Le Festival « Mémoires » de l’Opéra de Lyon, si attendu, a eu lieu avec le succès que l’on sait. Il fallait oser exhumer ces trois productions disparues, les reconstituer, et les présenter à un public qui pour l’essentiel les découvrait. Le succès rencontré, le choc esthétique et théâtral subi, à chaque fois, et à chaque fois pour des raisons différentes a montré que loin d’être des productions muséales que l’on regardait avec respect comme des pièce de patrimoine théâtral, elles ont de nouveau fonctionné pour le public, hic et nunc, sans doute prêtes à une nouvelle carrière dans leur toute nouvelle modernité-éternité…
On peut à ce propos regretter que l’Elektra de Ruth Berghaus, seule production qui n’a pas fait l’objet d’un DVD, n’ait pu être enregistrée.
Le succès n’est pas seulement dû à la force de ces travaux, mais aussi à la performance musicale, notamment celle de Hartmut Haenchen, qui a donné aussi bien à l’Elektra qu’au Tristan une densité, une profondeur, une rigueur qui a fait l’admiration de tous, et aux distributions réunies, d’un niveau exceptionnel.
Le pari est donc gagné : il y a des productions qui continuent de fonctionner par-delà les années, un peu comme les grands films qui ne meurent jamais. Mais on a tellement glosé sur le côté éphémère de l’art théâtral, sur la rencontre d’une production et d’un contexte, sur la question de la mise en scène notamment à l’opéra qu’il faut sans doute s’arrêter un peu plus sur l’émotion vive que le public de Lyon, rarement aussi enthousiaste, a pu éprouver.
Dans un blog créé et enraciné dans et par la mémoire des spectacles vus, une entreprise comme celle de Lyon ne pouvait que séduire, qui a constitué non des reprises, mais des recréations presque ex-nihilo, grâce à la présence attentive de ceux qui avaient participé à la création. Rien à voir avec une représentation de répertoire qu’on reprend d’année en année sans répétitions, comme souvent dans le théâtre allemand. C’est bien de recréation qu’il s’agit, plus que tradition du « Wiederaufnahme » germanique, la reprise retravaillée : recréation d’une fidélité maniaque pour conserver un esprit. Et de fait tout au long de ces trois productions, l’esprit n’a cessé de souffler.
Mais ce qui rend passionnante l’idée de Serge Dorny, c’est qu’elle revivifie la question de la mise en scène, c’est le côté très positif de l’entreprise, et elle pose une autre question, plus inquiétante peut-être ou en tous cas plus problématique, sur la nature du ressort qui a poussé à reprendre ces travaux.
D’un côté, cette initiative montre qu’une mise en scène peut fonctionner au-delà du public spécifique visé (Dresde 1986/Bayreuth 1993/Aix 1999 face à Lyon 2017) et au-delà du contexte, et que ces travaux, loin d’avoir épuisé leurs forces, les ont vues revigorées.
D’un autre, éprouver le besoin de ces recréations, n’est-ce pas, en creux, constater qu’on est peut-être à la croisée des chemins, à un moment où l’on a l’impression que tout a été dit, que les mises en scène, même les plus récentes et les plus marquantes, sont arrivées au bout d’un parcours.
De fait, l’incroyable choc d’une production de Chéreau en 1976, par rapport à la production ordinaire de l’époque, n’a rien à voir en terme de rupture avec celle de la génération actuelle des grands metteurs en scène par rapport à leurs immédiats prédécesseurs : Warlikowski, Tcherniakov, tout remarquables soient-ils ne représentent aucune rupture par rapport à ce qui se fait depuis une quarantaine d’année sur les scènes, seul peut-être le théâtre de Castellucci pourrait porter en lui des voies nouvelles.
Ce qui se passa en 1976 avec Chéreau à Bayreuth fut une sorte de prise de conscience que le théâtre, et le théâtre le plus contemporain entrait à l’opéra. Il y avait eu certes Wieland Wagner, il y avait eu certes à Bayreuth aussi Götz Friedrich quelques années auparavant. Mais l’effet « médiatique » de ce Ring (même si Ronconi à la Scala avait largement ouvert la voie, mais pas dans la chambre d’écho qu’est Bayreuth), fut un déclencheur qui ouvrit grand les portes des opéras d’abord allemands, puis plus largement internationaux, à une nouvelle génération de mises en scènes, qui firent dire qu’on entrait dans l’ère des metteurs en scène, manière un peu exagérée de dire que désormais, la mise en scène comptait aussi à l’opéra.
Nous sommes en 2017 et depuis 1986 (date de la Première de l’Elektra de Ruth Berghaus) quelles voies nouvelles ? Sûrement des innovations technologiques, avec l’entrée en force de la vidéo sur les scènes (depuis notamment le Guglielmo Tell de Ronconi à la Scala en décembre 1988), et désormais la vidéo en direct (merci Frank Castorf) qui en révèle les espaces invisibles. Il reste qu’au niveau conceptuel, les démarches de la plupart des metteurs en scène de la génération actuelle reste inspirée par les avancées du Regietheater, même si les aspects idéologiques ou politiques sont atténués au profit d’analyses plus psychologisantes.
Ce qu’a prouvé Serge Dorny avec son idée remarquable, c’est que ces deux pièces (rappelons que le Tristan d’Heiner Müller fut hué et critiqué à la création) sont devenues « classiques », au sens où elles ont pris une valeur intemporelle, qui interroge et fascine le public d’aujourd’hui comme celui d’hier. C’est un peu moins vrai de l’Incoronazione di Poppea, plus historiée de Klaus Michael Grüber, mais là le charme est ailleurs, stylisation d’un univers, renvoi au monde de la fraîcheur cruelle de la jeunesse, sorte de monde d’album qui nous parle encore aujourd’hui : il y a quelque chose de nostalgique qui marque le spectateur.
N’importe, les trois spectacles à leur manière reparlent au public : le théâtre ne serait donc plus cet art de l’éphémère, de l’instant fugitif qui peuple les écrits théoriques ?
Ce qui me fait un peu gamberger sur le moment théâtral que nous vivons, c’est que dans le même temps et pas seulement à Lyon, d’autres événements scéniques interrogent. À Salzbourg, au Festival de Pâques qui fête ses 50 ans, on reprend, on reconstitue la production Karajan/Schneider-Siemssen de 1967 de Die Walküre. Les cahiers de régie ayant disparu, c’est Vera Nemirova qui assure la mise en scène, et l’on reconstruit le décor avec une passionnante exposition sur cette reconstitution. À Baden-Baden, on reprend, dans une autre mise en scène il est vrai (et on pourrait dire hélas) La Tragédie de Carmen de Marius Constant (et Peter Brook). À Mannheim on fête en grande pompe les 60 ans de la production de Parsifal de Hans Schüler tandis qu’à la Scala on s’apprête à reprendre la production légendaire de Entführung aus dem Serail de Giorgio Strehler, née en 1972, tandis que La Bohème de Franco Zeffirelli (1964) continue de reprise en reprise d’y faire exploser les applaudissements au lever de rideau du deuxième acte.
Verra-t-on bientôt une tentative de faire revivre le Ring de Chéreau ou les Wagner de Wieland ? Force est de constater que si le Regietheater a dit au monde des choses que ce dernier ne voulait pas forcément entendre, on assiste aujourd’hui à des tentatives de réaction d’un côté et de célébration de l’autre : la question de la mise en scène est toujours au centre de débats herméneutiques vifs, qui cachent des prises de position idéologiques et –il faut bien le dire – une crise du public dans les opéras les plus célèbres (la Scala en est l’exemple le plus frappant). Cette crise vient aussi dans des institutions qui n’ont pas vraiment afficher de politique claire, allant de l’affichage de titres racoleurs sans vraie ligne (Alexander Pereira à la Scala) à un retour à une pauvreté scénique qu’on a confondu avec le retour à la tradition (Nicolas Joel à Paris) : on ne sent pas cette crise avec autant d’acuité en Allemagne. En France, Serge Dorny qui a résolument choisi une ligne novatrice en matière de mise en scène est très largement suivi par le public lyonnais : il est vrai que l’Opéra de Lyon plonge sa tradition d’innovation dans quarante ans d’une politique théâtrale née au TNP de Planchon, puis poursuivie à l’opéra avec Jean-Pierre Brossmann et Louis Erlo : un public cela se construit et s’éduque. Le Regietheater et les mise en scènes novatrices ne font donc pas peur partout, et que je sache, Lyon n’est pas une ville de tradition révolutionnaire…
Mais que ce soit justement à Lyon que soit affiché ce regard en arrière sur des productions mythiques, dans un théâtre qui cherche résolument des regards neufs et politiques dans ses choix scéniques est un indice : ne serions-nous pas à un moment charnière où tout a été dit scéniquement, au point que le regard en arrière devient une sorte d’échappatoire, que nous sommes devant le mur de verre au-delà duquel pour l’instant il n’y a plus d’avenir en dehors du retour: la mode nous a habitués à ces retours sur le passé, le théâtre en serait-il arrivé à ce point, dans un monde d’ailleurs aujourd’hui largement dominé par l’idée qu’avant c’était mieux…La mode vintage dans tous domaines est aussi un indice…
Par ce Festival, Dorny montre d’un côté que ce théâtre âgé de plusieurs dizaines d’années a toujours sa force et son impact sur le public d’aujourd’hui, et n’a rien de poussiéreux, mais il nous avertit aussi d’une aporie éventuelle dans lequel se débattrait le théâtre d’aujourd’hui. En ce sens le Ring de Castorf à Bayreuth n’est-il pas l’extrême d’un Regietheater au-delà duquel ou il faut radicalement changer de vision, ou bien on risque de se répéter dans la fadeur. La question est essentielle, et vient du théâtre d’opéra le plus novateur de France, et on peut le dire aussi, l’un des plus novateurs d’Europe : et si la mise en scène n’avait plus rien à dire de neuf ?
Il reste que cette question, fondamentale pour le théâtre d’aujourd’hui, se dit par l’opéra. Ce débat est plus feutré au théâtre : la question du statut de la parole au théâtre, des arts du mouvement et de la danse pose une vraie difficulté pour l’art dramatique, mais de manière moins médiatisée qu’à l’opéra. On sait que les metteurs en scène de théâtre les plus originaux viennent souvent à l’opéra au moment où ils sont déjà un peu rangés et « institutionnalisés », épouvantails auprès d’un public lyrique qui frissonne à bon compte : ce ne fut pas le cas ni de Berghaus, ni de Grüber qui assez tôt ont touché à l’opéra dans leur carrière. Et pour Heiner Müller pour qui l’expérience théâtrale procède d’une approche intellectuelle et littéraire, Tristan est d’abord expérience presque « théorique » et non « passage » à l’opéra.
Ces recréations lyonnaises et ce succès incontestable posent désormais une question bien plus fondamentale qui va plus loin que l’événement : celle du théâtre aujourd’hui, de son devenir dans un monde dont on sait les hoquets et les drames.
De ces questions, la presse allemande s’est fait l’écho, consacrant des pages entières (dans la FAZ, dans la Süddeutsche Zeitung) à l’événement lyonnais, en saisissant le sens et les potentiels. En France, la plus grande revue musicale ne s’est pas déplacée, non plus qu’un « célèbre quotidien du soir », comme on dit…ce sont des fautes lourdes, imbéciles, qui montrent combien échappent les vraies questions culturelles, au profit du contingent attrape-tout, et comment la question culturelle dans nos médias parmi les plus représentatifs (pas tous heureusement) peut-être ignorée dans ses potentialités et bafouée dans sa réalité. [wpsr_facebook]
Voir le compte rendu (David Verdier ) de cette même représentation dans Wanderer
Les souvenirs sont si vifs de cette production qui marqua tant le Festival de Bayreuth qu’on ne peut réprimer une surprise au lever de rideau. Certes, on retrouve les éclairages si troubles, si pâles, on retrouve cette impression de vide et en même temps d’enfermement, on retrouve ce hiératisme des figures, mais elles ne sont plus lointaines, et la scène n’est plus ce halo qu’on voyait de la salle de Bayreuth, et elle ne nous semblait pas si pentue.
La salle de Bayreuth n’est pas l’Opéra de Lyon, et le rapport scène-salle n’a rien à voir.
À Lyon, les effets voulus par le metteur en scène Heiner Müller et le décorateur Erich Wonder (décors reconstruits par Kaspar Glarner), ne peuvent coïncider puisque la salle est à l’italienne avec fort rapport de proximité. Le travail de Müller joue sur l’éloignement, sur des figures entrevues, presque translucides : ainsi à Lyon voyons-nous au contraire les chanteurs très près, les petits gestes, les mouvements infimes, tout ce qu’on ne voyait pas ou presque pas à Bayreuth. Il faut donc se réhabituer et ne pas superposer les images.
La question de ce festival, celle de faire revivre des productions disparues (qui fera l’objet d’une réflexion dans ce blog) était au centre des regards divers sur ce Tristan und Isolde de Heiner Müller, qui a tant marqué les mémoires des spectateurs du Festival de Bayreuth. Car il y avait à la fois dans les discussions d’entracte ceux qui avaient vu le spectacle à Bayreuth, et ceux qui n’y étaient pas : le sens du défi de Serge Dorny était bien de proposer cette production à ces derniers, évidemment en majorité (écrasante) dans la salle de l’Opéra de Lyon. Il reste qu’un certain nombre de journalistes plus mûrs avaient le souvenir de Bayreuth, ce qui ne manque pas de perturber le regard critique sur le travail de Müller vu aujourd’hui.
C’est cette idée qui pervertit le regard. La production de Müller, conçue visuellement pour une salle en amphithéâtre à vision exclusivement frontale, avec un recul physique important de la majorité des spectateurs (aussi bien au parterre que dans les loges, balcon et galerie du Festspielhaus), ne répond pas de la même manière dans une salle aussi intime (1100 spectateurs) que celle de l’opéra de Lyon, avec ses visions latérales en grande hauteur, et son parterre réduit, rapproché, à la pendance légère quand Bayreuth a une pendance forte. Car là-aussi les choses diffèrent : alors que les dimensions de la scène en largeur et hauteur sont proches de celles de Bayreuth (même si la profondeur est très différente), la pendance de la salle de Bayreuth est forte et détermine des perspectives à corriger sur la scène (en modifiant la pendance de la scène) pour avoir l’effet de plat en vision du plateau.
Dernière remarque, la mémoire pouvait être aussi pervertie par la distribution de Bayreuth, étincelante (Waltraud Meier, Siegfried Jerusalem, Daniel Barenboim). Que ces noms soient liés à une vision, à un contexte, à des souvenirs émus, c’est évident. Mais comme les chanteurs ne peuvent plus chanter ces rôles et que Daniel Barenboim est sur d’autres projets, forcément la question de savoir comment d’autres prendraient le relais se posait.
La direction de Hartmut Haenchen n’a franchement rien à envier à celle d’autres chefs, aussi (sinon plus) prestigieux. Au niveau du concept, de l’approche, de l’effet produit, nous sommes aussi sur des sommets. C’est alors une affaire de goût, une « Geschmacksache » qui n’a rien à voir ni avec la production ni avec le rendu réel de l’œuvre. Enfin, l’insertion de nouveau chanteurs dans la production, avec le niveau pointilleux de la reconstitution à laquelle a procédé l’Opéra de Lyon, n’a pas été à mon avis problématique, c’est je le répète, la position relative du spectateur à Lyon qui peut faire penser que la direction d’acteurs et que le jeu sont différents. Mais les chanteurs se sont bien insérés dans l’exigence de Heiner Müller, retranscrite par son collaborateur de toujours Stephan Suschke à qui avaient déjà été confiées les reprises de la production à Bayreuth après la disparition de Heiner Müller en 1995.
Les regrets éternels ne peuvent faire office de critique : je suis moi-même traversé par les images de Bayreuth, et j’ai par ailleurs d’autres souvenirs tenaces qui pervertissent quelquefois mon jugement (Nilsson dans Elektra par exemple). Fallait-il laisser inviolée une production qui avait autant frappé, musicalement et scéniquement, au nom de l’œuvre d’art éphémère qu’on emporte avec soi dans les labyrinthes de sa mémoire ? C’est une discussion possible, mais le spectacle que nous avons vu à Lyon est aussi fascinant tout en étant autre. Pour moi la réponse est donc claire.
Ce qui marque dans cette production, c’est justement son caractère lointain et éthéré, une manière de reproposer le mythe sans rien qui soit anecdotique ou trivial. À peine un meuble (le fauteuil éculé sur lequel git Tristan au troisième acte), et pour le reste des signes. L’espace est clos, mais en même temps translucide et vaporeux, léger, avec des éclairages (l’immense Manfred Voss, repris ici par Ulrich Niepel) qui jouent sur de faibles, très faibles contrastes, et qui caressent la scène plutôt que l’éclairer, et des matériaux qu’on suppose très peu « matérialisés » justement (tissu, tulle) qui rappelleraient l’architecture japonaise. On a souvent interrogé Heiner Müller sur son rapport au travail de Wieland Wagner, dont il disait n’avoir vu que des photos, mais ce rapport est bien ce qui ressort dans l’imaginaire du spectateur qui n’a pas vu les mises en scène bayreuthiennes de Wieland. On avait le souvenir d’êtres tout aussi lointains, désincarnés, comme dans un univers déjà au-delà, comme dans ce deuxième acte nocturne où la lumière d’un bleu profond épouse et caresse une armée de cuirasses, témoins muets, rappelant un monde de chevalerie que la légende même de Tristan met à mal, dont la variation des éclairages montre quelquefois, émergeant, trois ou quatre cuirasses qui figureraient ces témoins tapis. La cuirasse, un objet particulièrement identifiable, qui pourrait renvoyer à quelque concrétude, est ici elle aussi désincarnée, abstraite : les personnages circulent dans cet univers d’une manière géométrique et semblent émerger d’un champ (cela m’a fait penser en revoyant la scène, au magnifique champ de coquelicots du Prince Igor vu par Tcherniakov) comme si ces cuirasses n’étaient plus que des traces d’un monde jadis végétal, mais aujourd’hui métallisé d’où toute nature s’est envolée. La puissance de l’image est telle que le souvenir qu’on en a de Bayreuth et ce qu’on en voit sont ici presque congruentes.
On avait oublié un premier acte dont les espaces de jeu sont délimités par des rais de lumière et des taches de couleur, par des espaces géométriques seulement tracés par la lumière comme si les personnages étaient enfermés, certes, mais par des lois, des règles indistinctes et impossibles à figurer. Cette fixité, la manière aussi dont les personnages se meuvent, la lumière pâle d’un soleil qui n’ose être franc contribue à cette ambiance étrange, qui rappelle quelque chose du théâtre Nô (les costumes sont d’ailleurs du japonais Yohji Yamamoto). Les personnages sont-ils d’ailleurs des personnages, tant le jeu des ombres et des lumières nous empêche de les toucher, tant les mouvements sont contraints et limités, tant tout charnel est absent de cette vision, qui pourtant est bouleversante, parce que dans cette fixité, tout mouvement prend un relief immédiat. L’apparition de Tristan à l’acte II, dans l’ombre, côté jardin, semble être une apparition en transparence, par la subtilité des éclairages, et peu à peu la silhouette se précise et entre dans le champ.
Le lever de rideau à l’acte III est un moment magnifique « comme avant »: le rideau se lève très lentement, sur un univers uniformément gris, au sol jonché de gravats, au point que le fauteuil où gît Tristan semble être un rocher. Le costume de Tristan et de Kurwenal, les mêmes, mais l’un noir (Kurwenal) l’autre gris (Tristan) se fondent avec l’ensemble. On avait le souvenir de cette scène terrible, et elle surgit de nouveau, telle quelle, dans sa misère qui repend à la gorge. On a du mal à identifier les costumes à première vue, et de loin à Bayreuth ils n’apparaissaient pas avec cette précision, ce sont des redingotes déchirées (avec gilet et chemise) qui furent des « habits », et qui ne sont plus que haillons de ce qui fut : constat d’une déchéance qui ferait presque surgir les deux personnages d’un univers à la Beckett. Entre l’image noble des cuirasses de l’acte II, image d’ordre, image rangée, référencée, colorée et les gravats universels du III, il y a toute la béance du malheur.
Seule l’apparition d’Isolde va changer cet univers au final, d’abord revêtue d’un lourd manteau gris – encore – dont elle va recouvrir le cadavre de Tristan, puis d’une robe grise aussi, pendant la bataille finale où elle reste d’une fixité statufiée, comme déjà abstraite. Pour la Liebestod, le décor prend des couleurs dorées (magnifique impression du mur qui discrètement passe du gris à l’or), et Isolde se débarrasse de sa robe terrestre pour ne garder que sa robe dorée et céleste, éclairée, cérémonielle, qui brille au loin, couleur d’un soleil qui accueille les morts chez les égyptiens ou les incas, couleur d’une transfiguration finale dont on gardera longtemps l’image. Un deuil qui entre de plain-pied dans le mythe.
C’est bien ces univers à la fois différents et unifiés par la forme et les matières utilisées, et surtout par des éclairages qui déterminent complètement une ambiance, par leur imprécision (comme la différence entre peinture au dessin et peinture à la couleur) qui donnent unité à l’ensemble. Alors, on rentre peu à peu dans cet univers, très inhabituel, et qui propose un spectacle autre par la nature différente des deux salles, et semblable parce qu’il prend le spectateur à la gorge, comme il le prenait à Bayreuth.
L’autre gageure était d’oser une autre distribution, tant celle de Bayreuth avait marqué, avait incarné cette production. Il fallait oser une autre Isolde que celle mythique de Waltraud Meier, un autre Tristan et oser un autre chef. À la luxuriance, la tension dramatique, la couleur de Daniel Barenboim, succède le hiératisme de Hartmut Haenchen. Hiératisme parce que Haenchen comme pour son Elektra travaille la partition, sans y ajouter des intentions, mais laissant la musique dire ce qu’elle a à dire, en n’accélérant jamais le tempo, en veillant à une très grande clarté de la lecture, où l’on constate une fois de plus le travail approfondi mené avec l’Orchestre de l’Opéra de Lyon, qui sonne comme rarement on l’a entendu. Cette fois-ci dans la fosse, car contrairement à ce qu’on pense, point n’est besoin d’un orchestre géant pour Tristan, l’acoustique relativement sèche de la salle correspond trait pour trait à la direction musicale. Une direction qui ne laisse pas échapper une note ni un instrument, qui soigne le fil continu, sans exagérer jamais les aspects dramatiques, mais sans jamais rendre l’œuvre plate ou uniforme (si l’on peut rendre plat un Tristan). Par rapport à Parsifal, Haenchen a peu dirigé Tristan et d’une certaine manière son approche est encore neuve, elle est au moins autre, et sans doute pour mon goût plus convaincante que son Parsifal (aussi bien à Paris qu’à Bayreuth d’ailleurs), dès le premier accord, celui si fameux, les choses sont en place et on comprend que ce sera une grande chose. Peut-être le moment le plus réussi, celui qui est le plus lacérant aussi est le prélude du troisième acte, tout à fait extraordinaire. Une chose est sûre en tous cas, Hartmut Haenchen a réussi à mener l’orchestre de l’Opéra de Lyon à des sommets, aux cordes extraordinaires, avec un son très maîtrisé, sans scories aucunes, et une remarquable précision. Un orchestre cristallin, limpide, d’une clarté qui fait contraste avec l’univers indécis de la scène, cet univers où les personnages évoluent sans se regarder, marchent comme des automates (Tristan au premier acte), dans un espace vide où les formes font lumière, et d’où résonne d’un son franc, net, et d’où émergent les merveilles de la partition. C’est ce système de correspondance baudelairienne, où les couleurs et les sons se répondent chacun dans leur ordre, qui fascine, comme si l’un alimentait l’autre en une ténébreuse et profonde unité.
Très différent de l’approche de Kirill Petrenko dans cette même salle, avec un orchestre qui a magnifiquement progressé grâce au travail de Kazushi Ono, Hartmut Haenchen propose donc un Tristan complètement convaincant parce qu’une fois de plus jamais narcissique, jamais sirupeux, préférant le Bauhaus à l’univers du Palais Garnier et n’invitant jamais l’auditeur à se rouler dans les volutes sonores et moirés d’un Wagner bourgeois à la Thielemann. Et il en sort un Tristan d’une grandeur simple, d’une infinie tristesse et d’une infinie lumière.
On attendait aussi la distribution, qui proposait l’Isolde et le Roi Marke de 2011, Ann Petersen et Christof Fischesser, et une prise de rôle dans Tristan, celle de Daniel Kirch, ainsi que dans Brangäne chantée par Eve-Maud Hubeaux, jeune et valeureuse chanteuse française dont on entendra parler. Une distribution qui a montré qu’il est inutile d’afficher les gloires du moment pour faire un bon Tristan.
Annoncée souffrante, Ann Petersen a donné un exemple à suivre de chant maîtrisé, jamais pris en défaut même si çà et là on sentait que la voix n’était pas au mieux de sa forme, mais sans jamais rater un aigu ou faire défaut de projection ou de couleur. Les difficultés d’ailleurs ne se notaient pas aux aigus, clairs, bien projetés, maîtrisés, mais plutôt à la ductilité dans les parties centrales. Peu importe au fond, tant elle a su donner au personnage son poids, avec l’avantage, pour ceux qui avaient déjà vu le spectacle à Bayreuth, ou même en vidéo, d’avoir physiquement certaines ressemblances avec Waltraud Meier… On est surtout admiratif du travail sur le texte effectué avec le chef, qui donne à son interprétation une grande profondeur et une très grande expressivité. Dans une mise en scène où le corps s’exprime a minima, tout le poids doit être donné par le dire : et chaque nuance, chaque intention est donnée, chaque mot est sculpté, dans un chant jamais hurlé, jamais excessif. Nul doute qu’Ann Petersen, qui propose une interprétation plus élaborée et encore plus approfondie qu’il y a six ans avec Kirill Petrenko, peut être considérée parmi les Isolde qui comptent, plus dignes d’intérêt que celles de certaines stars plus en vue parce que plus appuyées sur la couleur et le texte que sur la puissance vocale.
La distribution telle qu’elle a été constituée est contrastée, et peut-être moins homogène que ce à quoi l’Opéra de Lyon nous a accoutumés. Le choix de Daniel Kirch comme Tristan (une prise de rôle) pouvait se justifier car c’est un chanteur qui fait une honorable carrière en Allemagne ; je l’avais vu dans Die Meistersinger von Nürnberg à Karlsruhe et sa prestation était convaincante. Mais Walther n’est pas Tristan.
D’abord, se préparant sans doute au redoutable troisième acte, il semble être un peu inhibé dans les deux premiers, avec une voix moins projetée, qui provoque un décalage avec la voix d’Ann Petersen notamment pendant le duo du deuxième acte, et surtout sans vraiment colorer, sans vraiment interpréter ni travailler sur le texte, souvent monocorde et inexpressif. Certes il chante, sans scories, mais sans personnalité, d’une manière très grisâtre et sans grande imagination, malgré un joli timbre et un grain vocal intéressant.
Au troisième acte, la voix est indiscutablement mieux projetée, mais le long texte reste dit de manière plutôt plate, sans vrais accents, et presque un peu ennuyeuse. Je le souligne à nouveau : il ne fait pas de faute de chant particulière, mais il propose un chant sans particularité ni caractère, et c’est évidemment problématique dans une mise en scène où le dire est si important.
De plus Daniel Kirch manque un peu de cette tenue scénique, qui exige une raideur qui marque l’Isolde d’Ann Petersen, et qui marquait aussi jadis l’attitude de Siegfried Jerusalem, presque statufié. Ainsi donc, même scéniquement, notamment au premier acte, il semble mal s’insérer dans l’ambiance voulue par la mise en scène, mal se conformer à cette rigidité qui doit être le caractère de ce début.
Magnifique surprise en revanche la Brangäne d’Eve-Maud Hubeaux, jeune mezzo française née à Genève, à la voix vibrante, magnifiquement projetée, au timbre plutôt clair (qui lui permettra de chanter Eboli la saison prochaine sur la scène de Lyon) qui paraît au premier acte un peu hésitante, mais qui prend de l’assurance dans un magnifique deuxième acte. Le texte est dit avec grande précision, le volume est réel, mais jamais exagéré. Tout cela est bien contrôlé. Une chanteuse qu’on va suivre avec beaucoup d’intérêt.
Le Marke de Christof Fischesser est remarquable, qui travaille le texte avec une grande finesse et une grande intelligence, dont la voix jeune donne au personnage une couleur inattendue sur toute la tessiture. La prestation est aussi bien du point de vue de l’interprétation et de l’expression que du point de vue strictement musical un modèle de contrôle et de raffinement. Il me semble aujourd’hui encore supérieur qu’à Lyon lors de la dernière production de Tristan en 2011, où il était déjà un Marke notable. Il a moins chanté Marke que d’autres rôles (on l’a vu notamment en Pogner à Munich dans les derniers Meistersinger), mais nul doute qu’il va vite devenir un Marke de référence.
Alejandro Marco-Buhrmester, le Günther de Castorf, annoncé aussi souffrant, était Kurwenal. Certes, la voix n’avait peut-être pas face à l’orchestre la projection habituelle et l’artiste s’est un peu ménagé. Il reste que là où peut-être la force manquait – et encore-, l’intelligence du chant a suppléé car ce Kurwenal était très attentif à chaque mot : il faut saluer l’expressivité, notamment pendant le magnifique troisième acte où il est presque un double de Tristan, dans le même costume en haillons, partageant avec lui la misère et l’attente. La question du double qui se pose au troisième acte était d’ailleurs aussi centrale au premier acte, où à Brangäne/Isolde au premier plan, répondait dans l’ombre au fond de la scène Kurwenal/Tristan, aux attitudes similaires, accroupis au fond dos à dos tels un groupe sculpté d’une statuaire antiquisante. Alejandro Marco-Buhrmester est un artiste remarquable, doué d’une voix au timbre chaud, d’une émission impeccable et faisant toujours preuve d’un souci notable de la couleur. Malgré le refroidissement, la prestation fut à la hauteur de l’enjeu.
Thomas Piffka était Melot ; très souvent dans les distributions, le rôle est un peu sacrifié : c’est le méchant, le traître et il intervient au total de manière très limitée. Mais on sait que quelquefois ce type de rôle peut déparer une distribution par ailleurs construite et soignée. C’est ici ce qui se passe, où ce Melot à la voix grinçante, à la limite de la justesse, aux attaques hasardeuses et à l’expressivité inexistante gâche un peu l’ensemble par des interventions décalées (deuxième acte !). Autant la veille dans Aegisth cela pouvait passer, car Aegisth est un rôle de caractère auquel on peut donner une couleur vraiment caricaturale, autant dans Melot cela ne passe pas et on a vu la différence quand un Melot est vraiment bon (au TCE et à Rome par exemple, la saison dernière avec le Melot de Andrew Rees). En revanche, rien à redire des « petits » rôles, Patrick Grahl (ein Hirt, ein junger Seeman) et Paolo Stupenengo (qui appartient au chœur) dans le Steuermann.
Il reste qu’en dépit de quelques problèmes de distribution, tant le rendu de l’orchestre que la force de la production font de ce Tristan un très grand moment d’opéra avant que de nostalgie, et que l’opération, difficile est une réussite à porter au crédit de la magnifique idée de ce Festival.[wpsr_facebook]
Voir aussi la critique de David Verdier dans Wanderer
Après un magnifique Couronnement de Poppée de Klaus Michael Grüber, voilà la stupéfiante Elektra de Ruth Berghaus, je mets en avant les metteurs en scène et non les compositeurs, parce que la force de l’idée de ce festival « Mémoires », c’est la célébration de la mise en scène comme révélation d’une œuvre. En sortant de l’Elektra triomphale de Lyon, qui faisait renaître un spectacle né en 1984 à Dresde, aux temps de la DDR – é!ément déterminant – et disparu en 2009 en pleine santé, même si la production jouée près de 80 fois avait fait son temps à la Semperoper, se confirme l’idée qu’il y a des mises en scène qui sont des œuvres dont la puissance jamais ne s’éteint. Nous avons la chance avec Elektra d’être devant un opéra rarement médiocre musicalement, un peu plus souvent scéniquement.
Ce que nous montre Berghaus, c’est le Regietheater, dans sa grandeur brechtienne, avec son effet immédiat sur le public, y compris physique, et ce que nous montre le spectacle dans son ensemble, confié musicalement à Hartmut Haenchen qui créa la production à Dresde, c’est que le travail conjoint metteur en scène-chef d’orchestre, lorsqu’il est profondément lié à une construction conceptuelle partagée, aboutit au chef d’œuvre. On m’accusera sans doute de superlatifs inutiles et répétitifs, mais le spectacle que nous avons vu à Lyon dépasse tout ce que nous avons vu récemment en matière d’Elektra, et que le travail musico-scénique effectué place cette production (de 1984) au-delà de ce qui s’est fait depuis, y compris ce qui s’est fait de meilleur.
La direction de Hartmut Haenchen se place dans la lignée des Böhm, des Barenboim, des Abbado, nous sommes à un très haut niveau, fait de rigueur et de simplicité : on joue les notes, des notes qui se suffisent à elles-mêmes et qui ne sont pas surjouées : apparaît alors l’extraordinaire construction de la composition straussienne, sa subtilité, ses moments retenus, son lyrisme, son extrême raffinement : et l’orchestre de l’Opéra de Lyon a été mené au sommet par ce chef à la rigueur bien connue et à la disponibilité infinie envers les musiciens. Et on voyait le chef, au geste épuré, mobile mais pas trop, et en tous cas jamais spectaculaire, qui était l’autre personnage de l’œuvre, parce que la mise en scène de Berghaus fait de l’orchestre un personnage, un ensemble d’acteurs dans un dispositif de théâtre sur le théâtre, dans un dialogue visible avec les chanteurs, dont les modulations épousent celles de l’orchestre, qui jamais ne les couvre, dans un dispositif où, sur scène, chacun doit veiller à contrôler le volume. Les chanteurs la plupart du temps perchés sur le décor-plongeoir de Hans Dieter Schaal devaient à la fois jeter un œil sur le chef, plus bas, chanter vers la salle, et jouer dans un espace de quelques mètres carrés.
On aurait pu croire que le volume de l’orchestre aurait couvert et tout emporté comme un tsunami sonore : il n’en est rien et ce n’est pas là la moindre surprise que de voir l’énorme phalange réussir à maîtriser les volumes : on sait que c’est l’impossibilité de mettre tout l’orchestre en fosse à Dresde qui est à l’origine du dispositif scénique, et que sa reprise à Lyon a été suggérée par Hartmut Haenchen parce que la fosse de Lyon ne peut accueillir non plus Elektra en fosse. Le chef réussit à jouer sur les contrastes sonores, et sur le contrôle du son jusqu’au presque rien et à l’ineffable en ne faisant que ce qui est écrit, sans jamais chercher l’effet. L’orchestre de l’Opéra de Lyon dans cette production n’a rien à envier à d’autres phalanges plus prestigieuses, ou médiatiquement plus favorisées. C’est un travail de joaillerie époustouflante qu’a effectué Hartmut Haenchen, et en même temps un travail d’une rare « objectivité », quelque chose de la Neue Sachlichkeit de la fin des années vingt (encore les années Brecht), une entreprise qui projette l’œuvre de Strauss dans son futur et puisque Haenchen lui-même déclare qu’Elektra est l’irruption e Strauss dans la musique contemporaine : nous sommes aux antipodes d’une direction narcissique, qui ferait du son pour le son, qui nous montrerait le chef au miroir de son ego. Il y a là les notes, dans leur sécheresse et jamais sèches, prodigieusement tendues, et il y a là volonté de ne rien « surfaire », et tout aboutit à une multiplication de la tension, un peu comme le chef Hermann Scherchen mettait les salles à genoux par un Boléro de Ravel métronomique et sans autre effet que l’exécution des notes dans leur agencement sans jamais accélérer les tempi ou le volume. Haenchen impose une Elektra autosuffisante, dans un dispositif scénique où les musiciens deviennent des profils d’une œuvre et non des outils pour l’œuvre.
Le dispositif scénique donne la première place à l’orchestre, masse imposante à vue qui s’interpose entre le spectateur et les chanteurs qui émergent de la mer des instruments: les rares fois où les chanteurs chantent au bas du décor ils sont derrière l’orchestre et deviennent des ombres dont le chant est étouffé par la masse, voire disparaissent dans l’anonymat de l’orchestre, et là aussi, le jeu scène-orchestre est impressionnant. C’est bien cette articulation entre le dispositif scénique et ses exigences en arrière-plan, devant un cyclorama, avec l’orchestre au premier plan, qui produit un effet inattendu, et sans doute voulu celui d’un orchestre accompagnant un film muet.. Le cyclo derrière le décor, le jeu des ombres, les mouvements et les gestes même des chanteurs (Clytemnestre !) rappellent en effet les films expressionnistes muets (un comble dans une œuvre à l’énorme volume sonore): le monde même qui a vu naître la vocation de Bertolt Brecht.
Car le travail de Ruth Berghaus, reconstitué par Katharina Lang (Staatsoper Berlin), est un travail multipolaire, qui s’intéresse à l’histoire d’Elektra, qui s’interroge sur le sens du mythe, en 1984 en République Démocratique Allemande, dans une Allemagne encore séparée en deux, où les créateurs de l’Est commencent à travailler (ou émigrer) à l’Ouest.
Berghaus a fait quatre Elektra : à la Staatsoper de Berlin (appelée alors Deutsche Staatsoper) en 1971, puis à Mannheim en 1980. A Dresde en 1984, le théâtre de l’Est au plus grand prestige qui avait vu naître l’Elektra de Strauss accueille celle est alors l’une des stars de la mise en scène, déjà accueillie à l’ouest et toujours contestée, qui a dirigé le Berliner Ensemble à la mort d’Hélène Weigel en 1971, et qui depuis 1980 travaille aussi à l’ouest, puisqu’elle n’a plus de charges officielles en DDR. C’est Ruth Berghaus qui commence à mettre en scène les textes de cet autre auteur de la DDR qu’est Heiner Müller. En 1984, elle s’intéresse désormais uniquement à l’opéra, elle qui fut d’abord chorégraphe, puis metteur en scène de théâtre. Elle fera une dernière Elektra à Zürich en 1991.
Mais la production de Dresde reste sans doute la plus marquante, à cause de la solution scénique globale qu’elle adopte avec Hans Dieter Schaal, le décorateur qui va travailler avec elle sur une dizaine de productions, une solution originale et impressionnante, percher les chanteurs sur un plongeoir en béton, mettre l’orchestre en dessous comme une « mer musicale », un plongeoir qui est en même temps une sorte de tour de guet où veille jalousement une Elektra chienne de garde dont c’est le domaine.
Quand le rideau se lèvre, très lentement, et fait découvrir les pieds, puis les jambes des musiciens assis, puis l’orchestre dans son ensemble puis le plongeoir sur toute la hauteur de scène (de fait les surtitres sont latéraux), l’image est déjà impressionnante en soi, puis saisissante lorsqu’on voit les servantes chassant les mouches d’un lieu encore malgré le temps passé baigné des remugles sanglants du meurtre d’Agamemnon : ce plongeoir, c’est le lieu de l’assassinat. On sait en effet qu’Agamemnon est tué dans son bain. Et du bain au plongeoir, il n’y a qu’une logique brechtienne à interpeller. La construction de béton est abandonnée, avec son armée de servantes qui chassent les mouches d’un espace, devenu tombeau abandonné, le Tatort, lieu du crime auquel Elektra s’accroche et qu’elle protège, installée et attachée par des cordes, comme un chien, et réfugiée dans le coin droit, seul endroit sans rambarde, où le béton est brisé dont on imagine bien que c’est là que le crime a eu lieu. Cet appendice de béton donnant sur le vide, c’est son espace, elle y monte et elle s’y couche, comme le chien sur la tombe de son maître, c’est ainsi couchée, regardant sa mère Clytemnestre perchée en haut du décor que débutera leur dialogue.
Lorsque les servantes dans la première scène l’évoquent sans aménité, elle erre entre elles, presque l’une d’elles, en robe grise, pendant que le spectateur observe en haut à gauche une silhouette qu’on pourrait croire prête à intervenir, qui est une représentation d’Elektra, une statue acrotère d’un temple, accrochée en position d’amazone, comme si elle était en fuite. Cette image fixe accentue le sens désespéré de l’histoire : elle évolue au premier niveau, sur une plateforme de quelques mètres carrés qu’elle ne peut parcourir puisqu’elle est attachée ;mais au deuxième niveau, il y a une sorte de vigie centrale et cette image d’Elektra fuyant, fixe un mouvement immobile, celui d’Elektra, l’héroïne impuissante qui fait tout faire par les autres (Oreste, Chrysothémis).
Peu d’outils, aucun élément anecdotique, mais seulement du symbolique : Clytemnestre aux cheveux roux, vaguement sorcière avec son long sceptre-bâton qu’elle va ficher dans la niche centrale du décor, en réalité le sceptre d’Agamemnon, rappelant ainsi le rêve que Chrysothémis raconte à sa sœur dans la tragédie de Sophocle : On dit que Clytemnestre aurait vu notre père à nous deux reparaître devant elle et qu’il aurait planté dans notre foyer le sceptre qu’il portait jadis, avant qu’Égisthe le lui eût pris. De ce sceptre alors aurait jailli une jeune pousse capable de couvrir à elle seule de son ombre toute la terre de Mycènes. Tel est le récit que je tiens d’un homme qui se trouvait là lorsqu’elle exposaitson rêve au Soleil. (Le récit existe aussi chez Euripide).
Ce geste spectaculaire de Clytemnestre, qui plante le sceptre dans la niche, intervient juste avant qu’elle ne descende de sa vigie pour entamer son monologue Ich habe keine gute Nächte. Ce geste va faire de ce long sceptre le regard d’Agamemnon sur toute l’œuvre, qui s’éclairera une fois le double meurtre accompli. Autre détail : la hache qu’Elektra cherche est figurée par une pièce de bois rectangulaire, rouge comme le sang, comme le couvercle ensanglanté d’une cache.
Quand Oreste arrive il est vêtu dans le même gris que sa sœur, dans la fraternité terrible unie dans la vengeance et dans le sang..
Nous sommes dans un univers symbolique, distancié, un univers vaguement effrayant avec ses ombres portées, avec ses éclairages (magnifiques) de Ulrich Niepel, très mobiles qui changent de couleur, qui sont tour à tour crus ou chauds, et qui rendent le spectacle fascinant, comme la coloration écarlate du cyclo à la fin, quand le sang de nouveau a coulé dans le palais d’Agamemnon et que tout est accompli.
Mais nous sommes aussi dans un univers où tout obéit au livret de Hofmannsthal, sans aucune initiative qui en transformerait le sens. La scène initiale des servantes, dont la conversation porte sur Elektra, clairement comparée soit à un chat sauvage au début puis à la fin comme une chienne, se termine par une sorte de rituel où deux servantes lui enfilent un manteau-camisole, qui dissimule son corps et ses mains, c’est ce manteau qui est attaché, comme si enfiler le manteau lui donnait après la scène des servantes, le rôle théâtral qu’elle doit jouer et qu’on veut qu’elle joue, comme si Elektra jouait un rituel au quotidien, entrait en scène au quotidien pour jouer son rôle de chienne attachée à sa niche-tombeau, comme si seule l’animalité pouvait la qualifier. D’ailleurs, dès qu’Oreste a accompli ce qu’il doit, elle se libère et abandonne son manteau. Cette ritualisation renvoie Elektra et l’ensemble des Atrides à une composition huilée où les costumes (de Marie-Luise Strandt) fixent les fonctions : Elektra et Oreste en gris, de ce gris même du cyclo, Chrysothémis en jaune (chryso…en or), et Clytemnestre en rouge, mais d’un rouge jamais éclatant, couleur de sang séché, avec cette longue étole dont Elektra va s’envelopper, comme si elle s’enveloppait dule sang paternel . On reconnaît bien là l’approche déictique et didactique chère à Brecht.
Autre élément de fidélité à Hofmannsthal, le rire de Clytemnestre à la fin de l’entrevue avec Elektra est l’un des plus longs et des plus spectaculaires qu’on ait entendus (Et Lioba Braun s’en donne à cœur joie), mais nous sommes aussi dans un univers où Elektra se donne toujours à voir, perchée au-dessus du volcan ou de l’océan sonore comme rappel de l’inexorable. Dernier élément hautement symbolique, qui apparaît à la scène finale, pendant qu’Elektra meurt enveloppée du manteau d’Egisthe, Oreste et Chrysothémis guettent quelque chose au loin, comme si le drame qui venait d’exploser en son moment paroxystique annonçait une suite, comme si alors ce plongeoir qui était mémoire et exclusivement mémoire devenait cette tour de guet où l’on guette un futur qui ne vient pas (à la manière du Rivage des Syrtes, de Julien Gracq), subtil moyen pour Berghaus de souligner la période, l’avenir incertain des républiques du bloc oriental, et l’attente anxieuse de la suite (nous sommes cinq ans avant la chute du mur). Oreste ne cessera de guetter de haut en bas du décor, avant de disparaître, guetteur vain d’un monde incertain.
Comme on le voit, comme sur ce plongeoir il y a plusieurs étages et plusieurs niveaux, il y a plusieurs éléments qui s’imbriquent. De la libération mortifère d’Elektra à une libération aux contours incertains, qu’on attend et qu’on ne voit pas venir.
J’ai d’abord voulu évoquer la performance époustouflante de l’orchestre, puis la mise en scène, parce que l’orchestre en scène devient le foyer sur lequel se concentrent les regards et le fonctionnement du spectacle : ce spectacle prodigieux exige une direction aussi austère que le dispositif scénique, sans volutes, une direction qui sans jamais être plate ou sans âme, vibre de la seule force d’une musique déchainée qui quasiment fait naître ou surgir le drame sans jamais seulement l’accompagner. Tel est le travail de Haenchen.
A ce couple chef-mise en scène répond l’engagement d’une distribution vraiment exceptionnelle par son intelligence : dans une œuvre où on a souvent l’impression qu’il suffit de voix énormes pour que tout passe, c’est l’inverse qui se produit, tout passe parce que les voix d’abord chantent et souvent subtilement.
C’est bien là la surprise de la soirée. On s’attendait à un ouragan sonore, et on a le son, sans l’ouragan. Une prosopopée du son qui se dresse devant nous et qui nous fascine, nous implique totalement, tant le texte, tant les subtilités de la partition nous atteignent en direct, droit au but. Ce travail sur le texte, c’est évidemment la direction musicale qui le détermine, parce qu’elle veille avec rigueur et précision pointilliste à ce que les chanteurs ne soient jamais couverts, malgré l’écran orchestral au premier plan. Bien sûr, la position élevée des chanteurs le permet, mais l’impression qui ressort est bien un travail de projection particulièrement élaboré.
Déjà, les servantes, qui bougent de haut en bas, s’entendent chacune avec un timbre et un volume particulier, et la cinquième servante, la plus jeune et la seule qui défende l’héroïne, avec un regard qui rappelle celui de Kundry vers Parsifal « Ich will die Füße ihr salben und mit meinem Haar sie trocknen », est d’ailleurs très crânement chanté par Marianne Croux. Voix claire, haute, magnifiquement projetée du haut même où Elektra veille habituellement.
Les rôles de complément, le précepteur d’Oreste (Bernd Hofmann), jeune et vieux serviteur (respectivement Patrick Grahl et Paul Henry Vila) s’insèrent de manière fluide dans le flot sonore et toutes les servantes, dans ce chœur très diversifié soit dans l’expression soit dans le volume n’appellent aucune remarque. Thomas Piffka dans Egisthe a la voix un peu abîmée qui convient, mais on y aimerait pour ces courtes interventions plus de caractère et plus de manière, on aimerait un chant grinçant, on a un chant sans âme. L’Oreste de Thomas Fischesser est remarquable : son timbre clair et chaud, à la couleur juvénile, la projection impeccable, la diction et l’articulation exemplaires font de son intervention et notamment son duo avec Elektra un moment clé, tant les deux voix se répondent, entre l’urgence (Elektra) de l’une et l’étrange sérénité de l’autre. On se souviendra aussi longtemps de la manière lente dont il s’éloigne, traversant comme suspendu et étranger les transes des deux sœurs et l’agitation des servantes et de l’orchestre déchainé, et disparaissant lentement tantôt dans la lumière et tantôt dans l’ombre, en guettant on ne sait quoi dans une fixité hallucinée.
La Clytemnestre de Lioba Braun secoue aussi le spectateur, d’abord par ses cris bestiaux au moment où Oreste la frappe, mais aussi par son rire convulsif à la fin de la scène avec Elektra : elle a su rendre parfaitement l’errance du personnage entre humanité et bestialité, entre tension angoissée et recherche désespérée d’apaisement. Lioba Braun est une vieille connaissance de la scène allemande, une de ses artistes qui n’a jamais été de premier plan, même si elle a chanté un peu partout les grands rôles du répertoire, dont Brangäne dans production Heiner Müller/Barenboim à Bayreuth, mais toujours solide, toujours sans reproche, incarnant toujours de manière intéressante les personnages (je me souviens d’une Kundry frappante). Elle a d’ailleurs dans Clytemnestre la sauvagerie et la douleur d’une Kundry vieillissante : elle sculpte chaque mot, distille chaque expression, et utilise une voix « qui fut » mais qui n’est plus tout à fait, de la manière merveilleuse et prodigieuse des grandes dames du chant dont la technique et l’intelligence supplée aux inévitables problèmes d’usure. Son spectre vocal, qui va du contralto au soprano (Kundry, Brangäne, Eboli, Marschallin et même Isolde), lui permet des ruptures de ton, des changements de registres brutaux, une expressivité audacieuse qu’on n’entend pas toujours dans ce rôle. Elle la joue expressionniste : une artiste à la Edvard Munch. Impressionnante.
Katrin Kapplusch, en troupe à Essen, chante les sopranos dramatiques, de Lady Macbeth à Turandot, de Tosca à Rusalka. Elle campe une intense Chrysothemis, particulièrement à l’aigu qu’elle soutient avec force et grande justesse de ton.
Il lui manque peut-être un peu d’homogénéité dans la voix, notamment les centres et les passages, pas toujours bien négociés, mais l’engagement et la présence sont tels, les aigus (dans la scène finale) sont tellement bien projetés et épanouis qu’on oublie les quelques menus problèmes techniques de ligne de chant. C’est l’intensité qu’on retient, et la présence et aussi l’émotion.
J’ai suffisamment dans ce blog émis des réserves sur Elena Pankratova, à qui je reprochais un chant puissant, au volume immense, mais sans subtilité ni autre intérêt que le volume, pour saluer aujourd’hui sans réserve une performance exceptionnelle. D’abord, elle a le physique exact de Birgit Nilsson ce qui dans le rôle campe un profil ! Elle n’en a pas la voix, mais elle en a la présence.
Ce qui surprend, c’est que là où l’on s’attendait à du volume, on a une incroyable variété de tons, d’approches, d’expressions. Le travail avec le chef sur le texte, la manière dont l’orchestre soutient, fait que jamais on a entendu Pankratova aussi fragile d’une certaine manière, aussi contrastée, aussi colorée. Son Elektra a une sorte de grandeur tragique dans sa fixation obsessionnelle, dans son rôle de chienne enchaînée, et en même temps dans son extrême fragilité, qu’elle sait rendre dans sa voix que j’ai rarement entendue aussi diversifiée dans l’expression. Si les aigus sont bien là, mais pas aussi puissants qu’on pourrait penser, il y a surtout tout le reste et c’est le reste qui est passionnant. Elle est tour à tour butée, émouvante, terrible, bourreau et victime. On a entendu de très grandes Elektra à commencer par Herlitzius, ou Polaski, ou Behrens et bien sûr Nilsson ; Elena Pankratova se place dans cette lignée : c’est une très grande performance qu’elle a offerte au public lyonnais.
Au sortir de ce spectacle, on ne peut que souligner l’extraordinaire travail d’une Berghaus visionnaire, qui projette à la face du spectateur une complexité qui n’a d’écho que dans la complexité sonore illustrée par la direction musicale, dans un système allégorique qui révèle en même temps la puissance du mythe, qui ne cesse de renaître, quels que soient les temps. Ces gens qui guettent angoissés le futur forcément noir d’un monde tragique, c’étaient les habitants de la DDR en 1984, et aujourd’hui, c’est évidemment nous, au bord du plongeoir d’où nous risquons de chuter. [wpsr_facebook]
Une production nouvelle de Parsifal est toujours attendue à Bayreuth. La seule œuvre écrite expressément en fonction de la fosse, la dernière œuvre de Wagner, et cette histoire de Graal qui renvoie au monde religieux, fait que certains spectateurs se croient à la messe ou dans un quelconque rituel célébratif et noble, qu’il convient d’honorer d’un comportement respectueux. D’ailleurs, la tradition y pousse puisque « la fin recueillie du premier acte exclut toute manifestation bruyante et donc les applaudissements ». C’était traditionnel à Bayreuth, même si la volonté de Wagner n’est pas si claire. Ça ne l’est plus. Au deuxième Parsifal le 2 août, et au troisième le 6 août, de longs applaudissements ont salué le premier acte qui a fait dire à mon voisin « On n’est pas à un concert Pop quand même ! ». Le public change, moins wagnérien sans doute et plus profane. On entend souvent au self, une heure avant la représentation, des spectateurs qui se lisent l’histoire de Tristan ou de Parsifal; et ça c’est assez récent. Bayreuth n’est sans doute plus seulement le pèlerinage d’une vie de wagnérien, mais devient un des lieux où il faut passer : un autre des lieux de consommation du tourisme musical. C’était assez minoritaire ici, ça l’est moins. Et ce public moins informé est persuadé que ce qu’il voit à Bayreuth est le mieux du mieux wagnérien. Il est donc prêt à faire des triomphes à peu de frais. On sait que ce n’est pas toujours le cas ; on sait même que ça l’est rarement. Ce n’est pas sans conséquence sans doute sur les futurs choix artistiques.
Voilà un Parsifal initialement prévu avec le couple Jonathan Meese/Andris Nelsons. Au terme du voyage, c’est un Parsifal avec le couple Uwe Eric Laufenberg/Hartmut Haenchen. Meese a été écarté au prétexte qu’il coûtait trop cher, mais sans doute parce que le projet ne plaisait pas : Jonathan Meese est l’un de ces artistes clivants qui aurait probablement occasionné une bronca qu’on a estimé peu souhaitable, sans compter la presse à l’affût du moindre hoquet de Bayreuth.
Andris Nelsons est parti trois semaines avant la première pour des raisons mal éclaircies, mais où rentre l’ambiance difficile de Bayreuth ces temps-ci dont toute la presse allemande parle. Hartmut Haenchen le remplace, originaire de Dresde où il a étudié, qui a aussi travaillé auprès de Karajan, Boulez, Mravinskij et Arvīds Jansons, le père de Mariss. Il commença sa carrière en DDR, à Halle, Berlin, Schwerin pour devenir un directeur musical à succès à Amsterdam où il dirigea un Ring dont on parla beaucoup et qui existe en CD. Il a dirigé souvent Parsifal (dont à Paris), c’était un chef très aimé de Gérard Mortier, qui l’a fait diriger à Paris, à Madrid, à Bruxelles. On le verra à Lyon la saison prochaine pour Elektra et Tristan. Un coup d’œil à son agenda depuis 2012 montre clairement qu’il dirige partout en Europe, Espagne, France, Pays Bas, Danemark, Grande Bretagne, Italie, mais pas en Allemagne où il semble avoir été découvert par le grand public à l’occasion du remplacement d’Andris Nelsons à Bayreuth ! Il est vrai que c’est un homme discret, loin des feux médiatiques, mais qui fait un travail approfondi, sécurité pour un orchestre. Faire appel à lui qui connaît et Parsifal et la fosse de Bayreuth où il fut assistant était une excellente idée et une garantie vu les circonstances et l’urgence.
J’ai eu la chance d’assister à deux représentations, le 2 août avec Klaus Florian Vogt, le 6 août avec Andreas Schager, je vais essayer d’en rendre compte.
L’appel à Uwe Eric Laufenberg est aussi explicable : voilà un metteur en scène (et directeur du théâtre de Wiesbaden) qui ne fait pas trop de vagues, « moderne » mais pas Regietheater: un peu le profil de Bechtolf pour Salzbourg, c’est à dire sans trop d’idées qui pourraient effaroucher et donc habituellement d’une fadeur consensuelle. Il reste que ses dernières productions (l’Elektra de Vienne notamment) n’ont pas vraiment convaincu.
De fait son travail sur Parsifal est loin d’emporter l’adhésion, et ce pour plusieurs raisons:
D’abord, c’est un travail qui profite de manière un peu abusive de l’actualité (Daech, l’Islam…) suffisamment pour faire parler avant la Première et faire filtrer des bruits alarmants, qui justifient, croit-on, l’imposant dispositif de sécurité mis en place sur la colline verte. Le résultat est pire que piètre, il est inutile. Faire un deuxième acte au harem, avec tous les poncifs occidentaux sur l’orient, faire mettre un voile islamique aux filles-fleurs, pour les transformer bientôt en danseuses du ventre, c’est du pipeau et ça ne va pas bien loin
Ensuite, la thèse défendue est d’une affligeante banalité. Déjà les nazis reprochaient à Parsifal son message pacifiste et universaliste. Le réaffirmer est juste mais pas neuf, d’autant plus que d’autres metteurs en scène, à Bayreuth même, ont affiché ou défendu des idées voisines, à commencer par Götz Friedrich en 1982 (avec la grande Rysanek puis la toute jeune Waltraud Meier), qui faisait de Parsifal celui qui faisait tomber les murs et qui ouvrait au peuple le plus diversifié, ce que fait présentement Laufenberg, et puis Schlingensief qui mettait dans le chœur des chevaliers du Graal tout ce que compte la société en matière de religion, de corps social, de corporations, de soldatesque, de personnages historiques (Napoléon !), on y voyait toutes les religions, et pas seulement les trois religions du Livre, comme chez Laufenberg. Enfin, Herheim, dans la production précédente, sans doute le plus gros succès des dix dernières années.
Il n’a donc rien inventé. Habiller des idées d’autrui des remugles de l’actualité (voir plus haut) pour faire moderne, c’est médiocre pour ne pas dire plus.
Enfin, le sang qu’on boit à la blessure d’Amfortas était une des idées de Dmitri Tcherniakov à Berlin récemment (2015 et 2016), même si ici il y en a un peu plus, et même s’il coule ensuite au robinet où défilent les chevaliers (ici les moines), à moins qu’il ne s’agisse de vin, puisque l’idée du sang transformé en vin (ou l’inverse) semble le préoccuper quand on lit son interview dans le programme de salle. Mais la question du sang c’était aussi une des idées-force de Schligensief : la cérémonie du Graal étant une sorte de cérémonie Vaudou où l’on plongeait les mains dans un giron sanglant et où chaque participant imposait la marque sanglante de sa main sur la tunique du précédent ou du suivant.
Donc, pour ma part, much ado about nothing…mais ce nothing, il faut quand même l’expliquer au lecteur. Parsifal version Laufenberg se passe dans une communauté monastique isolée dans une région de conflits (un peu comme la communauté de Tibérine), au nord de l’Irak. Le rideau se lève sur une nef d’église byzantine (décor de Gisbert Jäkel), avec un personnage assis en hauteur dans l’ombre près de la coupole, derrière un grillage ; en arrière-plan, des fonts baptismaux. La nef est remplie de réfugiés qui y ont trouvé abri et que les moines réveillent pendant l’ouverture (ballet de lits pliants). Les réfugiés à peine sortis, entrent des soldats, arme au poing, inspectant les lieux, ils passent, comme ils passeront chez Klingsor au deuxième acte. Gurnemanz est assez jeune, une sorte de moine hôtelier. On porte alors une croix recouverte d’un linceul, on enlève le linceul on détache de la croix le Christ (nu, sorte de poupée de celluloïde), qu’on enveloppe dans le linceul, on le sort de la salle et on laisse la croix, seule, en place… La première scène se passe comme d’habitude, dans des productions plus conformistes ou moins prétentieuses ; l’arrivée de Kundry (voilée ! à moins que ce ne soit pour se protéger du vent du désert) laisse voir que le jeu proposé par Laufenberg est plutôt actualisé, dans les comportements, dans la manière de se tenir, de se déplacer, d’échanger entre les personnages : il y a moins d’attitudes compassées, plus de comportements prosaïques mais cela revient grosso modo au même…
Puis Parsifal arrive, jeune homme moderne, pull ouvert, jean noir (costumes très actuels de Jessica Karge)…muni quand même d’une arbalète. On apporte le cygne percé d’une flèche, pour faire bonne mesure. Au moment de son entrée, un enfant surgit, sosie du petit Aylan et s’écroule au moment où le cygne est atteint, Kundry le recueille et le transporte…L’enfant c’est la mort de l’innocence, victime de conflits plus grands. Émouvant certes, mais son utilisation ici m’est suspecte.
Parsifal sauvageon comprend ce qui se passe sans comprendre, selon la tradition; il essaie d’étrangler Kundry, comme de juste, et écoute Gurnemanz lui annoncer la cérémonie du Graal « Zum Raum wird hier die Zeit », et commence alors la « Verwandlungsmusik » qui est illustrée en substituant la traditionnelle « Verwandlung » du décor par une vidéo cosmique de Gérard Naziri, Raum und Zeit ensemble, partant de ce minuscule point qu’est l’église, sise quelque part non loin du Tigre, pour arriver au-delà du système solaire aux confins de l’Univers et revenir dans la salle où le fond de scène est dissimulé par une bâche de plastique translucide. Au centre il y a maintenant un podium (les fonts baptismaux de la première partie recouverts) et autour duquel les moines se réunissent et s’assoient. Manque de chance, pas assez de chaises, et certains en apportent ou vont en chercher …
La cérémonie du Graal se déroule…on pense que le personnage assis en haut du décor est Titurel. Eh bien non ! Titurel apparaît derrière le plastique translucide et entre dans la salle pour stimuler Amfortas qui n’en peut déjà plus. Quant à Parsifal, il est assis sur une chaise (on lui en a trouvée) et observe, se lève, s’accroupit…se rasseoit.
Amfortas chante sa douleur, affublé d’une couronne d’épines (vous comprenez sûrement maintenant pourquoi on a enlevé le corps du Christ de la croix…) mais on lui ôte sa tunique, le voilà presque nu, en martyr (ce qu’il n’est pas), on le scarifie en rouvrant sa blessure et il pisse littéralement le sang, on approche la coupe et on la remplit du sang qui coule (merci Tcherniakov), puis on la tend à Titurel qui s’en repait, et les servants la boivent, pendant qu’Amfortas, les bras en croix dans l’axe de la croix , devient de-visu substitution christique…puis s’écroule : le sang inonde le podium, et les chevaliers, sous la lumière rougeoyante prévue par Wagner, s’approchent et boivent non le calice, mais à un robinet situé dans l’axe de la croix, où ils remplissent leur verre. C’est que le sang s’est transformé en vin, et ce plateau où gît Amfortas est devenu une sorte de réservoir d’où le vin coule…Puis tout le monde s’en va, ceux qui avaient des chaises les emportent, reste Parsifal et entre alors Gurnemanz, qui n’était pas à la cérémonie : aurait-il une unique fonction de chroniqueur, une sorte de Pimen de l’occasion ? Un chroniqueur hors temps, hors espace, hors drame dont la seule fonction serait de raconter ? Weißt du, was du sahst?
Visiblement, Parsifal ne sait pas ce qu’il a vu, il est chassé comme de juste (dort hinaus !), voix du ciel, Gurnemanz comprend ce qu’il n’a pas perçu à première vue, et regarde dans la direction d’où est sorti le chaste Fol. Rideau. Applaudissements (malgré la tradition !)
Je décris tout cela de manière sans doute sarcastique, mais ceux qui ont vu le spectacle peuvent témoigner que je décris ce qu’on voit.
Certes, il y a là de dedans des symboles : la question du sang est centrale, mais elle a déjà été traitée dans des termes voisins, soit par Tcherniakov, soit par Schlingensief, comme rappelé plus haut, la question de la transformation du sang en vin (ou de vin en sang) occupe Laufenberg, comme en témoigne l’interview donnée dans le programme de salle, bien que l’installation d’une fontaine de sang qui coule pour remplir les coupes des chevaliers me paraisse bien malvenue ; je préfère envisager qu’il coule du vin issu de la transformation du sang…Ce qui caractérise cet acte, c’est le mélange de rituel, qui de loin en loin reprend la tradition, même si il « montre » ce que la tradition « évoque ». Tcherniakov montrait aussi, Schlingensief déplaçait la cérémonie en en donnant un sens très primitif un Ur-sens en quelque sorte, du côté du vaudou (il y a d’ailleurs quelque chose de cela dans le Götterdämmerung de Castorf, auprès de qui Schlingensief a travaillé). Donc les éléments symboliques sont là, mais en même temps Laufenberg insiste sur des détails profanes, galette de pain arabe, chaises qu’on déplace, jeu très « prosaïque » y compris de Kundry, mais aussi de Gurnemanz, qui fait des gestes affectueux (lui qu’on a l’habitude de voir statufié), qui est plutôt jeune (de voix et d’allure). Au total, et malgré mon ironie, ce que propose Laufenberg n’est pas si loin de la tradition, mettons-y des arbres et des feuilles mortes et on sera proche de ce que faisait Wolfgang Wagner dans ses différents Parsifal. Rien de vraiment révolutionnaire, ce qui pourrait apparaître neuf a déjà été fait ailleurs. Nihil novi sub sole. Ce premier acte passe sans trop de casse.
Le deuxième acte s’ouvre sur le même espace, mais recouvert de céramique bleue, comme dans un palais arabe ou ottoman avec au fond, à peine visible un palmier. On comprend qu’on est « en face ». Un podium laqué noir au centre, sur les côtés des piles de serviettes de toilette…serait-on au hammam ??? Amfortas est assis, les yeux bandés, et Klingsor s’adresse (méchamment) à lui. Pendant tout l’acte, Amfortas apparaîtra aux moments clés, comme pour rappeler là où (et comment) il a pêché ou pour habiter une mémoire sensitive de Parsifal, comme pour rappeler discrètement que probablement il est amoureux de Kundry (merci Tcherniakov). En haut sous la coupole, toujours le personnage du premier acte : certains y ont vu Wagner, c’est envisageable, sauf qu’il est chauve : si on avait eu Wagner, on aurait eu le bérêt, pour bien marquer qui est qui…J’ai supposé que vu le contexte et la place du personnage, c ‘est Dieu qui regarde tout cela d’en haut, le corps affaissé, voire accablé.
Klingsor muni d’un tapis de prière s’essaie à prier, mais il ne connaît pas la direction de La Mecque, et donc il place le tapis à Jardin, puis à Cour, et puis renonce. Visiblement un converti de fraîche date…Klingsor le magicien mauvais est donc musulman, c’est donc cela ! Il a quitté la communauté du Graal pour aller en face, chez les autres (Daech ? les musulmans ? les ottomans ?) chez les méchants ? Un peu facile, un peu provocateur, un peu putassier par les temps qui courent. Kundry, de noir vêtue, en déshabillé chic, se réveille comme il se doit de mauvaise humeur mais la vue d’Amfortas l’adoucit, elle cherche à le toucher, à le caresser, elle l’aime …(re-merci Tcherniakov), pendant que Klingsor brandit une croix au bout recourbé en phallus (la provocation !!!), substituant ainsi son auto-émasculation chez les chrétiens par une utilisation sacrilège du symbole de la croix par un néo-musulman. Accablant.
Le fond de la scène est masqué par une cloison noire, comme le podium central, percée d’une porte coulissante circulaire (on dirait l’entrée d’un Spa) et d’une ouverture rectangulaire en hauteur, comme un théâtre de marionnettes, fermée d’un rideau rouge…Klingsor disparaît pour y réapparaître : le rideau rouge cachait un décor fait de croix de toutes sortes, image des trophées recueillis quand il capture les chevaliers du Graal dans son château enchanté avec en premier plan deux corps du Christ sans crucifix (comme au premier acte, mais en modèle réduit) qu’il caresse au passage. Sorte de mausolée des « regrets éternels » de Klingsor, son jardin secret, cimetière des illusions de son passé et exposé de ses trophées de chasse.
Arrive une troupe de soldats, comme au premier acte : Laufenberg nous dit ici deux choses : que le palais de Klingsor est exactement l’anti-Graal, même espace, même structure, mêmes soldats qui passent, mais en version négative, oxymorique, et de l’autre que l’armée est partout, que la soldatesque (américaine ?) ignore les religions et leurs conflits…idées puissantes et nouvelles. Le dernier des soldats arrive, nerveux, pointant son arme, pendant que les filles fleurs, groupe de femmes voilées, qui sont à Klingsor ce que les chevaliers sont au Graal, arrivent en chantant leurs joyeuses paroles (rappelons que le chœur des filles-fleurs est un pendant du chœur des chevaliers du Graal… ). Le soldat vu en dernier revient, et on comprend que c’est Parsifal (!), qui a laissé l’arbalète pour les armes à feu, qui durant ses errances s’est engagé, avec son casque surmonté d’une caméra infrarouge, et les filles fleurs en voile séduisent le soldat-chaste fol …américain…
Ainsi donc l’opposition Graal-Klingsor chez Wagner se traduit chez Laufenberg par les oppositions religieuses et idéologiques de l’Orient, c’est d’une clarté aveuglante, et c’est en même temps une manière terrible d’aplatir complètement le mythe et l’histoire que de mettre Parsifal au niveau le plus vulgaire et le plus désolant, celui des conflits interreligieux du moment, celui de l’actualité qui passe et qui lasse. Tcherniakov en faisait quelque chose d’autrement plus fort, détaché de toute contingence « terrestre », quand Schlingensief, qui ne fut pas toujours compris, en faisait un symbole à la fois esthétique et philosophique du monde du jour, à la lumière de débats d’une teneur autrement théorique.
Le jeune soldat est donc entouré de ces femmes voilées qui chantent leur air joyeux et qui l’entourent, le circonviennent, lui enlèvent son uniforme pour le laisser en boxer-teeshirt, puis bientôt en boxer (pour Schager) et l’entraîner vers un bassin où elles se trempent avec lui.
Quand arrive Kundry pour siffler la fin de la partie par un singulier « Parsifal ! Weile ! », Parsifal s’ébroue au fond du bassin sous une pluie de pétales de roses (rien ne nous est épargné) et sa tête mouillée apparaît. Kundry, vêtue d’une robe de cocktail vaporeuse est moins séductrice que mère-maquerelle au milieu de ses filles, et moins maquerelle que mère avec Parsifal, qu’elle va sécher à l’aide des nombreuses serviettes disposées là ad hoc. Elle le sèche maternellement, lentement, et lui fournit un ensemble d’intérieur, léger, noir ressemblant à un ensemble tunique/pantalon indien ou oriental, comme celui d’un prince oriental des lieux. Pendant que des servants amènent un lourd coussin de velours pour le divan et une table avec une carafe de vin et deux verres, manière de montrer que d’une part il va s’agir d’une « conversation de salon », et d’autre part que le vin sert de médium, lui qu’on a vu provenir du sang du Christ au premier acte. Et du vin dans un espace manifestement musulman, c’est en même temps délicieusement sacrilège.
Laufenberg refuse – il l’écrit dans le programme de salle – qu’il y ait vraiment échange, dialogue et scène de séduction, mais plutôt rencontre et croisement de deux destins, de deux solitudes. Tout de même, la scène voulue par Wagner, où Kundry est mère et femme à la fois et joue sur les deux tableaux, est bien là, et le physique d’Elena Pankratova invite plutôt à en développer les aspects maternels, même si cela se termine par un baiser et une tentative d’assaut par Parsifal, mais comme le veut l’histoire, le baiser provoque la « Mitleid », la compassion, la « souffrance avec », la solidarité avec les souffrances d’Amfortas que Parsifal éprouve et comprend (et voit, puisqu’Amfortas est là), et donc il recule, terrassé par l’évidence, non sans avoir hésité à se rapprocher à nouveau de Kundry offerte par un dernier assaut auquel il renonce, aussitôt remplacé par Amfortas (réel ou fantasmé?), qui, tout comme Klingsor en haut de sa scène-guignol, observait la scène et rôdait. Il peut enfin honorer Kundry, pendant que Parsifal renonce. L’amour Amfortas-Kundry, évoqué par Tcherniakov, est ici explicite, veut sans doute montrer à quel point l’Amfortas Christique lie Kundry à Marie-Madeleine, parmi les nombreuses références qui émaillent l’histoire complexe du personnage (ne pas oublier que Wagner avait écrit un « scénario » appelé Jésus de Nazareth) .
Si Amfortas est christique, on le sait depuis le premier acte (couronne d’épine, crucifixion, sang), Parsifal ne le sera jamais, et c’est bien là la différence, Parsifal vient d’ailleurs et va ailleurs…
Pour illustrer encore l’absence de dialogue entre Kundry et Parsifal, Laufenberg fait devenir leur dialogue une sorte de double monologue, profitant que chacun disparaisse pour se changer. Pendant que l’autre se change dans la coulisse, Parsifal en soldat, de nouveau et Kundry dans sa tunique initiale et non plus sa robe de cocktail un peu vulgaire (qu’elle avait enfilée pour la scène de séduction/non-séduction), chacun chante ses doutes, sa détresse, sa solitude – pourquoi pas ? C’est là la moins mauvaise des idées de mise en scène – mais ils se retrouvent chacun au statu quo ante, comme au début de l’acte, puisque l’entreprise qui a échoué demande d’autres ressources. Kundry appelle donc à l’aide et arrive du fond de la scène Klingsor avec sa lance. La scène de la lance est théâtralement souvent problématique (même si quelquefois elle est réussie, comme chez Herheim), et ici, elle est volontairement escamotée et vaguement ridicule : Parsifal nouveau héros-soldat pétrifie Klingsor, lui prend la lance, la brise, met en croix les deux morceaux et le tour est joué : de même coup devant cette croix qui figure la vraie croix, toutes les croix qui décoraient la cage à guignol de Klingsor chutent bruyamment. « Du weißt, wo du mich wiederfinden kannst », Parsifal sort, brandissant la Lance-en-croix, suivi de ses premiers disciples : l’aventure nouvelle commence. Rideau.
Voilà un deuxième acte où tout « mystère » est volontairement exclu, où toute sensualité disparaît, même avec les filles fleurs (la scène du bassin fait que le public s’occupe à voir Parsifal tout mouillé en boxer et le jeu des serviettes de toilettes), où l’on accumule les signes lourds, les croix dont la croix-phallus, présence d’Amfortas, regard de Klingsor et cette lourdeur qui souligne de stabilo les différents moments et leur signification rend évidemment plus prosaïque une scène qui souvent ne l’est pas. L’ambiance islamique et vaguement orientale montre en même temps où se placent et le bien et le mal, ou du moins les oppositions entre orient et occident, avec un sens qui ne va pas très loin et devient lui aussi lourd, parce qu’inutile et donc ici inutilement provocateur. Martin Kušej dans le sillon de son Entführung aus dem Serail aixois aurait fait de Klingsor un islamiste converti et cadre de Daech, à n’en point douter. Ici, Laufenberg ne veut pas aller jusqu’au bout de sa logique, préfère élargir le débat aux religions et à leurs méfaits/effets, préfère faire de Klingsor un converti hésitant, entre Croix et Croissant, et donc un méchant au total assez gentil et un peu psychotique.
N’allant pas très loin, du même coup ses voiles noirs paraissent inutiles, voire agressivement inutiles Quant à la scène centrale entre Parsifal et Kundry, elle est d’une pauvreté conceptuelle singulière. Ni échange, ni confrontation, ni séduction ni sensualité. On s’ennuie ferme.
Le troisième acte s’ouvre sur un espace un peu plus réduit, pas celui de l’église, envahi par des plantes exotiques et géantes, des lianes par-ci, des immenses feuilles de plantes grasses par-là, des branchages géants, des débris et des racines au sol, un frigo , un fauteuil roulant et au fond une végétation luxuriante. Gurnemanz marche péniblement, il entend le cri de Kundry, la découvre (rien que de très habituel), Kundry est devenue une vieille femme, en foulard, sorte de vieille babouchka réussissant à peine à se déplacer (jolie incarnation de Pankratova d’ailleurs). Arrive le soldat de Dieu, Parsifal, tout de noir vêtu et en passe-montagne, un soldat aux missions sans doute délicates, portant la Lance-croix. Il se fait reconnaître, enlève le passe montagne, s’écroule…tout cela est habituel, dans tous les Parsifal du monde. Il s’écroule épuisé et Kundry va chercher péniblement de l’eau dans le frigo…elle lui rapporte une bouteille de plastique (toujours cette volonté de prosaïsme chez Laufenberg) d’ailleurs, elle l’essuie et l’aide comme une grand-mère cette fois (on est monté d’une génération) avec les gestes qui rappellent l’acte II. À noter que si elle se déplace avec d’infinies précautions et une lenteur calculée, elle s’assoie et se plie avec une facilité déconcertante (le lavement de pieds…). La scène du lavement de pieds et du baptême (« nicht so… ») se déroule là aussi comme dans toutes les versions traditionnelles de Parsifal, sauf que Kundry ne cesse d’aller fouiller dans le frigo et qu’elle va ensuite chercher une bassine dans la forêt tropicale du fond, pour la ramener et laver les pieds du Parsifal-nouveau. Elle enlève son foulard et apparaissent de longs cheveux gris avec lesquels elle essuie les pieds du nouveau héros.
C’est au moment de l’Enchantement du Vendredi Saint que les choses évoluent : les plantes se déplacent, la perspective et le décor s’élargissent, et la forêt luxuriante du fond subit une pluie battante, sous laquelle bientôt des jeunes filles (parmi lesquelles les ex-filles-fleurs) y compris dans le plus simple des appareils évoquent par des mouvements harmonieux des figures printanières, quelque chose qui va rappeler au lointain de la mémoire une nature botticellienne, et un aimable paganisme baigné (c’est le cas de le dire) d’antiquité, de renaissance (au sens propre et figuré) et de néo-platonisme, le christianisme n’étant comme on sait qu’un (néo) platonisme pour le peuple. Ainsi apparaît en fond de scène le locus amoenus des poésies élégiaques. L’enchantement du Vendredi Saint devient un Sacre du Printemps sans violence, gentillet, souriant, une préfiguration du désir d’avenir parsifalien, irruption du paganisme dans ce monde divisé par les religions.
« Mittag ! ». Commence alors la scène de la Verwandlungsmusik de l’acte III. Plus d’aventure cosmique alors. Parsifal et Gurnemanz sont partis faire leur office, laissant Kundry seule désormais inutile (mais baptisée), sur son fauteuil roulant. Le rideau tombe, la vidéo montre une pluie battante, il pleut sur mon cœur…apparaissent alors les masques mortuaires de Kundry, de Titurel…et de Richard Wagner (mais je suis sûr que vous aviez deviné…), le monde s’élargit du paradis de Parsifal à celui de la musique : outre à célébrer les deux morts, on va en célébrer un troisième dont Parsifal est dit le « testament musical », avec Bayreuth pour Mausolée…
Le rideau se lève sur la scène du premier acte, un peu plus désolée, sans chaises, sans bancs, mais avec des chevaliers des trois religions révélées, ou des chevaliers partis chercher fortune dans les autres religions, dans le fond prient des juifs contre le mur, dans la foule, des imams et des musulmans, des moines aussi, et des « civils » de toutes races, le monde s’est élargi au monde (merci Schlingensief, merci Götz Friedrich), plus d’uniformes, mais un monde bariolé, divers, désordonné aussi, sans rituel.
Le cercueil de Titurel est porté au proscenium, arrive Amfortas, qui ressemble un peu à Titurel du premier acte, et un peu à Klingsor du deuxième, c’est à dire qu’il n’a plus rien de christique ; il n’y a d’ailleurs plus de croix. Il ouvre le cercueil et fait couler entre ses mains la poussière : « tu es poussière et tu retourneras à la poussière », qui exprime son désir de mort et le constat de sa déchéance.
Mais Parsifal arrive, en costume deux pièces et chemise ouverte, deux ex machina brandissant la Lance-croix, et fermant la blessure et la souffrance d’Amfortas. Le rite du Graal n’a plus rien du rite : il casse la croix, la jette dans le cercueil et tout le peuple réuni jette dans le cercueil tous les oripeaux des religions (croix, torahs etc…) pendant que l’espace s’ouvre, que la coupole fait de nouveau apparaître Dieu ( ?), toujours là quand même, mais sans grillage, libéré du carcan des religions, et que la salle du Festspielhaus s’illumine progressivement incluant le spectateur dans cette célébration, qui par l’éclairage de la salle devient du même coup célébration de Wagner, dans son Mausolée musical, et on comprend alors pourquoi son masque mortuaire apparaissait : le peuple désordonné sur scène, dans lequel Parsifal se mêle et disparaît, le peuple ordonné en gradins dans la salle, tous célèbrent l’union par l’art et la musique, ce qui reste quand tout le reste est mort : là aussi Schlingensief avait évoqué dans son troisième acte un Friedhof der Künste , un cimetière des arts qui renaissaient, colorés et vivants, à la fin de l’œuvre. L’art dans son ensemble est réduit ( ?) à la musique de Wagner, devenue symbole et emblème de la renaissance d’une civilisation de l’humanité. Rideau.
Certes, comment refuser une fin aussi syncrétique, qui implique la salle, et qui dit une si belle chose : mais souvenons-nous de la force de la fin du Parsifal de Herheim, qui avec la même idée de communion, montrait la salle en miroir avec le chef qu’on voyait dans la fosse (ce qui scandalisa quelques âmes sensibles), la colombe qui brillait et le monde qui tournait…Ici, c’est moins fort, parce que trop souligné, trop évident, sans vraiment la puissance de l’évocation : était-il besoin de mettre ce Dieu au sommet qui observe le monde ?
Les idées développées par Laufenberg, on les a vues développées ailleurs, mais ce qui me gêne encore plus dans ce travail c’est l’accumulation d’idées poncifs à la pelle, comme l’apparition finale de Wagner, la touche presque larmoyante de l’affaire, celle qui va valoriser le public se rappelant qu’il est là pour Wagner, et que ce lieu est celui de la religion wagnérienne, et qu’ainsi lui, public, s’élève aussi. Poncif aussi que l’union des religions ensemble et des peuples, qu’on entend dans la bouche de tous les politiques au lendemain d’attentats quand ils ne savent plus quoi dire: ce ne sont pas des idées mauvaises en soi, mais on ne fait pas de bon théâtre avec de bons sentiments. Le message de Parsifal doit être subversif, il le fut suffisamment pour que les nazis renoncent à le faire représenter, mais il faut alors en montrer vraiment la subversion et non le rendre rassurant et apaisant. Il faudrait un Castorf pour donner quelque coup de pied bienvenu dans la fourmilière. A chaque moment une idée différente, mais n’allant jamais bien loin. Au total un spectacle consensuel et assez plat, sans relief, sans images puissantes, sans idées neuves, qui ne rend pas justice à la grandeur de la musique, et au cours duquel on n’apprend rien, sinon la confirmation de ce qu’on savait déjà. Rendez-nous Herheim, rendez-nous Schlingensief, rendez-nous Götz Friedrich, rendez-nous même Wolfgang Wagner qui, s’en tenant au livret et à son exposition littérale, au moins nous permettait d’y mettre ce qu’on voulait. Mieux cela qu’une resucée soit disant moderne et désespérément banale.
À cette eau tiède, la musique allait-elle donner quelque chaleur ou quelque relief ? Quand Meese a été éliminé, il restait Andris Nelsons, qui pour tous les habitués du lieu constituait la plus grande curiosité, et ceux qui avaient assisté à son 3ème acte de Parsifal à Lucerne savaient quelle richesse il y avait à attendre.
Las ! Parti lui aussi.
On ne peut tenir rigueur à Hartmut Haenchen d’être là, bien au contraire. Et c’est une excellente idée que de l’avoir invité. C’est un vrai connaisseur de Wagner, c’est un analyste hors pair des partitions, un fin connaisseur de ses éditions et des recherches en la matière ; c’est un vrai intellectuel et un vrai chercheur. D’ailleurs, dès le prélude, on comprend qu’il connaît la fosse, qu’il connaît les particularités de l’acoustique de la salle et qu’il sait comment travailler les équilibres sonores et les balances. Sa direction est d’une grande clarté, non dépourvue d’une certaine finesse, techniquement impeccable et sans scorie aucune. C’est un travail techniquement sans reproche, souvent riche, souvent intéressant (au premier acte notamment), qui valorise les prestations scéniques et qui accompagne les chanteurs avec une grande attention. Alors, ensuite, c’est du domaine des opinions personnelles, des attentes, des modes, de la doxa…
S’il y a une insatisfaction devant ce travail c’est surtout qu’il est étonnamment « objectif » au sens « neue Sachlichkeit » de l’affaire. Aucune incursion dans ce qui serait une émotion, dans ce qui serait une complaisance sentimentale ou une expressivité excessive. La musique doit se suffire à elle-même, telle qu’elle est donnée. Même le travail sur le son reste en retrait (on imagine ce que donnerait Thielemann à certains moments), une version « brute », « Bauhaus », de la partition, une version carrée et sans fioritures, sans pathos, sans toujours avoir – et c’est là le problème – le relief voulu. Boulez avec qui Haenchen a travaillé avait une urgence dramatique folle dans son enregistrement de 1971, avec un tempo rapide que tout le monde a noté, et dans sa version de 2004, bien plus lente, plus chatoyante et plus charnue aussi, il avait un pathos jusque-là inconnu. Haenchen n’a aucun pathos, et reste en retrait, froid, quelquefois un peu rapide, mais de cette rapidité linéaire qui exclut tout moment de sensibilité. C’est ce qui me manque dans ce travail, travail parfait formellement mais sans tension théâtrale ni même théâtralité (deuxième acte !!). Il est vrai aussi que ce qu’on voit sur scène n’y invite pas. J’ai entendu deux représentations, et c’est à chaque fois le même constat et la même insatisfaction. Un travail sérieux, jamais pris en défaut, mais où manque un peu le cœur, trop raisonnable et trop lisse pour mon Wagner à moi. En tous cas je n’aurais jamais l’idée saugrenue de le huer comme certains le firent le 6 août, car sa direction reste tout à fait digne d’intérêt.
Le chœur dirigé par Eberhard Friedrich reste dans Parsifal toujours une source de surprises infinies. On s’y attend mais on est toujours surpris et émerveillé. La cérémonie du Graal du premier acte est un moment suprême de l’art du chœur, avec une diction incroyable, un engagement, un sens des volumes et de leur relativité. Même quand la représentation ne répond pas aux attentes, le chœur ne m’a jamais déçu dans Parsifal : il est unique, singulier, irremplaçable. Les années passent, les membres changent, mais il est toujours le même, c’est lui le miracle permanent de la colline verte.
Le plateau est pour le moins contrasté. Unanime pour Georg Zeppenfeld, un Gurnemanz presque déjà entré dans la légende : certes, il n’a pas le format des Gurnemanz habituels, la voix est plus jeune, plus claire. Je parlais de Pimen (dans Boris Godunov) plus haut, mais vocalement ce n’est certes pas Pimen et son insondable profondeur. Outre le grain vocal et la présence, ce qui frappe d’abord c’est la clarté du discours : dans un rôle qui consiste seulement à raconter, Zeppenfeld fait du récit un moment vivant, engagé, coloré, un moment expressif, d’une touchante humanité. Comme dans Marke, et dans son Heinrich der Vogler où il fut LE personnage ionesquien halluciné voulu par Neuenfels , il s’implique dans le jeu. Dans cette mise en scène, reconnaissons à Laufenberg d’avoir « humanisé » Gurnemanz pour en faire un personnage actif, tourné vers les autres, dans l’action et pas seulement dans la chronique ou le témoignage. C’est le seul personnage qui vraiment touche par son chant et rend sensible la partition, avec une palette expressive large et passionnante. Il a eu un indescriptible triomphe à chaque fois, mérité. C’est l’atout de cette distribution.
Une grosse déception pour moi constitue le Klingsor de Gerd Grochowski. Klingsor est un rôle certes ingrat, parce que court, et ardu, avec une vélocité et des aigus difficiles, des écarts, et une voix entre baryton et basse qui ne facilite pas les choses. De fait, j’ai rencontré dans ma vie de mélomane peu de Klingsor notables (Franz Mazura, oui, fantastique, parce qu’il en faisait vraiment un caractère, sculptant sardoniquement chaque mot : un monument), Grochowski, qui est un chanteur que j’apprécie dans tous les rôles entendus (Gunther, Kurwenal) a été ici décevant. D’abord, le texte n’est jamais sculpté, n’a aucune couleur, il est dit sur le même ton, jamais caricatural alors qu’il doit l’être à certains moments (« er ist schön der Knabe ») et en particulier lorsqu’il évoque sa blessure : son « furchtbare Not » n’a aucun relief : Tomasson à Berlin était autrement présent. Ensuite, il n’y arrive pas, dans les deux représentations, les passages sont mal négociés, ainsi que les aigus, qui disparaissent à la fin sous l’orchestre avec des difficultés évidentes. Ce sont les pièges d’un rôle que Gerd Grochowski n’a aucun intérêt à garder dans son répertoire.
L’ensemble des filles-fleurs, en voile, en danseuses du ventre où en jeunes filles émerveillées du printemps, m’est apparu plutôt homogène malgré quelques stridences : là aussi, il suffit de voir qui est la première fille-fleur (une vraie Pamina…) dans certains enregistrements pour comprendre certaines difficultés, Cheryl Studer, Kiri Te Kanawa…Ici, c’est un ensemble qui passe, sans être mémorable. J’avais tellement aimé Julia Borchert dans la production Schlingensief…
Les Chevaliers du Graal (Tansel Akzeybek et Timo Riihonen) sont très corrects aussi, assez sonore pour Akzeybek, un ténor à suivre… et Wiebke Lehmkuhl, toujours bonne quand on l’entend sur scène, est une jolie Alt-Stimme (la voix du ciel).
Le Titurel de Karl-Heinz Lehner, le très bon Fafner du Ring, est moins convaincant en Titurel là aussi moins grave et plus sonore que d’habitude, avec un registre central opaque, moins « voix d’outre-tombe », sans doute aussi parce que Laufenberg en fait autre chose qu’un pré-cadavre,
Ryan McKinny est Amfortas. Jeune baryton-basse américain, il aide par son physique au personnage christique voulu par Laufenberg. Il évoque un peu le Christ de Michel-Ange à Santa Maria sopra Minerva à Rome. Vocalement, il est plutôt présent et intense avec une voix bien posée et bien projetée. C’est un Amfortas plutôt jeune, très engagé, une découverte pour les théâtres européens. Nul doute qu’on va désormais le voir souvent.
Il manque cependant à cet Amfortas ce qui fait la force certains Amfortas récents, à savoir le dire, la parole, le sens du mot et de la couleur ; l’Amfortas de McKinny manque de couleur de relief et l’expression est souvent un peu uniforme. Il faudrait qu’il travaille chaque mot, pour donner au rôle une couleur plus intérieure, moins démonstrative et un peu moins superficielle. La diction aussi mériterait plus d’attention encore. Wolfgang Koch avec Barenboim à Berlin et Peter Mattei à New York avec Gatti sont en la matière pour moi indépassables actuellement, qui chantent ce rôle comme un long Lied déchirant.
Elena Pankratova était Kundry. Un choix surprenant pour moi car cette artiste ne fait pas partie de celles qui peuvent faire de Kundry une incarnation. C’était mon avis « sur le papier », c’est toujours mon avis après deux visions de la production. Certes, Pankratova n’a aucune difficulté avec les aigus du rôle, tous les aigus, dont elle se rit. Mais dès le rire initial justement, dès les premières paroles, on est surpris de la platitude, du manque de relief, de l’absence totale d’expression et surtout de quelques trous (les graves!). Le texte est dit, assez clairement, mais sans aucune espèce de variation de couleur, sans aucune espèce d’incarnation. C’est du chant qui ne signifie pas ; sans aucune présence vocale sinon par le volume. Certes, sur la scène de Bayreuth, on a vu défiler des Kundry de grande série ou de série B, et d’autres, de série A, n’ont pas été à l’aise dans le rôle (Fujimura), mais on y a vu aussi, et longtemps Waltraud Meier, on l’y a même vu débuter…
Alors on fait des comparaisons et on se dit que cette Kundry-là au moins a les aigus que d’autres n’avaient même pas, mais à part les aigus…
Il est désolant de n’entendre aucune personnalité dans la voix, aucun effort pour interpréter, aucune sensualité qui pourrait faire oublier l’indigence de la mise en scène. Des aigus qui décoiffent font-ils une Kundry? C’est ignorer les subtilités du chant et du chant wagnérien en particulier. Much ado, but nothing.
Venons-en à Parsifal, entendu deux fois, et avec les deux chanteurs vedettes du lieu, Klaus Florian Vogt le 2 août et Andreas Schager le 6 août, autant dire le jour et la nuit, tant les deux artistes sont différents.
Klaus Florian Vogt n’était pas très en forme le 2 août, ce qui justifie sans doute son annulation du 6. Il n’avait pas les aigus habituels, tenus sur le souffle, et sa voix singulière, si fascinante, n’arrivait pas toujours à séduire. Mais surtout, c’est dans l’étendue du spectre qu’il y avait des trous : graves opaques, voire inaudibles, passages mal négociés, ligne de chant moins parfaite que d’habitude. Bref, un Parsifal en petite forme. Certains ont donc eu beau jeu de dire que Vogt est incapable de chanter autre chose que Lohengrin, que ce n’est pas un Parsifal etc…
Et pourtant, ce Parsifal de paix, à la voix apaisante et singulière, se combine très bien avec le personnage voulu par Laufenberg et avec l’histoire qu’il veut nous raconter. Un Parsifal discret, pudique en scène avec ses gestes un peu gauches, un Parsifal enfantin aussi au début du deuxième acte. Il a certes cette « voix étrange venue d’ailleurs » qui convient d’ailleurs aussi bien à Parsifal qu’à Lohengrin (après tout ils viennent du même endroit) et qui continue, même en petite forme, de fasciner, par le contrôle, par le soin donné à chaque mot, à chaque inflexion, par la volonté de couleur, d’expression qui va directement toucher la sensibilité. Ténor élégiaque s’il en est, Klaus Florian Vogt reste un poète des mots et garde une vraie présence : c’est certes un Parsifal inhabituel, qui n’a rien à voir avec un Kaufmann lacéré ou un Schager triomphant. Il est un Parsifal très humain, très simple, sans affèterie ni maniérisme, et chante cela comme un Lied, non dépourvu d’une certaine grandeur au troisième acte (le deuxième lui réussit un peu moins bien, à cause des bribes « héroïques » que lui réserve la partition). En difficulté certes, mais séduisant malgré tout, bien que la deuxième partie du deuxième acte exige sans doute un peu plus de présence et d’héroïsme (ce qui ne veut pas dire histrionisme, suivez mon regard…) Reconnaissons que j’aurais peut-être été un peu moins séduit et plus sévère si je n’avais entendu Schager après.
Le remplaçant au pied levé (mais devant chanter le rôle l’an prochain, il a assisté aux répétitions et l’a déjà chanté de nombreuses fois, dont à Berlin avec Barenboim), Andreas Schager propose un personnage diamétralement opposé, à la personnalité plus contrastée, correspondant à sa nature démonstrative. Il a sans doute pensé qu’il devait affirmer justement cette personnalité opposée, et il a joué tout au long des trois actes le chien fou. Chien fou dans le jeu, gestes désordonnés, en faisant des tonnes, sans contrôle ni retenue. Certes, le Parsifal du premier acte est un peu écervelé, mais est-ce si utile d’en rajouter ? Chien fou dans le chant, nous sommes aux antipodes du contrôle d’un Kaufmann ou d’un Vogt. Très loin aussi du Schager de Berlin, où tenu par Barenboim et ses glorieuses collègues (Anja Kampe et surtout Waltraud Meier) il campait un Parsifal juvénile, mais aussi torturé, déchirant et très contrôlé (comme il disait « Erlöser !!) et se limitait dans la manière de lancer sa voix. Je me disais alors qu’on tenait là LE Parsifal des prochaines années.
Las, sur la scène de Bayreuth, il ne s’est mis ni limites ni barrières et la voix est allée dans tous les sens.
La voix d’Andreas Schager est pourtant exceptionnelle, solide à l’aigu, puissante, avec un timbre clair, sachant allier héroïsme et lyrisme. Quand il contrôle l’instrument, c’est alors phénoménal. Ici, dès que le texte lui en donnait l’occasion il poussait le volume et seulement le volume. Son « Amfortas! die Wunde !» a voulu aller trop loin et il a dû se reprendre, mais c’était un chant en permanence tendu et crié, au point qu’à la fin de l’acte II il a failli s’égosiller et on a entendu quelques sons éraillés. Aucune subtilité, aucun raffinement, ni même aucun effort pour. J’attendais un « Erlöser » séraphique comme à Berlin, il n’en est hélas rien sorti, aucun relief, aucun ton,. tout s’est passé comme s’il voulait à toutes forces prouver quelque chose que personne ne lui demandait. On demandait un Parsifal, on a eu un concours de décibels entre Pankratova et lui, tous deux trop heureux de cette émulation à l’envi. Ma sévérité est à la mesure de la déception, et je suis colère qu’il n’ait pas saisi l’occasion pour installer définitivement un Parsifal de grande lignée. Ce Parsifal à la limite de la vulgarité a tellement poussé au deuxième acte que les attaques et les sons n’étaient pas toujours sans failles au troisième. En bref, l’artiste doit impérativement se contrôler et surveiller son ardeur. Public en délire parce que cela impressionne, et que Bayreuth démultiplie l’effet du volume, mais il ne nous a rien dit du personnage. Mieux Vogt fatigué que Schager déchaîné.
J’ai voulu raconter par le menu deux soirées pour le moins discutables. Avec des distributions moins brillantes, Herheim et Gatti restent dans toutes les mémoires de ceux qui y étaient – c’est cette production merveilleuse qui a décidé de l’aventure de ce blog. Ici, la production, non dépourvue d’idées, s’ingénie à les aplatir, et à leur préférer les affligeantes banalités, voire les inutiles provocations. Quant à la direction musicale, de très grande qualité, elle ne touche jamais la sensibilité. Seul Gurnemanz convainc sans discussion aucune. Quant au Parsifal de cette année comme celui de l’an prochain, à des titres divers, et pour des raisons opposées, ils n’arrivent pas à convaincre. On a à Bayreuth entendu bien pire, mais aussi tellement mieux. Il reste à espérer que la reprise du Festival prochain puisse être un peu retravaillée, et qu’Hartmut Haenchen puisse en assumer l’ensemble de la préparation. Certes Nelsons a son contrat signé, mais il serait désobligeant de se substituer désormais à un Haenchen qui a pris la barre dans la tempête. [wpsr_facebook]
Préserver l’industrieuse Genève des méfaits d’un théâtre, c’est ce qu’en une soixantaine de pages, le plus célèbre des genevois, Jean-Jacques Rousseau préconise dans sa fameuse « Lettre à D’Alembert sur les spectacles ». Mais au moment même où Rousseau écrit, cette opinion est déjà battue en brèche puisque l’opéra est représenté dans plusieurs salles, dont « La Grange des étrangers » puis le théâtre de Neuve, ancêtre de l’actuel Grand Théâtre inauguré en 1879. Le Grand Théâtre fait pour accueillir le Grand Opéra, il ouvre en effet avec le Guillaume Tell de Rossini. Il y a par ailleurs à Genève une vraie tradition wagnérienne : depuis la reconstruction du Grand Théâtre, incendié en 1951 (suite à une erreur de mise en place d’effets spéciaux pour Die Walküre) et réouvert en 1962, on a connu à Genève plusieurs productions du Ring complet, bien plus nombreuses qu’à Paris. La tradition historique du Grand Théâtre, c’est la grosse machine lyrique : si c’est Guillaume Tell qui ouvre en 1879 le Grand Théâtre tout neuf, c’est Don Carlos de Verdi qui ouvre en 1962 le nouveau théâtre de 1500 places à vision frontale, avec sa large scène, plus faite pour accueillir Les Huguenots ou Götterdämmerung que Cosi fan tutte. J’ai abordé il y a quelques jours à propos de Zürich la situation de l’Opéra en Suisse, et notamment les trois théâtres les plus importants, Zürich, Genève, Bâle. Zürich est la capitale économique de la Suisse et son opéra est le plus riche. Genève est une ville internationale dont l’Opéra est le plus vaste du pays, et la plus grande scène, mais moins riche que Zürich. Il en résulte que chacune des deux institutions fonctionne selon les systèmes qui se partagent la culture lyrique d’aujourd’hui, Zürich, théâtre de culture germanique, est un théâtre de répertoire, et Genève, de culture plutôt latine, est un théâtre de stagione.
Si l’on s’appuie et sur l’histoire et sur la culture théâtrale locale, Genève est un théâtre de stagione plutôt destiné (historiquement, c’est pour cela qu’il est né) à promouvoir des grands spectacles : l’opéra de Genève est né pour célébrer une bourgeoisie travailleuse et enrichie, qui voulait par son théâtre imiter…le Palais Garnier, dont le Grand Théâtre est le lointain cousin. Il n’y a pas de hasard si le suisse Rolf Liebermann, administrateur général de l’Opéra de Paris, l’un des grands princes de l’Opéra du XXème siècle, a fait en sorte qu’Hugues Gall, son bras droit, devienne l’heureux directeur du Grand Théâtre à partir des années 1980, où son action fut déterminante sur une quinzaine d’années. À son départ pour Paris en 1995, plusieurs directeurs se sont succédés, Renée Auphan, de 1995 à 2001, puis de 2001 à 2009 Jean-Marie Blanchard qui donna au Théâtre un incontestable prestige artistique, mais que des crises successives dans les dernières années, dues à des problèmes d’organisation technique et administrative, ont contraint à ne pas renouveler son contrat. C’est Tobias Richter, venu du Deutsche Oper am Rhein, qui en est depuis le directeur général
Pour une ville comme Genève, le Grand Théâtre est une nécessité en terme d’image: une ville siège de plusieurs organisations internationales doit avoir un théâtre de prestige ; c’est aussi une nécessité culturelle, et stratégique ; la plus grande ville francophone de Suisse se doit de répondre en écho à la plus grande ville germanophone. Mais autant le théâtre de Zürich reste par delà les vicissitudes une maison de référence, celui de Genève doit faire face quelquefois à des crises (à la fin des années Blanchard) mais aussi à des problèmes structurels (le Grand Théâtre est fermé pour deux ans à cause d’importants travaux sur la structure) et même à des problèmes d’identité culturelle : dans le concert des théâtres européens et francophones de référence, Genève a perdu un peu de relief, face à sa voisine Lyon à la politique artistique beaucoup plus dynamique, mais aussi face à des structures comme l’Opéra des Flandres ou La Monnaie, qui devraient être comparables à Genève et qui ont une ligne artistique plus lisible.
Il faut dire que Genève a aussi un fort handicap, qui est l’absence d’un orchestre maison : l’Orchestre de la Suisse Romande, qui fut l’une des plus prestigieuses phalanges d’Europe, se partage entre la fosse du Grand Théâtre et le podium du Victoria Hall, sans avoir réussi à retrouver un chef qui lui redonne le lustre perdu ni perméabilité des chefs: on voit rarement, très rarement même, le directeur musical de l’OSR dans la fosse de l’opéra, comme si on voulait bien marquer les domaines de chacun, alors qu’on gagnerait sans doute à plus de cohérence, mais aussi de cohésion. Espérons en Jonathan Nott, qui a si bien réussi à Bamberg, et qui est aussi un bon chef d’opéra.
Et dans les deux ans qui viennent, le Théâtre s’est replié dans la structure provisoire qui servit à la Comédie Française, le Théâtre éphémère devenu à Genève Opéra des Nations, situé dans le voisinage des Nations Unies, une structure à la capacité moindre (un millier de places) et aux possibilités techniques inférieures au Grand Théâtre, ce qui impose une programmation plus limitée en termes de répertoire, qui correspond bien moins à la tradition maison : au Grand Opéra et à Wagner, dont la dernière production du Ring (Metzmacher, Dieter Dorn et Jürgen Rose) a constitué le climax des dernières années, va se substituer un travail sans doute concentré sur l’Opéra Comique français (tradition française oblige), le Bel Canto (qui rappelons-le est plutôt destiné à ces salles de dimensions moyennes), Mozart et le baroque (qui n’est pas vraiment la tradition locale, bien que la Salle Théodore Turrettini, dans le bâtiment des Forces motrices, ouverte en 1997, se destinât originellement à ce type de répertoire).
Enfin, la question du public de Genève se pose : un public vieillissant, plutôt traditionnel, et mondain, et une politique qui n’est pas vraiment dirigée vers les jeunes générations (de 20 à 45 ans) : le public de Lyon par comparaison a une moyenne d’âge inférieure à 50 ans et une forte proportion de public de moins de 25 ans. Reconstituer un public, cela prend du temps, et les travaux actuels ne facilitent pas l’entreprise.
Comme on le voit, la situation n’est pas simple et tout lecteur de la saison de Genève doit avoir en tête et cette histoire, et cette tradition, et surtout les conditions actuelles de travail, techniquement plus limitées, qui impliquent une offre à la fois plus modeste et plus diversifiée, mais en même attirante pour déplacer le public de la Place Neuve en plein centre, aux marches de la Ville.
La tradition de la stagione est respectée, pour une saison de septembre à juin (de 10 mois) et sept nouvelles productions. La question technique de l’adaptabilité des formats de production à l’Opéra des Nations fait que les productions maison du Grand Théâtre peuvent difficilement rentrer dans la salle provisoire, et qu’il faut donc soit produire du neuf, soit coproduire, soit louer des spectacles ailleurs, et pour garantir des levers de rideau en nombre correct, proposer d’autres formes, comme le théâtre pour enfants, les récitals ou l’opéra en version de concert. Ce sont 30 mois de jonglage qui attendent l’administration du Théâtre.
PRODUCTIONS d’OPÉRA
SEPTEMBRE
Manon de Jules Massenet
La saison s’ouvre sur un des opéras les plus populaires du répertoire français, pour un des grands mythes de la littérature, de la scène et du cinéma, le mythe de Manon (tiens, d’ailleurs un Festival « Manon » aurait sans doute été bienvenu, avec les ballets et les films, mais aussi des œuvres en version de concert comme la suite de Manon écrite par Massenet Le Portrait de Manon, ou l’opéra comique d’Auber ) . En complément est prévue seulement la Manon Lescaut de Puccini en concert.
La direction musicale est assurée par le slovène Marco Letonja, un chef de qualité directeur musical du Philharmonique de Strasbourg, (qui avait déjà dirigé la Medea de Cherubini) et la mise en scène par Olivier Py, qui revient à Genève après sa trilogie du diable (sous Blanchard) sa Lulu et son célèbre Tannhäuser qui fit découvrir certaines réalités masculines à des spectateurs qui n’en revenaient pas (et Nina Stemme par la même occasion). Olivier Py, digne directeur du Festival d’Avignon, s’est beaucoup assagi, d’aucuns diraient assoupi, mais cela garantit quand même un niveau de qualité enviable.
La distribution affiche Patricia Petibon et Bernard Richter, deux garanties. Patricia Petitbon qui était la Lulu de Py, sera sa Manon, d’ici à faire un lien entre les deux, il n’y a qu’un pas que franchit d’ailleurs le pitch du site du Grand Théâtre.
Coproduction avec l’Opéra Comique de Paris, dont l’espace et les possibilités scéniques ne sont pas trop différentes de l’Opéra des Nations, et qui lui aussi est en travaux…
Du 12 au 27 septembre (8 représentations)
NOVEMBRE
Der Vampyr, de Heinrich Marschner
Voilà une excellente initiative qui va faire courir tous les curieux de nouveauté, et surtout les lyricomanes. On dit toujours que l’opéra wagnérien naît de l’écoute de Weber et de Schubert, bien sûr on oublie les italiens, mais on oublie surtout Marschner qui à l’époque avait autant de succès que les autres dans le genre de l’opéra fantastique. Sur un livret de Wilhelm August Wohlbrück, d’après Der Vampir oder die Totenbraut (1821) de Heinrich Ludwig Ritter, basé sur la nouvelle The Vampyre de John Polidori. La production présentée cette saison à la Komische Oper Berlin a évidemment fait couler quelques quantités d’encre, dans une mise en scène du metteur en scène allemand Antú Romero Nunes, ce qui nous garantit le tripatouillage du livret dont il s’est fait la spécialité, lui qui s’est fait connaître en présentant des livrets d’opéra en version théâtrale. C’est un metteur en scène inconnu hors d’Allemagne (on lui doit notamment à Munich un Guillaume Tell très sage et un Ring sans musique à Hambourg). Y aura-t-il à Genève les coupures qu’on lui a reprochées à Berlin ?
En tous cas la distribution est stimulante, avec notamment Tómas Tómasson (Klingsor dans le Parsifal de Barenboim/Tcherniakov à Berlin), Jens Larsen (en troupe à la Komische Oper), Shawn Mathey et Laura Claycomb. L’orchestre sera dirigé par le remarquable Dmitri Jurowski, ce qui garantit une très haut niveau musical.
Du 19 au 29 novembre (7 représentations). Il FAUT aller voir ce spectacle, vaut le TGV, et tous moyens de transports possibles y compris le bus si on habite le genevois français ou Annemasse.
DÉCEMBRE-JANVIER
La Bohème, de Giacomo Puccini
J’écrivais dans la présentation de saison de Zürich que « toute reprise de La Bohème est alimentaire ». À l’évidence, cette série de 12 représentations avec grosso modo 2 distributions en période de fêtes est faite pour remplir et salle et caisses. Il est évident qu’il faut des opéras populaires pendant ces deux ans de travaux, et les anciens se souviendront qu’à Paris, La Bohème, qui est entrée au répertoire du Palais Garnier en 1973, était auparavant un titre destiné à l’Opéra Comique au format bien plus réduit. Cette version conviendra donc à l’Opéra des Nations.
Deuxième règle : pour attirer le public pour les grands standards de l’opéra, il ne faut surtout pas l’effrayer . Et donc il est à attendre une mise en scène sage. Mathias Hartmann a réalisé une Elektra à Paris sous Mortier, et c’est la même équipe qui a fait le Fidelio du Grand Théâtre de la saison 2014-2015 qui n’avait pas fait l’unanimité. L’orchestre sera dirigé par Paolo Arrivabeni l’un des chefs habitués de ce répertoire, et la distribution est solide sans être exceptionnelle. Rodolfo sera Aquiles Machado qui roule sa bosse entre Las Palmas et Moscou dans les rôles traditionnels de ténor italien. Mimi sera d’une part la charmante Ekaterina Siurina, et d’autre part Ruzan Mantashyan, soprano lyrique qui a débuté il ya deux ou trois ans et qui a beaucoup chanté Musetta.
Musetta en revanche sera en alternance Julia Novikova soprano colorature qu’on commence à voir dans de nombreux théâtres et la jeune Mary Feminear des jeunes solistes en résidence au Grand Théâtre. A dire vrai, cette distribution est un peu passe partout, on compte sur l’effet « titre » pour attirer le public, et pas vraiment sur les solistes.
À noter, plus intéressant, un spectacle jeune public de Christof Loy sur « Les scènes de la vie de Bohème » préparatoire à cette série de représentations (voir plus loin)
Du 21 décembre au 5 janvier (12 représentations).
JANVIER FÉVRIER
Il Giasone, de Francesco Cavalli.
Un opéra de carnaval, qui traite évidemment des amours de Médée et de Jason, en version moins tragique que d’habitude. C’est l’excellent Leonardo Gárcia Alarcón qui dirigera la Capella Mediterranea, son orchestre, choisi pour cette série de représentations, ce qui garantit évidemment la cohésion et un travail approfondi alors que l’an dernier (pour Alcina les musiciens de la Capella Mediterranea assuraient seulement le continuo). Il est bon de créer des fidélités, notamment dans un répertoire moins familier du public de ce théâtre. Cela permet de tisser des liens artistiques et musicaux, mais aussi de fidéliser un public peut-être nouveau. Avec le transfert à l’Opéra des Nations, il serait bon d’afficher une ligne de programmation en évolution, qui puisse inclure ce type de collaboration plutôt stimulante.
C’est le jeune et talentueux contreténor Valer Sabadus qui sera Giasone, et la mezzo norvégienne spécialiste de ce répertoire Kristina Hammarström, vue dans Alcina cette saison, tandis que Dominique Visse le grand contreténor français sera Delfa.
Une belle distribution, bien construite, dans un spectacle qui sera mis en scène par l’italienne Serena Sinigaglia dans des décors d’Ezio Toffolutti, c’est à dire une ambiance sans doute plutôt traditionnelle mais élégante, ce qui changera de l’analytique David Bösch (Alcina cette année), invité cette prochaine saison pour Mozart.
Du 25 janvier au 7 février (7 représentations)
MARS
Wozzeck d’Alban Berg
Une production louée, pour un opéra qu’on ne reprend pas régulièrement. On peut supposer que c’est une décision peut-être récente parce que la distribution est en cours, et que seul le Wozzeck du remarquable Tomasz Konieczny est affiché (mais c’est déjà une garantie) qui a créé la production en 2015 à Chicago. La production est de David McVicar, au modernisme modéré (un type d’approche qui convient aux USA) et qualifiée « d’humaniste » par la critique américaine. L’orchestre sera dirigé par le suisse Stefan Blunier le GMD de l’opéra de Bonn et directeur musical du Beethoven Orchester Bonn (qui devrait quitter ses fonctions en fin de saison).
Du 2 au 14 mars 2017 (7 représentations)
Production du Lyric Opera de Chicago
MAI
Così fan tutte, de W.A.Mozart
Il eût été étonnant que dans une salle aussi adaptée à Mozart que l’Opéra des Nations, celui-ci fût absent. Così fan tutte, 6 chanteurs, recours au chœur limité, est un opéra idéal pour ce type de lieu au rapport scène-salle très favorable. La distribution est soignée, Veronica Dzihoeva (Fiordiligi), Alexandra Kadurina (Dorabella), Steve Davislim (Ferrando), Vittorio Prato (Guglielmo), Monica Bacelli (Despina) et Laurent Naouri (Don Alfonso), l’orchestre est dirigé par Hartmut Haenchen le chef allemand qu’on va voir pas mal dans la région puis qu’il dirige Elektra et Tristan à Lyon, et la mise en scène est confiée à David Bösch, le metteur en scène en vogue en ce moment (il vient de proposer Idomeneo à Anvers, il prépare Meistersinger à Munich et il a mis en scène Alcina à Genève)
Du 30 avril au 14 mai (8 représentations)
JUIN
Norma, de Vincenzo Bellini.
Je vis Norma il y a déjà longtemps à Genève (June Anderson, Inès Salazar). On compte sur les doigts les productions de Norma qui tiennent la route et on attend le moment où la Scala aura le courage de mettre à l’affiche cet opéra qui y manque depuis une quarantaine d’années (dernière Norma scaligère: Caballé). C’est une gageure. Le récent forfait d’Anna Netrebko attendue à Londres en est une preuve. Il faut une Norma, et le marché en a plusieurs, mais aucune n’est incontestable, sauf la Bartoli, mais dans des conditions spéciales. Sans doute la réussite dans Medea d’Alexandra Deshorties à Genève a donné l’idée de lui confier le rôle de la druidesse. Elle sera entourée de Marco Spotti dans Oroveso, et Ruxanda Donose dans Adalgisa; Pollione n’est pas encore distribué…
La production a été louée à Stuttgart, elle remonte à 2002 et elle est signée Jossi Wieler et Sergio Morabito dans des décors d’Anna Viebrock, la décoratrice fidèle de Christoph Marthaler. La production a voyagé, en Russie, en Sicile, et a été assez souvent reprise à Stuttgart où elle avait obtenu le qualificatif d' »Event of the Year » à sa création; c’est l’américain John Fiore (Parsifal à Genève, Tristan à Zürich), un authentique musicien de grande qualité qui dirigera l’OSR.
Du 16 juin au 1er juillet (7 représentations)
A ces sept productions, on doit ajouter trois titres en version de concert qui complètent la programmation. The indian Queen, de Henry Purcell
La dernière œuvre de Purcell que son frère acheva, une histoire d’amour entre Aztèques et Incas. Concert unique pour ouvrir la saison en profitant d’une tournée de MusicAeterna, et de son chef Teodor Currentzis, une star fantasque de la baguette, ainsi que des chœurs de l’opéra de Perm, qui présentent en version de concert une production de 2013 de l’Opéra de Perm.
Avec Johanna Winkel, Paula Murrihy, Ray Chenez, Jarrett Ott, Christophe Dumaux, Willard White.
Le 4 septembre 2016.
Manon Lescaut, de Giacomo Puccini
Pour faire écho à la Manon de Massenet, celle d’un Puccini encore jeune qui par cette Manon Lescaut devient une célébrité. Pour l’occasion, sont invitées les forces du Teatro Regio de Turin sous la direction de leur chef Gianandrea Noseda. Manon Lescaut sera Marie José Siri, Des Grieux Gregory Kunde, et Lescaut confié à Dalibor Jenis.
Le 30 mars 2017
Orleanskaya Deva (Орлеанская дева )(La Pucelle d’Orléans).
Une rareté, dans la saison de l’OSR, qui aura lieu au Victoria Hall, un opéra dérivé de Die Jungfrau von Orléans de Schiller, pour 3 soirées.
La distribution comprend Ksenia Dudnikova (Jeanne d’Arc), Migrant Agadzhanyan (Charles VII) et Mary Feminear (Agnès Sorel), tous deux jeunes solistes en résidence au Grand Théâtre de Genève, et entre autres, Roman Burdenko et Aleksey Tikhomirov. L’orchestre de la Suisse romande sera dirigé par le remarquable Dmitry Jurowski.
Les 6, 8 et 10 avril 2017
Et dans la programmation quelques productions pour la jeunesse qu’il faut signaler
Le chat botté, de César Cui. César Cui, un compositeur russe important du XIXème siècle (mort en 1918) qui n’est pratiquement plus jamais représenté. C’est l’occasion de découvrir sa musique dans une production de Strasbourg de 2013, dirigée par Philippe Béran et dans une mise en scène de Jean Philippe Delavault. Les interprètes en sont les jeunes solistes en résidence à Genève.
Dates : Octobre, sans autre précision
Scènes de la vie de Bohème, d’après Henry Murger et Puccini.
Version pour piano de La Bohème de Puccini, présentée en 2011 au Deutsche Oper am Rhein à Düsseldorf, sur une idée de Christof Loy pour jeune public
Pas d’autres précisions et dates prévues entre fin novembre et décembre 2016, en amont des représentations de La Bohème.
Pierre et le Loup/le Carnaval des animaux Une spectacle créé en octobre 2016 qui devrait être donné tout au long de la saison où Philippe Béran initiera les enfants à la chose musicale (instruments) Pas d’autres précisions
Enfin, un certain nombre de récitals :
13 septembre 2016, 19h30
Thomas Hampson, baryton
29 septembre, 19h30
Erwin Schrott, Rojotango Erwin Schrott le baryton basse avec 7 musiciens aborde l’univers du tango.
Mercredi 12 octobre, 19h30 Camilla Nylund, soprano, Helmut Deutsch, piano
Wagner, Mahler, Strauss
27 janvier 2017, 19h30 Christian Gerhaher, baryton,
Gerold Huber, piano
Schumann
Vendredi 17 mars à 19h30 Joyce di Donato, mezzo soprano
Orchestre (lequel ?) dirigé par Maurizio Benini
Mardi 9 mai à 19h30
Karita Mattila, Ville Matvejeff, piano
Dimanche 28 mai, 19h30
John Osborn/Linette Tapia
Samedi 17 juin, 19h30 Patricia Petibon Suzanne Manoff, piano
La saison 2016-2017 de Genève ne manque pas d’intérêt, même si tout n’est pas d’égale qualité, du moins sur le papier. La situation impose effectivement moins de productions, et habilement la saison est présentée sans faire la différence entre les représentations scéniques et les concerts : on est piégé par la présentation du site.
Justement, les spectacles de complément (notamment les spectacles pour enfants et les récitals) semblent présentés par le site un peu à la va vite, sans dates, sans grandes précisions comme si les choses étaient encore en cours…. Quant aux récitals, à part les textes de présentation un peu racoleurs, certains indiquent vaguement un programme, d’autres même pas de pianiste ou d’orchestre, ni évidemment de programme. Je ne suis pas particulièrement bégueule, mais cela me paraît de la part d’un théâtre de ce niveau un peu léger. En principe, les programmes sont annoncés, les pianistes sont annoncés. Annoncer le nom seul veut dire que le public va aller au concert sur le seul nom…Au moins une phrase du genre « Programme TBA » serait acceptable a minima. C’est se moquer gentiment de son public que de procéder ainsi.
Et puisque la saison présente un nombre de productions réduit, pourquoi ne pas envisager des actions de complément autour des productions qui enrichiraient la programmation sans énormes frais supplémentaires (projections, conférences).
Enfin, que pour une production aussi importante que Wozzeck la distribution ne soit pas indiquée ne laisse pas d’étonner. Où est la précision horlogère suisse ? [wpsr_facebook]
Il y a toujours beaucoup à dire d’une production wagnérienne, et peut-être encore plus quand elle n’a pas convaincu, ce qui est le cas. D’autant plus que le plus souvent, Der Fliegende Holländer a plutôt de la chance, et vu le cast réuni, on pouvait rêver, et rêver beaucoup mieux.
Depuis les années 80, l’œuvre a bénéficié à la Scala de deux productions (celle-ci est la troisième), en 1988, Michael Hampe, très classique dirigée par Riccardo Muti (c’était son premier Wagner) avec James Morris et Deborah Polaski et 2004, Yannis Kokkos, tout aussi classique mais plus jolie à voir dirigée par Guennadi Rojdetsvenski avec Juha Uusitalo et Eva Johansson. Du solide.
Cette année, c’est Andreas Homoki, actuel directeur de l’opéra de Zürich et ex directeur de la Komische Oper, qui assure la mise en scène (coproduite par Zürich et Oslo), Hartmut Haenchen qui dirige, avec Bryn Terfel et Anja Kampe. Du solide encore, d’autant que Daland est tenu par Ain Anger, et Erik par Klaus Florian Vogt pour toutes les représentations sauf la dernière. C’était Michael König, autre très bon ténor, qui était affiché pour cette dernière représentation: sans crier gare, sans avertir, la Scala affiche en réalité Marco Jentzsch qui a tenu le rôle à Zürich en décembre et janvier dernier. Enfin, autre surprise, alors que le programme, et notamment un article très clair de Hartmut Haenchen évoque la préférence de Wagner pour une version en un acte sans entracte (aujourd’hui adoptée dans tous les théâtres ou presque) et aborde la question de la version en trois actes avec entractes (comme Muti l’avait fait en 1988) et la critique, la Scala propose ni l’un ni l’autre, mais une version en deux parties avec entracte après le premier acte, qui doit cacher des pesanteurs internes (syndicales dit-on) et sans doute une négociation avec le chef.
La mise en scène de Andreas Homoki éloigne volontairement toute référence aux légendes nordiques, et aux tempêtes de légende, elle fait de cette histoire une sorte de drame bourgeois, dans un décor clos, sinon unique, du moins agrémenté par un cube-cloisons de bois sombre qui tourne sur une tournette et présente panneaux économiques, tableaux (mer houleuse) ou carte géographique (de l’Afrique).
Évidemment, présentée ainsi, la mise en scène suscitera déjà un commentaire amer du spectateur agacé par le Regietheater (encore des absurdités!). La mise en scène de Homoki a sa logique, et sa cohérence, c’est loin d’être « n’importe quoi » comme on dit le plus souvent pour jeter aux oubliettes un travail de mise en scène.
Andreas Homoki part de la légende du Hollandais, qui se passe non en Norvège comme on le pense généralement, mais dans la région du Cap de Bonne Espérance: le capitaine hollandais a refusé de mouiller dans un port lors d’une terrible tempête, a blasphémé et défié les éléments, et comme punition non seulement il ne réussit pas à passer le fameux Cap, mais il est en plus condamné par Dieu à errer sur les mers jusqu’au Jugement Dernier et n’aborder la terre que tous les sept ans pour trouver la femme qui lui promettra amour et fidélité (jusqu’à la mort) et ainsi mettre fin à la malédiction.
Voilà qui explique donc la carte de l’Afrique du Sud (puis celle de l’Afrique entière) qu’on voit au début. Le décor clos, figure au départ (mais c’est peu clair) un navire, puis change (tout en restant globalement similaire structuré en espace unique : les changements de décor sont indiqués par cette structure centrale de bois qui tourne faisant apparaître tour à tour Afrique, mer houleuse, une horloge où le temps tourne à toute vitesse; les changements d’intérieur étant indiqués par des meubles qui varient: une table avec un télégraphe (nous sommes à la fin du XIXème), une salle avec des secrétaires derrière des machines à écrire (les fileuses…) , un canapé ou des fauteuils…Les ambiances changent sans vraiment changer: nous sommes dans un monde de la colonisation (Afrique du Sud) triomphante dont Daland est l’un des acteurs, où tout but poursuivi est économique: tous les personnages sont en noir habillés (hommes et femmes) comme des employés de banque des débuts du capitalisme,
sauf le Hollandais, sorte de Raspoutine un peu décalé dans sa pelisse en peau de bête (qu’il abandonnera lorsque l’amour de Senta lui sera donné, il laissera voir un costume très XIXème: le temps le rattrape avec l’amour!) et son haut de forme un peu désuet avec sa plume rouge : ce « look » est pris au film de Jim Jarmush Dead-man (1995) qui raconte l’errance d’un personnage (Johnny Depp)
perdu dans un monde qui le pourchasse et condamné à errer dans l’Ouest américain avec un autre personnage nommé Nobody . C’est en soi une idée excellente, encore faut-il que le public non cinéphile puisse la saisir.
Erik aussi en habit de chasseur vert là où les autres sont en noir et blanc, est en décalage et appartient à un monde différent, méprisé par les autres.
Quant à Senta, elle ôte son habit d’employée pour apparaître en combinaison à la fin de la ballade (elle est prête à se donner…), qu’elle cachera sous une redingote pendant tout le reste de l’œuvre. La mise en scène oscille entre les fantasmes de Senta (thèse centrale de la mise en scène de Kupfer en 1978) et la vision d’un monde gouverné par le gain qui justifie l’attitude de Daland qui vend sa fille au plus offrant (après tout le mariage aristocratique ou bourgeois a la plupart du temps été dicté par des accords économiques dans l’ancien régime et au XIXème). En ce sens Senta affirme la prééminence du désir personnel et non des contingences socio-économique, elle représente une sorte d’autonomie de la femme qui s’oppose envers et contre tout aux lois sociales et au conformisme en vigueur à l’époque.
D’un autre côté, la carte de l’Afrique complète qui apparaît au troisième acte et marque l’étendue de la conquête coloniale, puis à la place de la fameuse tempête, fait apparaître à la fois l’exploitation des noirs et aussi la révolte des zoulous (la carte de l’Afrique brûle) comme une menace transformée en cauchemar explique le contexte de l’histoire, qui fait apparaître le Hollandais comme venu de nulle part et qui repartira en disparaissant dans le nulle part et provoquera le suicide de Senta, avec la carabine d’Erik.
Tout ce propos a sa logique, sans forcément s’imposer : il manque à ce travail une vraie dynamique, on s’ennuie un peu, et une urgence que la musique devrait imposer. On ne rêve pas: toute référence à la légende, au monde fantasmatique de Senta est gommée et la soif d’irrationnel est loin d’être étanchée. On est face à une sorte de drame bourgeois qui ne dit pas son nom, et qui n’a rien de l’opéra romantique indiqué par le titre. C’est alors plat, et lourd, et sans magie. Bref, tout cela apparaît sans vraie justification, une logique, un travail précis, loin d’être stupide, mais qui tombe carrément à plat.
A un choix de mise en scène pareille devrait correspondre un choix musical plus radical, plus urgent, plus nerveux, où la version dite parisienne de 1841 devait s’imposer, en un acte, sans rédemption, brutal et vif, alors qu’est choisie la version de 1860 avec la rédemption (la mise en scène refuse l’idée de rédemption quand la musique l’indique) et que la Scala pour raisons internes impose un absurde entracte, alors qu’à Zürich dans la même mise en scène l’œuvre était présentée comme c’est logique, sans entractes sous la direction d’Alain Altinoglu.
Hartmut Haenchen propose une direction musicale très en place, très précise, avec un orchestre globalement bien préparé (quelques menues scories dans les bois ou les cuivres), mais sans vrais accents, sans vrai discours, un tempo assez rapide mais une direction sans relief, sans vraie musicalité qui me rappelle ce que Von Dohnanyi disait à l’orchestre de l’Opéra avant de renoncer au pupitre d’un Tannhäuser dans les années Lefort: « j’entends des notes, je n’entends pas de musique », une direction peu animée, c’est à dire sans âme.
La distribution en revanche promettait beaucoup, Bryn Terfel, Anja Kampe, Klaus Florian Vogt et Ain Anger. IL paraît que Vogt était très bon dans les représentations précédentes. Michael König pouvait être un Erik magnifique, ce fut l’honnête Marco Jentzsch à la voix plus légère et moins engagée, et donc au poids très relatif. Une voix qui pouvait convenir à la salle au volume réduit de Zürich, mais qui se perd un peu dans une vaste nef telle que la Scala. Or les meilleurs Erik sont plus des futurs Siegmund que des ex-Tamino. Erik doit s’affirmer, et sa présence vocale doit en être la marque. Ici, peu de présence.
Le « Steuermann », le pilote de Dominik Wortig, n’a pas la séduction de certains pilotes: le timbre n’est pas vraiment engageant, les aigus n’y sont pas, et l’air initial n’a aucune, mais aucune magie. Ain Anger, sans avoir un timbre d’une grande séduction, a une voix de basse impressionnante de puissance et de présence, son chant manque d’une certaine élégance (ah..Salminen!) mais pour Daland, cela peut convenir. C’est plutôt une bonne surprise.
Anja Kampe a remporté un beau succès critique à Zürich et à Milan, et il faut reconnaître un chant engagé, quelquefois intense, des aigus bien construits. Mais pour ma part, je ne suis pas sûr que Anja Kampe puisse chanter ainsi longtemps. Les moyens naturels ne sont pas ceux d’un soprano dramatique, les aigus sont très construits, le chant se prépare sans cesse aux aigus des scènes finales de l’acte II et de l’acte III, et la ballade reste en dessous de la fluidité attendue. A Zürich, pour elle également, la salle plus petite pouvait convenir sans que la voix de vire au cri. A la Scala, c’est plus difficile et la voix a tendance aux stridences. La prestation est évidemment très honorable, mais pas exceptionnelle dans ce rôle à mon avis.
Le cas de Bryn Terfel est différent: il n’a plus rien à prouver, il tout chanté, de Falstaff à Leporello, de Wotan à Hans Sachs et au Hollandais.
Il m’est apparu cette fois bien moins convaincant que dans Falstaff, la voix manquait d’éclat, marquait la fatigue notamment dans le duo avec Senta et dans la scène finale. Certes, il garde des qualités éminentes de diction et d’interprétation, mais le poids vocal a ce me semble perdu de la présence et la puissance et l’aisance n’étaient pas au rendez-vous. Peut-être est-ce passager, peut-être aussi est-ce la fatigue de ses prestations successives depuis décembre dernier? Il reste qu’il m’est apparu en retrait.
Succès correct mais pas de triomphe à la Scala. On dit que le Fliegende Holländer de Bologne, sans stars, sous la direction de Stephan Anton Reck était en tous points plus convaincant. Je crois que pour cette fois, la mise en scène a un peu plombé l’ensemble et que la direction n’était pas assez engagée : malgré son titre, ce Fliegende Holländer n’a pas décollé.
Plus proche que New York, à portée de TGV (même si le Thalys pratique des prix exorbitants) qui permet l’aller-retour dans la journée, Amsterdam reste un théâtre toujours attirant. Il est rare d’y voir des spectacles médiocres: mise en scène soignées, distributions bien équilibrées et bien construites, direction musicale de grande qualité. En allant à Amsterdam, on a toujours la garantie de voir au moins un spectacle qui tient la route, même si ce n’est pas forcément le spectacle de l’année. N’ayant pas d’orchestre maison, on peut y entendre la plupart des formations néerlandaises. La saison prochain sera fortement marquée par Wagner: deux cycles complets du Ring (fin janvier-mi février) et des représentations séparées de Siegfried (septembre) et Götterdämmerung (Novembre) avec le Nederlands Philharmonisch Orkest . Pas de nouvelle production, il s’agit de la production jolie mais sage de Pierre Audi dans des décors de Georges Tsypin, pas de nouveau chef, c’est Hartmut Haenchen qui a toujours porté ce Ring qui le portera à nouveau. je sais qu’il n’est pas toujours apprécié et je trouve cela injuste. Quant à la distribution, pour le rôle de Siegfried elle varie entre septembre-novembre (Stephen Gould) et janvier-février (Stig Andersen). On préfèrera Gould; on y écoutera avec attention la Sieglinde de Catherine Naglestad face à la Brünnhilde de Bayreuth, Catherine Foster, quant à Wotan, ce sera Thomas Johannes Mayer. Une distribution intéressante, solide, composée de chanteurs de référence dans le monde wagnérien.
Les saisons d’Amsterdam sont toujours très équilibrées et s’appuient sur tous les répertoires, du baroque au contemporain. On y verra donc en octobre Armide de Glück, avec le Nederlands Kamerorkest, et ce sera sans doute un événement, puisque c’est l’échevelé Barrie Kosky, directeur de la Komishe Oper de Berlin qui en signera la mise en scène, la direction étant confié à un spécialiste de ce répertoire, Ivor Bolton. En décembre, Marc Albrecht, directeur musical de l’Opéra d’Amsterdam, y dirigera le Residentie Orkest (L’Orchestre de la Résidence de La Haye) dans Le joueur de Prokofiev assez rare sur nos scènes (le livret n’est pas facile il est vrai) dans une mise en scène d’Andrea Breth avec Nadja Michael. Le répertoire italien sera représenté par Lucia di Lammermoor (mars-avril), avec le pâle Carlo Rizzi dirigeant le Nederlands Kamerorkest avec Marina Rebeka dans une mise en scène de Monique Wagemakers et surtout par le Falstaff de fin de saison (juin 2014) , dans la mise en scène de Robert Carsen (Covent Garden, Scala, MET) avec Daniele Gatti au pupitre du Koninklijk Concertgebouworkest, deux motifs pour y courir, avec une distribution solide (Ambrogio Maestri, Daniela Barcellona, Fiorenza Cedolins, Christian van Horn) qui devrait valoir le voyage.
Arabella de Strauss, prévue en avril et mai, affiche une distribution honnête dominée par Annette Dasch dans Arabella, avec Charlotte Margiono, Agneta Eichenholz et James Rutherford dans Mandryka, dirigée par Marc Albrecht dont c’est le répertoire avec le Nederlands Philharmonisch Orkest dans une production de Christof Loy que je n’apprécie pas toujours.
En revanche le Faust programmé en mai 2014 semble bien attirant par le cast affiché: Michele Fabiano dans Faust, Mikhail Petrenko dans Mephisto et la jeune Sonya Yoncheva dans Marguerite. J’ai déjà dit l’impression excellente faite par cette jeune chanteuse à Monte Carlo dans Traviata, il sera fort intéressant de l’entendre dans Marguerite. Elle y sera entourée de l’excellente Marianne Crebassa (Siebel) et de l’inusable Doris Lamprecht dans Marthe. De plus Marc Minkowski dirigera le très bon Rotterdam Philharmonisch Orkest. Beaucoup d’arguments militent donc pour le voyage, d’autant que la mise en scène est assurée par Alex Ollé et la Fura dels Baus.
Pas de saison à Amsterdam sans une création (en général en collaboration avec le Holland Festival), ce sera cette fois Laïka, du nom de la chienne qui pour la première fois fut envoyée dans l’espace avant Gagarine. le livret de P.F.Thomèse est une pièce ironique et satyrique sur la volonté d’un présentateur vedette de la TV de fuir le monde pour tourner éternellement dans l’espace, attiré par Gagarine et Laïka dans leur voyage éternel. On peut même vivre sans TV. L’orchestre Asko|Schönberg et le choeur VOCAALLAB seront dirigés par Etienne Siebens dans une mise en scène de Aernout Mik, célèbre plasticien néerlandais.
On pourra donc sans crainte passer quelques week ends ou même seulement quelques dimanches à Amsterdam; pour ma part j’en vois cinq possibles: Siegfried et Götterdämmerung en septembre et novembre, Armide en Octobre, Faust en mai et Falstaff en juin, et les plus curieux pourront y ajouter Le Joueur en décembre. L’abondance de l’offre et la bonne qualité moyenne plaident pour Amsterdam.
D’ailleurs dès cette année prenez y vos marques en allant voir Die Meistersinger von Nürnberg (juin 2013, mise en scène David Alden) avec Thomas Johannes Mayer, Adrian Eröd, Roberto Sacca et Ana Maria Martinez (Direction Marc Albrecht) et surtout Death in Venice de Britten dans la production de l’ENO (Deborah Warner) avec l’excellent John Graham Hall et sous la direction d’Edward Gardner à la tête du Rotterdam Philharmonic Orchestra.
[wpsr_facebook]