OPER FRANKFURT 2015-2016: IWAN SUSSANIN de Mikhail Ivanovich GLINKA le 27 NOVEMBRE 2015 (Dir.mus: Sebastian WEIGLE; Ms en scène: Harry KUPFER)

Acte I © Barbara Aumüller
Acte I © Barbara Aumüller

Francfort est l’un des meilleurs opéras d’Allemagne, troupe solide, orchestre vraiment remarquable mené par son GMD Sebastian Weigle, titres très variés, avec des raretés fréquentes : un vrai lieu pour le mélomane curieux.
Prenons l’exemple de cet Ivan Soussanine (Иван Сусанин) présenté depuis octobre.
On a choisi non de présenter la version traditionnelle de 1836, Une vie pour le Tsar (Жизнь за царя) , la première œuvre qui marque le début de l’opéra national russe, un manifeste pour le régime tsariste à la gloire de la dynastie des Romanov, déjà assez rare sur les scènes non russes mais celle revue en 1939 par le laminoir stalinien, qui efface le Tsar et glorifie le peuple, encore plus rare et plus étonnante.
Pour mettre en scène ce spectacle, l’intendant Bernd Loebe a appelé Harry Kupfer, grande gloire de la mise en scène allemande, octogénaire, à qui l’on doit le très beau Rosenkavalier de Salzbourg, et aussi un Ring bayreuthien immense et surtout un Fliegende Holländer tout aussi bayreuthien et encore plus légendaire, qui a tenu – un défi – dix ans sur la scène de Bayreuth.
Mais Harry Kupfer est aussi un homme de l’Est, élevé à l’école de Brecht et de Felsenstein, qui a dirigé la Komische Oper. Autant dire qu’il connaît bien la mécanique soviétique.
Avec son exactitude et sa précision coutumières, il présente l’Ivan Soussanine réécrit par Sergey Gorodecky en 1939, pendant la deuxième guerre mondiale après l’invasion de l’URSS par les forces de l’Axe et en fait en quelque sorte l’opéra-spectacle de propagande à la gloire du peuple soviétique que Staline voulait, puisque Staline lui-même utilisait la musique de Glinka dans les parades et faisait même défiler sur scène d’authentiques héros de la guerre. Un siècle auparavant, Glinka en faisait un manifeste national russe, qui jusqu’à la chute du tsarisme ouvrit les saisons du théâtre impérial. Que ce soit Une vie pour le Tsar ou Ivan Soussanine, c’est bien d’un emblème qu’il s’agit, c’est bien d’un opéra-monument qu’il s’agit.

Tout va donc être lu sous le prisme de la propagande : les pauvres paysans évoluant dans les ruines, face aux méchants allemands fêtant au champagne leurs victoires sous un énorme tank, le tout se terminant sur la Place Rouge au pied du Mausolée de Lénine et devant la traditionnelle rangée de dignitaires.
Kupfer travaille avec Hans Schavernoch, son décorateur fétiche, qui imagine un beau dispositif, très poétique, assez proche par l’esthétique de celui de Salzbourg pour Rosenkavalier : une esthétique du noir et blanc, un fond gris, des cloches brisées, le portail monumental détruit d’une église, des arbres squelettiques, nuages, neige, brume.

Glinka désignait les polonais, l’ennemi héréditaire (catholique) contre lequel s’est réveillé le sentiment national russe (orthodoxe) et s’est fondée la mythologie héroïque de la construction de la nation. Du coup, l’acte « polonais » de Glinka fait évidemment penser à l’acte polonais rajouté par Moussorsgki dans son Boris Godunov. Pendant que le peuple russe crève, et que les paysans souffrent, en Pologne, on fait la fête.
Dans cette production, Kupfer a remplacé les polonais par des envahisseurs allemands après la rupture du pacte germano-soviétique, et a proposé une version mixte hélas écourtée  allemand/russe (version spécifique pour Francfort de Norbert Abels et Harry Kupfer). Traduire le texte russe en allemand, pour représenter les allemands, c’est renforcer l’impression d’étrangeté et d’antagonisme et multiplier la force du spectacle. Le tank monumental qui domine la scène rappelle furieusement celui qui trônait à la frontière entre DDR et Berlin Ouest resté bien après la chute du mur et aujourd’hui disparu. Sur ce tank on a inscrit le parcours des allemands : Berlin, Varsovie, Moscou. Et sous ce tank, on danse, on valse, on boit, on chante pendant qu’on projette des vidéos de revues berlinoises qui peu à peu s’effacent pour des vues de guerre. Ceux de l’arrière, les civils allemands de la bourgeoisie proche des nazis, s’étourdissent et se distraient, en une vision si frappante qu’elle a indigné une partie du public à la Première parce que Kupfer fort durement renvoyait les spectateurs au miroir de leur histoire.

Acte II "germanique" © Barbara Aumüller
Acte II « germanique » © Barbara Aumüller

Son travail comme toujours est d’une très grande attention et précision à chaque scène, chaque mouvement et chaque geste : chez les paysans, l’utilisation des cloches brisées comme tribune devant les autres paysans compose des sortes de tableau de genre qu’on verrait bien dans des gravures. Chez les allemands, un aimable désordre, valses, conversations, toasts, petits groupes souriants traversés par des officiers qui peu à peu vont s’agiter aux mauvaises nouvelles qui viennent du front.
Le dernier acte, au fond de la forêt où Soussanine va perdre les allemands et se sacrifier sous la tempête de neige est particulièrement frappant (le monologue de Soussanine est déchirant).

Épilogue sous le Kremlin © Barbara Aumüller
Épilogue sous le Kremlin © Barbara Aumüller

Mais c’est l’épilogue, où la mémoire du héros est célébrée, qui reste l’image la plus emblématique, avec le peuple chantant au premier plan et les dignitaires soviétiques sur le balcon du Kremlin au pied du Mausolée de Lénine comme au bon vieux temps du stalinisme, du kroutchévisme, du brejnevisme. Et peu à peu, d’une manière un peu optimiste, la tribune s’efface, les dignitaires se défont de leur manteau militaire et redeviennent le peuple où hommes et femmes se mélangent sans séparation peuple Nomenklatura, comme un message riche d’avenir radieux. Une vision heureuse et ironique quand on sait que tous ces rêves ont fait long feu.
Si la mise en scène de Harry Kupfer montre comment l’œuvre de Glinka a toujours été un outil de propagande, pour le tsar à l’origine et pour le peuple soviétique ensuite dans la révision de 1939, elle montre aussi en transparence la pérennité des images du peuple russe, vu à travers sa paysannerie, et celle des exemples d’héroïsme patriotique, construits selon les mêmes schémas par le XIXème et par le XXème siècle (et pourquoi pas par le XXIème siècle de Poutine). À travers ce parti pris, Kupfer rappelle des « universaux » internes à la Russie.

Danse "germaniques" sous le tank © Barbara Aumüller
Danse « germaniques » sous le tank © Barbara Aumüller

En représentant, comme nous l’avons rappelé plus haut, un tank monumental et conquérant dans l’acte « germanique » (et non polonais dans cette mise en scène) il rappelle de manière opportune le « Panzerdenkmal » érigé par les soviétiques au poste frontière « Bravo » à Drewitz-Dreilinden à l’ex-entrée sud de Berlin-Ouest , remplacé aujourd’hui sur le même socle par une pelle mécanique rose, geste artistique destiné à effacer ironiquement le bon vieux T34 qui y trônait. Kupfer montre ainsi que tous les totalitarismes fonctionnent de la même manière.

Musicalement, l’œuvre de Glinka est passionnante : on remarque immédiatement qu’en 1836, le compositeur russe utilise les formes « occidentales » de l’opéra monumental (ou du Grand Opéra), avec un chœur important ( qui restera un élément central de l’opéra russe) des airs avec récitatif, air et cabalette, à la mode italienne, un ténor « ténorisant » à la mode des ténors impossibles de Rossini ou Meyerbeer, un soprano lyrique très proche de certains personnages donizettiens, un rôle de travesti (Wanja) cher au Grand Opéra comme dans Guillaume Tell (Jemmy), Les Huguenots (Urbain), Benvenuto Cellini (Ascanio) (Glinka et Berlioz deviendront très amis) , Rienzi (Adriano) et Un ballo in maschera, (Oscar) et même dans Don Carlos/Don Carlo (Thibault/Tebaldo) dernier avatar du Grand Opéra.
Mais malgré des postures musicales « à l’occidentale », le jeu mélodique, le son particulier du chœur et surtout le personnage de Soussanine, notamment dans son monologue du dernier acte nous projettent dans l’avenir de la musique russe. En réalité, oserais-je dire que la musique se « russifie » à mesure des développements de l’intrigue, et notamment quand le drame se noue, c’est-à-dire aux actes III et IV, qui font de Soussanine le héros et le centre de l’action. Ainsi donc, l’opéra évolue de scène en scène, avec un acte II qui sonne « étranger » – qu’il soit polonais ou allemand dans la mise en scène présente, avec une musique légère qui est une jolie caricature de musique facile, pour personnages sans âme, et des acte III et IV où, après l’affèterie de l’acte II, surgit l’âme russe authentique. Comme si Glinka nous montrait au premier acte qu’il peut faire aussi bien que la musique à la mode, au deuxième qu’il peut tout autant la caricaturer, et aux deux derniers il compose une musique plus « nationale » qui correspond à l’héroïsme du personnage principal et à la couleur de l’authenticité.
La réalisation musicale de l’opéra de Francfort est exemplaire : un chœur vraiment engagé, puissant (dirigé par Tilman Michael), qui sait aussi moduler les volumes dans des scènes plus « intimistes », un orchestre impeccable qui sonne sans jamais être trop volumineux ou massif, avec une vraie clarté, et des variations de couleurs entre les actes subtiles et d’une grande justesse : Sebastian Weigle débarrasse la lecture de tout ce qu’elle pourrait avoir de pathétique excessif, (l’ouverture notamment est assez retenue) mais sans excès de sécheresse; il est très attentif aux volumes, aux variations des masses sonores, avec un vrai sens des ensembles et des rythmes.

Il accompagne avec grande cohérence le propos et la version voulue par Kupfer, débarrassée des danses (sauf au deuxième acte, et à dessein), des aspects les plus martiaux, (près du tiers de l’opéra quand même), et le résultat est à l’opposé de la caricature ou du folklore, mais sec sans être rude, et clair comme une parabole.
L’ensemble de la distribution est à la hauteur de l’enjeu, d’abord avec l’Antonida de Kateryna Kasper, une héroïne féminine splendide de contrôle et de technique. Sa voix de soprano lyrique est particulièrement expressive, large, avec une vraie ligne de chant et un véritable engagement vocal et scénique. A ses côtés Wanja, rôle travesti qui convient au timbre sombre du mezzo Katharina Magiera, voix à la belle étendue, au grave profond. Très efficace au niveau scénique, elle remporte un très grand succès notamment à l’acte III où elle est d’une grande authenticité et d’une vraie fraîcheur. Je soupçonne Wanja d’être inspiré du personnage de Jemmy, fils de Guillaume Tell héroïque à sa manière également dans l’opéra de Rossini, de sept ans antérieur.

Le rôle de Sobinin est tenu par le ténor Anton Rositskiy, une voix qui, sans être large, répond aux exigences du rôle, notamment en ce qui concerne le registre aigu, bien sollicité. Le timbre n’est pas exceptionnel, mais la voix est techniquement très bien posée, sans vibrato excessif avec une ligne sûre . Non dépourvu de vaillance, son personnage n’est jamais pâle et toujours crédible.

John Tomlinson (Ivan Soussanine) © Barbara Aumüller
John Tomlinson (Ivan Soussanine) © Barbara Aumüller

La « star de la soirée », c’est cependant John Tomlinson, qui fut dans les années 90 l’une des basses les plus réclamées du répertoire et notamment un Wotan de référence qu’il a chanté sur toutes les scènes du monde et encore assez récemment. D’Ivan Soussanine, il a d’abord le « physique du rôle », paysan paternel, vieillard humain, chaleureux, et énergique. Cette adéquation entre un rôle et un chanteur est rare à ce niveau,  mais le chanteur, à l’unisson avec le reste, débarrasse le rôle des tics que certaines basses rompues à ce répertoire peuvent promener de scène en scène. Tomlinson est sobre, il a la simplicité et le naturel voulus, il « est » plus qu’il ne « joue ». Certes, la voix accuse les années, elle bouge quelque peu, elle a aussi quelques problèmes d’intonation, notamment au premier acte, mais cela convient bien à l’incarnation d’un vieillard vibrant et engagé.

Monologue de Soussanine (Acte IV) © Barbara Aumüller
Monologue de Soussanine (Acte IV) © Barbara Aumüller

Elle a néanmoins encore ce grain sonore, caverneux, idéal ici, et une chaleur qui s’exhale et qui émeut l’auditeur ; le quatrième acte et le très long monologue qui précède la mort de Soussanine sous les coups des soldats allemands sont des moments exceptionnels d’incarnation . Un chant intense, rigoureux, un  brin rugueux, d’une bouleversante humanité.
John Tomlinson trouve dans Soussanine un rôle que bien des théâtres devraient lui demander. Il y est, pourrait on dire, définitif.
Voilà donc close une série de représentations de cette oeuvre rare, présentée dans une version sans doute écourtée, mais en même temps épurée, avec une ligne dramaturgique très cohérente, et une interprétation musicale d’une grande propreté, sans décorations inutiles, sans complaisance aucune, mais ni sèche ni indifférente. Plus qu’une fresque historique, l’opéra prend sous le scalpel de Kupfer la grandeur d’une tragédie. Guettez les saisons futures de Francfort pour découvrir ce chef d’œuvre, à qui il a été rendu justice avec une rare vérité.[wpsr_facebook]

De gche à dte: John Tomlinson, Kateryna Kasper, Katherine Magiera, Anton Rositskyi © Barbara Aumüller
De gche à dte: John Tomlinson, Kateryna Kasper, Katherine Magiera, Anton Rositskyi © Barbara Aumüller

 

 

SALZBURGER FESTSPIELE 2013: GAWAIN, de Harrison BIRTWISTLE le 15 août 2013 (Dir.mus: Ingo METZMACHER, Ms en scène Alvis HERMANIS)

L’incendie final © DPA

Cela de marche pas à tous les coups. Alexander Pereira a reconduit l’équipe qui l’an dernier avait triomphé dans Die Soldaten de Zimmermann (voir compte rendu dans ce blog) pour créer Gawain (première autrichienne), de Harrison Birtwistle, un opéra créé et plusieurs fois remanié dans les années 90.
Et cela n’a fonctionné que partiellement.
Personne n’est à « accuser » de ce demi-échec. La production est très soignée, techniquement remarquable, la direction de Ingo Metzmacher est vraiment de très haut niveau, précise, équilibrée, techniquement au-delà de tout éloge, les forces en présence, solistes, choeur (Bach Chor de Salzbourg) Orchestre (ORF Radiosymphonie Orchester) sont exceptionnels. Personne..sinon l’oeuvre elle-même, et peut-être moins sa musique (encore que…) que sa dramaturgie: cette descente dans les déceptions humaines, cette fin de l’héroïsme programmée dans un monde du « day-after », ce monde où les mythes les plus forts disparaissent sous les strates d’une nature qui reconquiert son espace naguère envahi par les créations humaines, les créations humaines aussi vidées de leur sens. Il y a bien sûr là-dedans le souvenir de Wagner, un Wagner qui ferait un troisième acte de Parsifal sans solution avec un Parsifal qui échoue. Un Wagner de fin du monde sans espoir de vie, sans après. La musique de Wagner contient toujours en germe une respiration, un futur plus ouvert, un amour possible: dans Gawain, le héros est fatigué, le monde est passif, la musique s’étire dans une sorte d’infinitude lassée qui ne roule qu’amertume et échec.
Je cite Wagner parce qu’il est une référence, évidemment lorsqu’il est question de mythes. Wagner les revivifie, Birtwistle les enterre. Le Gawan de Parsifal, plein d’espoir, qui courait le monde  à la recherche de baumes pour Amfortas revient ici à la table du roi Arthur déçu et sans énergie car il n’a vu que trahison, collusion et corruption. Comment ne pas voir dans l’incendie final où l’écroule la Felsenreitschule (magnifique moment, techniquement phénoménal) un écho de l’écroulement du Walhalla? On passe d’un Götterdämmerung , Crépuscule des Dieux où il reste tout de même le monde des hommes, à un Crépuscule du Monde lui-même. Ce Gawain ferme le beau livre du monde, des mythes et des hommes. Alvis Hermanis plante un décor impressionnant d’un monde d’après, en s’appuyant sur les images (rappelées par la vidéo) du tsunami qui a tout emporté  en 2011 au Japon ou des maisons de Tchernobyl. L’océan qui envahit lentement les terres qui entraîne avec lui les frêles constructions et créations des hommes devient une sorte de métaphore divine. On peut noter que le tsunami et la catastrophe de Tchernobyl deviennent des références scéniques claires d’un monde perdu (voir le Götterdämmerung de Andreas Kriegenburg à Munich).
Cette nature qui se venge en envahissant tout, elle est partout. Le décor de pierre de la Felsenreitschule s’y prête, les éléments du décor de Alvis Hermanis (il signe mise en scène et décor) sont verdâtres, de la couleur de la végétation qui pousse entre les amas de voitures  côté jardin, le chevalier vert, qui déclenche l’histoire par sa visite au Roi Arthur, est recouvert de feuilles. Cette nature qui gagne le monde, c’est la défaite de l’humain, d’un humain qui a gâché ses pouvoirs et qui s’abandonne au gré des choses sans plus intervenir sur elles.
Gawain s’appuie sur l’un des romans de chevalerie (anonyme) fondateurs de la littérature anglaise, Sir Gawain and the Green Knight qui remonte au XIVème siècle. L’histoire (à laquelle le livret de David Harsent est très fidèle)   concerne l’un des chevaliers de la Table Ronde, Gawain (Gauvain) qui répond à un défi d’un chevalier arrivé au royaume du Roi Arthur, le chevalier vert. Ce chevalier tombe à la cour d’Arthur un soir de Noël et permet à tous de le décapiter avec sa hache, mais en revanche, celui qui le décapite accepte un an et un jour plus tard de subir le même sort. Gawain relève le défi, décapite le chevalier vert, qui remet en place sa tête tombée, et donne rendez-vous à Gawain un an et un jour plus tard. lorsque Gawain se met en marche vers son destin, il arrive dans le château de Bertilak de Hautdésert, qui l’invite avec insistance à séjourner chez lui. pendant qu’il est à la chasse, par trois fois son épouse cherche à séduire Gawain, dont les performances amoureuses sont connues de tous. Bertilak chaque soir demande à Gawain un don qu’il a reçu dans la journée, son épouse ayant donné, un, puis deux, puis trois baisers, Gawain les rend à Bertilak. Seulement, le troisième don (trois baisers) est accompagné de celui d’une ceinture qui va protéger Gawain de la mort, don que Gawain, qui va risquer sa tête (promesse due au chevalier vert) accepte pour rester en vie. Mais Gawain se garde de signaler ce don à Bertilak…Il se montre à la fois peu héroïque (il accepte un sortilège pour se protéger) et menteur…Or Bertilak se révèle être le chevalier vert et il lui révèle que l’épreuve subie (la séduction de son épouse) était prévue, et qu’il a résisté à tout sauf à la ceinture salvatrice. Gawain revient à la cour d’Arthur déçu, déshéroïsé, alors que la cour l’accueille comme un héros, un qualificatif qu’il refuse désormais. Il n’y pas d’héroïsme dans le monde du Day after.
La mise en scène d’Alvis Hermanis, est à la fois réaliste, d’un réalisme noir: le monde enluminé des contes médiévaux n’est plus qu’un amas de ruines et de feuilles, et s’appuie (tout comme le Parsifal de Christoph Schlingensief à Bayreuth) sur Joseph Beuys, dont le portrait géant trône au milieu de la scène et dont Gawain emprunte les traits: Schlingensief avait conçu le troisième acte de Parsifal comme un « cimetière de l’art ». Hermanis conçoit Gawain comme un cimetière du monde, donc de l’art, et l’a symbolisé par ce cimetière de voitures qui envahit l’espace côté jardin. Les personnages reprennent des oeuvres de Beuys, des photos, l’espace lui-même est inspiré par ses déclarations.

Joseph Beuys

En fait Hermanis comprend l’opéra comme une métaphore de l’oeuvre de Beuys, presque une ultérieure oeuvre posthume (Beuys est mort en 1986), en s’appuyant à la fois sur son amour des légendes celtiques et sur la conception syncrétique de l’art selon Beuys, selon lequel il n’y a pas de séparation entre art et vie, entre humanité et nature et qui pense que nous sommes tous part d’un unique organisme, lui qui fut l’un des premiers artistes penseurs de l’écologie.

Le combi © DPA

Il en résulte des moments forts, apparition du chevalier vert sur son cheval, incendie final du monde, château de Bertilak devenu l’espace des voitures enchevêtrées et notamment un vieux minibus Volkswagen « Combi » envahi par une humanité animale. Tous les humains, les femmes notamment, aussi bien la fée Morgane que Lady de Hautdesert, sont (presque) représentées comme des femmes des cavernes, échevelées et simiesques, le roi Arthur est en fauteuil à roulettes: seul Gawain-Beuys garde avec Bertilak un reste (un zeste) d’humanité finissante.

Gawain (Christopher Maltman) et Morgan le Fay (Laura Aikin) © DPA

À ce travail complexe et impressionnant correspond une dramaturgie difficile, très statique, et qui donne l’impression de s’étirer en longueur(s), notamment la seconde partie. La première en revanche (effet de nouveauté) passe assez bien, malgré une musique assez répétitive, une sorte de mélodie infinie qui n’est pas sans rappeler le travail de George Benjamin sur Written on Skin. Cette impression d’avancer sur place, qui correspond au fond au monde décrit par le livret, n’empêche pas de constater la complexité orchestrale, l’énormité du dispositif qui dépasse la fosse et s’étend sur les côtés pour placer les percussions, un travail sur l’épaisseur sur les niveaux sonores, plus que sur la mélodie. Ainsi Metzmacher, qui aime dominer ces énormes machines, et qui est familier de ces répertoires, fouille à plaisir la partition, d’une grande complexité, avec ses climax et ses contractions, comme si le même son se contractait et se dilatait sans cesse en une immense oratorio du rien.
La fin, avec un choeur remarquable (le Bach Chor de Salzbourg) dissimulé dans les coulisses, est comme un engloutissement de tous les rêves et de tous les possibles, comme si le monde s’était éteint. Metzmacher joue sur les contrastes, sur les sons les plus fins et les plus imperceptibles et sur les énormes explosions sonores. Une étrange impression de sur-place, avec un livret qui tient un peu trop de la litanie, avec ses répétitions et ses images, une impression de trou noir et en même temps une énorme machinerie musicale: le tout et le rien en une seul espace, sonore et physique.

Christopher Maltman © DPA

La distribution est au rendez-vous: Christopher Maltman en Gawain halluciné parcourant ce monde presque à reculons, ce héros hésitant qui se découvre être un homme sans rien d’héroïque compose un personnage (Beuys) totalement à part, avec une belle voix de baryton , très engagé dans le jeu, avec de très jolies couleurs: on sait que c’est un interprète hors pair (voir son Don Giovanni ici même à Salzbourg) et c’est presque une « performance » au sens plastique du terme qu’il nous offre ici, impressionnant.

John Tomlinson en Green Knight © DPA

John Tomlinson avec sa voix aux aigus fatigués est néanmoins le personnage central, un Bertilak/Chevalier vert, senti, qui fait vibrer le texte et d’une incroyable présence. Vraiment magnifique.

Les femmes…© DPA

Toutes les femmes sont aussi remarquables, Jennifer Johnson comme Lady de Hautdesert à fois présente, tendue, sans aucune séduction et pourtant séductrice, Gun-Brit Barkmin en une Guinevere qui ne fait plus rêver personne, ma préférence allant à la Fée Morgane (Morgan le Fay) interprétée par Laura Aikin, comme toujours magnifique (elle était la Marie de Die Soldaten l’an dernier).
En me relisant, je ne pense pas avoir décrit le flop qu’on signalé certains journaux allemands ou autrichiens, c’est quelquefois éprouvant pour le spectateur et exige une grande concentration, mais je trouve l’ensemble de l’entreprise remarquable, même si l’on n’est pas au niveau de réussite des Soldaten de l’an dernier. Mais Soldaten est un vrai récit, une vraie pièce de théâtre: on est avec Gawain entre l’oratorio et l’opéra, dans la musique mise en espace qui décrit une fin. Une musique du désenchantement.  Si à côté de l’héroïne, du cannabis, de la cocaïne, de l’alcool et la cigarette il y a aussi Wagner, ce Gawain de Birtwistle serait plutôt l’antidote, une musique non addictive puisque c’est la musique du dernier souffle.
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Le dispositif complet © DPA

 

 

 

TEATRO ALLA SCALA 2010-2011: DIE WALKÜRE (2ème vision) Dir:Daniel BARENBOIM avec Waltraud MEIER et Nina STEMME le 28 décembre 2010

De passage à Milan, j’ai eu de nouveau l’occasion de voir cette Walkyrie déjà évoquée dans deux précédents comptes rendus. J’avais lu le même jour le commentaire à mon texte relatant le 21 décembre et j’avais l’intention d’y répondre. Cette seconde vision du spectacle m’en donne l’occasion. Je continue de trouver au travail scénique de Cassiers une relative tenue, même si l’intérêt « didactique » de ce travail apparaît limité et globalement décevant par rapport à d’autres mises en scènes. On n’apprend rien de cette Walkyrie là, mais elle se laisse voir, avec un travail technique précis, même si les projections vidéo sont peu lisibles (le globe du 2ème acte) ou un peu répétitives, effectivement. A cette seconde vision, on remarque un peu plus certains détails, notamment l’évolution du costume de Wotan, assez bourgeois d’abord, puis retournant à la peau de bête au troisième acte, ressemblant ainsi de plus en plus à Siegmund. Le maquillage noir obscurcissant la moitié de son visage se voit de la « Platea » (les fauteuils d’orchestre) mais pas de la deuxième galerie (le fameux « Loggione »), où je me trouvais ce 28 décembre. Rien de gênant donc, mais rappelons que ce noir se retrouve par quelques traits sur les visages de Siegmund et Sieglinde… Pour mémoire, Kupfer à Bayreuth avait mis des cheveux d’un roux agressif à Wotan et à tous ses descendants, ce qui était autrement frappant.
Le jeu des ombres reste l’élément le plus intéressant du 1er acte, les variations de l’espace et des lumières, qui encadrent les scènes, demeurent ce qui est le plus intéressant du second acte, où malgré quelques rudiments de travail sur les personnages, cela reste singulièrement frustre du côté de la mise en espace et du travail d’acteurs, malgré une clarté des mouvements et du propos; le troisième acte est plus effervescent, mais souvent creux,  avec ces Walkyries en crinoline (on devine en fait qu’elles montent en amazone, très chic tout çà…) qui grimpent et descendent sans cesse de leurs podiums, ces fils rouges dont on comprend (parce qu’on a vu le 2ème acte: Siegmund et Hunding, à peine passés de vie à trépas, ont en effet droit à leur fil rouge) qu’ils figurent les héros morts, et un décor qui s’efface au moment du duo Wotan-Brünnhilde qui se passe sur un plateau pratiquement vide (fils rouges exceptés).

Les costumes des femmes par leur élégance de salon (Fricka), montrent que dans la Walkyrie, ce sont elles qui conduisent l’action face aux hommes un peu « bruts de décoffrage » – Siegmund, Wotan-, mais Hunding n’est pas la brute épaisse habituelle et cela jette un regard nouveau sur  les autres personnages. Notons aussi l’évolution de Sieglinde, de dame mariée et pudique à jeune fille arborant un joli décolleté, des épaules nues et les cheveux au vent là où ils étaient noués en chignon au départ. De petits détails « signifiants », certes,  mais dans l’ensemble pas vraiment de direction d’acteurs, pas de moments scéniques forts. L’inspiration qui marquait l’épisode précédent effectivement fait globalement défaut. Est-ce que c’est voulu ? Est-ce que Cassiers est déjà fatigué ? Ou est-ce que l’histoire l’ennuie ? Attendons.
Musicalement, même séduction que la semaine dernière, des tempis dilatés, qui rendent certains moments très étranges, la fameuse chevauchée notamment, avec de longs silences, avec une place inhabituelle accordée au texte des Walkyries et à leur dialogue, et un son quelquefois presque chambriste. L’ ensemble est à mon avis remarquable d’intérêt, et toujours aussi surprenant (certains de mes amis présents pensaient que le tempo était encore plus étiré à cette représentation) et clair, avec un vrai parti pris. On pourrait défendre des tempis plus alertes dans toute la seconde partie du premier acte (la montée du désir se fait un peu prier), mais dans l’ensemble, je reste toujours séduit par l’approche.
Globalement, du point de vue du chant  nous étions un cran en dessous: d’abord une annonce avait averti que John Tomlinson (pas vraiment convaincant le 21) avait une très lourde extinction de voix. Sans doute impossible à remplacer (il n’y a pas de basse pour Hunding à Milan un 28 décembre), il s’est péniblement exécuté, commençant le premier acte en déclamant, et sussurant sa brève mais normalement sonore intervention du deuxième acte (Wehwalt! Wehwalt!), situation éminemment déstabilisante pour les partenaires et vraiment pénible pour l’artiste, à la limite du supportable pour le public.
Le texte du second acte se chantant du fond de scène ou de la coulisse, on eût pu imaginer par exemple que Vitalij Kowaljow (Wotan) donne au moins cette réplique à la place du malheureux Tomlinson que l’on a laissé se naufrager en scène. Voilà une circonstance inexcusable dans un théâtre tel que la Scala.
Par ailleurs, Waltraud Meier, moins en forme, a produit des aigus très métalliques et tendus à la limite du cri, mais reste un personnage bouleversant, notamment dans sa magnifique intervention au troisième acte. Vue et entendue d’en haut Ekaterina Gubanova en Fricka m’a plus intéressé que la semaine précédente, et la voix de Wotan reste solide, mais sans véritable éclat. Nina Stemme elle-même n’était pas au même niveau de conviction, sauf au troisième acte.

Seul Simon O’Neill a été impeccable d’un bout à l’autre. Certes, il n’est physiquement ni Peter Hoffmann, ni Jonas Kaufmann, mais combien de Siegmund leur sont semblables: ni Stig Andersen, ni Torsten Kerl ne sont des Siegmund crédibles, alors celui-là, un peu ridicule dans sa peau de bête et ses gestes stéréotypés, passe par la vaillance de la voix même si elle est un peu nasale, et par l’engagement .

A la fin du deuxième acte, la messe semblait dite: les réjouissances de Noël avaient eu raison de toute la compagnie, qui n’arrivait pas à se hisser au niveau des représentations précédentes, mais voilà, miracle de l’opéra, le troisième acte fut d’un bout à l’autre une magnifique réussite: engagement, poésie, intelligence du texte, tous les protagonistes, à commencer par Nina Stemme, vraiment exceptionnelle d’intelligence pour un rôle qui ne lui est pas « congénital » à mon avis mais aussi  Vitalij Kowaljow avec sa voix sourde, incarnait un Wotan crédible, humain, et Barenboim, qui a galvanisé l’orchestre et vraiment bouleversé la salle.

Au total même avec un niveau général globalement inférieur au 21, ce fut une belle soirée: plus grâce à Wagner qu’à Cassiers certes, mais le public scaligère semble apprécier à la fois la sagesse de la mise en scène et le cadre agréable du décor. Il est vrai que le public de l’opéra en Italie n’est pas très ouvert aux expériences scéniques surtout dans les œuvres qu’il connaît. Au delà de cette déception, j’attends vraiment la fin du cycle, car je ne peux penser que Cassiers dont j’ai vu d’autres spectacles autrement élaborés continue sur la lancée de cette Walkyrie hésitante. En revanche, on pourra certes discuter à l’infini les options du chef, mais ce parti pris musical et la réponse de  l’orchestre continuent de me paraître vraiment dignes d’intérêt.

Je concluerai en rapportant comment  un des spectateurs du « Loggione » s’interrogeait auprès de sa voisine en parodiant Siegmund dans l’acte II , « Ma, in cielo, ci sarà questa musica? » / »Mais, au ciel, y aura-t-il cette musique? ».

TEATRO ALLA SCALA 2010-2011: DIE WALKÜRE, Dir:Daniel BARENBOIM avec Waltraud MEIER et Nina STEMME le 21 décembre 2010

Au risque de se répéter, il n’est pas sûr que les mises en scènes du Ring de type « Regietheater » aient encore un avenir dans les productions de référence. Le travail très critiqué de Gunter Krämer à Paris en est la preuve. Il faudra attendre la fin du Ring de Claus Guth à Hambourg (ce printemps) pour juger de la vigueur de ce type d’approche.

Robert Lepage à New York remet le Ring dans le champ des histoires qu’on raconte, dans le champ du récit, tout en utilisant une technologie d’aujourd’hui, il revient à un concept d’hier, même avec des références à la première production du Ring à Bayreuth en 1876. Guy Cassiers à Milan a étonné: après un Rheingold qui a partagé le public, mais qui dans l’ensemble a plu, malgré une grande complexité de lecture sur plusieurs niveaux, chant, danse, vidéo. Le Rheingold de Cassiers mettait sur la table (ou sur le plateau) les grands éléments du texte, le pouvoir et l’amour mais posait aussi très clairement l’échec des Dieux dès le départ. Approche presque métaphysique.

Plus de ballets dans la Walkyrie, plus d’approche abstraite, plus de vidéos insérées dans le tissu des rapports des personnages, mais un travail très illustratif et très sage. Cassiers institue entre le Prologue et la première journée un rapport qui ressemble un peu à celui institué entre l’approche de Peter Stein et celle de Klaus Michaël Grüber à Paris en 1976. Avec cette Walkyrie, on tombe dans l’histoire, dans le récit, dans l’image, dans le conte, avec une approche volontairement illustrative et au total, assez traditionnelle. L’histoire se déroule, parfaitement claire et linéaire, avec une volonté de faire du décor un cadre imagé, souvent séduisant, utilisant des projections vidéo de manière techniquement impeccable, alternant le vert, très présent au second acte, le gris (annonce de la mort), le rouge (tableau final), des flammes pour évoquer le pouvoir de Wotan, une forêt très stylisée et des fonds en relief qui rappellent Rheingold.

acte1.1293060724.jpgLe décor du premier acte, centré autour d’une maison qui semble un peu une cage par son géométrisme , ou qui rappelle une maison à la japonaise, sur laquelle des vidéos (une cheminée par exemple) se projettent ou les personnages évoluent en un jeu d’ombres assez fascinant (différences de tailles, d’éloignement etc…). Le deuxième acte, très essentiel, pour le long récit de Wotan, n’a pas grand intérêt scénique (sinon de beaux et longs échanges de regards jusqu’à l’arrivée des jumeaux), dans un décor de toit de temple (derrière un fronton composé de chevaux enchevêtrés – après tout, la chevauchée des Walkyries n’est-elle pas la référence musicale la plus connue du public, thème repris en vidéo de fond de scène au troisième acte. Le reste se déroule dans une forêt très stylisée, verte d’abord (les amants) grise ensuite (l’annonce de la mort) comme on l’a dit.  La mort de Siegmund est comme toujours très soignée scéniquement: c’est Wotan qui pousse Siegmund sur l’épée de Hunding, c’est Sieglinde qui se penche sur lui et le serre avant de fuir avec Brünnhilde.

walk.1293060786.jpgC’est d’un certain point de vue le troisième acte le plus « kitsch » , avec ces fils rouges sensés représenter les âmes des héros montant au Walhalla, ces estrades enchevêtrées laissant passer les longues crinolines des Walkyries (même si Brünnhilde est en pantalon…), ce feu réduit autour de Brünnhilde à des lampes rouges régénérantes comme des lampes de couveuses, qui vont couver la femme qui va naître le jour suivant, d’où semblent sortir des gouttes d’eau. le corps de Brünnhilde lui-même, montré sur un podium comme un monument, tout cela est juste un peu exagéré, décalé, créant une distance ironique avec l’histoire.

Il est intéressant aussi de lire les costumes, Siegmund et Wotan plus sauvages, Hunding plus bourgeois, et les femmes très aristocratiques, à commencer par Fricka et les Walkyries, mais aussi Sieglinde, superbe dans sa robe satinée grise et Brünnhilde, moins féminine que ses soeurs. Au total, un regard qui épouse le récit, un travail sur le jeu assez fruste malgré de très bonnes idées (jeu de regards, tendresse bouleversante entre Wotan et sa fille, montrant bien qu’il n’élimine pas l’amour, comme Alberich, et qu’il en sera donc vaincu) et malgré une impressionnante maîtrise technique. Je parierais que Siegfried sera de la même eau, mais Götterdämmerung devrait nous donner la clef de nos interrogations sur la manière de classer ce travail néanmoins intéressant sans être convaincant. On ne peut juger d’un Ring qu’en fin de parcours.

ekaterina-gubanova.1293060743.jpg Ekaterina Gubanova

Mais tout le spectacle tient surtout par un travail musical proprement inouï. Non pas que tous les chanteurs soient d’un niveau remarquable: Elena Gubanova en Fricka est très honnête, mais sûrement pas mémorable. Wotan(Vitalij Kowaljow) est décevant, malgré des moments intéressants dans le troisième acte, la voix, un peu sourde, manque de projection, de présence. On regrette le grand René Pape. Quant à Hunding (John Tomlinson), la voix est vieillie, légèrement instable: on est loin des Hunding à la Ridderbusch ou à la Salminen.

Les choix de distribution sont tout de même assez cohérents avec les choix de tempos très lents, très retenus de Daniel Barenboim car la diction de chaque chanteur est très notable. Les huit Walkyries sont puissantes, bien en place, mais peut-être un peu désarçonnées par le rythme imposé par le chef dans la chevauchée, claire voir cristalline, mais d’une lenteur surprenante et des choix sonores très analytiques, qui rendent le son de la fosse presque grêle et scandé de silences.

Belle surprise avec le Siegmund de Simon O’Neill, voix claire, bien projetée, puissante, un vrai physique de ténor wagnérien, robuste, tout en muscle, une copie de Wotan et en même temps on entend déjà un futur Siegfried dans ces basques là.

Evidemment l’ivresse vient des deux dames, Waltraud Meier, qui est Sieglinde  avec son intensité, sa fraîcheur son engagement, la puissance d’acier de ses aigus. Son deuxième acte est bouleversant, elle fait venir les larmes, c’est un monstre sacré dans tout son relief, contraignant le public à poser sur elle et elle seule le regard. Il faut l’avoir vue dans ce rôle, ou malgré des moyens moins importants que par le passé (on l’entend au premier acte), elle reste irremplaçable, laissant loin derrière les concurrentes par son insolente et éternelle jeunesse.

Nina Stemme, bien que suédoise, n’est pas Nilsson comme on l’a quelquefois écrit. Qui a entendu Nilsson une fois a dans l’oreille pour jamais cette puissance, cet ouragan énergétique et sonore qui envahissait la salle, ce son  coupant qui malgré tout mettait le public en transes par par l’intense chaleur de cette voix de glace.
Stemme a une voix beaucoup plus chaude, plus ronde, qui convient bien à Sieglinde qu’elle a chantée ailleurs. Son moment d’exception, c’est le duo final avec Wotan, proprement époustouflant de poésie, de puissance, d’engagement.

Deux prestations d’exception, éblouissantes, bouleversantes,  encadrées par un orchestre proprement ahurissant.

Je n’en reviens pas de ma surprise: d’abord, une perfection technique totale, absolue, qui laisse pantois. Ensuite un parti pris de Barenboim, sans doute très concerté avec Guy Cassiers, de lenteur, de dilatation du son qui crée non de l’ennui, mais une extrème intensité, une bouleversante tension qui provoque les larmes. On entend tous les pupitres de manière cristalline, on entend aussi des phrases musicales qu’on n’avait jamais notées. On croyait avoir entendu des Walkyries à la pelle, dont celles que Barenboim a dirigées çà et là, et surtout à Bayreuth et il réussit à nous prendre totalement à revers. Lecture une fois de plus en pleine cohérence avec ce qu’on voit et ce qu’on sent du plateau et qui va rester dans les annales. Barenboim est si heureux qu’il fait lever l’orchestre à chaque fin d’acte.

Oui pour Barenboim – encore un qui nous surprendra toujours- cette Walkyrie vaut le voyage et gagne son statut de spectacle totalement exceptionnel. Une fois de plus Lissner a gagné, une fois de plus la Scala offre un Wagner de référence, après Toscanni et De Sabata, après Furtwängler, après Karajan,après Sawallisch, après Kleiber, Barenboim entre dans la légende des wagnériens scaligères qui ont su porter l’orchestre de la Scala à la totale incandescence dédiée.

TEATRO ALLA SCALA 2010-2011 à la TV: LA WALKYRIE retransmise sur MEZZO (7 décembre 2010)

Il y a une quinzaine d’années, La Walkyrie ouvrait la saison de la Scala dans une mise en scène d’André Engel, avce Riccardo Muti au pupitre et Placido Domingo en Siegmund et Waltraud Meier en Sieglinde. Quinze ans après, Waltraud Meier est encore la lumière de la distribution, avec une voix sans doute moins éclatante, mais d’une intensité qui écrase le reste de la compagnie.

Ce qui m’a frappé c’est d’abord une mise en scène qui tranche avec le travail sur l’Or du Rhin, beaucoup plus novateur et complexe que cette Walkyrie où Cassiers après avoir posé les enjeux individuels, les enjeux de pouvoir et de passion dans l’Or du Rhin, choisit simplement de raconter l’histoire, de manière assez traditionnelle au total, au point qu’il semblerait presque que prologue et première journée n’ont pas été mis en scène par la même main. Comme Peter Stein et Klaus Michael Grüber à Paris, ce sont deux univers qui nous sont présentés, la Walkyrie se réinsérant dans une vision presque habituelle: Wotan cheveux longs et visage à moitié noirci, traces de ce noir sur les visages de Sieglinde et Siegmund, Siegmund en une sorte de trappeur, Brünnhilde et Fricka en grandes bourgeoises. Vocalement, Simon O’Neill est très honnête dans Siegmund, sans être transcendant, Ekaterina Gubanova  est une Fricka solide, Nina Stemme est une très grande Brünnhilde, engagée, à la voix éclatante. Est-elle émouvante? Je verrai en salle, mais j’ai quelques doutes John Tomlinson est assez fatigué en Hunding, et pourquoi en avoir fait un homme très mur ? Assez convaincant le Wotan de Vitalij Kowaljow, mais j’aurais préféré entendre René Pape, magnifique dans l’Or du Rhin en mai dernier.

La direction de Barenboim m’est apparue moins énergique que par le passé, voire un tantinet « molle » mais toujours aussi lyrique même si je lui préfère Jordan à Paris par exemple.

Le spectacle est de grande tenue, utilise abondamment des effets video, très moderne d’apparence, avec de très belles images: le début avec le jeu d’ombre des deux héros et la vision de l’intérieur de la maison avec la cheminée qui brûle constitue un lever de rideau très poétique, le monde « vert » du second acte et le magnifique tableau de la chevauchée qui ouvre le troisième acte. il ne m’a pas convaincu en revanche dans la manière de diriger les acteurs (c’était aussi un problème dans l’or du Rhin), les attitudes restent assez conventionnelles, le second acte sans solution pour gérer ces longues scènes et ces longs récits. Bref, il me semble que si Cassiers a fait le choix de l’histoire et du récit sans prendre trop de distance par rapport rapport à l’intrigue, il n’a pas trouvé la voie d’une révélation qui nous apprendrait quelque chose de neuf sur l’oeuvre mais a choisi de travailler le visuel d’une manière particulièrement fine. En ce sens c’est décevant d’un côté, remarquable de l’autre. Mais honnêtement, il me faut attendre pour me faire une opinion définitive. Il reste qu’il ne me semble pas que cette mise en scène fasse partie des futures légendes de la scène.