METROPOLITAN OPERA NEW YORK 2010-2011, DIE WALKÜRE de R.WAGNER, le 5 mai 2011 (Dir.Mus: Derrick INOUYE, Ms en Scène: Robert LEPAGE avec Jonas KAUFMANN, Eva Maria WESTBROEK, Deborah VOIGT et Bryn TERFEL)

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Dans le vaste panorama des Ring en cours de production dans les différents théâtres, préparant l’année 2013 qui marquera le bicentenaire de la naissance de Richard Wagner (et de Giuseppe Verdi…), on observe clairement, comme je l’ai signalé plusieurs fois, que les mises en scènes de type Regietheater, qui ont dominé les trente dernières années marquent le pas. Tout a été dit sur les rapports de pouvoir, la soif d’or, le capitalisme naissant, ou le crépuscule de Dieux laissant la place à une humanité naissante. Des grandes productions en cours d’achèvement actuellement, seul Gunter Krämer, à rebours des autres, continue d’explorer avec la difficulté que l’on sait distillant ennui et agacement, un monde dont les metteurs en scène ont tout dit. En effet, que ce soit Mc Vicar à Strasbourg, la Fura dels Baus à Florence et Valence, Cassiers à Milan ou Bechtolf à Vienne, on en revient partout au grand livre d’images que nous offrent les quatreopéras de Wagner, encouragé en cela par la révolution scénographique que permettent aujourd’hui le numérique et la vidéo. A ce titre, La Fura del Baus avait produit à Valence et Florence un travail totalement exemplaire. Robert Lepage à New York, à ce que nous avons vu de l’Or du Rhin cet automne (sur écran) approfondit ce sillon, en proposant une production hypertechnologique qui est une véritable performance scénique, technique, mais aussi musicale. Ce Maître du conte et de la magie de l’image (voir son Rossignol de Stravinski à Lyon, qu’on reverra dans la saison 2011-2012 d’ailleurs) s’est lancé dans un défi qui a mis les forces du MET à rude épreuve. Second volet de l’entreprise, la Walkyrie affiche une insolente distribution, Terfel, Kaufmann, König, Blythe, Westbroek, Voigt sous la direction de James Levine, directeur musical depuis 40 ans dans la maison.
Malheureusement, ce soir, James Levine, malade, est remplacé par son assistant, Derrick Inouye, qui va assurer la représentation de manière très satisfaisante, avec un orchestre très préparé, aux sonorités claires, limpides, et un bel engagement, notamment au troisième acte. Le premier acte en revanche a eu du mal à démarrer, tempo très lent (habituel chez Levine) manque d’éclat, et surtout manque de passion dans la deuxième partie de l’acte, mais le chant est tellement sublime qu’il emporte tout. Une direction qui suit scrupuleusement la couleur imprimée par Levine et au total, malgré la déception évidente du public, les choses se sont plutôt bien passées à l’orchestre, si évidemment on aime le style imposé par James Levine, ses tempos étirés, ses silences, ses moments d’attente, quelquefois épuisants pour les chanteurs. 

La mise en scène de Robert Lepage repose sur la puissance des images plus que sur un travail théâtral fouillé. Beaucoup de scènes se passent sur le proscenium, avec un décor fixe (forêt, toit de la maison, montagne enneigée) et les scènes de récit (notamment au deuxième acte) ne brillent pas par l’originalité, ni des mouvements, ni des gestes. La première partie du premier acte (la scène avec Hunding notamment) est assez platement réglée. Il y a cependant de beaux moments: l’échange de l’eau au tout début qui immédiatement projette le couple Siegmund/Sieglinde à l’ombre de Tristan et Isolde, les enlacements très tendres, la multiplicité des gestes de tendresse de Siegmund à Sieglinde, de Hunding à Sieglinde (hé oui, même Hunding…) de Fricka à Wotan, de Wotan à Brünnhilde ou à Siegmund mort (merci Chéreau…), tous ces personnages semblent pris au piège de leur image, et esquissent sans cesse des gestes de douceur souvent hésitants, maladroits, souvent aussi mal reçus : c’est cette tendresse maladroite (Wotan au troisième acte ne cesse d’esquisser des gestes vers Brünnhilde) qui domine à mon avis les relations entre les personnages. Robert Lepage a pris à Harry Kupfer l’idée des chevelures semblables à celle de Wotan de Sieglinde et Siegmund (qui dénoue ses cheveux au moment où il découvre que Sieglinde est sa soeur) en jouant sur la longueur et la frisure, plus que sur la couleur (comme chez Kupfer). A noter aussi la magnifique image de Siegmund portant Sieglinde dans ses bras au moment de l’annonce de la mort, de Siegmund encore caressant le visage de Wotan au moment du mourir. Dans ces échanges, des gestes familiers, voire un peu vulgaires (l’échange initial Brünnhilde/Wotan au deuxième acte, très bien conduit, plein de sous entendus, de jeux enfantins, de plaisanteries à usage interne -tout cela en trois minutes- ). Il y a donc de vrais moments de mise en scène, mais souvent avortés, tournant court, et laissant la place à de longs moments plutôt plats et sans grandes idées.
Les idées, on les trouve dans les images épiques produites par l’incroyable structure mobile ( du décorateur Carl Fillion) à la technologie d’une précision diabolique, sur laquelle se progettent tour à tour des forêts, des sommets enneigés, des laves rougeoyantes (le Walhalla) et qui est tout à la fois mur, forêt, oeil, toit, chevaux

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(chevauchée des Walkyries, applaudie à scène ouverte, où les Walkyries chevauchent les pales mimant le geste du cavalier et du cheval),

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ailes (incroyable arrivée de Brünnhilde au troisième acte sur Grane, son cheval aux ailes dorées ). Evoquons aussi l’entrée majestueuse de Wotan ou de Fricka  au deuxième acte; cette structure hélicoïdale dont les pales tournent autour d’un axe avec une redoutable précision, prenant mille formes est une trouvaille étonnante, et crée des variations  infinies. La dernière image est inoubliable,  le rocher rougeoyant est vu d’en haut, du Walhalla où Wotan est prosterné à genoux, et au fond, vu “de dessus” Brünnhilde dort, la tête en bas, dans un halo de glace au milieu du feu, telle une belle au bois dormant enchâssée dans son cercueil de verre. Prodigieux.

walkact2.1304853800.jpgActe II

On saluera donc le  livre d’images que Robert Lepage a su composer, dans des costumes (de François Saint Aubin) de conte médiéval à la Excalibur, en osant explorer des ressources scéniques inconnues d’une incroyable originalité: si ce grand livre s’était accompagné d’une lecture plus qu’exclusivement illustrative, on eût vu là le plus grand des spectacles.

Du côté du chant, il sera difficile de faire mieux, au moins pour cinq des six protagonistes:en effet, la Brünnhilde de Deborah Voigt déçoit. Non pas que la chanteuse ne soit pas engagée, ne lance pas d’aigus triomphants  notamment au troisième acte, le plus réussi pour elle, mais les parties dialoguées et plus centrales sont dites d’une voix nasale, acide, et le timbre demeure assez ingrat: il y a d’autres Brünnhilde aujourd’hui plus habitées, Stemme bien sûr, mais aussi cette jeune Jennifer Wilson entendue à Valence et qui m’avait tellement séduit. Les huit Walkyries en revanche composent un groupe puissant, très en place malgré tout ce que leur demande Lepage, et leur chevauchée est aussi un grand moment musical.
Claudio Abbado nous l’avait dit il ya douze ans ou treize ans, à Ferrare où il chantait Leporello sous sa direction: Bryn Terfel est Wotan. Il lui a d’ailleurs demandé de chanter les Adieux à Brünnhilde lors de son premier programme à Lucerne en 2003. Et de fait, Bryn Terfel est exceptionnel: la clarté de la voix, son incroyable étendue, son volume, sa diction si précise, au service d’une interprétation jamais brutale, qui donne toujours l’image d’un Dieu hésitant, agissant à l’opposé de ses désirs; par exemple, sa colère contre Brünnhilde tombe très tôt au troisième acte. Il produisait déjà cette impression dans l’Or du Rhin, et cette vision d’un Wotan déchiré en permanence, plus humain que divin, est d’une intelligence rare. Un modèle indépassable aujourd’hui.
Un modèle aussi la Fricka de Stephanie Blythe, un vrai phénomène de volume, de netteté dans l’émission, de subtilité dans la diction, de modulation vocale: sa Fricka dès les premiers mots, est installée et subjugue littéralement le public, plus de toux, plus de mouvements, la salle est tétanisée. Le Hunding de Hans Peter König, n’a rien du Hunding tout d’une pièce qu’on voit habituellement, son visage plutôt avenant, ses gestes de tendresse esquissés envers Sieglinde sont des éléments qui humanisent le personnage, la voix est somptueuse, large, profonde, et son jeu est très sobre;  il est accompagné  de sa bande toujours au loin, toujours dans l’ombre, portant des flambeaux tremblotants au début de l’acte I  et lors du duel de l’acte II.

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Quant au couple Siegmund/Sieglinde, Jonas Kaufmann/Eva-Maria Westbroek, il est proche de l’idéal: il y a douze ans, on avait Placido Domingo et Waltraud Meier, on aura aujourd’hui Kaufmann/Westbroek. Jonas Kaufmann a le timbre sombre et mélancolique qu’il faut,  il est doué d’une puissance et d’une tenue de souffle proprement incroyables, chaque mot est contrôlé, maché, modulé, respiré, et en plus il a évidemment le physique idéal pour le rôle. Eva-Maria Westbroek a la puissance (retrouvée après quelque jours de maladie), un timbre chaud, un engagement bouleversants, et une diction elle aussi exemplaire. Leurs deux voix s’unissent parfaitement, dans un jeu des corps et de tendresse qui rend leur duo du premier acte renversant: ils transfigurent à eux seuls ce moment que l’orchestre n’a pas toujours quant à lui réussi à rendre.
Au total, un spectacle sans nul doute somptueux, impressionnant, techniquement ahurissant, et vocalement exceptionnel. Néanmoins  le concept de mise en scène au delà des images reste relativement superficiel: il y a quelques idées force, mais ce n’est pas vraiment travaillé avec la profondeur qu’on pourrait attendre d’un tel metteur en scène et le propos n’apporte rien de vraiment neuf, mais sans doute est-ce voulu, sans doute l’intention est-elle de frapper le spectateur par la magie du spectacle, afin de rendre au Ring son aspect merveilleux que le cinéma a su rendre à travers les histoires de même inspiration (Excalibur, le Seigneur des anneaux), mais que la scène avait un peu oublié. Et puis il y a le chant… on essaiera donc d’aller au cinéma le 14 mai pour revoir ce spectacle, qui reste l’un des grands moments de l’année.

Voir un extrait  de l’Acte I

Voir un extrait de l’Acte II

imag0685.1304853595.jpgSaluts: Bryn Terfel au centre, Eva Maria Westbroek, Deborah Voigt entourés des Walkyries.

3 réflexions sur « METROPOLITAN OPERA NEW YORK 2010-2011, DIE WALKÜRE de R.WAGNER, le 5 mai 2011 (Dir.Mus: Derrick INOUYE, Ms en Scène: Robert LEPAGE avec Jonas KAUFMANN, Eva Maria WESTBROEK, Deborah VOIGT et Bryn TERFEL) »

  1. Merci pour ce compte rendu précis et intéressant.
    Nous ne sommes que plus impatients de voir le spectacle en salles samedi 14.
    Quelle chance vous avez eu d’être à New York dans la salle elle-même, l’effet doit en être décuplé…

  2. Vraiment votre article me réjouie car je vais voir ce spectacle demain au Gaumont-Wilson à Toulouse et je suis follement impatiente ! De plus je suis une Fan de Jonas Kaufmann que j’ai trouvé superbe Samedi dernier dans “Adrienne Lecouvreur ” … Je suis aussi une inconditionnelle de R.Wagner que j’ai découvert à l’âge de 10 Ans au Capitole de Toulouse et puis , j’ai eu le bonheur d’aller 2 fois à Bayreuth du Temps de Willan et Wolgan Wagner …. Mais je ne vais pas vous raconter ma vie pleine de milliers de souvenirs lyriques … Merci en tout cas pour cette critique si bien détaillée !!! Marie-Thérèse

  3. D’accord avec vous sur toute la ligne après avoir vu le spectacle. Seul, le timbre de Hunding, un peu “plat” (comme trop souvent chez certaines basses wagnériennes tenant les rôles de Fafner Fasolt et autre Hunding) m’a gêné quelque peu.
    Sinon, j’ai pris un plaisir immense, le niveau général était extrèmement relevé…
    Prodigieux Bryn Terfel, plein d’intelligence(comme à son habitude) dans le jeux et les intonations, au timbre cuivré et à la diction hyper dynamique dès les premières mesures.
    Fricka m’a subjugué…ma version de référence (Georg Solti) nous offrai une Fricka au timbre lourd et ennuyeux, celle-ci nous permettai de mieux saisir toute l’intelligence du personnage.
    Fabuleux Kaufmann, tout proche d’un Wolfgang Windgassen (Solti toujours)
    Emouvante Westbroek, excellente, mais à la voix légérement flottante comparée à celle de Régine Crespin plus précise.
    Extraits de la version Solti http://www.youtube.com/watch?v=uclbBgG0lMQ
    Merci pour cette analyse fort fine, judicieuse et extrèment bien argumentée!

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