A Lucerne, les fruits ne passent pas la promesse de fleurs: les fruits y anticipent toute promesse, car ces fruits (d’or) sont déjà tombés sur Lucerne ce samedi 16 mars.
Bien sûr, c’est la crise, et le programme de Lucerne un peu difficile certains soirs à Pâques cette année n’attire pas le nombre habituel de visiteurs étrangers, pour la traditionnelle venue du Bayerischer Rundfunk et Mariss Jansons, il reste des places à 100 CHF ce qui est abordable à Lucerne samedi 23 (Britten War Requiem avec Christian Gerhaher) et il reste encore des places chères le dimanche (Chostakovitch 6 et Beethoven 5).
Mais pour Abbado, c’est complet, et comme de juste “ils sont venus ils sont tous là même ceux du sud de l’Italie”. Abbado à Lucerne est chez lui, il a dompté depuis longtemps un public réputé froid, on peut même dire qu’il a presque changé les habitudes d’un public plutôt retenu. C’est jour de joie et aussi jour de retrouvailles, on retrouve ses amis venus d’Italie, de Suisse, d’Allemagne, d’Autriche et même de France, on retrouve aussi le personnel de Lucerne qui salue les têtes d’habitués connues depuis 12 ans. En bref, même si le concert (sans Argerich) a eu lieu à Bologne, c’est bien à Lucerne que tout recommence, et que la saison d’Abbado se met en mouvement.
En mouvement oui, et avec quelle intensité, avec quelle énergie, avec quel indicible plaisir ces deux êtres d’une jeunesse incroyable (lui 80, elle 72) nous ont emportés, et bouleversés. Dans de telles dispositions d’esprit, comment le corps ne participerait-il pas à l’émotion, que de petits coups au cœur au détour d’une phrase, d’une mesure, d’un solo instrumental, d’un geste et surtout quand on se met à fixer le visage à la fois incroyablement concentré et aussi , comment dire, presque rêveur de la merveilleuse Martha.
Parce que pour tout le monde, Martha Argerich, c’est Martha, comme la vieille amie qu’on retrouve avec sa spontanéité, et son côté un peu fantasque, avec sa masse capillaire impressionnante, reconnaissable entre toutes,
Martha avec Claudio, comme dans le premier disque enregistré pour DG en 1967, les concertos pour piano et orchestre de Ravel et Prokofiev avec les berlinois! Regardez cette photo: ce regard, cette complicité, c’était eux, samedi, 46 ans après, toujours les mêmes, et toujours ce côté engagé, spontané, direct. On sait que les répétitions ont été rudes et âpres, qu’elles ont duré presque jusqu’au moment du concert. Un seul signe nous le prouve: on avait oublié d’enlever le pupitre du chef (on sait que Claudio Abbado dirige sans partition). Alors que l’orchestre était installé, accordé, alors qu’on attendait le chef, le responsable technique est venu ôter le pupitre intrus, sous les rires du public qui connaît bien les habitudes de Claudio.
Le concert? j’y viens…mais il faut bien vous dire l’ambiance sur les rives du lac des Quatre Cantons, et ma rage de vous la décrire pendant que là-bas en ce moment même ils jouent un autre programme, ensemble et que je n’y suis pas .
Le programme proposait deux ouvertures de Beethoven (Leonore n°3 et Coriolan), un concerto (Concerto n°25 pour piano et orchestre en ut majeur, K. 503) et une symphonie (Symphonie n°33 en si bémol majeur , K. 319) de Mozart. Deux univers très différents, un Beethoven plutôt dramatique et grave, un Mozart non “léger”, mais naturel, modeste, dansant.
On a souvent coutume de regretter l’attachement de Claudio Abbado à son Orchestre Mozart: à Bologne, on projette de construire un auditorium (Renzo piano), on cherche des lieux de résidence nouveaux, et même lointains, pour l’orchestre et pourtant, beaucoup de critiques restent circonspects et distants, lui préférant le Mahler Chamber Orchestra, qu’il ne dirige plus guère qu’une fois par an, ou bien sûr les Berlinois (cette année à Pentecôte) ou le LFO (en août). L’orchestre Mozart est composé de manière élastique, au gré des programmes, des musiciens favoris de Claudio disponibles, des jeunes les plus prometteurs: on n’y voit vraiment jamais les mêmes. Ce soir un nouveau premier violon, Massimo Spadano, premier violon de l’orchestre de Galice, mais surtout spécialiste de musique de chambre et enseignant de référence invité dans de nombreuses académies d’été. On retrouve pour encadrer les membres plus jeunes les habitués du Lucerne Festival Orchestra Wolfram Christ (Ex Berliner Philharmoniker), alto, Jacques Zoon (flûte, ex Boston et ex Concertgebouw), le hautbois miraculeux de Lucas Macias Navarro (Concertgebouw) Alois Posch (Ex Wiener Philharmoniker) aux contrebasses et un petit nouveau au basson Daniele Damiano (Actuellement titulaire du Berliner Philharmoniker). Comment s’étonner du son obtenu, inhabituel, plus charnu, plus clair, plus technique aussi notamment dans la symphonie n°25, étonnante de virtuosité. Beaucoup disent que ce soir l’orchestre est méconnaissable.
Pour les deux ouvertures de Beethoven, Abbado a choisi non la dynamique, mais au contraire une couleur plus dramatique, même dans la dernière partie de Leonore III, au rythme moins rapide et moins étourdissant que d’habitude, même si on reconnaît les accents optimistes de la fin de la pièce. La première partie est plus sombre, et impose un univers presque plus dur, et illumine la soirée d’une manière assez surprenante même si ce sera contrebalancé par un Mozart aérien, presque azuréen. Même contraste dans la deuxième partie va mettre face à Mozart une ouverture de Coriolan très tendue, conforme d’ailleurs au drame (Coriolan est ce général romain victorieux qui déçu de ses concitoyens, va proposer ses services à l’ennemi, menacer Rome mais qui sur intervention de sa femme et de sa mère, va y renoncer et se suicider), une vision noire qui nous laisse dans un suspens inquiétant à la fin. Comme toujours, on sent les qualités d’Abbado de clarté et de fluidité, mais comme souvent lorsqu’il veut imposer une vision, on entend presque l’orchestre parler. Abbado est un des rares chefs dont on entende le discours et ce soir, son Beethoven est plus sombre, plus inquiétant même, et fait contraste évident avec le monde mozartien qu’il veut nous montrer. En conclusion de la soirée, la Symphonie n° 33, choix surprenant en finale de concert, habituellement plus spectaculaire et de fait, le public est surpris d’entendre cette symphonie peu connue, de 1779, qui marque le retour de Mozart à la symphonie. L’univers de cette œuvre n’a rien de monumental: ce n’est pas l’entrée choisie par Mozart. L’entrée mozartienne est plutôt une entrée allègre, un peu mélancolique dans le second mouvement (andante moderato), mais où domine un optimisme mesuré, une sorte d’équilibre qui montre un Mozart au total heureux. C’est bien ce que montre Abbado, et qui déçoit le public qui attend en fin de concert une sorte d’envolée, rien de tel, mais plutôt une circulation extrêmement légère des sons, distribués de manière dynamique, avec des traits à peine esquissés au violon, ou au violoncelle, des contrebasses qui seraient presque un continuo, dans une formation d’ensemble au demeurant assez réduite. Cette allégresse qui n’est pas tonitruante, Abbado lui donne une couleur presque “rossinienne”, de ce Rossini dont Abbado fut le maître, où circule une joie de l’orchestre, une joie simple qui emporte les choses, une brise agréable et fraîche sans ostentation mais tout de même quelquefois étourdissante.
Dans la construction du concert, entre ce Beethoven grave et ce Mozart léger comme plume au vent, le concerto n°25 en ut majeur, qui a probablement été composé pour une série de concerts à Prague en 1786: la symphonie homonyme en est exactement contemporaine. Étrangement, ne connaissant pas les disponibilités instrumentales de Prague, Mozart n’y a pas inséré de clarinette, mais hautbois et surtout flûte sont sans cesse à l’écoute du piano, jouent ensemble, se répondent, en un ensemble de correspondances presque baudelairiennes et en un dialogue très harmonieux et d’une poésie intense.
Le premier mouvement commence par une longue introduction orchestrale, très symphonique, et se poursuit par un dialogue très fluide et très attentif entre clavier et orchestre, alternant mode majeur et mode mineur et en même temps des moments à la fois triomphants d’un Mozart vainqueur, qui clôt par le K 503 l’impressionnante série de 12 concertos pour piano, et en même temps celui d’une mélodie plus cachée, plus plaintive, peut être de qui renonce à Vienne où son aura décline et essaie d’aller chercher fortune à Prague: Martha Argerich est à la fois très présente, et écoute sans cesse l’orchestre, c’est un vrai dialogue qui s’installe, pendant lequel les deux disent le même discours, en une sorte d’unisson. Il y a là moment de véritable osmose qui ne nous quittera pas de tout le concert. Remarquons au passage le thème ressemblant au début de la “Marseillaise” (Rouget de L’Isle l’aurait-il emprunté à Mozart ? – Beethoven fera de même), le discours de ce premier mouvement, plutôt énergique, rythmé, mais aussi fluide, se poursuit par un andante (certains disent un adagio) aux thèmes très changeants, aux mélodies complexes, où il n’y a aucun “arrêt sur image”, mais au contraire une succession thématique que la soliste enchaîne de manière apparemment simple, à la fois sans pathos et sans insistance, sans mélancolie comme pour montrer une volonté d’aller tranquillement de l’avant.
Le dernier mouvement, inspiré d’une danse d’Idomeneo (la “danse des femmes crétoises”) est le moment le plus extraordinaire de l’ensemble, il faut regarder le visage d’Argerich, joyeux et concentré tout à la fois, avec sa tête qui danse les rythmes comme si cela montait de ses doigts, avec un style époustouflant, qui virevolte avec des prises de risque incroyables, dans une immense sérénité joyeuse; on croirait presque qu’elle est habitée par les intentions de Mozart, tant cette danse est à la fois peu démonstrative et incroyablement acrobatique: il est difficile de rendre cette idée contradictoire, mais la sûreté de l’artiste est telle et son toucher si précis et en même temps si dansant, si rapide et si varié qu’elle donne à ce tumulte les couleurs d’une très apparente simplicité qui vous emportent en tourbillonnant. Ayant la chance de contempler son visage à la fois incroyablement concentré et incroyablement mobile, regardant Abbado du coin de l’oeil avec une expression surprise, ou amusée (coups d’œil furtifs rendus d’ailleurs par le chef) et un orchestre complètement pris par ce jeu auquel il répond avec précision, à propos de manière marquée c’est là aussi étourdissant pour les artistes (orchestre compris) que pour le spectateur.
A peine la dernière note donnée, Martha bondit littéralement du piano pour embrasser Claudio, scène d’intimité artistique vibrante, qui en dit long sur la joie de faire de la musique ensemble qui a été la leur, et en même temps nous en dit un peu sur les répétitions qui je le répète ne furent pas si faciles. Ces deux là surprennent de manière incessante, ce sont des animaux-artistes, qui parlent à la peau, à l’âme, au coeur, et qui jouent comme ce soir, sans distance, sans volonté démonstrative, avec seulement la joie de jouer, de faire de la musique et de trouver immédiatement le ton juste, le son juste, le rythme juste, cette “syntonie” qui produisent en vous ces coups sourds du cœur qui ne cessent de vous assaillir.
Voilà pourquoi, au milieu d’un concert d’un niveau particulièrement haut, où la musique a circulé en nous si intensément et en même temps si simplement, la rencontre Abbado-Argerich fut un sommet, qui m’a rappelé l’exécution du Concerto n°3 de Beethoven à Ferrare qui nous avait électrisés. Spontanément, le public se lève, avec d’infinis rappels auxquels répond ce regard toujours un peu étonné, un peu ailleurs, ce regard franc, simple et direct, mais malicieux de Martha Argerich vers le public, Martha qu’on voyait dans la coulisse embrasser encore une fois Claudio . Ce concerto fut la merveille insurpassable d’une très grande soirée. Il fut le pont qui nous a relié aux pays des Dieux.
Note: Concert retransmis par la radio suisse SRF 2 Kultur le 1er avril à 20h00
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Bon, à la lecture de compte-rendu, que dire? Vivement le dimanche 14 avril à Paris, en croisant les doigts pour que tous les deux soient là!!!!