et vocale impressionnante. Un Arkel lui aussi très puissant, doué d’une autorité scénique incroyable et d’une voix d’une profondeur et d’une justesse étonnantes. J’avais entendu Ghiaurov avec Abbado mais autant la voix était une légende, autant la prononciation française restait très problématique ; ici la voix est magnifique et le français parfait. Il répond parfaitement à la Geneviève de Naef : un couple exceptionnel, incroyable même parce que totalement inattendu d’une présence pesante et forte, qu’elle soit muette ou sonore..

Yniold (Damien Göritz) Golaud (Kyle Ketelsen) © T+T Fotografie / Toni Suter + Tanja Dorendorf
Yniold (Damien Göritz) Golaud (Kyle Ketelsen) © T+T Fotografie / Toni Suter + Tanja Dorendorf

Inattendu aussi le petit Yniold . Le choix de leur faire jouer et chanter par un enfant et pas comme souvent par une chanteuse travestie est évidemment à la fois un choix de mise en scène et un choix musical. Il faut évidemment avoir à disposition l’enfant qui pourra assumer un rôle qui dans cette mise en scène est long (puisqu’on le voit tout au long de l’œuvre), et qui pourra chanter en français. L’opéra de Zürich est allé droit au but et a affiché en alternance deux jeunes du très fameux Tölzer Knabenchor (ceux qui traditionnellement chantent notamment die drei Kinder de Zauberflöte. Ce soir c’était Damien Göritz, magnifique de vérité et de présence, dans ses différentes apparitions où il passait dans la pièce ou dans le parc derrière la baie vitrée, regardant l’intérieur, présence muette étrange et quelquefois insupportable tellement elle crée le malaise.  Quand il se met à chanter (notamment au 4ème acte), il est très émouvant et juste, comme un double de Mélisande, dans un univers ennuyeux et pesant, tragique et violent.

Le docteur épisodique de Charles Dekeyser, membre de la troupe, n’appelle pas non plus de remarques désobligeantes, tant l’ensemble de cette distribution affiche un niveau plus qu’enviable et par certains côtés exceptionnel.
C’est bien le cas du Golaud de Kyle Ketelsen, un bon chanteur vu notamment à Aix , dans Don Giovanni (Mise en scène Tcherniakov) et dans le Figaro de Nozze di Figaro dans la mise en scène de Richard Brunel. Bon chanteur, certes, mais pouvait-on imaginer de voir sans l’ombre d’un doute le plus beau, le plus tendu, les plus intense, le plus violent des Golaud, avec un français impeccable à tous points de vue, et avec un jeu d’un confondant naturel. Époustouflant,  il occupe la scène avec une présence inouïe, et diffuse en même temps une émotion incroyable dans un jeu d’attirance (l’homme qui souffre) et de rejet (l’homme qui doute, qui pressure, d’une rare violence) ; c’est totalement étourdissant. Jamais je n’ai vu en scène un Golaud aussi bouleversant et aussi engagé. Pour un tel Golaud, la production vaut le voyage, dans une mise en scène qu’il épouse et qu’il défend avec une vérité et une dureté incroyables.

Acte V © T+T Fotografie / Toni Suter + Tanja Dorendorf
Acte V © T+T Fotografie / Toni Suter + Tanja Dorendorf

Ainsi donc c’est un Pelléas inhabituel qui est présenté à Zürich, un Pelléas et Mélisande aux antipodes de la tradition, où l’équipe musicale joue le jeu de cette hyper dramatisation et de cette tension à la limite du supportable. Le contexte psychanalytique clôt le dernier tableau où Yniold allume l’écran plat avec la télécommande, pour voir la caméra qui filme les séances de psy de Mélisande, dont en quelque sorte nous, derrière le quatrième mur, nous sommes aussi les spectateurs voyeurs.
On sort de ce spectacle convaincu une fois de plus que Dmitri Tcherniakov est l’un des plus grands metteurs en scènes de la scène d’aujourd’hui, avec une direction d’acteurs inouïe dans sa précision et son naturel, même s’il poursuit un règlement de compte personnel contre les univers (aux ambiances diverses) des familles bourgeoises dont il égrène les chapitres; mais on sort aussi frappé par un Pelléas musicalement inhabituel : à l’audace du théâtre correspond l’audace de la musique, orchestrée par un Altinoglu inventif et courageux : il n’est pas sûr que son travail eût été accueilli avec compréhension en France où l’on est souvent si sourcilleux sur la « tradition » qui est d’ailleurs plus pour cette œuvre un combiné de l’idée qu’on en a , des enregistrements considérés  comme fondateurs (Desormières) et des images symbolistes qui hantent les anthologies, à la Gustave Moreau. On est passé avec cette production de Gustave Moreau à un univers lumineux à la Frank Lloyd Wright, le célèbre architecte américain, meublé par les dernières trouvailles d’un design d’aujourd’hui, sous le rythme des jeux subtils des lumières de Gleb Filshtinsky qui accompagnent le drame, changeant la vision des espaces, les rendant oppressants ou inquiétants, ou rassurants tour à tour, tout comme la vision de la forêt extérieure, qui commence à l’été et finit en hiver, en passant progressivement par l’automne d’un déplaisir grandissant. Tout nous propose un parcours, un parcours dans des méandres dramaturgiques et psychologiques, autant d’images psychanalytiques aussi dont on est bien incapable de saisir dans les filets de l’imaginaire, que vous croyez saisir et qui vous échappent comme des anguilles : mais n’est-ce pas l’identité même de Pelléas et Mélisande que ce mystère-là ? Dans mon parcours personnel autour de cette œuvre, cette production fera sans aucun doute date.[wpsr_facebook]

Mélisande (Corinne Winters) et Golaud (Kyle Ketelsen) © T+T Fotografie / Toni Suter + Tanja Dorendorf
Mélisande (Corinne Winters) et Golaud (Kyle Ketelsen) © T+T Fotografie / Toni Suter + Tanja Dorendorf

OPÉRA NATIONAL DE PARIS 2009-2010: LA WALKYRIE à l’OPERA BASTILLE (Mise en scène GÜNTER KRÄMER, Dir.Mus: PHILIPPE JORDAN), le 20 Mai 2010

 

200620102128.1277111334.jpgAprès l’Or du Rhin en mars, la Walkyrie clôt cette première partie de L’Anneau di Nibelung, entamé cette année par Nicolas Joel, qui se poursuivra l’an prochain par Siegfried et le Crépuscule des Dieux. Cette entreprise, indispensable pour notre Opéra national, est à mettre au crédit de Nicolas Joel, même si le résultat artistique est pour l’instant pour le moins contrasté. Cette Walkyrie confirme la perplexité face au choix du metteur en scène Günter Krämer pour conduire le projet. Mais elle confirme aussi l’excellent choix du directeur musical Philippe Jordan, qui a de qui tenir, son père Armin Jordan ayant été un remarquable chef wagnérien, et qui est le triomphateur de la soirée -disons plutôt de la matinée-.
Commençons par le plus pénible, la mise en scène.
On avait remarqué déjà dans l’Or du Rhin des incohérences, des maladresses, une pauvreté conceptuelle qui laissait mal augurer de la suite. Cette Walkyrie, premier jour, n’est pas pire que le prologue, on pourrait même dire que l’ensemble est moins hideux. Disons seulement qu’elle confirme la pauvreté de l’entreprise et que ce spectacle sans vision, sans propos, sans structure ne laissera pas de traces indélébiles dans la mémoire, mais seulement des soupirs d’agacement. Trois actes, trois styles, trois orientations, Acte I, « Guerre des clans en Serbie », Acte II, « Vive les pommes », Acte III, « Panique à la morgue ».
Chéreau avait génialement introduit l’idée de clan ou de bande, lorsque Hunding entrait en scène, accompagné de ses hommes et qu’il entourait les deux enfants perdus (qui rappelaient vaguement ceux de “La Dispute” de Marivaux). Krämer la reprend, en commençant par évoquer la guerre des clans dans laquelle Siegmund est pris malgré lui, et les soldats de Hunding qui massacrent le petit peuple (on dirait bien des soldats serbes), entrent en forcent avec lui dans la maison. Des cadavres amoncelés en arrière plan, violence contre Sieglinde, violence de Siegmund contre Hunding menacé, tout cela est très démonstratif et va contre une musique très tendue, toute de violence rentrée au contraire. L’épée est dissimulée derrière un tableau qui , tiens tiens, représente un frêne, et que Sieglinde et Siegmund déchirent de manière un peu ridicule au couteau (le tableau est en papier…). Tout ce premier acte aux couleurs pseudo politiques, n’est pas vraiment passionnant et la mise en scène reste peu inventive, le travail sur l’acteur, inexistant, et tout ce qui pourrait donner vie, la pulsation érotique par exemple, est systématiquement éliminée. La direction très précise et analytique de Philippe Jordan manque quand même un peu d’éclat, de vie de sève dans cet acte et le duo final se traîne un peu.
J’ai appelé le deuxième acte « Vive les pommes » puisque la pomme est le motif central de l’acte, le fil rouge qui tient lieu de cohérence. Dans le Walhalla (nous sommes en haut de l’Echelle de Jacob menant au Walhalla (voir l’Or du Rhin) et les athlètes ont fixé les lettres du mot Germania (voir encore l’Or du Rhin), bientôt d’ailleurs les lettres GER disparaissent pour ne laisser que « ..mania »..Est-ce un autre signe à décrypter ?….Les Walkyries s’amusent au lever de rideau autour de la table des dieux et jouent avec des dizaines de pommes, symbole d’éternelle jeunesse (voir encore et toujours l’Or du Rhin, où ce fruit obsédait beaucoup le metteur en scène), Brünnhilde, lors de l’annonce de la mort, compose une sorte de chaîne de pommes, sans doute une ligne directe vers le Walhalla, et Siegmund, pour signifier son refus, donne un coup de pied vengeur dans le bel ordonnancement de fruits composé par Brünnhilde. Ce deuxième acte est très sage par ailleurs, il ne se passe pas grand-chose, sinon, seule vraie réussite de l’entreprise, les interventions de Fricka, magnifiquement portées par une Yvonne Naef royale en crinoline rouge sang, qui assiste au combat final Siegmund/Hunding en un face à face avec Wotan qui lui montre à la fin le cadavre de Siegmund avec un geste qui a l’air de dire « t’es contente, hein ? ».
Le dernier acte s’ouvre sur une sorte de morgue ou de salle de médecin légiste où des Walkyries infirmières nettoient les corps nus des héros morts (ouh la la ! comme c’est osé !!), la chevauchée des Walkyries, c’est « Panique à la morgue » où les cadavres s’amoncellent, passent sur la table, sont nettoyés, puis repartent régénérés.  Avec un baisser de rideau inattendu entre la deuxième et la troisième scène (le duo Wotan- Brünnhilde) car il faut bien – au mépris de la fluidité scénique à laquelle Wagner tenait tant, débarrasser le plateau des cadavres, des tables, des cuvettes, des torchons. Toujours pas la moindre attention au travail d’acteur, les chanteurs ne sont pas guidés, pas conduits, et font grosso modo ce qu’ils font partout. Une curiosité finale, Erda passe devant le brasier (après tout pourquoi pas), et Brünnhilde profondément endormie sur une table aux côtés du cadavre de Siegmund (on n’ose imaginer le futur réveil de Brünnhilde par Siegfried face au cadavre de papa !), se lève et va sous la table : elle ne peut dormir, elle devenue simple mortelle, au même niveau que le héros mort, et sous les yeux de tous (Walkyries, soldats) au fond dans l’ombre rougeoyante du brasier.
Krämer a repris à Braunschweig l’idée des fauteuils XVIII° (ici, ils sont noirs et non rouges) évoquant le Walhalla, il a repris à Chéreau et à d’autres l’idée de la bande de Hunding, il n’en a cependant rien fait : pas de mise en scène, un travail sans construction sans colonne vertébrale, sans aucun intérêt. Finalement mieux vaut ce deuxième acte sans grandes idées (mais avec des pommes) où les chanteurs sont laissés à eux-mêmes que des idées inutiles, qui ne disent rien de l’intrigue et sont souvent scéniquement mal réglées (une fois de plus, comme dans l’Or du Rhin, des sorties injustifiées: « Ein Quell » au premier acte où Siegmund demande de l’eau), et quelques incohérences des mouvements réglés dans l’espace scénique.
A ce travail médiocre et sans intérêt aucun correspond au contraire une réalisation musicale de qualité, même si la distribution, solide au demeurant, n’est pas totalement convaincante. Robert Dean Smith est un Siegmund émouvant, à la voix claire, si claire même qu’on se demande s’il arrivera au bout des « Wälse » des « Nothung » ou de l’accent final (« Wälsungenblut ») que même le grand Vickers rata un soir de MET avec Karajan. Son deuxième acte est plus pâle. La voix fatigue, l’orchestre la couvre. C’est dommage car le chant est engagé et l’interprétation prenante.  La Sieglinde de Ricarda Merbeth en revanche montre de bout en bout une voix très solide, mais l’interprétation reste froide (une seule lueur de passion au troisième acte), et un peu distante, comme d ‘habitude chez cette chanteuse qui n’a jamais réussi à me convaincre (son Elisabeth de Tannhäuser à Bayreuth me laissait totalement froid). Voilà une de ces voix qui « assure » sans séduire ni créer l’adhésion. Le Hunding de Günther Groissböck est solide et compose un personnage de soldat brutal et violent très crédible, tout comme le Wotan de Thomas Johannes Mayer, initialement prévu en complément de Falk Stuckmann pour trois représentations, et qui a jusqu’ici assuré toute la série. Sans avoir une voix éclatante, sans avoir un timbre exceptionnel, c’est sans doute celui qui est le plus expressif et qui suit les inflexions du texte avec le plus de précision, dans son personnage de perdant, de Wotan humain, trop humain. Une bonne prestation, face à la Fricka de très grande facture de Yvonne Naef, impériale en crinoline rouge, qui campe un vrai personnage avec une voix somptueuse, et particulièrement expressive, la meilleure du plateau. Des Walkyries-infirmières, on retiendra d’étranges notes raclées, des couacs gênants au moins au début du 3ème acte, avec une meilleure cohésion à la fin de leur scène, mais on les oubliera vite. Reste la Brünnhilde de Katarina Dalayman, avec ses aigus comme toujours plus tonitruants que chantés (ses « Hojotoho » initiaux), qui au total, même si cette chanteuse ne m’a jamais totalement convaincu, s’en sort avec les honneurs, même si je persiste à penser qu’on ne tient sûrement pas la Brünnhilde du moment, mais seulement la plus demandée du moment.

Le plus convaincant, c’est à n’en pas douter le chef. Je ne partage pas son option analytique et lente du premier acte, d’où n’émergent dans le duo final aucune pulsion, aucune vibration, aucun pathos. C’est l’ambiance pesante de la première partie qui gouverne la couleur donnée à l’ensemble de l’acte. On aimerait plus de rythme, on aimerait que la musique se laisse plus aller, mais Philippe Jordan n’a ni la fantaisie, ni l’imagination de son père. C’est un rigoureux constructeur, d’une redoutable précision, qui sait parfaitement accompagner le plateau et sait faire ressortir toutes les qualités de l’orchestre, même si quelques faiblesses se laissent encore percevoir (les cors…). Cordes somptueuses, bois et vents magnifiques. Le son charnu, plein, le souci de faire ressortir tous les niveaux, le relief font des deuxième et troisième actes des moments de référence. Une direction exemplaire même si quelquefois discutable, qui projette cette production au rang de celles qu’il faut aller écouter malgré ses failles et avec une distribution au total sans grands défauts ni grand éclat… Jordan sera sans aucun doute l’atout majeur de ce Ring, car pour le reste, la caravane peut passer.

200620102131.1277111443.jpgUne conclusion en demie teinte donc, avec la certitude maintenant bien installée d’un spectacle sans aucun intérêt scénique, faussement provocant, faussement analytique, et surtout complètement dépassé, celle d’une distribution honnête à très honnête, sans être celle de l’année loin de là, et un chef, qui sauve totalement la représentation par la qualité de son approche et le soin apporté à la « concertazione ». Pour le coup, le choix de Philippe Jordan comme directeur musical est une très bonne intuition de Nicolas Joel.

DE NEDERLANDSE OPERA 2009-2010: LES TROYENS d’Hector BERLIOZ avec Eva-Maria WESTBROEK et Yvonne NAEF, direction John NELSON (16 avril 2010)

A quelque chose malheur est bon. Bloqué depuis maintenant deux jours à Amsterdam en transit, en attendant le passage du nuage volcanique fatal et la réouverture hypothétique de l’aéroport de Schiphol et de celui où je devais me rendre en Scandinavie, j’ai repéré bien vite  que ce 16 avril au DNO (De Nederlandse Opera), Les Troyens étaient à l’affiche avec une distribution féminine alléchante et John Nelson au pupitre, garantie de qualité pour ce spécialiste reconnu de Berlioz. Aussitôt vu, aussitôt fait. De retour de l’aéroport fantômatique où chaque passager se fait plaindre par le personnel très sympathique, où errent des touristes asiatiques, des passagers solitaires, des hôtesses sans avion, et après avoir persuadé mon chauffeur de taxi que non décidément, je ne voulais pas qu’il me conduise en Scandinavie, mais simplement à l’Hôtel, je me suis ensuite précipité dans le tram pour arriver à l’Opéra à l’heure (le spectacle commençant à 17h30 pour se terminer à 23h).
L’Opéra d’Amsterdam est l’un des plus sympathiques que je connaisse. J’aime beaucoup y aller: le quartier est très vivant (Quais de l’Amstel, Waterlooplein, Rembrandtplein) le public est très détendu, habillé de manière très diversifiée (du costume sombre au short, du tee shirt au noeud papillon), le personnel toujours affable et souriant, et last but not least les spectacles sont toujours de qualité. Ce soir encore, Les Troyens n’ont pas fait faillir l’excellente réputation du lieu. La mise en scène remonte à 2003, c’est Pierre Audi, le directeur artistique qui l’a signée, décors de George Tsypin, costumes de Andrea Schmidt-Futterer. Comme souvent avec Pierre Audi, c’est une belle mise en image, très propre, très “professionnelle” au sens où les choeurs savent se mouvoir, où les éclairages sont soignés, où l’ensemble se laisse voir de manière très fluide et souvent agréable, sans être exceptionnel et sans idées extraordinaires. Un spectacle solide, fondé sur des oppositions de couleurs (le noir pour les Troyens, le blanc pour les Carthaginois), sur des lumières vives, et souvent chaudes (jaune, rouge sang,  bleu profond), et sur des oppositions de style de décor, horizontal pour Troie, vertical en contruction pour Carthage ( Berlioz et Audi connaissent leur Virgile) et à la fin, le décor tombe en ruines, non terminé, l’amour de Didon pour Enée provoquant l’arrêt de toute la construction de la ville, Didon passant son temps à s’occuper de son hôte plutôt que de gérer.
L’amour c’est comme la guerre, là ou il passe, le reste trépasse.
En fait, à la fin de l’Opéra, on en revient presque à l’image du début, le blanc de Carthage ayant viré au noir, et Didon s’immolant comme Cassandre au premier acte. Autre point un peu décevant la direction d’acteurs n’est pas vraiment précise: quand c’est Westbroek qui chante, pas de problème, elle vit son rôle avec une intensité rare, quand c’est Naef, c’est moins “vécu” de l’intérieur, et cette passion ravageuse pour Enée est quand même un peu “plan plan”. Il reste que cela reste très acceptable globalement. La chorégraphie de Amir Hosseinpour et Jonathan Lunn m’a laissé un peu plus dubitatif: un parti pris ironique, qui ne va pas forcément avec l’ensemble et qui finit par gêner, notamment pendant les musiques de ballet du magnifique quatrième acte, l’île heureuse de l’opéra.

Il en va tout autrement au niveau musical, où l’on atteint très souvent l’excellence. D’abord, la direction de John Nelson est très précise, très attentive, toute en subtilité. L’orchestre n’est jamais fort, ne couvre jamais les voix, les équilibres sont très soignés et la poésie est souvent au rendez-vous. Sa direction me semble encore plus convaincante qu’à Genève il y a quelques années: le quatrième acte, qui commence par la chasse royale et orage et qui se clôt par le sublime duo “Nuit d’ivresse et d’extase infinie” est un moment de grâce, enthousiasmant, émouvant, bouleversant. L’orchestre (le Nederlands Philharmonisch Orkest) est vraiment de très bon niveau. A part le Concertgebouw, les Pays-Bas ont une réserve très respectable d’orchestres , et de grande qualité, même s’ils sont moins connus. Puisque l’Opéra n’a pas d’orchestre fixe mais des orchestres différents attachés à une ou deux productions, quand on vient souvent à Amsterdam, on a l’occasion de les entendre tous, avec beaucoup de plaisir. C’est qu’il y a aux Pays Bas une grande tradition musicale, comme souvent en pays protestant, et que la tradition lyrique en revanche est très jeune (20 ans): il n’y a pas de tradition d’opéra aux Pays-Bas, et le public est très ouvert et très disponible. Le chœur (qui lui est attaché à l’Opéra) est remarquable, je l’ai découvert à l’occasion du Moïse et Aaron de Schönberg (dirigé par Boulez, mise en scène de Peter Stein) et non seulement c’est un chœur qui chante bien , mais aussi très ductile, qui joue et demeure toujours très engagé.
Comme encore souvent à Amsterdam, les voix ne sont pas forcément des stars, mais l’ensemble est toujours très homogène: je n’y ai jamais pour l’instant entendu de distribution bancale. Ce soir bien sûr, il y a une vedette c’est l’enfant du pays Eva-Maria Westbroek, très engagée, à la voix puissante, mais pas forcément à l’aise dans le registre plus grave que réclame notamment le deuxième acte de “La prise de Troie”. Il reste que la chanteuse est impressionnante.
Je savais Yvonne Naef une excellente mezzo (je me souviens de sa Brangäne remarquable à Paris), mais là, il y a le soin extrême accordé à la prononciation, une voix homogène sur tout le registre (même si au début, les aigus étaient très légèrement tirés avec de légers problèmes de justesse): la fin est magnifiquement chantée: si Westbroek a reçu des fleurs, Naef a eu droit à la standing ovation. Avec un peu plus d’engagement scénique, elle pourrait sans doute prétendre être la Didon du moment, la voix est saine, volumineuse, techniquement impeccable. Une grande prestation.
Enée est un jeune ténor américain, Bryan Hymel “qui a tout d’un grand”: il a la puissance, la résistance, le velouté et la prononciation. Lui aussi pourrait s’engager un peu plus, mais c’est vraiment un Enée de haute volée, qui vaut Jon Villars, largement. Son air final “Inutiles regrets, je dois quitter Carthage” avec ses notes très hautes et sa vaillance, est vraiment remarquable.
On voit les théâtres de qualité non aux grands rôles, mais à l’excellence de l’ensemble de la distribution: pas un des chanteurs n’est pris en défaut, ils servent tous la partition de manière exemplaire. Il faut au moins trois ténors de qualité dans les Troyens, pour Enée, pour Iopas, et pour Hylas: ils sont tous excellents. Certes, le Iopas de Greg Warren n’a pas forcément encore le style de chant “français” qu’exige le rôle, mais il se tire fort bien de son air élégiaque, Hylas quant à lui ouvre le cinquième acte et la chanson d’Hylas interprétée par Sébastien Droy est très remarquée par le public, et de fait remarquable.

Anna devait être chantée par Charlotte Hellekant, bloquée à Helsinki par le fameux nuage. Elle est remplacée au pied levée par Ceri Williams, qui chante sur le côté, le rôle étant tenu par une assistante, et même si le dispositif gêne un peu, la prestation est tellement bonne (magnifique duo avec Didon “vous aimerez ma soeur”) qu’on l’oublie très vite. Les barytons et les basses sont tout aussi impeccables, le Chorèbe magnifique de Jean-François Lapointe (il promène son Chorèbe, modèle du genre, dans le monde entier), le Narbal d’Alistair Miles, le Panthée de Nicolas Testé, le Priam émouvant – une sorte de Roi Lear- de Christian Tréguier, et le spectre d’Hector, sonore et impressionnant, de Philippe Fourcade. Une distribution soignée, sans failles, avec du style et une prononciation française  excellente pour tous sans exception.

Au total, une soirée de référence, une interprétation de haut niveau, un spectacle encore réussi de l’Opéra d’Amsterdam, une des rares salles d’Europe qui vaille toujours le voyage.
L’an prochain, Vêpres Siciliennes de Verdi en français, Rosenkavalier dirigé par Sir Simon Rattle et surtout, surtout, Eugène Onéguine dirigé par Mariss Jansons avec le Concertgebouw, vous n’allez pas manquer ça, le Thalys vous attend!