En 2016, Bayreuth a programmé une nouvelle production de Parsifal, confiée à Andris Nelsons, très apprécié pour son Lohengrin (vous vous rappelez ? Celui des rats…) et au performer allemand Jonathan Meese, ce qui au contraire provoque déjà la polémique. Comme c’est l’usage, les chefs invités à Bayreuth qui n’ont jamais dirigé l’œuvre pour laquelle ils sont invités la mettent au programme de leurs concerts. Ce fut par exemple le cas pour Kirill Petrenko à Rome avec Rheingold, ou Gatti, toujours à Rome, pour ce même Parsifal.
Par ailleurs, pour sa résidence pascale à Lucerne, l’Orchestre de la radio bavaroise, programme toujours un grand concert choral.
C’est donc un projet Parsifal qui est né, mais pour le seul troisième acte, avec le magnifique chœur de la Radio bavaroise (dirigé par Michael Alber) et des solistes de choix : avec Simon O’Neill (Parsifal), Georg Zeppenfeld (Gurnemanz) et Tomasz Konieczny (Amfortas).
Andris Nelsons est un vrai, un grand chef, et notamment un grand chef d’opéra. Il sait donner une vraie couleur, une vraie direction à ses interprétations : il y a incontestablement des prises de risque dans l’approche des œuvres. Voilà un chef qui excelle dans Wagner..mais aussi dans Puccini, dont l’épaisseur orchestrale et la complexité de l’écriture sont quelquefois une surprise pour ceux qui le prennent pour un simple vériste.
J’ai déjà entendu ainsi un troisième acte isolé, c’était à Paris, avec les Berliner Philharmoniker dans la fosse, et Herbert von Karajan au pupitre. Et c’est évidemment frustrant…pas d’explosion dramatique du deuxième acte, pas de lancinant et extatique premier acte. On rentre immédiatement dans le deuil, dans le drame, dans la nuit qui va précéder l’éveil du Printemps (dont le même orchestre avait interprété Le Sacre la veille avec Gustavo Dudamel).
En deux soirées, cette phalange exceptionnelle a connu deux des jeunes chefs les plus en vue, dont on peut à la fois admirer la technique, mais aussi les profondes différences, si l’on excepte leur manière de bouger en dirigeant, Andris Nelsons bougeant sa grande carcasse dans tous les sens, et pas vraiment d’ailleurs d’une manière élégante : il devra sans doute se contrôler plus..mais à 36 ans…
À 36 ans, il s’attaque à un sommet wagnérien, avec cette sûreté que seuls les chefs de forte nature possèdent. Nelsons a un côté bûcheron nordique, bon enfant mais imposant qui fait contraste avec une approche très sensible, très raffinée quelquefois, et trépidante d’autres fois. Dans une salle peu favorable aux voix mais très favorable à l’orchestre par la clarté sonore qu’elle reproduit, il ne couvre jamais les solistes, et réussit à colorer d’une manière totalement inattendue l’ensemble de l’acte. Après un début retenu, sombre, sans lyrisme et sans aucun sentimentalisme, il réussit à sculpter des sons plus aérés avant d’être aériens pour gratifier d’un Karfreitagzauber (l’Enchantement du vendredi Saint) vraiment bouleversant, avec une sorte de trépidation intérieure et de vie bruissante qui étonne (d’autant qu’on sait qu’il y a eu très peu de répétitions). Certes la Verwandlungsmusik ne sonne pas comme cette antichambre de la mort qu’était Abbado dans cette même salle avec ses cloches orientales géantes, mais elle sonne tout de même très inquiétante, avec l’enchaînement d’un chœur qui ne mérite que des éloges, pas si nombreux, mais qui emplit la nef comme un chœur de cathédrale.
À aucun moment, Nelsons ne se laisse aller à des complaisances, jamais son approche ne sonne pathétique, pas de pathos, mais pas d’objectivité froide non plus, il ya dans tout ce travail une étrange force intérieure, un tremblement fondamental qui secoue l’auditeur, d’autant que l’orchestre de la Radio bavaroise sonne sans aucune scorie, avec une netteté des attaques, une clarté des pupitres, un sens des niveaux sonores qui frappe d’admiration.
Face à ce travail admirable, trois solistes qui sont immédiatement entrés dans l’œuvre, avec la fugace Kundry de Sabine Staudinger, une artiste du chœur au timbre chaud à qui l’on demande de crier et de « dienen » et qui s’efface aussitôt.
Le Parsifal de Simon O’Neill est étrangement presque plus concerné en concert que lorsqu’on le voit en scène, beau timbre, très clair, très velouté, très lyrique, mais qui sait aussi montrer une voix puissante et héroïque (il est un bon Siegmund, et les bons Siegmund sont souvent de bons Parsifal (Vickers, Hoffmann et même Domingo, sans parler de Kaufmann) et un bel engagement. Comme les deux autres collègues, il est doué d’une diction d’une cristalline clarté.
Tomasz Koniecny est Amfortas, un Amfortas très honorable, mais peut-être pas au niveaud es deux autres, il incarne un Amfortas souffrant, mais à la fois trop clair et trop engagé pour être si affaibli, comme l’exige la partition ; Pour tout dire, il ne m’est pas apparu rentrer totalement dans le rôle (il est vrai que les conditions d’un troisième acte pour Amfortas sont difficile, 10mn pour convaincre), tout le monde n’est pas Mattei, ni Van Dam qui était Amfortas avec Karajan à l’Opéra de Paris lors du concert que j’évoquais. En revanche merveille que le Gurnemanz de Goerg Zeppenfeld qui fait regretter de ne pas entendre le premier acte. Diction parfaite, sens des nuances, sens du dire et du discours, voix étonnamment claire tout en étant profonde, sonore, bien projetée, et surtout sans maniérisme, sans coquetterie, avec une linéarité et une simplicité en plein écho avec la direction musicale. Prodigieux d’intelligence.
Au total, nous avons entendu à travers ce troisième acte la promesse d’un très grand Parsifal, ce fut un triomphe mérité, ce fut un très grand moment, ce fut aussi (et donc) une très grande frustration, mais c’est un mal présent en vue d’un bien (bayreuthien) futur.
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NB: les photos sont celle de la saison précédente, avec des artistes quelquefois différents
Ce soir, un début très traditionnel, avec arrivée du chef, applaudissements, mais aussitôt après le rideau se lève sur une scène de guerre où Siegmund, au milieu se bat contre des adversaires en nombre, qui le désarment, mais il réussit à fuir et à arriver dans la maison de Hunding, qui descend des cintres: un vaste espace dominé au centre par un immense frêne, entouré de « servantes » qui semblent des sortes de vestales tenant chacune une torche électrique, et qui vont accompagner toute la scène. Le frêne, avec son tronc large percée de la fameuse épée, soutient le plafond comme s’il soutenait le ciel ou le monde, et sont pendus à ses branches des cadavres en décomposition, et à ses pieds deux cadavres en attente d’un nettoyage qui a lieu en fond de scène (un peu comme la vision de la chevauchée des Walkyries de Krämer à Paris).
On est dans un tout autre univers que celui de Rheingold, on tombe dans l’histoire, et donc dans la guerre, dans la mort, dans une obscurité mystérieuse et lourde,
et cette maison de Hunding, c’est une sorte de Walhalla terrestre: on y accueille les soldats morts, on nettoie les cadavres, on les pend aussi à ce frêne maudit où naguère Wotan planta son épée que personne ne put retirer, comme s’il s’agissait d’un rite apotropaïque dont les femmes qui portent des torches seraient les prêtresses ou les servantes. Comme au Walhalla, on y mange un festin royal sur une table somptueuse recouverte de tapis et remplie de mets et de fruits délicieux. La table royale de Louis XIV…Enfin, dans ce Walhalla qui n’a rien d’un paradis, un couple mal assorti, Hunding/Sieglinde, marqué par des relations d’une violence visible où la femme est méprisée voire niée (Hunding s’essuie les mains sur la robe de Sieglinde par exemple), marqué aussi par l’impossibilité qu’ont Siegmund et Sieglinde de se toucher ou de s’approcher, séparés par un large espace, par les servantes: ils se regardent et se parlent de loin. Mais ils boivent la même eau dans le même verre transmis de main en main par les servantes, sorte de Tristan et Isolde buvant le philtre.
Dans ce monde empreint de violence dont les femmes gèrent les suites de la guerre (elles s’occupent des cadavres), l’amour fait irruption. L’Or du Rhin a réglé une fois pour toute la question de l’amour, et Wotan va gérer des guerres qui vont alimenter son Walhalla en héros morts.
Bref dès le début de La Walkyrie on tombe dans la guerre, mais l’irruption de l’amour dans ce monde de sang va créer le contraste qui va construire le récit.
Andreas Kriegenburg ne reprend pas (ou moins) le fil scénique inauguré dans Rheingold. Il entre résolument dans l’histoire, et l’espace se remplit de tous les objets nécessaires au récit. Alors bien entendu, il faut accepter cette rupture, que le spectateur va prendre un certain temps à comprendre et accepter. Après un Rheingold novateur et surprenant, une Walküre qui au départ paraît bien banale, puisque c’est le livret qui est scrupuleusement suivi, apparemment sans idées nouvelles, et donc dans une sorte d’habitude, même si tout n’est pas vraiment clair au départ. D’où mon « moui » initial à la mise en scène.
Il reste que les images sont réussies, les éclairages de Stefan Bolliger vraiment splendides, et que peu à peu on rentre dans cette logique qui finit par fasciner. On passe alors du « moui » au « oui », d’autant que le travail musical est tellement réussi, et tellement lié à ce qui se passe sur le plateau, qu’il emporte la conviction.
Une des clés du travail scénique, outre le contraste guerre/amour qu’on rencontre dans le couple Sieglinde/Siegmund face à Hunding, Wotan/Brünnhilde, voire d’une certaine manière Wotan/Fricka, c’est que si l’opéra est la « défaite des femmes » (rappelons-nous l’essai fameux de Catherine Clément), Die Walküre est plutôt celle des hommes. Toute l’action est conduite à l’initiative des femmes: Sieglinde découvre et nomme Siegmund, Fricka impose à Wotan de défendre Hunding, Brünnhilde désobéit à Wotan pour le convaincre ensuite de la condamner de la manière qu’elle va décider, elle. Quant aux hommes, ils meurent ou bien sont vaincus puis convaincus (Wotan).
Cette domination féminine on la constate dans le premier acte, où le plateau est envahi de femmes, ou bien sûr dans le dernier acte, dans la scène finale où les servantes portent le bûcher et se blottissent aux pieds de Brünnhilde endormie, enserrées elles-aussi dans les flammes, et surtout dans cette chevauchée initiée par un ballet sans orchestre, où les « servantes » au milieu de corps empalés frappent martialement du pied, seul bruit admis, et entament une longue chorégraphie rythmée mimant la chevauchée qui a pour résultat de pousser le public à la guerre: cela a commencé par un « ça suffit » compris par la partie francophone de la salle, puis par un « basta » compris par les italophones et non, et puis par des cris divers, des mouvements violents qui chauffent la salle à blanc pour entendre ensuite une chevauchée guerrière et sauvage à souhait. Il faut applaudir à l’ironie du metteur en scène et à sa manière de préparer la salle à la scène de la chevauchée, que tout le monde attend, et qui elle-même est si ironique (comme Coppola en avait bien compris le sens dans « Apocalypse Now »!), une sorte d’apologie de la sauvagerie dans un acte qui finit par une sorte d’apothéose d’amour. Ce que le public attend dans La Walkyrie, c’est un chœur de femmes sauvages ! Et la chorégraphie retarde le moment tant désiré…
Kriegenburg travaille avec une précision d’horloger les mouvements, les relations entre les personnages, la relation à l’espace, par un jeu avec le mur du fond, qui se rapproche jusqu’à réduire l’espace à quelques mètres, ou qui s’éloigne tant que les personnages en disparaissent presque du champ visuel lorsque dans les dialogues, ils refusent d’admettre le discours de l’autre (Wotan face à Fricka, ou face à Brünnhilde au troisième acte). Cette variation de l’espace on la note aussi lors de l’annonce de la mort, sur un plateau surélevé, couvert de cadavres, où les protagonistes doivent composer avec un sol jonché, dans la nuit glaciale et mystérieuse.
Il manie aussi l’ironie avec force, on l’a vu dans la chevauchée, mais aussi à l’ouverture du second acte, où la musique du prélude est accompagnée d’un « pas de deux » entre Brünnhilde et Wotan qui font les mêmes gestes ensemble avec leurs lances et leurs deux épées, mais bientôt les serviteurs retirent à Wotan lance et épée pour lui offrir un stylo et lui faire signer des papiers: le Wotan nouveau, celui de Walhalla, n’est plus le dieu guerrier qui guerroie en direct, mais le gestionnaire du pouvoir, il fait la guerre par procuration, envoyant ses enfants (Siegmund) ou ses héros au charnier,
du haut de son lointain bureau, perdu en fond de scène avec sa lance accrochée au mur et sous une fresque représentant une nature torturée.
Ce pouvoir-là, on le lit aussi par le ballet des valets, porteurs de verre qu’on boit ou qu’on casse selon les humeurs (et l’on est souvent de mauvaise humeur dans cet acte II), ou transformés en fauteuils sur lesquels on s’assoit, des fauteuils où les serviteurs montrent leur dos qui sert de coussin et reposent leur tête comme sur un billot. Ils mesurent le temps, ces serviteurs qui illustrent le pouvoir: car ils disparaissent peu à peu, au rythme des renonciations de Wotan.
Même type de jeu entre Brünnhilde et Wotan, qui se cherchent, qui se touchent (Acte II) , ou qui se tournent autour, s’éloignent, disparaissent, se cherchent pour se retrouver au troisième (joli jeu dans la première scène où Wotan jette une à une les Walkyries pour découvrir enfin au milieu de la scène une Brünnhilde isolée et sans protection). Au fur et à mesure qu’on rentre dans ce travail, on en trouve les qualités et le prix: loin de la banalité, c’est bien la subtilité des rapports, la violence des situations qui est marquée: un exemple, Wotan désespéré à l’acte II se retrouve au fond de la scène assis à son bureau, avec une foule quémandeuse allant vers lui, d’un geste sec, il la fait s’écouler: il est encore malgré sa défaite devant Fricka celui qui a droit de vie et de mort, et préfigure l’envoi de Hunding ad patres (geh! geh!).
Enfin, soulignons la complexité de la scène de la mort de Siegmund. Siegmund tombe en fond de scène, loin du public, Sieglinde se précipite pour se blottir contre le cadavre encore chaud. Wotan est « ailleurs », et ne voit pas la fuite de Brünnhilde et Sieglinde, il passe en proscenium, le long de ces cadavres qui jonchent le sol, scène de guerre typique, puis retourne en arrière scène auprès de Siegmund, et s’agenouille, se prosterne. Rideau.
Ce travail très précis, intelligent, esthétiquement très soigné trouve en écho une véritable vision musicale en cohérence. Tout le monde a noté l’extraordinaire lenteur du rythme de la première partie de l’acte I, une lenteur qui pèse, qui ritualise totalement ce qui se passe en scène, le jeu des servantes, celui des femmes qui nettoient les corps, l’éclatement du couple apeuré Siegmund (côté jardin) et Sieglinde (côté cour), la violence rentrée de Hunding, sa relation tendue à Sieglinde, son objet plus que son épouse, qui à la fois justifie la peur initiale, mais aussi agit comme déclencheur. Tout cela contraint les chanteurs à dire plutôt que chanter le texte, et cela crée une tension qui confine presque à l’agacement (quand cela va-t-il éclater?). Cette pesanteur, c’est bien le travail de Nagano qui le crée, et qui va ensuite exploser et se délivrer au moment du retour de Sieglinde et du duo d’amour. Alors, la musique devient source d’énergie, de force, elle se dynamise, dans une clarté inouïe: cette tension musicale, quelquefois glaciale, quelquefois lyrique, ne quittera plus le plateau. On ne peut qu’admirer aussi le jeu musical du duo Fricka/Wotan, où jamais l’orchestre ne couvre les voix (Nagano est très attentif à ce qu’on entende les chanteurs et le texte). Son approche n’a pas convaincu certains, et on a entendu quelques huées: injustifiées et profondément injustes: Kent Nagano montre dans sa manière de conduire la musique à la fois intelligence et adaptabilité, et surtout conscience de l’inévitable homogénéité qui doit se créer entre plateau et fosse.
A cet orchestre qui ce soir était profondément en phase avec le plateau, correspond un plateau qui peut être difficilement égalé aujourd’hui: Simon O’Neill, désormais un des Siegmund du « Ring-Tour » mondial, a cette voix claire, et suave, qui tranche avec la noirceur de Hunding: cette opposition construit le premier acte. Une voix bien posée, soucieuse de la diction comme souvent chez les chanteurs de l’école anglo-saxonne (il est néo-zélandais), puissante; il n’a pas en scène le charme fascinant d’un Kaufmann, ni même d’un Vogt, mais il tient la route comme on dit, même s’il va au-delà de ses forces (son second « Wälse » a été tenu au-delà du raisonnable et a bien fatigué les mesures qui suivirent) et qu’à la fin du second acte, très tendu, la voix perd un peu de son éclat, mais aucune faute de chant.
Hunding, c’est Hans-Peter König, magnifique comme toujours: c’est la basse wagnérienne du moment, il n’y a rien à dire ni surtout à redire: c’est parfait, c’est exactement la voix du rôle, la couleur du rôle, et surtout le profil voulu par la mise en scène. Dans celle de Lepage, où Hunding est plus placide et presque tendre avec Sieglinde, il chantait autrement: force de l’adaptation et de l’intelligence du propos.
Wotan, c’est ce soir Tomasz Konieczny (il sera Alberich dans Siegfried et Götterdämmerung), un baryton encore jeune, à la voix claire, puissante, très colorée, au timbre vraiment magnifique. Je l’avais vu à Budapest en 2006 et j’avais noté cette voix en pensant « tiens, un futur Wotan ». Il faudra courir l’entendre lorsqu’il passera près de chez vous. Pour moi, Bryn Terfel reste en ce moment la référence, mais Konieczny n’en est pas si loin. Il a cette intelligence du texte (malgré de petits problèmes de prononciation) qui fait que chaque parole est colorée différemment, que chaque mot pèse. Et de plus, il tient la distance, son troisième acte est vraiment bluffant, très émouvant, très engagé. Il obtient un triomphe mérité.
Du côté des dames, le groupe des Walkyries est très correct: on a toujours des craintes car c’est toujours difficile à distribuer et on vire souvent des Walkyries à des furies hurlantes ou pire, aux chèvres bêlantes. Rien de tout cela ici.
Petra Lang en Sieglinde, c’est plutôt surprenant à ce stade de sa carrière où elle aborde Brünnhilde. Et on pouvait craindre d’une artiste qui n’est pas toujours contrôlée ni rigoureuse. Eh bien non! elle a chanté tout le premier acte et notamment la partie très lente du début avec une rigueur, un contrôle du son et une diction du texte exemplaires, évidemment, la puissance de la voix libérée ne peut ensuite que provoquer l’admiration: c’est une voix, énorme, et quand elle chante comme ce soir, c’est magnifique. le duo final avec Brünnhilde est prodigieux. Et on entend évidemment la Brünnhilde du Crépuscule derrière cette Sieglinde là. Elle fut ce soir extraordinaire.
Extraordinaire aussi Elisabeth Kulman dans Fricka. Autant hier dans Rheingold je l’avais trouvée pâle est sans caractère (était-ce alors voulu?), autant ce soir elle fut tout simplement la meilleure Fricka entendue depuis longtemps, elle a la puissance, les aigus, la couleur, l’engagement, la violence, l’ironie et surtout la présence fascinante. Une immense prestation qui laisse augurer d’une belle carrière, car la voix est intrinsèquement et belle, et ronde, et claire.
Enfin, Evelyn Herlitzius était Brünnhilde, avec ses qualités immense et ses défauts, des sons parfois rauques, incontrôlés, des aigus trop forcés quelquefois qui provoquent des accidents (dans le duo final avec Sieglinde, elle a perdu trois secondes le son: rien ne sortait plus de la gorge): la voix d’Herlitzius n’est pas si grande, c’est une voix moins naturellement forte que construite par la technique et par l’intelligence. D’où un surdimensionnement, très lisible quand on compare à Petra Lang aussi à l’aise dans les hauteurs que l’autre est tendue. Mais voilà, j’aime Herlitzius parce qu’en scène, elle a toujours quelque chose à dire, à exprimer. Elle a une présence irradiante. Son dernier acte et sa scène finale avec Wotan c’est du pur sublime, le texte est tantôt hurlé, tantôt murmuré, mâché avec une intelligence inouïe et une force émotive peu commune. Ah! combien de frissons m’ont traversé entre ce Wotan bouleversant et cette Brünnhilde prodigieuse de vérité, de finesse, de justesse. Dans ces cas-là, on passe sur les petits défauts, les frissons d’émotion s’en accommodent. Tout est au rendez-vous, le jeu, le chant, le texte: et on lit la pleine compréhension des enjeux de la mise en scène.
Oui ce soir tout a concouru à la réussite de la soirée, un cast exceptionnel et équilibré, une direction musicale d’une intelligence exemplaire qui s’adapte à chaque moment et à caque mouvement scénique, une mise en scène au total pas si simple, qui apparaît une lecture un peu banale du livret et qui finit par se révéler avoir plusieurs entrées, plusieurs points de vue, et qui est vraiment un parfait exemple d’analyse fine, tout en proposant une vraie vision. Oui, l’aventure continue mais c’est déjà hélas la moitié du chemin.
Ce Ring sera reproposé en juillet lors du Festival, pensez-y…sacrifiez celui de Paris, et avec l’économie faite, allez à Munich!
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Le compte rendu de ce Parsifal a ouvert ce blog, en août 2009. Je ne l’avais pas revu depuis. C’est donc avec joie que j’ai obtenu au dernier moments des billets pour cette représentation, qui a pleinement confirmé mon opinion sur ce spectacle.
Une fois de plus, la mise en scène de Stefan Herheim, superbe à voir, qui déborde d’idées et qui multiplie les points de vue est passionnante et frappe les esprits: le final, qui implique la salle par un habile jeu de miroir, fait de Parsifal celui qui a réconcilié, le pacificateur, celui qui clôt l’histoire douloureuse de l’Allemagne. Symbole de la Renaissance, le Neues Bayreuth. En effet, la guerre a détruit la villa Wahnfried, toile de fond des deux actes précédents: c’est dans la représentation de ses ruines sur la scène de Bayreuth que se déroule la première partie du troisième, puisque le théâtre est seul demeuré debout à la fin de la guerre. L’Enchantement du vendredi saint devient du même coup un hymne à la renaissance de Bayreuth et la cérémonie du Graal, un hymne à la renaissance de la démocratie. Débarrassé de ses oripeaux chrétiens, Parsifal devient une sorte de mythe civil de la renaissance de la nation, du monde, et du public. Tous deviennent concernés et non plus spectateurs -comme souvent dans les Parsifal vus dans les théâtres- d’une cérémonie du Graal qui n’a pas grand sens dans notre monde contemporain sinon celle d’une sorte de mysticisme à bon marché qui ne nous dit rien.
On reste toujours stupéfait de la perfection technique, des (multiples) changements de décor qui se déroulent avec une étonnante discrétion et fluidité, sans un bruit, et de la beauté des différents tableaux, ainsi que de l’ironie avec laquelle certaines périodes sont lues, grâce à des citations cinématographiques précises (l’Ange bleu: Kundry apparaît d’abord comme Marlène Dietrich, mais aussi les ballets nautiques d’Esther Williams (les filles fleurs). Tout cela fascine sans distraire: la musique, conduite toujours avec bonheur par Daniele Gatti, qui a beaucoup plus de succès ici que dans son pays. La lenteur calculée, le sens des équilibres sonores et des volumes, la mise en valeur des instruments solistes, tout cela rend ce Parsifal musicalement très intéressant, et aussi très satisfaisant.
Le chœur est dans sa forme habituelle, c’est à dire phénoménale. Et la distribution légèrement différente reste d’un bon niveau.
Depuis Waltraud Meier, Bayreuth n’a jamais su trouver une Kundry qui soit à la hauteur du lieu, sinon de l’enjeu (Evelyn Herlitzius peut être?). Dans la mise en scène précédente, elle était inexistante (Michelle De Young n’avait pas convaincu) , dans celle-ci, Mihoko Fujimura n’était pas vraiment une Kundry, et elle s’est fourvoyée dans le rôle. . Susan Mclean domine la partition jusqu’à la fin du 2ème acte, où elle ne réussit cependant pas à donner les aigus voulus (terribles) par le rôle. On n’y est donc pas tout à fait, mais la personnification et l’engagement sont bien supérieurs à ceux de la Fujimura.
Simon O’Neill quant à lui est un Parsifal très en place, à la voix claire, sonore, bien posée. Il avait favorablement impressionné dans Siegmund à la Scala, il est ici à la hauteur dans un rôle il faut bien le dire ingrat. Seuls Domingo (et encore, pas au début) et surtout Jon Vickers ont été des Parsifal qui dès le début impressionnaient. Jon Vickers notamment avait quelque chose de tellement déchirant dans la voix! Les autres furent bons (ils s’appelaient Peter Hoffmann, René Kollo, Siegfried Jerusalem) mais pas inoubliables, certains autres complètement oubliés sans déshonorer (Poul Elming, William Pell), d’autres enfin qu’il vaut mieux avoir oublié (Endrik Wottrich, Alfons Eberz). Parsifal n’est pas un rôle où l’on peut vraiment s’envoler, mais c’est un rôle où l’on peut définitivement se noyer.
Les autres chanteurs n’ont pas changé: Detlev Roth avec sa voix claire, très douce, son phrasé impeccable, réussit à masquer ses problèmes de volume et de puissance, et la composition est vraiment impressionnante. Kwanchoul Youn compose un Gurnemanz toujours réussi: le rôle qui sollicite beaucoup les graves lui convient parfaitement. Ses aigus en effet peinent un peu quelquefois, et la voix change de couleur. Dommage, mais il reste un Gurnemanz de très haut niveau.
Au total, sans être la représentation de référence (on avait vécu la veille dans Lohengrin bien autre chose), ce Parsifal garde d’année en année ses qualités, et le niveau musical ne baisse pas, reste très homogène, dans la fosse comme sur scène. Un Parsifal à Bayreuth est toujours une expérience particulière, car l’oeuvre a été composée en fonction de l’acoustique et de l’organisation de la salle. Quant à la mise en scène, on peut ne pas aimer l’approche d’Herheim qui est un metteur en scène de la profusion, de la multiplicité des regards, étourdissant d’idées, mais on doit lui reconnaître sa logique, sa rigueur, et saluer l’expression d’une culture particulièrement profonde et subtile; on doit aussi reconnaître aussi à son équipe, un sens esthétique aigu car on voit rarement des décors d’une telle beauté. Mises bout à bout ces mises en scène (K.Wagner, H.Neuenfels, S.Herheim, Ch.Marthaler) proposent des visions du monde très différentes, mais stimulent le spectateur qui n’a qu’une envie, prolonger la représentation par des lectures approfondies. Comme disait Wieland Wagner, ici, ce sont les valeurs de l’art qui valent, et les questions posées par les mises en scènes sont des regards artistiques posés sur le monde d’aujourd’hui, souvent pessimistes, subversifs quelquefois, courageux toujours.
De passage à Milan, j’ai eu de nouveau l’occasion de voir cette Walkyrie déjà évoquée dans deux précédents comptes rendus. J’avais lu le même jour le commentaire à mon texte relatant le 21 décembre et j’avais l’intention d’y répondre. Cette seconde vision du spectacle m’en donne l’occasion. Je continue de trouver au travail scénique de Cassiers une relative tenue, même si l’intérêt « didactique » de ce travail apparaît limité et globalement décevant par rapport à d’autres mises en scènes. On n’apprend rien de cette Walkyrie là, mais elle se laisse voir, avec un travail technique précis, même si les projections vidéo sont peu lisibles (le globe du 2ème acte) ou un peu répétitives, effectivement. A cette seconde vision, on remarque un peu plus certains détails, notamment l’évolution du costume de Wotan, assez bourgeois d’abord, puis retournant à la peau de bête au troisième acte, ressemblant ainsi de plus en plus à Siegmund. Le maquillage noir obscurcissant la moitié de son visage se voit de la « Platea » (les fauteuils d’orchestre) mais pas de la deuxième galerie (le fameux « Loggione »), où je me trouvais ce 28 décembre. Rien de gênant donc, mais rappelons que ce noir se retrouve par quelques traits sur les visages de Siegmund et Sieglinde… Pour mémoire, Kupfer à Bayreuth avait mis des cheveux d’un roux agressif à Wotan et à tous ses descendants, ce qui était autrement frappant.
Le jeu des ombres reste l’élément le plus intéressant du 1er acte, les variations de l’espace et des lumières, qui encadrent les scènes, demeurent ce qui est le plus intéressant du second acte, où malgré quelques rudiments de travail sur les personnages, cela reste singulièrement frustre du côté de la mise en espace et du travail d’acteurs, malgré une clarté des mouvements et du propos; le troisième acte est plus effervescent, mais souvent creux, avec ces Walkyries en crinoline (on devine en fait qu’elles montent en amazone, très chic tout çà…) qui grimpent et descendent sans cesse de leurs podiums, ces fils rouges dont on comprend (parce qu’on a vu le 2ème acte: Siegmund et Hunding, à peine passés de vie à trépas, ont en effet droit à leur fil rouge) qu’ils figurent les héros morts, et un décor qui s’efface au moment du duo Wotan-Brünnhilde qui se passe sur un plateau pratiquement vide (fils rouges exceptés).
Les costumes des femmes par leur élégance de salon (Fricka), montrent que dans la Walkyrie, ce sont elles qui conduisent l’action face aux hommes un peu « bruts de décoffrage » – Siegmund, Wotan-, mais Hunding n’est pas la brute épaisse habituelle et cela jette un regard nouveau sur les autres personnages. Notons aussi l’évolution de Sieglinde, de dame mariée et pudique à jeune fille arborant un joli décolleté, des épaules nues et les cheveux au vent là où ils étaient noués en chignon au départ. De petits détails « signifiants », certes, mais dans l’ensemble pas vraiment de direction d’acteurs, pas de moments scéniques forts. L’inspiration qui marquait l’épisode précédent effectivement fait globalement défaut. Est-ce que c’est voulu ? Est-ce que Cassiers est déjà fatigué ? Ou est-ce que l’histoire l’ennuie ? Attendons.
Musicalement, même séduction que la semaine dernière, des tempis dilatés, qui rendent certains moments très étranges, la fameuse chevauchée notamment, avec de longs silences, avec une place inhabituelle accordée au texte des Walkyries et à leur dialogue, et un son quelquefois presque chambriste. L’ ensemble est à mon avis remarquable d’intérêt, et toujours aussi surprenant (certains de mes amis présents pensaient que le tempo était encore plus étiré à cette représentation) et clair, avec un vrai parti pris. On pourrait défendre des tempis plus alertes dans toute la seconde partie du premier acte (la montée du désir se fait un peu prier), mais dans l’ensemble, je reste toujours séduit par l’approche.
Globalement, du point de vue du chant nous étions un cran en dessous: d’abord une annonce avait averti que John Tomlinson (pas vraiment convaincant le 21) avait une très lourde extinction de voix. Sans doute impossible à remplacer (il n’y a pas de basse pour Hunding à Milan un 28 décembre), il s’est péniblement exécuté, commençant le premier acte en déclamant, et sussurant sa brève mais normalement sonore intervention du deuxième acte (Wehwalt! Wehwalt!), situation éminemment déstabilisante pour les partenaires et vraiment pénible pour l’artiste, à la limite du supportable pour le public.
Le texte du second acte se chantant du fond de scène ou de la coulisse, on eût pu imaginer par exemple que Vitalij Kowaljow (Wotan) donne au moins cette réplique à la place du malheureux Tomlinson que l’on a laissé se naufrager en scène. Voilà une circonstance inexcusable dans un théâtre tel que la Scala.
Par ailleurs, Waltraud Meier, moins en forme, a produit des aigus très métalliques et tendus à la limite du cri, mais reste un personnage bouleversant, notamment dans sa magnifique intervention au troisième acte. Vue et entendue d’en haut Ekaterina Gubanova en Fricka m’a plus intéressé que la semaine précédente, et la voix de Wotan reste solide, mais sans véritable éclat. Nina Stemme elle-même n’était pas au même niveau de conviction, sauf au troisième acte.
Seul Simon O’Neill a été impeccable d’un bout à l’autre. Certes, il n’est physiquement ni Peter Hoffmann, ni Jonas Kaufmann, mais combien de Siegmund leur sont semblables: ni Stig Andersen, ni Torsten Kerl ne sont des Siegmund crédibles, alors celui-là, un peu ridicule dans sa peau de bête et ses gestes stéréotypés, passe par la vaillance de la voix même si elle est un peu nasale, et par l’engagement .
A la fin du deuxième acte, la messe semblait dite: les réjouissances de Noël avaient eu raison de toute la compagnie, qui n’arrivait pas à se hisser au niveau des représentations précédentes, mais voilà, miracle de l’opéra, le troisième acte fut d’un bout à l’autre une magnifique réussite: engagement, poésie, intelligence du texte, tous les protagonistes, à commencer par Nina Stemme, vraiment exceptionnelle d’intelligence pour un rôle qui ne lui est pas « congénital » à mon avis mais aussi Vitalij Kowaljow avec sa voix sourde, incarnait un Wotan crédible, humain, et Barenboim, qui a galvanisé l’orchestre et vraiment bouleversé la salle.
Au total même avec un niveau général globalement inférieur au 21, ce fut une belle soirée: plus grâce à Wagner qu’à Cassiers certes, mais le public scaligère semble apprécier à la fois la sagesse de la mise en scène et le cadre agréable du décor. Il est vrai que le public de l’opéra en Italie n’est pas très ouvert aux expériences scéniques surtout dans les œuvres qu’il connaît. Au delà de cette déception, j’attends vraiment la fin du cycle, car je ne peux penser que Cassiers dont j’ai vu d’autres spectacles autrement élaborés continue sur la lancée de cette Walkyrie hésitante. En revanche, on pourra certes discuter à l’infini les options du chef, mais ce parti pris musical et la réponse de l’orchestre continuent de me paraître vraiment dignes d’intérêt.
Je concluerai en rapportant comment un des spectateurs du « Loggione » s’interrogeait auprès de sa voisine en parodiant Siegmund dans l’acte II , « Ma, in cielo, ci sarà questa musica? » / »Mais, au ciel, y aura-t-il cette musique? ».
Au risque de se répéter, il n’est pas sûr que les mises en scènes du Ring de type « Regietheater » aient encore un avenir dans les productions de référence. Le travail très critiqué de Gunter Krämer à Paris en est la preuve. Il faudra attendre la fin du Ring de Claus Guth à Hambourg (ce printemps) pour juger de la vigueur de ce type d’approche.
Robert Lepage à New York remet le Ring dans le champ des histoires qu’on raconte, dans le champ du récit, tout en utilisant une technologie d’aujourd’hui, il revient à un concept d’hier, même avec des références à la première production du Ring à Bayreuth en 1876. Guy Cassiers à Milan a étonné: après un Rheingold qui a partagé le public, mais qui dans l’ensemble a plu, malgré une grande complexité de lecture sur plusieurs niveaux, chant, danse, vidéo. Le Rheingold de Cassiers mettait sur la table (ou sur le plateau) les grands éléments du texte, le pouvoir et l’amour mais posait aussi très clairement l’échec des Dieux dès le départ. Approche presque métaphysique.
Plus de ballets dans la Walkyrie, plus d’approche abstraite, plus de vidéos insérées dans le tissu des rapports des personnages, mais un travail très illustratif et très sage. Cassiers institue entre le Prologue et la première journée un rapport qui ressemble un peu à celui institué entre l’approche de Peter Stein et celle de Klaus Michaël Grüber à Paris en 1976. Avec cette Walkyrie, on tombe dans l’histoire, dans le récit, dans l’image, dans le conte, avec une approche volontairement illustrative et au total, assez traditionnelle. L’histoire se déroule, parfaitement claire et linéaire, avec une volonté de faire du décor un cadre imagé, souvent séduisant, utilisant des projections vidéo de manière techniquement impeccable, alternant le vert, très présent au second acte, le gris (annonce de la mort), le rouge (tableau final), des flammes pour évoquer le pouvoir de Wotan, une forêt très stylisée et des fonds en relief qui rappellent Rheingold.
Le décor du premier acte, centré autour d’une maison qui semble un peu une cage par son géométrisme , ou qui rappelle une maison à la japonaise, sur laquelle des vidéos (une cheminée par exemple) se projettent ou les personnages évoluent en un jeu d’ombres assez fascinant (différences de tailles, d’éloignement etc…). Le deuxième acte, très essentiel, pour le long récit de Wotan, n’a pas grand intérêt scénique (sinon de beaux et longs échanges de regards jusqu’à l’arrivée des jumeaux), dans un décor de toit de temple (derrière un fronton composé de chevaux enchevêtrés – après tout, la chevauchée des Walkyries n’est-elle pas la référence musicale la plus connue du public, thème repris en vidéo de fond de scène au troisième acte. Le reste se déroule dans une forêt très stylisée, verte d’abord (les amants) grise ensuite (l’annonce de la mort) comme on l’a dit. La mort de Siegmund est comme toujours très soignée scéniquement: c’est Wotan qui pousse Siegmund sur l’épée de Hunding, c’est Sieglinde qui se penche sur lui et le serre avant de fuir avec Brünnhilde.
C’est d’un certain point de vue le troisième acte le plus « kitsch » , avec ces fils rouges sensés représenter les âmes des héros montant au Walhalla, ces estrades enchevêtrées laissant passer les longues crinolines des Walkyries (même si Brünnhilde est en pantalon…), ce feu réduit autour de Brünnhilde à des lampes rouges régénérantes comme des lampes de couveuses, qui vont couver la femme qui va naître le jour suivant, d’où semblent sortir des gouttes d’eau. le corps de Brünnhilde lui-même, montré sur un podium comme un monument, tout cela est juste un peu exagéré, décalé, créant une distance ironique avec l’histoire.
Il est intéressant aussi de lire les costumes, Siegmund et Wotan plus sauvages, Hunding plus bourgeois, et les femmes très aristocratiques, à commencer par Fricka et les Walkyries, mais aussi Sieglinde, superbe dans sa robe satinée grise et Brünnhilde, moins féminine que ses soeurs. Au total, un regard qui épouse le récit, un travail sur le jeu assez fruste malgré de très bonnes idées (jeu de regards, tendresse bouleversante entre Wotan et sa fille, montrant bien qu’il n’élimine pas l’amour, comme Alberich, et qu’il en sera donc vaincu) et malgré une impressionnante maîtrise technique. Je parierais que Siegfried sera de la même eau, mais Götterdämmerung devrait nous donner la clef de nos interrogations sur la manière de classer ce travail néanmoins intéressant sans être convaincant. On ne peut juger d’un Ring qu’en fin de parcours.
Ekaterina Gubanova
Mais tout le spectacle tient surtout par un travail musical proprement inouï. Non pas que tous les chanteurs soient d’un niveau remarquable: Elena Gubanova en Fricka est très honnête, mais sûrement pas mémorable. Wotan(Vitalij Kowaljow) est décevant, malgré des moments intéressants dans le troisième acte, la voix, un peu sourde, manque de projection, de présence. On regrette le grand René Pape. Quant à Hunding (John Tomlinson), la voix est vieillie, légèrement instable: on est loin des Hunding à la Ridderbusch ou à la Salminen.
Les choix de distribution sont tout de même assez cohérents avec les choix de tempos très lents, très retenus de Daniel Barenboim car la diction de chaque chanteur est très notable. Les huit Walkyries sont puissantes, bien en place, mais peut-être un peu désarçonnées par le rythme imposé par le chef dans la chevauchée, claire voir cristalline, mais d’une lenteur surprenante et des choix sonores très analytiques, qui rendent le son de la fosse presque grêle et scandé de silences.
Belle surprise avec le Siegmund de Simon O’Neill, voix claire, bien projetée, puissante, un vrai physique de ténor wagnérien, robuste, tout en muscle, une copie de Wotan et en même temps on entend déjà un futur Siegfried dans ces basques là.
Evidemment l’ivresse vient des deux dames, Waltraud Meier, qui est Sieglinde avec son intensité, sa fraîcheur son engagement, la puissance d’acier de ses aigus. Son deuxième acte est bouleversant, elle fait venir les larmes, c’est un monstre sacré dans tout son relief, contraignant le public à poser sur elle et elle seule le regard. Il faut l’avoir vue dans ce rôle, ou malgré des moyens moins importants que par le passé (on l’entend au premier acte), elle reste irremplaçable, laissant loin derrière les concurrentes par son insolente et éternelle jeunesse.
Nina Stemme, bien que suédoise, n’est pas Nilsson comme on l’a quelquefois écrit. Qui a entendu Nilsson une fois a dans l’oreille pour jamais cette puissance, cet ouragan énergétique et sonore qui envahissait la salle, ce son coupant qui malgré tout mettait le public en transes par par l’intense chaleur de cette voix de glace.
Stemme a une voix beaucoup plus chaude, plus ronde, qui convient bien à Sieglinde qu’elle a chantée ailleurs. Son moment d’exception, c’est le duo final avec Wotan, proprement époustouflant de poésie, de puissance, d’engagement.
Deux prestations d’exception, éblouissantes, bouleversantes, encadrées par un orchestre proprement ahurissant.
Je n’en reviens pas de ma surprise: d’abord, une perfection technique totale, absolue, qui laisse pantois. Ensuite un parti pris de Barenboim, sans doute très concerté avec Guy Cassiers, de lenteur, de dilatation du son qui crée non de l’ennui, mais une extrème intensité, une bouleversante tension qui provoque les larmes. On entend tous les pupitres de manière cristalline, on entend aussi des phrases musicales qu’on n’avait jamais notées. On croyait avoir entendu des Walkyries à la pelle, dont celles que Barenboim a dirigées çà et là, et surtout à Bayreuth et il réussit à nous prendre totalement à revers. Lecture une fois de plus en pleine cohérence avec ce qu’on voit et ce qu’on sent du plateau et qui va rester dans les annales. Barenboim est si heureux qu’il fait lever l’orchestre à chaque fin d’acte.
Oui pour Barenboim – encore un qui nous surprendra toujours- cette Walkyrie vaut le voyage et gagne son statut de spectacle totalement exceptionnel. Une fois de plus Lissner a gagné, une fois de plus la Scala offre un Wagner de référence, après Toscanni et De Sabata, après Furtwängler, après Karajan,après Sawallisch, après Kleiber, Barenboim entre dans la légende des wagnériens scaligères qui ont su porter l’orchestre de la Scala à la totale incandescence dédiée.
Il y a une quinzaine d’années, La Walkyrie ouvrait la saison de la Scala dans une mise en scène d’André Engel, avce Riccardo Muti au pupitre et Placido Domingo en Siegmund et Waltraud Meier en Sieglinde. Quinze ans après, Waltraud Meier est encore la lumière de la distribution, avec une voix sans doute moins éclatante, mais d’une intensité qui écrase le reste de la compagnie.
Ce qui m’a frappé c’est d’abord une mise en scène qui tranche avec le travail sur l’Or du Rhin, beaucoup plus novateur et complexe que cette Walkyrie où Cassiers après avoir posé les enjeux individuels, les enjeux de pouvoir et de passion dans l’Or du Rhin, choisit simplement de raconter l’histoire, de manière assez traditionnelle au total, au point qu’il semblerait presque que prologue et première journée n’ont pas été mis en scène par la même main. Comme Peter Stein et Klaus Michael Grüber à Paris, ce sont deux univers qui nous sont présentés, la Walkyrie se réinsérant dans une vision presque habituelle: Wotan cheveux longs et visage à moitié noirci, traces de ce noir sur les visages de Sieglinde et Siegmund, Siegmund en une sorte de trappeur, Brünnhilde et Fricka en grandes bourgeoises. Vocalement, Simon O’Neill est très honnête dans Siegmund, sans être transcendant, Ekaterina Gubanova est une Fricka solide, Nina Stemme est une très grande Brünnhilde, engagée, à la voix éclatante. Est-elle émouvante? Je verrai en salle, mais j’ai quelques doutes John Tomlinson est assez fatigué en Hunding, et pourquoi en avoir fait un homme très mur ? Assez convaincant le Wotan de Vitalij Kowaljow, mais j’aurais préféré entendre René Pape, magnifique dans l’Or du Rhin en mai dernier.
La direction de Barenboim m’est apparue moins énergique que par le passé, voire un tantinet « molle » mais toujours aussi lyrique même si je lui préfère Jordan à Paris par exemple.
Le spectacle est de grande tenue, utilise abondamment des effets video, très moderne d’apparence, avec de très belles images: le début avec le jeu d’ombre des deux héros et la vision de l’intérieur de la maison avec la cheminée qui brûle constitue un lever de rideau très poétique, le monde « vert » du second acte et le magnifique tableau de la chevauchée qui ouvre le troisième acte. il ne m’a pas convaincu en revanche dans la manière de diriger les acteurs (c’était aussi un problème dans l’or du Rhin), les attitudes restent assez conventionnelles, le second acte sans solution pour gérer ces longues scènes et ces longs récits. Bref, il me semble que si Cassiers a fait le choix de l’histoire et du récit sans prendre trop de distance par rapport rapport à l’intrigue, il n’a pas trouvé la voie d’une révélation qui nous apprendrait quelque chose de neuf sur l’oeuvre mais a choisi de travailler le visuel d’une manière particulièrement fine. En ce sens c’est décevant d’un côté, remarquable de l’autre. Mais honnêtement, il me faut attendre pour me faire une opinion définitive. Il reste qu’il ne me semble pas que cette mise en scène fasse partie des futures légendes de la scène.