Francfort est l’un des meilleurs opéras d’Allemagne, troupe solide, orchestre vraiment remarquable mené par son GMD Sebastian Weigle, titres très variés, avec des raretés fréquentes : un vrai lieu pour le mélomane curieux.
Prenons l’exemple de cet Ivan Soussanine (Иван Сусанин) présenté depuis octobre.
On a choisi non de présenter la version traditionnelle de 1836, Une vie pour le Tsar (Жизнь за царя) , la première œuvre qui marque le début de l’opéra national russe, un manifeste pour le régime tsariste à la gloire de la dynastie des Romanov, déjà assez rare sur les scènes non russes mais celle revue en 1939 par le laminoir stalinien, qui efface le Tsar et glorifie le peuple, encore plus rare et plus étonnante.
Pour mettre en scène ce spectacle, l’intendant Bernd Loebe a appelé Harry Kupfer, grande gloire de la mise en scène allemande, octogénaire, à qui l’on doit le très beau Rosenkavalier de Salzbourg, et aussi un Ring bayreuthien immense et surtout un Fliegende Holländer tout aussi bayreuthien et encore plus légendaire, qui a tenu – un défi – dix ans sur la scène de Bayreuth.
Mais Harry Kupfer est aussi un homme de l’Est, élevé à l’école de Brecht et de Felsenstein, qui a dirigé la Komische Oper. Autant dire qu’il connaît bien la mécanique soviétique.
Avec son exactitude et sa précision coutumières, il présente l’Ivan Soussanine réécrit par Sergey Gorodecky en 1939, pendant la deuxième guerre mondiale après l’invasion de l’URSS par les forces de l’Axe et en fait en quelque sorte l’opéra-spectacle de propagande à la gloire du peuple soviétique que Staline voulait, puisque Staline lui-même utilisait la musique de Glinka dans les parades et faisait même défiler sur scène d’authentiques héros de la guerre. Un siècle auparavant, Glinka en faisait un manifeste national russe, qui jusqu’à la chute du tsarisme ouvrit les saisons du théâtre impérial. Que ce soit Une vie pour le Tsar ou Ivan Soussanine, c’est bien d’un emblème qu’il s’agit, c’est bien d’un opéra-monument qu’il s’agit.
Tout va donc être lu sous le prisme de la propagande : les pauvres paysans évoluant dans les ruines, face aux méchants allemands fêtant au champagne leurs victoires sous un énorme tank, le tout se terminant sur la Place Rouge au pied du Mausolée de Lénine et devant la traditionnelle rangée de dignitaires.
Kupfer travaille avec Hans Schavernoch, son décorateur fétiche, qui imagine un beau dispositif, très poétique, assez proche par l’esthétique de celui de Salzbourg pour Rosenkavalier : une esthétique du noir et blanc, un fond gris, des cloches brisées, le portail monumental détruit d’une église, des arbres squelettiques, nuages, neige, brume.
Glinka désignait les polonais, l’ennemi héréditaire (catholique) contre lequel s’est réveillé le sentiment national russe (orthodoxe) et s’est fondée la mythologie héroïque de la construction de la nation. Du coup, l’acte « polonais » de Glinka fait évidemment penser à l’acte polonais rajouté par Moussorsgki dans son Boris Godunov. Pendant que le peuple russe crève, et que les paysans souffrent, en Pologne, on fait la fête.
Dans cette production, Kupfer a remplacé les polonais par des envahisseurs allemands après la rupture du pacte germano-soviétique, et a proposé une version mixte hélas écourtée allemand/russe (version spécifique pour Francfort de Norbert Abels et Harry Kupfer). Traduire le texte russe en allemand, pour représenter les allemands, c’est renforcer l’impression d’étrangeté et d’antagonisme et multiplier la force du spectacle. Le tank monumental qui domine la scène rappelle furieusement celui qui trônait à la frontière entre DDR et Berlin Ouest resté bien après la chute du mur et aujourd’hui disparu. Sur ce tank on a inscrit le parcours des allemands : Berlin, Varsovie, Moscou. Et sous ce tank, on danse, on valse, on boit, on chante pendant qu’on projette des vidéos de revues berlinoises qui peu à peu s’effacent pour des vues de guerre. Ceux de l’arrière, les civils allemands de la bourgeoisie proche des nazis, s’étourdissent et se distraient, en une vision si frappante qu’elle a indigné une partie du public à la Première parce que Kupfer fort durement renvoyait les spectateurs au miroir de leur histoire.
Son travail comme toujours est d’une très grande attention et précision à chaque scène, chaque mouvement et chaque geste : chez les paysans, l’utilisation des cloches brisées comme tribune devant les autres paysans compose des sortes de tableau de genre qu’on verrait bien dans des gravures. Chez les allemands, un aimable désordre, valses, conversations, toasts, petits groupes souriants traversés par des officiers qui peu à peu vont s’agiter aux mauvaises nouvelles qui viennent du front.
Le dernier acte, au fond de la forêt où Soussanine va perdre les allemands et se sacrifier sous la tempête de neige est particulièrement frappant (le monologue de Soussanine est déchirant).
Mais c’est l’épilogue, où la mémoire du héros est célébrée, qui reste l’image la plus emblématique, avec le peuple chantant au premier plan et les dignitaires soviétiques sur le balcon du Kremlin au pied du Mausolée de Lénine comme au bon vieux temps du stalinisme, du kroutchévisme, du brejnevisme. Et peu à peu, d’une manière un peu optimiste, la tribune s’efface, les dignitaires se défont de leur manteau militaire et redeviennent le peuple où hommes et femmes se mélangent sans séparation peuple Nomenklatura, comme un message riche d’avenir radieux. Une vision heureuse et ironique quand on sait que tous ces rêves ont fait long feu.
Si la mise en scène de Harry Kupfer montre comment l’œuvre de Glinka a toujours été un outil de propagande, pour le tsar à l’origine et pour le peuple soviétique ensuite dans la révision de 1939, elle montre aussi en transparence la pérennité des images du peuple russe, vu à travers sa paysannerie, et celle des exemples d’héroïsme patriotique, construits selon les mêmes schémas par le XIXème et par le XXème siècle (et pourquoi pas par le XXIème siècle de Poutine). À travers ce parti pris, Kupfer rappelle des « universaux » internes à la Russie.
En représentant, comme nous l’avons rappelé plus haut, un tank monumental et conquérant dans l’acte « germanique » (et non polonais dans cette mise en scène) il rappelle de manière opportune le « Panzerdenkmal » érigé par les soviétiques au poste frontière « Bravo » à Drewitz-Dreilinden à l’ex-entrée sud de Berlin-Ouest , remplacé aujourd’hui sur le même socle par une pelle mécanique rose, geste artistique destiné à effacer ironiquement le bon vieux T34 qui y trônait. Kupfer montre ainsi que tous les totalitarismes fonctionnent de la même manière.
Musicalement, l’œuvre de Glinka est passionnante : on remarque immédiatement qu’en 1836, le compositeur russe utilise les formes « occidentales » de l’opéra monumental (ou du Grand Opéra), avec un chœur important ( qui restera un élément central de l’opéra russe) des airs avec récitatif, air et cabalette, à la mode italienne, un ténor « ténorisant » à la mode des ténors impossibles de Rossini ou Meyerbeer, un soprano lyrique très proche de certains personnages donizettiens, un rôle de travesti (Wanja) cher au Grand Opéra comme dans Guillaume Tell (Jemmy), Les Huguenots (Urbain), Benvenuto Cellini (Ascanio) (Glinka et Berlioz deviendront très amis) , Rienzi (Adriano) et Un ballo in maschera, (Oscar) et même dans Don Carlos/Don Carlo (Thibault/Tebaldo) dernier avatar du Grand Opéra.
Mais malgré des postures musicales « à l’occidentale », le jeu mélodique, le son particulier du chœur et surtout le personnage de Soussanine, notamment dans son monologue du dernier acte nous projettent dans l’avenir de la musique russe. En réalité, oserais-je dire que la musique se « russifie » à mesure des développements de l’intrigue, et notamment quand le drame se noue, c’est-à-dire aux actes III et IV, qui font de Soussanine le héros et le centre de l’action. Ainsi donc, l’opéra évolue de scène en scène, avec un acte II qui sonne « étranger » – qu’il soit polonais ou allemand dans la mise en scène présente, avec une musique légère qui est une jolie caricature de musique facile, pour personnages sans âme, et des acte III et IV où, après l’affèterie de l’acte II, surgit l’âme russe authentique. Comme si Glinka nous montrait au premier acte qu’il peut faire aussi bien que la musique à la mode, au deuxième qu’il peut tout autant la caricaturer, et aux deux derniers il compose une musique plus « nationale » qui correspond à l’héroïsme du personnage principal et à la couleur de l’authenticité.
La réalisation musicale de l’opéra de Francfort est exemplaire : un chœur vraiment engagé, puissant (dirigé par Tilman Michael), qui sait aussi moduler les volumes dans des scènes plus « intimistes », un orchestre impeccable qui sonne sans jamais être trop volumineux ou massif, avec une vraie clarté, et des variations de couleurs entre les actes subtiles et d’une grande justesse : Sebastian Weigle débarrasse la lecture de tout ce qu’elle pourrait avoir de pathétique excessif, (l’ouverture notamment est assez retenue) mais sans excès de sécheresse; il est très attentif aux volumes, aux variations des masses sonores, avec un vrai sens des ensembles et des rythmes.
Il accompagne avec grande cohérence le propos et la version voulue par Kupfer, débarrassée des danses (sauf au deuxième acte, et à dessein), des aspects les plus martiaux, (près du tiers de l’opéra quand même), et le résultat est à l’opposé de la caricature ou du folklore, mais sec sans être rude, et clair comme une parabole.
L’ensemble de la distribution est à la hauteur de l’enjeu, d’abord avec l’Antonida de Kateryna Kasper, une héroïne féminine splendide de contrôle et de technique. Sa voix de soprano lyrique est particulièrement expressive, large, avec une vraie ligne de chant et un véritable engagement vocal et scénique. A ses côtés Wanja, rôle travesti qui convient au timbre sombre du mezzo Katharina Magiera, voix à la belle étendue, au grave profond. Très efficace au niveau scénique, elle remporte un très grand succès notamment à l’acte III où elle est d’une grande authenticité et d’une vraie fraîcheur. Je soupçonne Wanja d’être inspiré du personnage de Jemmy, fils de Guillaume Tell héroïque à sa manière également dans l’opéra de Rossini, de sept ans antérieur.
Le rôle de Sobinin est tenu par le ténor Anton Rositskiy, une voix qui, sans être large, répond aux exigences du rôle, notamment en ce qui concerne le registre aigu, bien sollicité. Le timbre n’est pas exceptionnel, mais la voix est techniquement très bien posée, sans vibrato excessif avec une ligne sûre . Non dépourvu de vaillance, son personnage n’est jamais pâle et toujours crédible.
La « star de la soirée », c’est cependant John Tomlinson, qui fut dans les années 90 l’une des basses les plus réclamées du répertoire et notamment un Wotan de référence qu’il a chanté sur toutes les scènes du monde et encore assez récemment. D’Ivan Soussanine, il a d’abord le « physique du rôle », paysan paternel, vieillard humain, chaleureux, et énergique. Cette adéquation entre un rôle et un chanteur est rare à ce niveau, mais le chanteur, à l’unisson avec le reste, débarrasse le rôle des tics que certaines basses rompues à ce répertoire peuvent promener de scène en scène. Tomlinson est sobre, il a la simplicité et le naturel voulus, il « est » plus qu’il ne « joue ». Certes, la voix accuse les années, elle bouge quelque peu, elle a aussi quelques problèmes d’intonation, notamment au premier acte, mais cela convient bien à l’incarnation d’un vieillard vibrant et engagé.
Elle a néanmoins encore ce grain sonore, caverneux, idéal ici, et une chaleur qui s’exhale et qui émeut l’auditeur ; le quatrième acte et le très long monologue qui précède la mort de Soussanine sous les coups des soldats allemands sont des moments exceptionnels d’incarnation . Un chant intense, rigoureux, un brin rugueux, d’une bouleversante humanité.
John Tomlinson trouve dans Soussanine un rôle que bien des théâtres devraient lui demander. Il y est, pourrait on dire, définitif.
Voilà donc close une série de représentations de cette oeuvre rare, présentée dans une version sans doute écourtée, mais en même temps épurée, avec une ligne dramaturgique très cohérente, et une interprétation musicale d’une grande propreté, sans décorations inutiles, sans complaisance aucune, mais ni sèche ni indifférente. Plus qu’une fresque historique, l’opéra prend sous le scalpel de Kupfer la grandeur d’une tragédie. Guettez les saisons futures de Francfort pour découvrir ce chef d’œuvre, à qui il a été rendu justice avec une rare vérité.[wpsr_facebook]