BAYERISCHE STAATSOPER 2014-2015: DER RING DES NIBELUNGEN – DIE WALKÜRE, de Richard WAGNER le 28 FÉVRIER 2015 (Dir.mus: Kirill PETRENKO ;ms en sc: Andreas KRIEGENBURG)

Die Walküre, image finale © Wilfried Hösl
Die Walküre, image finale © Wilfried Hösl

On se réfèrera pour l’analyse de la mise en scène au compte rendu écrit en janvier 2013 http://wanderer.blog.lemonde.fr/?p=4927

Deuxième jour de ce Ring, fin du premier épisode fait de Rheingold et de Walküre et d’emblée s’imposent plusieurs certitudes :

  • Kirill Petrenko effectue un travail étonnant en fosse et il remporte un indescriptible triomphe totalement justifié. Il faudrait être sourd, ou insensible, ou étourdi pour ne pas saluer ce qu’on écoute, qui est souvent si surprenant qu’il faut un instant avant de s’habituer. La direction de Kent Nagano il y a deux ans était remarquable, et elle m’a enthousiasmé, celle de Petrenko est radicalement différente, volontairement retenue et elle va ailleurs, en tous cas pas dans les sentiers battus. C’est prodigieux
  • Le plateau dans son ensemble est remarquable d’intelligence, tous les chanteurs savent aussi chanter avec leur tête, et certains plus avec leur tête qu’avec leur voix (Evelyn Herlitzius, plusieurs fois en sérieuse difficulté), mais le couple Vogt/Kampe emporte l’adhésion, et l’enthousiasme. Anja Kampe est fulgurante et Vogt chante un long Lied d’une incroyable poésie.
  • La mise en scène, qui pour Walküre avait mis un peu de temps à me convaincre il y a deux ans, m’a beaucoup intéressé de nouveau aux premier et second actes. Le troisième acte est pour mon goût un peu en retrait. À noter, comme il y a deux ans, la bronca lors du ballet « hippique » sans musique qui précède la Chevauchée et qui fait brûler d’impatience la foule de plus en plus hurlante et féroce qui lance des hojotoho et des heiaha à sa manière, animale bien entendu. L’ironie de Kriegenburg fonctionne à merveille sur un public qui réagit par réflexe pavlovien…

    La "Chevauchée" chorégraphiée...et huée...© Wilfried Hösl
    La “Chevauchée” chorégraphiée…et huée…© Wilfried Hösl

Je reviens sur le travail de Andreas Kriegenburg, inconnu en France, qui est essentiellement un metteur en scène de théâtre, venu tard à l’opéra (on lui doit les stupéfiants Soldaten dans ce même théâtre). Il travaille sur la construction d’images, souvent assez poétiques, comme dans Don Juan revient de guerre de Horváth l’été dernier à Salzbourg et dirige les acteurs avec beaucoup de précision, comme cela se vérifie aussi bien dans Rheingold et dans Walküre.

À l’issue de cette deuxième vision, je voulais compléter par quelques menues remarques. Au premier acte, j’ai vraiment trouvé très émouvant ce jeu des verres que les servantes se passent de main en main (évidente allusion au philtre de Tristan und Isolde), mais j’ai aussi noté cet éloignement des corps qui n’efface pas l’échange des regards et leur intensité. Giotto à la Capella degli Scrovegni de Padoue a peint une annonciation où Marie est d’un côté et l’Ange Gabriel de l’autre, avec entre deux le vide de l’arcature et de la nef…c’est l’une des plus puissantes que j’ai pu voir. Sans aller jusqu’à dire qu’on est dans Giotto, c’est exactement la même posture : plus on est loin et plus on se regarde, et plus le lien passe, imperceptible et d’une criante réalité.

Le motif récurrent des corps morts qu’on embaume, qu’on nettoie ou qu’on enlève, on le retrouve à chaque acte : c’est évidemment l’image du travail des Walkyries, dont c’est l’office nécrophile, qui revient comme un leitmotiv lancinant, et la chevauchée du 3ème acte se déroule au milieu de corps sur des pals, comme de la viande en attente d’équarissage est aussi une manière de souligner le côté bestial et peu ragoûtant de cette scène.
Le troisième acte laisse les choses à peu près en l’état, dans un espace vide, les deux personnages sont seuls et il faut bien dire qu’il n’y a là rien de nouveau sous le Soleil, sinon l’arrivée finale des « servants » porteurs du feu, qui rappelle en écho la manière dont Alberich se transformait en Dragon dans Rheingold, puisque la mise en scène utilise la même méthode : d’une certain manière, Brünnhilde est gardée par le feu telle l’Or par le Dragon, allongée sur une table circulaire presque sacrificielle.
En tous cas, ce travail qui évacue toute référence à une actualité brûlante ou à une signification est à la fois l’anti-Castorf, puisque l’histoire est livrée telle que, avec une distance poétique qui sied aux mythes, même si Walküre est moins sollicitée que Rheingold sous ce rapport, on sait que c’est l’option de ce travail jusqu’à Siegfried, mais aussi en quelque sorte l’anti Lepage : partant de la même volonté de raconter une histoire, de travailler sur un récit et sa logique interne plus que sur une succession d’événements significatifs, il choisit à l’opposé de l’hypertechnique de Lepage des procédés simples qui semblent en même temps simplistes, les figurants remplaçant machines et effets, et se contentant de « figurer » : leur utilisation au deuxième acte est particulièrement originale où, presque comme chez Cassiers, ils miment le discours de Wotan et Fricka, ou sont leurs sièges ou bien leurs meubles.

Acte I, Anja Kampe 5Sieglinde) et Klaus Florian Vogt (Siegmund) © Wilfried Hösl
Acte I, Anja Kampe 5Sieglinde) et Klaus Florian Vogt (Siegmund) © Wilfried Hösl

Ainsi chaque acte est un univers en soi, la maison de Hunding, plus maison que cabane, soutenue par l’arbre sinistre au centre du dispositif, l’immense salle du Walhalla, avec ce bureau central et lointain, qui souligne le changement de statut des Dieux, devenus des politiques : Fricka ne force-t-elle pas Wotan à obéir à quelque chose comme une raison d’Etat que Brünnhilde ne peut comprendre. Habituée à obéïr et manier du cadavre au quotidien, c’est Siegmund qui va lui révéler la réalité du monde et la réalité des hommes. Prenant fait et cause pour lui, elle se place évidemment du côté des mortels et anticipe la décision de Wotan.

Anja Kmape (Sieglinde) et Günther Groissböck (Hunding), Acte I © Wilfried Hösl
Anja Kmape (Sieglinde) et Günther Groissböck (Hunding), Acte I © Wilfried Hösl

Kriegenburg évoque ces points, par un geste, par des attitudes, par quelques mouvements (notamment le mimétisme de Brünnhilde au début du 2nd acte, reproduisant les gestes et les attitudes de Wotan). C’est cette distance, quelquefois réellement installée, quelquefois à peine perceptible, qui me plaît dans une mise en scène plus méditative qu’active. J’avais déjà souligné chez Kent Nagano ce refus du spectaculaire et ce suivi scrupuleux du plateau.
Avec des résultats sonores très différents, c’est aussi l’option de Kirill Petrenko.
Le public qui n’est pas forcément fait de techniciens de l’orchestre, même le public un peu mélomane, s’accroche à des gestes du chef et en fait une sorte de métaphore, de transposition gestuelle de ce qu’il entend, et s’arrête à deux éléments : la battue et le tempo.
Évidemment, le travail essentiel de préparation effectué au cours des répétitions, notamment par pupitre, ce travail que les italiens appellent concertazione (sur les affiches de la Scala on lisait souvent « concertatore e direttore d’orchestra ») est le travail invisible et essentiel, c’est le moment où l’on demande aux musiciens tel geste, telle nuance, c’est le moment où les équilibres se construisent, c’est le moment aussi on l’on va travailler ensemble. Etrange voyage que celui du mot concerto, celui d’un mot signifiant combattre, s’opposer, livrer bataille en latin, devenu synonyme de travail construit ensemble, pour trouver l’accord…
Le chef met ensemble des éléments disparates au départ et tout le travail interprétatif répond à la question comment « mettre ensemble » pour faire enfin de la musique.
Ce travail souterrain apparaît ici dans toute sa profondeur : Petrenko n’est pas de ceux qui gesticulent avec le corps, mais c’est quelqu’un qui travaille avec les bras et les mains : il ne cesse d’indiquer, et souvent d’une manière impérative. Il est fascinant de noter que dirigeant l’opéra, il indique les départs à chaque chanteur, tous les départs avec une précision incroyable, de la main gauche.

Die Walküre Acte III, la Chevauchée © Wilfried Hösl
Die Walküre Acte III, la Chevauchée © Wilfried Hösl

Et ici, il épouse à sa manière le propos du plateau : il travaille la partition non comme une succession de scènes avec chacune sa loi propre, mais il travaille plutôt un parcours, dans son ensemble, d’où l’impression qu’il n’y a pas de tension. La tension existe bien sûr, mais à la mode de la Gesamtkunstwerk : on est chez Wagner. et tout contribue à la production commune. Si un chanteur chante de manière tendue, comme Wotan dans cet extraordinaire deuxième acte, l’orchestre n’ pas besoin d’être redondant. Si Vogt chante avec la douceur et la suavité d’un Lied, articulant chaque parole, l’orchestre ne peut le couvrir parce que à ce moment là c’est la parole qui prime. Si une mise en scène est d’une certaine manière plus dans le récit que dans l’événement ponctuel, plus dans la continuité, la direction doit évidemment en tenir compte. Petrenko ne dirige pas Wagner-Kriegenburg comme il dirige Wagner-Castorf. L’annonce de la mort où les paroles incroyablement douces de Vogt frappent d’émotion, l’orchestre s’allège, respire, donne au chanteur l’espace voulu tout en faisant entendre des raffinements inouïs. Il en résulte une cohérence interne d’un niveau rarement atteint, avec les qualités habituelles de ce chef que sont la clarté, la transparence, voire ce que j’ai appelé le cristal : on entend évidemment tout, mais surtout on ne cesse d’être surpris par des choix de mise en valeur, par des attaques jamais entendues ainsi, par un miroitement sonore différent d’une partition qu’on croyait connaître : tout parle, et en même temps sans jamais épater, sans jamais se donner en spectacle, ou en vitrine. C’est le flux continu d’un récit conçu comme tel, avec des moments qui m’ont frappés : l’attaque du prélude, installant immédiatement la tension et l’énergie, et en même temps dès l’entrée de Siegmund en scène, quelque chose d’un mystère. Le son est alors souvent sourd, mystérieux, sombre, éclate et explose, puis se dilate en un incroyable lyrisme.

Kirill Petrenko le 28 février 2015 (Die Walküre)
Kirill Petrenko le 28 février 2015 (Die Walküre)

On peut aimer sans doute plus d’urgence, plus de dramatisme, on peut aimer sentir une direction (au sens géographique) et alors Petrenko peut n’être pas le chef pour ce Wagner-là…mais tout est là pourtant, diffracté dans l’orchestre ou sur les voix, ou sur l’ensemble ; a-t-on jamais entendu pareil final du 1er acte, tourbillonnant avec un tempo quasi impossible. Pour ma part je l’ai rarement entendu attaqué à cette vitesse hallucinante, après avoir pendant tout le duo respecté la douceur et la couleur voulues par la voix de Klaus Florian Vogt, et travaillé sur l’épaisseur du son et ses reflets plutôt que sur le crescendo amoureux : voilà une des ruptures surprenantes, qui prend à revers l’auditeur et l’assomme de bonheur.
Petrenko n’aime pas mettre en relief la noirceur d’une musique, il reste toujours disponible et ouvert. C’est pourquoi cette Walküre a le charme des belles histoires tristes sans avoir de couleur sombre même aux moments les plus difficiles, même en regardant ces cadavres qui émaillent chaque acte : en écoutant, je pensais aux épopées italiennes du Tasse et de l’Arioste, je pensais aussi Stendhal, c’est à dire une tristesse et une violence médiatisées par le discours, par la distance, par, étonnant je sais, un certain apaisement: la vérité des choses atténuée mais révélée par la métaphore.
Pour nous révéler ce Wagner-là, un Wagner presque « littéraire » au plus merveilleux des sens, il fallait aussi une distribution qui fût à la hauteur, et elle le fut, malgré les petits hauts et bas et les accidents.

D’abord, où pourrait-on retrouver pareil cast ? Même l’ensemble des Walkyries chante avec un engagement et une énergie rares il est vrai que parmi elles, on remarque Okka von der Damerau, Nadine Weissmann et Anna Gabler qui ne sont pas les dernières venues.
Evacuons d’emblée le cas Evelyn Herlitzius : on dit d’elle ce que j’entendais de Gwyneth Jones jadis. C’est vrai, la voix bouge, les aigus sont mal assurés, et quelquefois ne passent pas, comme au troisième acte où la voix s’est engorgée de manière spectaculaire. Mais il y a d’autres moments éclatants, vibrants, bouleversants, et il y a aussi une allure, une stature, une présence qui reste stupéfiante, même si moins marquée qu’il y a deux ans. Brünnhilde n’est pas Elektra, et ne permet pas toujours à l’artiste de stupéfier de manière démonstrative comme elle le fait dans Strauss, et les Hojotoho entendus restent dans la bonne moyenne sans être une performance.

Die Walküre Acte II © Wilfried Hösl
Die Walküre Acte II (Wotan: Thomas J.Mayer, Fricka, Elisabeth Kulman)© Wilfried Hösl

Il reste que le duo du 2ème acte avec Wotan, le moment clé du Ring où tout est révélé et notamment la menace de « la fin » (Das Ende, répété plusieurs fois dans le duo) est un des moments les plus intenses de la soirée et même de bien des Walkyries des dernières années. Il suffit de se concentrer sur le regard tendu et à la fois fasciné de Brünnhilde pour Wotan pour retrouver certains des regards de Jones (mais cela, c’est pour ma mémoire d’ancien combattant) ; il y a dans le regard d’Evelyn Herlitzius une fraîcheur, une confiance, une force si positive, qu’elle pose le personnage immédiatement comme vital, intense, jeune, et quand on entend ce qui se passe en fosse, on se demande si le chef ne rend pas hommage à ce regard là, tant la musique se colore quand Brünnhilde chante.

Evelyn Herlitzius (Brünnhilde) & Thomas J.Mayer (Wotan), Acte II © Wilfried Hösl
Evelyn Herlitzius (Brünnhilde) & Thomas J.Mayer (Wotan), Acte II © Wilfried Hösl

Wotan en face (Thomas Johannes Mayer) est plus en forme que la veille : une diction phénoménale, des accents d’une vérité et d’une crudité rares, il est le personnage, déjà assommé, fatigué, perdant, et à l’orchestre, ce futur incertain s’entend, mystérieux, assombri. Entre le regard d’Herlitzius, la voix de Mayer et le son de la fosse, tout se répond et fait naître cette tension qui paraît-il manquerait…Ce sont moments au contraire passionnants qui remettent sur le tapis ce qu’on croyait connaître, savoir, aimer…et qu’on se prend à redécouvrir et aimer encore plus.

 

 

 

 

Le couple Siegmund/Sieglinde (Klaus Florian Vogt/Anja Kampe) est celui de la première série de représentations, qui retrouve ainsi ses marques, et quelles marques ! Indescriptible triomphe à la fin de l’acte I, un moment bouleversant : foin des aigus, des voix gigantesques, des Siegmund qui nous tiennent de longues secondes sur « Wälse » sans rien nous faire ressentir de « Winterstürme ». On entend tout de suite que Vogt est particulier : il n’est pas Heldentenor, mais il possède cette voix (que certains détestent) en permanence éthérée, avec un sens de la parole, une diction, une science des modulations, de la couleur qui en fait cet être étrange venu d’ailleurs fascinant. Et évidemment Petrenko dirige en fonction de cette voix là, ne la couvrant jamais, ralentissant les tempi pour accompagner le chant de la plus merveilleuse des manières.

Acte II, Klaus Florian Vogt (Siegmund) Evelyn Herlitzius (Brünnhilde) et, étendue, Anja Kampe (Sieglinde) © Wilfried Hösl
Acte II, Klaus Florian Vogt (Siegmund) Evelyn Herlitzius (Brünnhilde) et, étendue, Anja Kampe (Sieglinde) © Wilfried Hösl

Si le 1eracte est fascinant, l’annonce de la mort du deuxième acte bouleverse par sa vérité, Vogt chante le regard lointain qui semble ne rien entendre, comme mû par un automatisme, et Herlitzius change d’attitude, de mouvements : de lointaine Walkyrie hiératique, elle devient femme qui respire et qui sent : à un moment on a même l’impression qu’en Siegmund elle se progette déjà auprès de Siegfried tellement l’échange est intense. Vogt donne une dimension inconnue à Siegmund, une poésie inouïe, une douceur ineffable, une suavité inexplorée jusque là, modulant le volume sur chaque parole, avec une émission sans faille : quand il chante, c’est tout un univers qui est évoqué, un Lied permanent : oui, malgré des aigus pas tout à fait assurés, mais donnés sans jamais forcer, toujours avec fluidité et naturel, c’est un Siegmund fantastique à entendre, bien plus neuf que son Florestan dans Fidelio où il s’est pour moi fourvoyé à la Scala, et en tous cas le Siegmund le plus touchant et le plus naturellement émouvant qui soit aujourd’hui.

Anja Kampe le 28 février 2015 (Die Walküre)
Anja Kampe le 28 février 2015 (Die Walküre)

A ce naturel bouleversant du chant de Vogt correspond l’émotion incandescente et la voix chaleureuse d’Anja Kampe, plus émouvante qu’à Bayreuth. La voix est dans une forme extraordinaire, chaude, bien assise, avec des aigus solides et sûrs, mais en même temps une puissance d’incarnation rarement entendue (Meier avec Domingo, dans un autre style peut-être ?) Ils sont le couple, ils sont amour, et nous sommes chavirés. Avec un art de la parole, un art de l’émission et de la projection consommé, elle réussit totalement à faire oublier qu’elle n’a pas tout à fait la voix du rôle. Elle est aux limites et les dépasse en intensité, en investissement, en intelligence du texte. Evidemment la direction de Petrenko est sans cesse à l’écoute, chaque parole est scandée par la musique : c’est une fête de la couleur, une fête du son, et c’est d’une urgence inouïe, avec les moyens du Lied, de la poésie, avec un orchestre retenu…à n’y rien comprendre. Nous sommes là aussi pris à revers. A-t-on déjà entendu cela ainsi?
Les autres protagonistes ne font qu’alimenter notre plaisir et notre émotion. Günther Groissböck était la veille Fasolt, il est Hunding, brutal, sonore, et même, le temps d’un instant, tendre. C’est un merveilleux acteur (ah, quand il coupe la pastèque avec son épée) : Groissböck a tellement l’habitude de chanter les méchants qu’il s’y glisse avec facilité, mais en même temps, il n’est lui non plus jamais démonstratif, laissant la scène se développer, laissant le théâtre se faire. Il est un Hunding vocalement raffiné et surtout a des accents et un ton qui seraient presque du domaine du théâtre parlé….

Elisabeth Kulman le 28 février 2015 (Die Walküre)
Elisabeth Kulman le 28 février 2015 (Die Walküre)

Quant à la Fricka d’Elisabeth Kulman, elle est égale à elle même, comme à Lucerne, comme il y a deux ans à Munich, avec tout ce qui fait qu’elle est aujourd’hui la plus grande des Fricka : les aigus, l’agressivité, l’ironie, le jeu, la présence scénique inouïe, une diction de rêve avec un texte digéré, mâché, prononcé et plein de couleurs dans la voix ainsi que des gestes d’une vérité stupéfiante. Elle entre en scène, et elle a déjà vaincu. Il est fascinant de constater qu’entre hier et aujourd’hui, ce sont des facettes très différentes qui nous sont montrées. Ce soir c’est une scène, au sens théâtral du terme, quelque chose du duo Philippe II/Grand Inquisiteur. On croise le fer. Et elle est inouïe. Hier dans L’or du Rhin, elle était toute élégance, toute subtilité, avec une technique de chant presque belcantiste, et c’était aussi merveilleux (alors qu’il y a deux ans j’avais été un peu dubitatif devant sa Fricka dans Rheingold).

Il faut se rendre à l’évidence, à la merveilleuse évidence, à deux ans de distance, avec des chanteurs différents et un chef différent, ce Ring continue de nous parler, avec un niveau exceptionnel à l’orchestre et un plateau d’une rare intelligence et d’un rare engagement.
Qu’il fait bon d’être à Munich, l’autre casa wagneriana.[wpsr_facebook]

Klaus Florian Vogt, Anja Kampe, Evelyn Herlitzius le 28 février 2015 (Die Walküre)
Klaus Florian Vogt, Anja Kampe, Evelyn Herlitzius le 28 février 2015 (Die Walküre)

METROPOLITAN OPERA NEW YORK 2011-2012: DER RING DES NIBELUNGEN, DIE WALKÜRE, le 28 AVRIL 2012 (Dir.mus: Fabio LUISI, Ms en scène: Robert LEPAGE) avec Bryn TERFEL, Franz VAN AKEN(remplct Jonas KAUFMANN), Eva-Maria WESTBROEK

MET, 28 avril 2012, 10h30

J’ai déjà rendu compte deux fois de cette production, une fois au cinéma, et tout le monde était présent, dans la fosse comme sur le plateau, une fois dans la salle, et James Levine s’était fait remplacer. Ce matin (la représentation était à 11h), c’est Jonas Kaufmann qui a fait défaut, au grand dam de tous les spectateurs, au point que Peter Gelb lui même est venu sur scène faire l’annonce avec beaucoup d’humour, puisque le remplaçant est à la ville l’époux de la Sieglinde du jour, Eva-Marie Westbroek. Franz van Aken devait être dans la salle, il sera sur scène et a sauvé la représentation.
Cette Walküre révèle clairement le prix et le défaut de la  production de Robert Lepage: dès que la dramaturgie impose un travail sur l’acteur et sur les rapports entre les personnages, comme tout le premier acte, ou la longue scène de Wotan au deuxième acte, alors sauve qui peut: les chanteurs font ce qu’ils veulent ou ce qu’ils peuvent, cela devient ennuyeux, l’espace de jeu est très réduit (le proscenium est assez étroit), et pour peu que le chef ralentisse le tempo à l’extrême pour permettre au chanteur en difficulté (ici Siegmund) de chanter,  cela devient mortel.
En revanche, quand le spectaculaire reprend le dessus (chevauchée des Walkyries, Adieux de Wotan) alors cela redevient sublime, voire inoubliable, à pleurer comme dans le troisième acte de ce jour.
La représentation a navigué entre ces extrêmes, et pour finir on sort quand même sonné de ce troisième acte chavirant et d’un Bryn Terfel totalement bouleversant, provoquant une très grande émotion.
Alors que l’Or du Rhin est un festival de trouvailles et de réalisations visuelles, la Walkyrie impose une certaine fixité scénique, décor unique du premier acte, longues scènes dialoguées du deuxième: le premier acte, dirigé avec des tempos trop ralentis (on espère toujours que cela va se dynamiser, se réveiller, mais non! Presque jusqu’à la fin, cela se traîne: cela pourrait convenir jusqu’à la sortie de Hunding et au monologue de Siegmund (Wälse!), cela ne convient plus du tout dans le duo Sieglinde/Siegmund qui devrait illustrer montée du désir,  joie de l’amour,  foi en l’avenir.
On peut arguer que Fabio Luisi, très attentif aux voix, ait voulu aider le ténor Franz van Aken qui chantait au MET pour la première fois, sans répétitions ou presque, et surtout sans aucune idée du volume de la salle. En dirigeant lentement, il permet au chanteur de prendre ses marques, mais en même temps il a épuisé son souffle. Franz van Aken a chanté Siegmund dans un remplacement à la Scala, et n’a pas abordé le rôle depuis plusieurs mois. La voix au début apparaît claire, bien posée, avec un joli timbre, mais assez vite le souffle va manquer. Les “Wälse” sont moyennement tenus et surtout ne sont pas projetés, on les entend, mais avec un volume bien inférieur à ce qui est habituel. L’artiste défend la partition, mais en ménageant son souffle, par exemple pour lui permettre d’aborder le redoutable “Wälsungen” final (que même Vickers a raté jadis au MET) en sécurité, et de fait, cette fois, le son est là, la projection, et la force. C’est surtout au deuxième acte que les choses se sont gâtées, lorsqu’il chante en coulisse juste avant le combat, on l’entend à peine, et il finit presque en parlant. Il a assuré au premier acte, et s’est écroulé au second. Vu les circonstances et vu qui il remplace, on ne peut le juger qu’avec une grande indulgence: reconnaissons qu’il a sauvé la situation, et que le matériel vocal n’est pas négligeable.

Franz van Aken et Eva-Maria Westbroek ©Ken Howard/Metropolitan Opera

Eva-Maria Westbroek, son épouse à la ville, mais pas sa soeur, comme Peter Gelb l’a souligné par allusion dans son discours au public, en revanche montre comme toujours à la fois son engagement et sa force et un chant à la fois dramatique et tendre. Elle est une de ces chanteuses qui possède à la fois la puissance et le sens dramatique, mais une couleur d’une très grande humanité, d’où un son qui prend le spectateur aux tripes et qui le bouleverse. Au premier acte, on la sent attentive à ne pas écraser son partenaire, ses quelques mesures du troisième acte sont chavirantes. C’est aujourd’hui à mon avis la Sieglinde de référence.
La Brünnhilde de Katarina Dalayman est bien connue puisqu’elle la chante sur de nombreuses scènes, dont Paris, dont Salzbourg, dont Aix. Ce soir, elle a été en dessous de ses prestations habituelles: les “Hojotoho” sont brutaux et se terminent par des cris stridents, non tenus, et les aigus vont être souvent criés. Ainsi, les défauts habituels (graves absents) sont là, et s’ajoutent des cris qui remplacent des notes qu’habituellement cette chanteuse aborde sans difficultés. Voix non homogène, manque de legato, manque de négociation des passages, Madame Dalayman ce soir n’était pas au mieux de sa forme. Attendons la suite.
Magnifique comme d’habitude le Hunding à la fois brutal et humain (il réussit cette performance qui consiste à être les deux à la fois) de Hans-Peter König, voix profonde, sonore, présence indiscutable, voilà un chanteur qui déçoit rarement.
Magnifique comme d’habitude l’exceptionnelle Stephanie Blythe dans Fricka: elle a tout, les graves sonores, les aigus, l’homogénéité et son arrivée dans son char est impressionnante et réussit à conjuguer son physique très(trop) avantageux, et son statut: le personnage s’impose, et envahit la scène. C’est éblouissant.
Et puis il y a Bryn Terfel: bien qu’il ne soit pas toujours au mieux du point de vue technique (sa dernière note au troisième acte est brutalement lancée, sans préparation, sans passages, et surprend), il est incroyable d’humanité. Il a une manière de dire le texte, avec clarté, en donnant une inflexion à chaque mot, avec cette voix à la fois douce et puissance, ce timbre clair, et cette énergie du désespoir qui en fait un Wotan irremplaçable. Son deuxième acte était déjà impressionnant, aidé aussi par certaines idées: quelle arrivée, quelle image!

Walküre Acte II ©Ken Howard/Metropolitan Opera

Ou comme cet œil gigantesque qui semble fixer la salle : tout la mise en scène, absente du plateau, malgré quelques belles images, était dans sa voix, colorée et expressive, mais surtout il réussit à faire un troisième acte anthologique, qui tire les larmes. Rien que ce troisième acte justifie le voyage! Et de plus, Luisi dirige vraiment l’orchestre, avec lyrisme, avec chaleur, avec justesse, et enfin, les images stupéfiantes se succèdent et donnent à l’ensemble un cadre grandiose:

Chevauchée des Walkyries ©Ken Howard/Metropolitan Opera

les huit Walkyries chevauchant les pals de la machine (applaudissements à scène ouverte),

Arrivée de Brünnhilde Acte III ©Ken Howard/Metropolitan Opera

l’arrivée de Brünnhilde avec la machine mimant les ailes dorées de Grane, la montagne enneigée du duo avec Wotan d’où des avalanches scandent les moments clés, et

Image finale ©Ken Howard/Metropolitan Opera

l’image finale, hallucinante, de cette Brünnhilde endormie, tête en bas, figée dans un ilot glacé et entouré de flammes: tout contribue à secouer le spectateur et à l’envahir d’émotions inoubliables.

Ajoutons pour finir quelques idées de mise en scène, comme l’évolution des costumes et des attitudes: les Dieux dans l’Or du Rhin étaient un peu sauvages, comme cette chevelure de Wotan qui cache son oeil et qu’on retrouve dans la chevelure de Siegmund et Sieglinde: cette fois, Wotan, souverain installé, est en armure étincelante, il est coiffé, et son oeil est caché par un cache oeil, Fricka arrive en grand appareil, sur un trône stylisé décoré de cornes de boucs (sont chariot dans la légende est traîné par des boucs): ces Dieux sont “arrivés”, “installés” quand sous eux se déroulent des aventures sauvages. L’histoire évolue, et une fois de plus, c’est par le visuel qu’on perçoit cette évolution.
Ainsi, et malgré les incidents de la représentation, malgré çà et là des imperfections parfois lourdes, il restera de ce moment l’incroyable émotion finale, qui efface tout le reste, et qui marquera le souvenir. Il en est sans doute ainsi des grands spectacles, ils laissent une marque, malgré tous les incidents du parcours, et ils frappent au cœur, une seule fois, peut-être, mais de manière définitive.
“C’est pour ces moments là qu’il vaut la peine de vivre”(Stendhal)

MET, 28 avril 2012, 10h45

METROPOLITAN OPERA NEW YORK 2010-2011 sur grand écran, DIE WALKÜRE de R.WAGNER, le 14 mai 2011 (Dir.Mus: James LEVINE, Ms en Scène: Robert LEPAGE avec Jonas KAUFMANN, Eva Maria WESTBROEK, Deborah VOIGT et Bryn TERFEL)

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J’ai donc voulu revoir le spectacle, cette fois-ci sur grand écran. Il s’agissait pour moi de mesurer la distance entre la salle et l’écran et de revoir la mise en scène. Tout d’abord, il faut souligner l’incroyable succès de l’entreprise, de très nombreuses salles de cinéma en France affichaient complet. C’est dire l’intuition de Peter Gelb, le manager du MET, qui a compris tout ce que la retransmission en direct de l’ensemble de la saison allait apporter au MET en termes de notoriété, d’image, et sans doute aussi de finances (En France, le billet est quand même à 27 Euros). Quand on pense que des centaines de salles à travers le monde retransmettent en même temps le spectacle  (qui commence à midi à New York), on imagine le nombre de spectateurs et les effets induits sur l’attrait de l’opéra. D’autres opéras ont commencé à s’y mettre, avec trois ans de retard, alors que l’opération MET est installée désormais dans les habitudes. De l’efficacité américaine…

Et il faut dire que le spectateur sort satisfait: plus cinq heures de spectacle, les entractes animés par Placido Domingo (qui était Siegmund en 2008 lors de la dernière du Ring précédent) et Joyce di Donato, des reportages sur les musiciens,des interviewes de sortie de scène des chanteurs, un long reportage sur Placido Domingo répétant Simon Boccanegra avec James Levine . Bref, une vraie machine à montrer que le MET c’est le must en matière d’opéra.Ce qui fascine dans ce type de retransmission,c’est la vitalité, le côté cool de l’ambiance induite, Placido Domingo va même jusqu’à demander aux spectateurs de faire des dons au MET pour ce programme HD. Cela amène tout de même à réfléchir sur l’avenir des opéras, et notamment des plus petites salles: si tous les grands théâtres s’y mettent, et cela semble en prendre le chemin, vu le succès de l’opération MET, les collectivités ou l’Etat n’en profiteront-ils pas pour réduire encore plus la voilure lyrique? Car rien de plus facile que de mobiliser les cinémas. Plus facile et moins cher en tous cas que de monter un spectacle et d’entretenir un opéra.

Mais rien ne remplace évidemment la respiration d’une salle, le contact physique avec les artistes, l’acoustique authentique plutôt que le son digital. Et ce soir, où le deuxième acte a été lourdement perturbé par des interruptions et de nombreux problèmes de transmission, nous avons touché du doigt les limites de l’exercice. Mais si rien ne remplace la présence au théâtre, il est clair que l’ersatz, malgré les problèmes techniques, n’est pas à mépriser, bien au contraire; car bien des impressions vécues en salle se sont vérifiées à cette seconde vision. D’abord, nous avons entendu James Levine, alors que dans la salle malheureusement, nous avions eu droit à l’assistant- à cause d’une maladie passagère du chef -. Il est vrai que les grandes lignes et l’architecture de la direction ne différaient pas, j’ai pu le vérifier ce soir, et qu’on constate les mêmes problèmes: un premier acte trop lent,  qui force les chanteurs à respirer différemment, à appuyer les notes, à tenir un tempo qui s’étire et qui ne favorise pas la montée de l’énergie et du désir, ce crescendo passionnel qui caractérise la seconde partie du premier acte. Deuxième et troisième actes sont vraiment magnifiques, avec des moments d’exception notamment l’entrée du couple Siegmund/Sieglinde au deuxième acte, la chevauchée des Walkyries avec un ensemble très bien chanté et toute la scène finale. Levine fait entendre l’orchestre, on en perçoit plein de détails. Du beau travail et une interprétation qui tout en restant sans surprise, peut satisfaire les plus exigeants. Le public du MET fait toujours, après 40ans, des ovations titanesques au chef, mais d’autres mélomanes ne le supportent pas, l’accusent de routine, et certains musiciens le critiquent également. Pour ma part, j’ai aimé ses premiers enregistrements (Vespri Siciliani, qui reste pour moi une référence), je trouve que son Wagner n’est pas aussi inventif que celui de Boulez, pas aussi lyrique qu’Abbado, pas aussi varié que Barenboim, mais c’est un travail classique, solide, très symphonique, que je préfère à celui de Thielemann par exemple.
Du point de vue du chant, on n’a que la confirmation de ce que j’écrivais dans mon précédent compte rendu (du 6 mai dernier) à savoir que vocalement, je me demande bien si on peut trouver mieux, notamment pour Westbroek, Kaufmann, Terfel, Blythe. Stéphanie Blythe est impressionnante: pur produit du MET , elle fait partie de ces chanteuses sûres, très bonnes techniciennes, formées à l’école américaine et dotée d’une voix puissante. J’aimerais l’entendre dans Verdi: elle va chanter en prise de rôle Amnéris la saison prochaine.

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Bryn Terfel  est vraiment stupéfiant de sûreté lui aussi: un chant vibrant, des aigus triomphants, une puissance rare, il distance tous les Wotan actuels. Quant à Eva Maria Westbroek et Jonas Kaufmann ils sont d’une intensité rare. S’ils n’ont pas l’urgence passionnelle d’un Peter Hoffmann et d’une Hannelore Bode (ou Jeanine Altmeyer) chez Chéreau, ou l’énergie lyrique d’un Domingo ou d’une Waltraud Meier,  ils sont sublimes de tendresse et montrent une sorte de fragilité bouleversante. Hans Peter König est un Hunding certes un peu brutal, mais en même temps humain avec une voix d’une incroyable chaleur. L’impression produite par Deborah Voigt est moins négative qu’en salle, même si le deuxième acte n’est quand même pas convaincant, son troisième acte est vraiment réussi, comme lors de la représentation à laquelle j’ai eu le bonheur d’assister. Il reste que les attitudes scéniques, les regards et certaines intonations n’emportent pas l’adhésion.

Quant à la mise en scène, si globalement je reste impressionné par la performance, mais moins convaincu des options globales de mise en scène (il y a des moments qui tirent en longueur et où il ne se passe pas grand chose), la prise de vues, qui cerne essentiellement les chanteurs, en gros plan, laisse voir des gestes, des regards, des attitudes qui montrent la précision du travail de Lepage, de manière plus évidente et plus fouillée que l’impression laissée par la représentation en salle. Mais c’est encore une fois le décor protéiforme qui stupéfie, et la vidéo accentue même quelquefois l’illusion.
L’image finale reste bouleversante.

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Voilà donc une entreprise qui va marquer sans nul doute les esprits, et la grandeur musicale incontestable de ces représentations, qui ont été un peu perturbées par des maladies diverses (Westbroek, Levine), la puissance des images à la Tolkien, tout cela va alimenter la légende du MET…et provoquer l’envie d’en voir plus la saison prochaine en novembre (Siegfried) ou en février (Götterdämmerung) ou en avril/mai (Ring complet).

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METROPOLITAN OPERA NEW YORK 2010-2011, DIE WALKÜRE de R.WAGNER, le 5 mai 2011 (Dir.Mus: Derrick INOUYE, Ms en Scène: Robert LEPAGE avec Jonas KAUFMANN, Eva Maria WESTBROEK, Deborah VOIGT et Bryn TERFEL)

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Dans le vaste panorama des Ring en cours de production dans les différents théâtres, préparant l’année 2013 qui marquera le bicentenaire de la naissance de Richard Wagner (et de Giuseppe Verdi…), on observe clairement, comme je l’ai signalé plusieurs fois, que les mises en scènes de type Regietheater, qui ont dominé les trente dernières années marquent le pas. Tout a été dit sur les rapports de pouvoir, la soif d’or, le capitalisme naissant, ou le crépuscule de Dieux laissant la place à une humanité naissante. Des grandes productions en cours d’achèvement actuellement, seul Gunter Krämer, à rebours des autres, continue d’explorer avec la difficulté que l’on sait distillant ennui et agacement, un monde dont les metteurs en scène ont tout dit. En effet, que ce soit Mc Vicar à Strasbourg, la Fura dels Baus à Florence et Valence, Cassiers à Milan ou Bechtolf à Vienne, on en revient partout au grand livre d’images que nous offrent les quatreopéras de Wagner, encouragé en cela par la révolution scénographique que permettent aujourd’hui le numérique et la vidéo. A ce titre, La Fura del Baus avait produit à Valence et Florence un travail totalement exemplaire. Robert Lepage à New York, à ce que nous avons vu de l’Or du Rhin cet automne (sur écran) approfondit ce sillon, en proposant une production hypertechnologique qui est une véritable performance scénique, technique, mais aussi musicale. Ce Maître du conte et de la magie de l’image (voir son Rossignol de Stravinski à Lyon, qu’on reverra dans la saison 2011-2012 d’ailleurs) s’est lancé dans un défi qui a mis les forces du MET à rude épreuve. Second volet de l’entreprise, la Walkyrie affiche une insolente distribution, Terfel, Kaufmann, König, Blythe, Westbroek, Voigt sous la direction de James Levine, directeur musical depuis 40 ans dans la maison.
Malheureusement, ce soir, James Levine, malade, est remplacé par son assistant, Derrick Inouye, qui va assurer la représentation de manière très satisfaisante, avec un orchestre très préparé, aux sonorités claires, limpides, et un bel engagement, notamment au troisième acte. Le premier acte en revanche a eu du mal à démarrer, tempo très lent (habituel chez Levine) manque d’éclat, et surtout manque de passion dans la deuxième partie de l’acte, mais le chant est tellement sublime qu’il emporte tout. Une direction qui suit scrupuleusement la couleur imprimée par Levine et au total, malgré la déception évidente du public, les choses se sont plutôt bien passées à l’orchestre, si évidemment on aime le style imposé par James Levine, ses tempos étirés, ses silences, ses moments d’attente, quelquefois épuisants pour les chanteurs. 

La mise en scène de Robert Lepage repose sur la puissance des images plus que sur un travail théâtral fouillé. Beaucoup de scènes se passent sur le proscenium, avec un décor fixe (forêt, toit de la maison, montagne enneigée) et les scènes de récit (notamment au deuxième acte) ne brillent pas par l’originalité, ni des mouvements, ni des gestes. La première partie du premier acte (la scène avec Hunding notamment) est assez platement réglée. Il y a cependant de beaux moments: l’échange de l’eau au tout début qui immédiatement projette le couple Siegmund/Sieglinde à l’ombre de Tristan et Isolde, les enlacements très tendres, la multiplicité des gestes de tendresse de Siegmund à Sieglinde, de Hunding à Sieglinde (hé oui, même Hunding…) de Fricka à Wotan, de Wotan à Brünnhilde ou à Siegmund mort (merci Chéreau…), tous ces personnages semblent pris au piège de leur image, et esquissent sans cesse des gestes de douceur souvent hésitants, maladroits, souvent aussi mal reçus : c’est cette tendresse maladroite (Wotan au troisième acte ne cesse d’esquisser des gestes vers Brünnhilde) qui domine à mon avis les relations entre les personnages. Robert Lepage a pris à Harry Kupfer l’idée des chevelures semblables à celle de Wotan de Sieglinde et Siegmund (qui dénoue ses cheveux au moment où il découvre que Sieglinde est sa soeur) en jouant sur la longueur et la frisure, plus que sur la couleur (comme chez Kupfer). A noter aussi la magnifique image de Siegmund portant Sieglinde dans ses bras au moment de l’annonce de la mort, de Siegmund encore caressant le visage de Wotan au moment du mourir. Dans ces échanges, des gestes familiers, voire un peu vulgaires (l’échange initial Brünnhilde/Wotan au deuxième acte, très bien conduit, plein de sous entendus, de jeux enfantins, de plaisanteries à usage interne -tout cela en trois minutes- ). Il y a donc de vrais moments de mise en scène, mais souvent avortés, tournant court, et laissant la place à de longs moments plutôt plats et sans grandes idées.
Les idées, on les trouve dans les images épiques produites par l’incroyable structure mobile ( du décorateur Carl Fillion) à la technologie d’une précision diabolique, sur laquelle se progettent tour à tour des forêts, des sommets enneigés, des laves rougeoyantes (le Walhalla) et qui est tout à la fois mur, forêt, oeil, toit, chevaux

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(chevauchée des Walkyries, applaudie à scène ouverte, où les Walkyries chevauchent les pales mimant le geste du cavalier et du cheval),

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ailes (incroyable arrivée de Brünnhilde au troisième acte sur Grane, son cheval aux ailes dorées ). Evoquons aussi l’entrée majestueuse de Wotan ou de Fricka  au deuxième acte; cette structure hélicoïdale dont les pales tournent autour d’un axe avec une redoutable précision, prenant mille formes est une trouvaille étonnante, et crée des variations  infinies. La dernière image est inoubliable,  le rocher rougeoyant est vu d’en haut, du Walhalla où Wotan est prosterné à genoux, et au fond, vu “de dessus” Brünnhilde dort, la tête en bas, dans un halo de glace au milieu du feu, telle une belle au bois dormant enchâssée dans son cercueil de verre. Prodigieux.

walkact2.1304853800.jpgActe II

On saluera donc le  livre d’images que Robert Lepage a su composer, dans des costumes (de François Saint Aubin) de conte médiéval à la Excalibur, en osant explorer des ressources scéniques inconnues d’une incroyable originalité: si ce grand livre s’était accompagné d’une lecture plus qu’exclusivement illustrative, on eût vu là le plus grand des spectacles.

Du côté du chant, il sera difficile de faire mieux, au moins pour cinq des six protagonistes:en effet, la Brünnhilde de Deborah Voigt déçoit. Non pas que la chanteuse ne soit pas engagée, ne lance pas d’aigus triomphants  notamment au troisième acte, le plus réussi pour elle, mais les parties dialoguées et plus centrales sont dites d’une voix nasale, acide, et le timbre demeure assez ingrat: il y a d’autres Brünnhilde aujourd’hui plus habitées, Stemme bien sûr, mais aussi cette jeune Jennifer Wilson entendue à Valence et qui m’avait tellement séduit. Les huit Walkyries en revanche composent un groupe puissant, très en place malgré tout ce que leur demande Lepage, et leur chevauchée est aussi un grand moment musical.
Claudio Abbado nous l’avait dit il ya douze ans ou treize ans, à Ferrare où il chantait Leporello sous sa direction: Bryn Terfel est Wotan. Il lui a d’ailleurs demandé de chanter les Adieux à Brünnhilde lors de son premier programme à Lucerne en 2003. Et de fait, Bryn Terfel est exceptionnel: la clarté de la voix, son incroyable étendue, son volume, sa diction si précise, au service d’une interprétation jamais brutale, qui donne toujours l’image d’un Dieu hésitant, agissant à l’opposé de ses désirs; par exemple, sa colère contre Brünnhilde tombe très tôt au troisième acte. Il produisait déjà cette impression dans l’Or du Rhin, et cette vision d’un Wotan déchiré en permanence, plus humain que divin, est d’une intelligence rare. Un modèle indépassable aujourd’hui.
Un modèle aussi la Fricka de Stephanie Blythe, un vrai phénomène de volume, de netteté dans l’émission, de subtilité dans la diction, de modulation vocale: sa Fricka dès les premiers mots, est installée et subjugue littéralement le public, plus de toux, plus de mouvements, la salle est tétanisée. Le Hunding de Hans Peter König, n’a rien du Hunding tout d’une pièce qu’on voit habituellement, son visage plutôt avenant, ses gestes de tendresse esquissés envers Sieglinde sont des éléments qui humanisent le personnage, la voix est somptueuse, large, profonde, et son jeu est très sobre;  il est accompagné  de sa bande toujours au loin, toujours dans l’ombre, portant des flambeaux tremblotants au début de l’acte I  et lors du duel de l’acte II.

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Quant au couple Siegmund/Sieglinde, Jonas Kaufmann/Eva-Maria Westbroek, il est proche de l’idéal: il y a douze ans, on avait Placido Domingo et Waltraud Meier, on aura aujourd’hui Kaufmann/Westbroek. Jonas Kaufmann a le timbre sombre et mélancolique qu’il faut,  il est doué d’une puissance et d’une tenue de souffle proprement incroyables, chaque mot est contrôlé, maché, modulé, respiré, et en plus il a évidemment le physique idéal pour le rôle. Eva-Maria Westbroek a la puissance (retrouvée après quelque jours de maladie), un timbre chaud, un engagement bouleversants, et une diction elle aussi exemplaire. Leurs deux voix s’unissent parfaitement, dans un jeu des corps et de tendresse qui rend leur duo du premier acte renversant: ils transfigurent à eux seuls ce moment que l’orchestre n’a pas toujours quant à lui réussi à rendre.
Au total, un spectacle sans nul doute somptueux, impressionnant, techniquement ahurissant, et vocalement exceptionnel. Néanmoins  le concept de mise en scène au delà des images reste relativement superficiel: il y a quelques idées force, mais ce n’est pas vraiment travaillé avec la profondeur qu’on pourrait attendre d’un tel metteur en scène et le propos n’apporte rien de vraiment neuf, mais sans doute est-ce voulu, sans doute l’intention est-elle de frapper le spectateur par la magie du spectacle, afin de rendre au Ring son aspect merveilleux que le cinéma a su rendre à travers les histoires de même inspiration (Excalibur, le Seigneur des anneaux), mais que la scène avait un peu oublié. Et puis il y a le chant… on essaiera donc d’aller au cinéma le 14 mai pour revoir ce spectacle, qui reste l’un des grands moments de l’année.

Voir un extrait  de l’Acte I

Voir un extrait de l’Acte II

imag0685.1304853595.jpgSaluts: Bryn Terfel au centre, Eva Maria Westbroek, Deborah Voigt entourés des Walkyries.

TEATRO ALLA SCALA 2010-2011: DIE WALKÜRE (2ème vision) Dir:Daniel BARENBOIM avec Waltraud MEIER et Nina STEMME le 28 décembre 2010

De passage à Milan, j’ai eu de nouveau l’occasion de voir cette Walkyrie déjà évoquée dans deux précédents comptes rendus. J’avais lu le même jour le commentaire à mon texte relatant le 21 décembre et j’avais l’intention d’y répondre. Cette seconde vision du spectacle m’en donne l’occasion. Je continue de trouver au travail scénique de Cassiers une relative tenue, même si l’intérêt “didactique” de ce travail apparaît limité et globalement décevant par rapport à d’autres mises en scènes. On n’apprend rien de cette Walkyrie là, mais elle se laisse voir, avec un travail technique précis, même si les projections vidéo sont peu lisibles (le globe du 2ème acte) ou un peu répétitives, effectivement. A cette seconde vision, on remarque un peu plus certains détails, notamment l’évolution du costume de Wotan, assez bourgeois d’abord, puis retournant à la peau de bête au troisième acte, ressemblant ainsi de plus en plus à Siegmund. Le maquillage noir obscurcissant la moitié de son visage se voit de la “Platea” (les fauteuils d’orchestre) mais pas de la deuxième galerie (le fameux “Loggione”), où je me trouvais ce 28 décembre. Rien de gênant donc, mais rappelons que ce noir se retrouve par quelques traits sur les visages de Siegmund et Sieglinde… Pour mémoire, Kupfer à Bayreuth avait mis des cheveux d’un roux agressif à Wotan et à tous ses descendants, ce qui était autrement frappant.
Le jeu des ombres reste l’élément le plus intéressant du 1er acte, les variations de l’espace et des lumières, qui encadrent les scènes, demeurent ce qui est le plus intéressant du second acte, où malgré quelques rudiments de travail sur les personnages, cela reste singulièrement frustre du côté de la mise en espace et du travail d’acteurs, malgré une clarté des mouvements et du propos; le troisième acte est plus effervescent, mais souvent creux,  avec ces Walkyries en crinoline (on devine en fait qu’elles montent en amazone, très chic tout çà…) qui grimpent et descendent sans cesse de leurs podiums, ces fils rouges dont on comprend (parce qu’on a vu le 2ème acte: Siegmund et Hunding, à peine passés de vie à trépas, ont en effet droit à leur fil rouge) qu’ils figurent les héros morts, et un décor qui s’efface au moment du duo Wotan-Brünnhilde qui se passe sur un plateau pratiquement vide (fils rouges exceptés).

Les costumes des femmes par leur élégance de salon (Fricka), montrent que dans la Walkyrie, ce sont elles qui conduisent l’action face aux hommes un peu “bruts de décoffrage” – Siegmund, Wotan-, mais Hunding n’est pas la brute épaisse habituelle et cela jette un regard nouveau sur  les autres personnages. Notons aussi l’évolution de Sieglinde, de dame mariée et pudique à jeune fille arborant un joli décolleté, des épaules nues et les cheveux au vent là où ils étaient noués en chignon au départ. De petits détails “signifiants”, certes,  mais dans l’ensemble pas vraiment de direction d’acteurs, pas de moments scéniques forts. L’inspiration qui marquait l’épisode précédent effectivement fait globalement défaut. Est-ce que c’est voulu ? Est-ce que Cassiers est déjà fatigué ? Ou est-ce que l’histoire l’ennuie ? Attendons.
Musicalement, même séduction que la semaine dernière, des tempis dilatés, qui rendent certains moments très étranges, la fameuse chevauchée notamment, avec de longs silences, avec une place inhabituelle accordée au texte des Walkyries et à leur dialogue, et un son quelquefois presque chambriste. L’ ensemble est à mon avis remarquable d’intérêt, et toujours aussi surprenant (certains de mes amis présents pensaient que le tempo était encore plus étiré à cette représentation) et clair, avec un vrai parti pris. On pourrait défendre des tempis plus alertes dans toute la seconde partie du premier acte (la montée du désir se fait un peu prier), mais dans l’ensemble, je reste toujours séduit par l’approche.
Globalement, du point de vue du chant  nous étions un cran en dessous: d’abord une annonce avait averti que John Tomlinson (pas vraiment convaincant le 21) avait une très lourde extinction de voix. Sans doute impossible à remplacer (il n’y a pas de basse pour Hunding à Milan un 28 décembre), il s’est péniblement exécuté, commençant le premier acte en déclamant, et sussurant sa brève mais normalement sonore intervention du deuxième acte (Wehwalt! Wehwalt!), situation éminemment déstabilisante pour les partenaires et vraiment pénible pour l’artiste, à la limite du supportable pour le public.
Le texte du second acte se chantant du fond de scène ou de la coulisse, on eût pu imaginer par exemple que Vitalij Kowaljow (Wotan) donne au moins cette réplique à la place du malheureux Tomlinson que l’on a laissé se naufrager en scène. Voilà une circonstance inexcusable dans un théâtre tel que la Scala.
Par ailleurs, Waltraud Meier, moins en forme, a produit des aigus très métalliques et tendus à la limite du cri, mais reste un personnage bouleversant, notamment dans sa magnifique intervention au troisième acte. Vue et entendue d’en haut Ekaterina Gubanova en Fricka m’a plus intéressé que la semaine précédente, et la voix de Wotan reste solide, mais sans véritable éclat. Nina Stemme elle-même n’était pas au même niveau de conviction, sauf au troisième acte.

Seul Simon O’Neill a été impeccable d’un bout à l’autre. Certes, il n’est physiquement ni Peter Hoffmann, ni Jonas Kaufmann, mais combien de Siegmund leur sont semblables: ni Stig Andersen, ni Torsten Kerl ne sont des Siegmund crédibles, alors celui-là, un peu ridicule dans sa peau de bête et ses gestes stéréotypés, passe par la vaillance de la voix même si elle est un peu nasale, et par l’engagement .

A la fin du deuxième acte, la messe semblait dite: les réjouissances de Noël avaient eu raison de toute la compagnie, qui n’arrivait pas à se hisser au niveau des représentations précédentes, mais voilà, miracle de l’opéra, le troisième acte fut d’un bout à l’autre une magnifique réussite: engagement, poésie, intelligence du texte, tous les protagonistes, à commencer par Nina Stemme, vraiment exceptionnelle d’intelligence pour un rôle qui ne lui est pas “congénital” à mon avis mais aussi  Vitalij Kowaljow avec sa voix sourde, incarnait un Wotan crédible, humain, et Barenboim, qui a galvanisé l’orchestre et vraiment bouleversé la salle.

Au total même avec un niveau général globalement inférieur au 21, ce fut une belle soirée: plus grâce à Wagner qu’à Cassiers certes, mais le public scaligère semble apprécier à la fois la sagesse de la mise en scène et le cadre agréable du décor. Il est vrai que le public de l’opéra en Italie n’est pas très ouvert aux expériences scéniques surtout dans les œuvres qu’il connaît. Au delà de cette déception, j’attends vraiment la fin du cycle, car je ne peux penser que Cassiers dont j’ai vu d’autres spectacles autrement élaborés continue sur la lancée de cette Walkyrie hésitante. En revanche, on pourra certes discuter à l’infini les options du chef, mais ce parti pris musical et la réponse de  l’orchestre continuent de me paraître vraiment dignes d’intérêt.

Je concluerai en rapportant comment  un des spectateurs du “Loggione” s’interrogeait auprès de sa voisine en parodiant Siegmund dans l’acte II , “Ma, in cielo, ci sarà questa musica?” /”Mais, au ciel, y aura-t-il cette musique?”.

TEATRO ALLA SCALA 2010-2011: DIE WALKÜRE, Dir:Daniel BARENBOIM avec Waltraud MEIER et Nina STEMME le 21 décembre 2010

Au risque de se répéter, il n’est pas sûr que les mises en scènes du Ring de type “Regietheater” aient encore un avenir dans les productions de référence. Le travail très critiqué de Gunter Krämer à Paris en est la preuve. Il faudra attendre la fin du Ring de Claus Guth à Hambourg (ce printemps) pour juger de la vigueur de ce type d’approche.

Robert Lepage à New York remet le Ring dans le champ des histoires qu’on raconte, dans le champ du récit, tout en utilisant une technologie d’aujourd’hui, il revient à un concept d’hier, même avec des références à la première production du Ring à Bayreuth en 1876. Guy Cassiers à Milan a étonné: après un Rheingold qui a partagé le public, mais qui dans l’ensemble a plu, malgré une grande complexité de lecture sur plusieurs niveaux, chant, danse, vidéo. Le Rheingold de Cassiers mettait sur la table (ou sur le plateau) les grands éléments du texte, le pouvoir et l’amour mais posait aussi très clairement l’échec des Dieux dès le départ. Approche presque métaphysique.

Plus de ballets dans la Walkyrie, plus d’approche abstraite, plus de vidéos insérées dans le tissu des rapports des personnages, mais un travail très illustratif et très sage. Cassiers institue entre le Prologue et la première journée un rapport qui ressemble un peu à celui institué entre l’approche de Peter Stein et celle de Klaus Michaël Grüber à Paris en 1976. Avec cette Walkyrie, on tombe dans l’histoire, dans le récit, dans l’image, dans le conte, avec une approche volontairement illustrative et au total, assez traditionnelle. L’histoire se déroule, parfaitement claire et linéaire, avec une volonté de faire du décor un cadre imagé, souvent séduisant, utilisant des projections vidéo de manière techniquement impeccable, alternant le vert, très présent au second acte, le gris (annonce de la mort), le rouge (tableau final), des flammes pour évoquer le pouvoir de Wotan, une forêt très stylisée et des fonds en relief qui rappellent Rheingold.

acte1.1293060724.jpgLe décor du premier acte, centré autour d’une maison qui semble un peu une cage par son géométrisme , ou qui rappelle une maison à la japonaise, sur laquelle des vidéos (une cheminée par exemple) se projettent ou les personnages évoluent en un jeu d’ombres assez fascinant (différences de tailles, d’éloignement etc…). Le deuxième acte, très essentiel, pour le long récit de Wotan, n’a pas grand intérêt scénique (sinon de beaux et longs échanges de regards jusqu’à l’arrivée des jumeaux), dans un décor de toit de temple (derrière un fronton composé de chevaux enchevêtrés – après tout, la chevauchée des Walkyries n’est-elle pas la référence musicale la plus connue du public, thème repris en vidéo de fond de scène au troisième acte. Le reste se déroule dans une forêt très stylisée, verte d’abord (les amants) grise ensuite (l’annonce de la mort) comme on l’a dit.  La mort de Siegmund est comme toujours très soignée scéniquement: c’est Wotan qui pousse Siegmund sur l’épée de Hunding, c’est Sieglinde qui se penche sur lui et le serre avant de fuir avec Brünnhilde.

walk.1293060786.jpgC’est d’un certain point de vue le troisième acte le plus “kitsch” , avec ces fils rouges sensés représenter les âmes des héros montant au Walhalla, ces estrades enchevêtrées laissant passer les longues crinolines des Walkyries (même si Brünnhilde est en pantalon…), ce feu réduit autour de Brünnhilde à des lampes rouges régénérantes comme des lampes de couveuses, qui vont couver la femme qui va naître le jour suivant, d’où semblent sortir des gouttes d’eau. le corps de Brünnhilde lui-même, montré sur un podium comme un monument, tout cela est juste un peu exagéré, décalé, créant une distance ironique avec l’histoire.

Il est intéressant aussi de lire les costumes, Siegmund et Wotan plus sauvages, Hunding plus bourgeois, et les femmes très aristocratiques, à commencer par Fricka et les Walkyries, mais aussi Sieglinde, superbe dans sa robe satinée grise et Brünnhilde, moins féminine que ses soeurs. Au total, un regard qui épouse le récit, un travail sur le jeu assez fruste malgré de très bonnes idées (jeu de regards, tendresse bouleversante entre Wotan et sa fille, montrant bien qu’il n’élimine pas l’amour, comme Alberich, et qu’il en sera donc vaincu) et malgré une impressionnante maîtrise technique. Je parierais que Siegfried sera de la même eau, mais Götterdämmerung devrait nous donner la clef de nos interrogations sur la manière de classer ce travail néanmoins intéressant sans être convaincant. On ne peut juger d’un Ring qu’en fin de parcours.

ekaterina-gubanova.1293060743.jpg Ekaterina Gubanova

Mais tout le spectacle tient surtout par un travail musical proprement inouï. Non pas que tous les chanteurs soient d’un niveau remarquable: Elena Gubanova en Fricka est très honnête, mais sûrement pas mémorable. Wotan(Vitalij Kowaljow) est décevant, malgré des moments intéressants dans le troisième acte, la voix, un peu sourde, manque de projection, de présence. On regrette le grand René Pape. Quant à Hunding (John Tomlinson), la voix est vieillie, légèrement instable: on est loin des Hunding à la Ridderbusch ou à la Salminen.

Les choix de distribution sont tout de même assez cohérents avec les choix de tempos très lents, très retenus de Daniel Barenboim car la diction de chaque chanteur est très notable. Les huit Walkyries sont puissantes, bien en place, mais peut-être un peu désarçonnées par le rythme imposé par le chef dans la chevauchée, claire voir cristalline, mais d’une lenteur surprenante et des choix sonores très analytiques, qui rendent le son de la fosse presque grêle et scandé de silences.

Belle surprise avec le Siegmund de Simon O’Neill, voix claire, bien projetée, puissante, un vrai physique de ténor wagnérien, robuste, tout en muscle, une copie de Wotan et en même temps on entend déjà un futur Siegfried dans ces basques là.

Evidemment l’ivresse vient des deux dames, Waltraud Meier, qui est Sieglinde  avec son intensité, sa fraîcheur son engagement, la puissance d’acier de ses aigus. Son deuxième acte est bouleversant, elle fait venir les larmes, c’est un monstre sacré dans tout son relief, contraignant le public à poser sur elle et elle seule le regard. Il faut l’avoir vue dans ce rôle, ou malgré des moyens moins importants que par le passé (on l’entend au premier acte), elle reste irremplaçable, laissant loin derrière les concurrentes par son insolente et éternelle jeunesse.

Nina Stemme, bien que suédoise, n’est pas Nilsson comme on l’a quelquefois écrit. Qui a entendu Nilsson une fois a dans l’oreille pour jamais cette puissance, cet ouragan énergétique et sonore qui envahissait la salle, ce son  coupant qui malgré tout mettait le public en transes par par l’intense chaleur de cette voix de glace.
Stemme a une voix beaucoup plus chaude, plus ronde, qui convient bien à Sieglinde qu’elle a chantée ailleurs. Son moment d’exception, c’est le duo final avec Wotan, proprement époustouflant de poésie, de puissance, d’engagement.

Deux prestations d’exception, éblouissantes, bouleversantes,  encadrées par un orchestre proprement ahurissant.

Je n’en reviens pas de ma surprise: d’abord, une perfection technique totale, absolue, qui laisse pantois. Ensuite un parti pris de Barenboim, sans doute très concerté avec Guy Cassiers, de lenteur, de dilatation du son qui crée non de l’ennui, mais une extrème intensité, une bouleversante tension qui provoque les larmes. On entend tous les pupitres de manière cristalline, on entend aussi des phrases musicales qu’on n’avait jamais notées. On croyait avoir entendu des Walkyries à la pelle, dont celles que Barenboim a dirigées çà et là, et surtout à Bayreuth et il réussit à nous prendre totalement à revers. Lecture une fois de plus en pleine cohérence avec ce qu’on voit et ce qu’on sent du plateau et qui va rester dans les annales. Barenboim est si heureux qu’il fait lever l’orchestre à chaque fin d’acte.

Oui pour Barenboim – encore un qui nous surprendra toujours- cette Walkyrie vaut le voyage et gagne son statut de spectacle totalement exceptionnel. Une fois de plus Lissner a gagné, une fois de plus la Scala offre un Wagner de référence, après Toscanni et De Sabata, après Furtwängler, après Karajan,après Sawallisch, après Kleiber, Barenboim entre dans la légende des wagnériens scaligères qui ont su porter l’orchestre de la Scala à la totale incandescence dédiée.

TEATRO ALLA SCALA 2010-2011 à la TV: LA WALKYRIE retransmise sur MEZZO (7 décembre 2010)

Il y a une quinzaine d’années, La Walkyrie ouvrait la saison de la Scala dans une mise en scène d’André Engel, avce Riccardo Muti au pupitre et Placido Domingo en Siegmund et Waltraud Meier en Sieglinde. Quinze ans après, Waltraud Meier est encore la lumière de la distribution, avec une voix sans doute moins éclatante, mais d’une intensité qui écrase le reste de la compagnie.

Ce qui m’a frappé c’est d’abord une mise en scène qui tranche avec le travail sur l’Or du Rhin, beaucoup plus novateur et complexe que cette Walkyrie où Cassiers après avoir posé les enjeux individuels, les enjeux de pouvoir et de passion dans l’Or du Rhin, choisit simplement de raconter l’histoire, de manière assez traditionnelle au total, au point qu’il semblerait presque que prologue et première journée n’ont pas été mis en scène par la même main. Comme Peter Stein et Klaus Michael Grüber à Paris, ce sont deux univers qui nous sont présentés, la Walkyrie se réinsérant dans une vision presque habituelle: Wotan cheveux longs et visage à moitié noirci, traces de ce noir sur les visages de Sieglinde et Siegmund, Siegmund en une sorte de trappeur, Brünnhilde et Fricka en grandes bourgeoises. Vocalement, Simon O’Neill est très honnête dans Siegmund, sans être transcendant, Ekaterina Gubanova  est une Fricka solide, Nina Stemme est une très grande Brünnhilde, engagée, à la voix éclatante. Est-elle émouvante? Je verrai en salle, mais j’ai quelques doutes John Tomlinson est assez fatigué en Hunding, et pourquoi en avoir fait un homme très mur ? Assez convaincant le Wotan de Vitalij Kowaljow, mais j’aurais préféré entendre René Pape, magnifique dans l’Or du Rhin en mai dernier.

La direction de Barenboim m’est apparue moins énergique que par le passé, voire un tantinet “molle” mais toujours aussi lyrique même si je lui préfère Jordan à Paris par exemple.

Le spectacle est de grande tenue, utilise abondamment des effets video, très moderne d’apparence, avec de très belles images: le début avec le jeu d’ombre des deux héros et la vision de l’intérieur de la maison avec la cheminée qui brûle constitue un lever de rideau très poétique, le monde “vert” du second acte et le magnifique tableau de la chevauchée qui ouvre le troisième acte. il ne m’a pas convaincu en revanche dans la manière de diriger les acteurs (c’était aussi un problème dans l’or du Rhin), les attitudes restent assez conventionnelles, le second acte sans solution pour gérer ces longues scènes et ces longs récits. Bref, il me semble que si Cassiers a fait le choix de l’histoire et du récit sans prendre trop de distance par rapport rapport à l’intrigue, il n’a pas trouvé la voie d’une révélation qui nous apprendrait quelque chose de neuf sur l’oeuvre mais a choisi de travailler le visuel d’une manière particulièrement fine. En ce sens c’est décevant d’un côté, remarquable de l’autre. Mais honnêtement, il me faut attendre pour me faire une opinion définitive. Il reste qu’il ne me semble pas que cette mise en scène fasse partie des futures légendes de la scène.

OPÉRA NATIONAL DE PARIS 2009-2010: LA WALKYRIE à l’OPERA BASTILLE (Mise en scène GÜNTER KRÄMER, Dir.Mus: PHILIPPE JORDAN), le 20 Mai 2010

 

200620102128.1277111334.jpgAprès l’Or du Rhin en mars, la Walkyrie clôt cette première partie de L’Anneau di Nibelung, entamé cette année par Nicolas Joel, qui se poursuivra l’an prochain par Siegfried et le Crépuscule des Dieux. Cette entreprise, indispensable pour notre Opéra national, est à mettre au crédit de Nicolas Joel, même si le résultat artistique est pour l’instant pour le moins contrasté. Cette Walkyrie confirme la perplexité face au choix du metteur en scène Günter Krämer pour conduire le projet. Mais elle confirme aussi l’excellent choix du directeur musical Philippe Jordan, qui a de qui tenir, son père Armin Jordan ayant été un remarquable chef wagnérien, et qui est le triomphateur de la soirée -disons plutôt de la matinée-.
Commençons par le plus pénible, la mise en scène.
On avait remarqué déjà dans l’Or du Rhin des incohérences, des maladresses, une pauvreté conceptuelle qui laissait mal augurer de la suite. Cette Walkyrie, premier jour, n’est pas pire que le prologue, on pourrait même dire que l’ensemble est moins hideux. Disons seulement qu’elle confirme la pauvreté de l’entreprise et que ce spectacle sans vision, sans propos, sans structure ne laissera pas de traces indélébiles dans la mémoire, mais seulement des soupirs d’agacement. Trois actes, trois styles, trois orientations, Acte I, « Guerre des clans en Serbie », Acte II, « Vive les pommes », Acte III, « Panique à la morgue ».
Chéreau avait génialement introduit l’idée de clan ou de bande, lorsque Hunding entrait en scène, accompagné de ses hommes et qu’il entourait les deux enfants perdus (qui rappelaient vaguement ceux de “La Dispute” de Marivaux). Krämer la reprend, en commençant par évoquer la guerre des clans dans laquelle Siegmund est pris malgré lui, et les soldats de Hunding qui massacrent le petit peuple (on dirait bien des soldats serbes), entrent en forcent avec lui dans la maison. Des cadavres amoncelés en arrière plan, violence contre Sieglinde, violence de Siegmund contre Hunding menacé, tout cela est très démonstratif et va contre une musique très tendue, toute de violence rentrée au contraire. L’épée est dissimulée derrière un tableau qui , tiens tiens, représente un frêne, et que Sieglinde et Siegmund déchirent de manière un peu ridicule au couteau (le tableau est en papier…). Tout ce premier acte aux couleurs pseudo politiques, n’est pas vraiment passionnant et la mise en scène reste peu inventive, le travail sur l’acteur, inexistant, et tout ce qui pourrait donner vie, la pulsation érotique par exemple, est systématiquement éliminée. La direction très précise et analytique de Philippe Jordan manque quand même un peu d’éclat, de vie de sève dans cet acte et le duo final se traîne un peu.
J’ai appelé le deuxième acte « Vive les pommes » puisque la pomme est le motif central de l’acte, le fil rouge qui tient lieu de cohérence. Dans le Walhalla (nous sommes en haut de l’Echelle de Jacob menant au Walhalla (voir l’Or du Rhin) et les athlètes ont fixé les lettres du mot Germania (voir encore l’Or du Rhin), bientôt d’ailleurs les lettres GER disparaissent pour ne laisser que « ..mania »..Est-ce un autre signe à décrypter ?….Les Walkyries s’amusent au lever de rideau autour de la table des dieux et jouent avec des dizaines de pommes, symbole d’éternelle jeunesse (voir encore et toujours l’Or du Rhin, où ce fruit obsédait beaucoup le metteur en scène), Brünnhilde, lors de l’annonce de la mort, compose une sorte de chaîne de pommes, sans doute une ligne directe vers le Walhalla, et Siegmund, pour signifier son refus, donne un coup de pied vengeur dans le bel ordonnancement de fruits composé par Brünnhilde. Ce deuxième acte est très sage par ailleurs, il ne se passe pas grand-chose, sinon, seule vraie réussite de l’entreprise, les interventions de Fricka, magnifiquement portées par une Yvonne Naef royale en crinoline rouge sang, qui assiste au combat final Siegmund/Hunding en un face à face avec Wotan qui lui montre à la fin le cadavre de Siegmund avec un geste qui a l’air de dire « t’es contente, hein ? ».
Le dernier acte s’ouvre sur une sorte de morgue ou de salle de médecin légiste où des Walkyries infirmières nettoient les corps nus des héros morts (ouh la la ! comme c’est osé !!), la chevauchée des Walkyries, c’est « Panique à la morgue » où les cadavres s’amoncellent, passent sur la table, sont nettoyés, puis repartent régénérés.  Avec un baisser de rideau inattendu entre la deuxième et la troisième scène (le duo Wotan- Brünnhilde) car il faut bien – au mépris de la fluidité scénique à laquelle Wagner tenait tant, débarrasser le plateau des cadavres, des tables, des cuvettes, des torchons. Toujours pas la moindre attention au travail d’acteur, les chanteurs ne sont pas guidés, pas conduits, et font grosso modo ce qu’ils font partout. Une curiosité finale, Erda passe devant le brasier (après tout pourquoi pas), et Brünnhilde profondément endormie sur une table aux côtés du cadavre de Siegmund (on n’ose imaginer le futur réveil de Brünnhilde par Siegfried face au cadavre de papa !), se lève et va sous la table : elle ne peut dormir, elle devenue simple mortelle, au même niveau que le héros mort, et sous les yeux de tous (Walkyries, soldats) au fond dans l’ombre rougeoyante du brasier.
Krämer a repris à Braunschweig l’idée des fauteuils XVIII° (ici, ils sont noirs et non rouges) évoquant le Walhalla, il a repris à Chéreau et à d’autres l’idée de la bande de Hunding, il n’en a cependant rien fait : pas de mise en scène, un travail sans construction sans colonne vertébrale, sans aucun intérêt. Finalement mieux vaut ce deuxième acte sans grandes idées (mais avec des pommes) où les chanteurs sont laissés à eux-mêmes que des idées inutiles, qui ne disent rien de l’intrigue et sont souvent scéniquement mal réglées (une fois de plus, comme dans l’Or du Rhin, des sorties injustifiées: « Ein Quell » au premier acte où Siegmund demande de l’eau), et quelques incohérences des mouvements réglés dans l’espace scénique.
A ce travail médiocre et sans intérêt aucun correspond au contraire une réalisation musicale de qualité, même si la distribution, solide au demeurant, n’est pas totalement convaincante. Robert Dean Smith est un Siegmund émouvant, à la voix claire, si claire même qu’on se demande s’il arrivera au bout des « Wälse » des « Nothung » ou de l’accent final (« Wälsungenblut ») que même le grand Vickers rata un soir de MET avec Karajan. Son deuxième acte est plus pâle. La voix fatigue, l’orchestre la couvre. C’est dommage car le chant est engagé et l’interprétation prenante.  La Sieglinde de Ricarda Merbeth en revanche montre de bout en bout une voix très solide, mais l’interprétation reste froide (une seule lueur de passion au troisième acte), et un peu distante, comme d ‘habitude chez cette chanteuse qui n’a jamais réussi à me convaincre (son Elisabeth de Tannhäuser à Bayreuth me laissait totalement froid). Voilà une de ces voix qui « assure » sans séduire ni créer l’adhésion. Le Hunding de Günther Groissböck est solide et compose un personnage de soldat brutal et violent très crédible, tout comme le Wotan de Thomas Johannes Mayer, initialement prévu en complément de Falk Stuckmann pour trois représentations, et qui a jusqu’ici assuré toute la série. Sans avoir une voix éclatante, sans avoir un timbre exceptionnel, c’est sans doute celui qui est le plus expressif et qui suit les inflexions du texte avec le plus de précision, dans son personnage de perdant, de Wotan humain, trop humain. Une bonne prestation, face à la Fricka de très grande facture de Yvonne Naef, impériale en crinoline rouge, qui campe un vrai personnage avec une voix somptueuse, et particulièrement expressive, la meilleure du plateau. Des Walkyries-infirmières, on retiendra d’étranges notes raclées, des couacs gênants au moins au début du 3ème acte, avec une meilleure cohésion à la fin de leur scène, mais on les oubliera vite. Reste la Brünnhilde de Katarina Dalayman, avec ses aigus comme toujours plus tonitruants que chantés (ses « Hojotoho » initiaux), qui au total, même si cette chanteuse ne m’a jamais totalement convaincu, s’en sort avec les honneurs, même si je persiste à penser qu’on ne tient sûrement pas la Brünnhilde du moment, mais seulement la plus demandée du moment.

Le plus convaincant, c’est à n’en pas douter le chef. Je ne partage pas son option analytique et lente du premier acte, d’où n’émergent dans le duo final aucune pulsion, aucune vibration, aucun pathos. C’est l’ambiance pesante de la première partie qui gouverne la couleur donnée à l’ensemble de l’acte. On aimerait plus de rythme, on aimerait que la musique se laisse plus aller, mais Philippe Jordan n’a ni la fantaisie, ni l’imagination de son père. C’est un rigoureux constructeur, d’une redoutable précision, qui sait parfaitement accompagner le plateau et sait faire ressortir toutes les qualités de l’orchestre, même si quelques faiblesses se laissent encore percevoir (les cors…). Cordes somptueuses, bois et vents magnifiques. Le son charnu, plein, le souci de faire ressortir tous les niveaux, le relief font des deuxième et troisième actes des moments de référence. Une direction exemplaire même si quelquefois discutable, qui projette cette production au rang de celles qu’il faut aller écouter malgré ses failles et avec une distribution au total sans grands défauts ni grand éclat… Jordan sera sans aucun doute l’atout majeur de ce Ring, car pour le reste, la caravane peut passer.

200620102131.1277111443.jpgUne conclusion en demie teinte donc, avec la certitude maintenant bien installée d’un spectacle sans aucun intérêt scénique, faussement provocant, faussement analytique, et surtout complètement dépassé, celle d’une distribution honnête à très honnête, sans être celle de l’année loin de là, et un chef, qui sauve totalement la représentation par la qualité de son approche et le soin apporté à la « concertazione ». Pour le coup, le choix de Philippe Jordan comme directeur musical est une très bonne intuition de Nicolas Joel.

TEATRO ALLA SCALA 2009-2010: PLACIDO DOMINGO fête 40 ans à la SCALA (9 décembre 2009)

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La première fois de Placido Domingo à la Scala, ce fut le 7 décembre 1969, il y a quarante ans: lister les rôles qu’il y a interprétés serait long, soulignons qu’on l’a entendu dans des grands Verdi (Bal masqué, Ernani, Don Carlo, Trovatore, Aida) dans des Wagner (Parsifal, La Walkyrie), dans Carmen, dans Samson et Dalila etc…Il a participé à 13 premières. Le programme de salle ce soir retraçait cette relation privilégiée à ce théâtre, qui lui en est largement reconnaissant. Le public de la Scala a ses favoris, Placido Domingo en est un. A ma connaissance jamais contesté (comme Mirella Freni), au contraire de Luciano Pavarotti, qui lui n’était pas très aimé ici.

C’était donc la fête ce soir, la grande fête, tous les fans, tous le public des habitués, ceux qui venaient à la grande époque chaque soir au “Loggione”(la 2ème galerie, le poulailler) occuper les places vendues au dernier moment et qui ont espacé leurs visites, tous étaient revenus pour cette soirée de gala (Smoking de rigueur) qui fêtait le grand ténor. Atmosphère fébrile, grande joie des retrouvailles: la Scala (au moins au loggione) est une grande famille, on y retrouve amis, connaissances régulières ou perdues de vues, et c’était un grand rendez-vous du souvenir, de la nostalgie, et du présent, vu la prestation encore étonnante que nous avons entendue.
Le programme (Wagner, Prélude et mort d’Isolde, La Walkyrie, acte I, direction Daniel Barenboim, avec Placido Domingo, Nina Stemme, Kwanchoul Youn était prometteur. Le travail fait par Daniel Barenboim avec l’orchestre se lit clairement dans cette très belle interprétation du prélude et mort d’Isolde, les musiciens ont longuement ciselé la partition avec le chef, une certaine lenteur, pianissimis de rêve,équilibre des sons, tout y est. Dans la Walkyrie, l’orchestre est moins à l’aise, attaques décalées, sons déséquilibrés, cuivres trop forts, on sent qu’il n’ont pas encore approfondi cette partition qu’ils n’ont pas joués depuis un peu moins de quinze ans, on sent aussi qu’au milieu de la préparation de Carmen, il n’y a pas eu beaucoup de répétitions. Du coup c’est souvent un peu fort, pas toujours homogène ni lié, et la disposition des chanteurs, au devant de la scène de chaque côté du chef, ne permet pas vraiment aux voix de dominer l’orchestre. Il faut néanmoins le dire, c’était une soirée incroyablement émouvante, ce n’est pas le plus beau premier acte entendu avec Domingo (en mai dernier au MET, sur scène, il était plus en forme) Il reste que la performance est toujours mémorable. Certes, toute la première partie est plus retenue, il se ménage visiblement avant d’aborder les deux “Wälse”qui lancent vraiment le duo Siegmund-Sieglinde. Puis, malgré quelques menus problèmes notamment dans les notes de passages, la voix s’épanouit, et révèle encore un timbre ensoleillé, velouté, une puissance retrouvée, une présence et un engagement qui secouent, seul des trois chanteurs, il essaie d’interpréter, d’être Siegmund, ce qui est difficile quand Sieglinde chante à 3 m de là avec le chef entre les deux: voilà  une erreur; il fallait leur laisser un peu d’espace pour interpréter, il fallait les rapprocher. Mais Domingo essaie de suppléer, le finale est impressionnant (ah! ces Notung! ah! ce dernier vers “So blühe denn Wälsungenblut”, tiré, avec violence avec effort certes, mais avec les tripes, avec un sens inné de la musicalité, de l’élégance. Quel artiste!
Face à lui, on pouvait penser que Nina Stemme donnerait une réplique mémorable, mais acoustique ou disposition (et volume!) de l’orchestre, la voix n’est pas vraiment sortie, du moins pas au niveau de puissance et d’assise que nous lui connaissons (Tristan à Londres il ya deux mois), peut-être aussi n’est-elle pas une Sieglinde: en tous cas elle n’avait pas l’engagement de son incroyable partenaire, et elle pâlissait face à lui. Kwanchoul Youn, habitué du rôle de Hunding, a été solide, et très honnête, comme à son habitude, ce chanteur n’est pas toujours exceptionnel, mais il ne déçoit jamais (son Gurnemanz à Bayreuth est vraiment intéressant). A 21h25, explosion du public, debout, saluts à n’en plus finir, plusieurs fois Domingo revient seul, poussé par Barenboim qui l’étreint visiblement ému; à 21h50, nous étions encore dans la salle à hurler. Une grande émotion, de celles qu’on n’oublie pas, une soirée évidemment mémorable, une exécution qui l’est un peu moins, mais ce soir on pardonne tout, parce qu’on est éminemment heureux.

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