OPÉRA NATIONAL DE PARIS 2018-2019: SIMON BOCCANEGRA de Giuseppe VERDI le 28 NOVEMBRE 2018 (Dir.mus, Fabio LUISI; Ms: Calixto BIEITO

La carcasse de navire

Le cas Boccanegra

Une chose est claire : il n’y a pas de production de Simon Boccanegra aujourd’hui qui ne soit mise en relation avec la production légendaire de Giorgio Strehler (1971)  qui a fait le tour du monde, de Paris à Tokyo en passant par Washington et Moscou, et qui a fini à Vienne (apportée par Abbado) où deux imbéciles devant l’éternel , Eberhard Waechter (qui pourtant chanta Simon à Munich dirigé par Abbado avec Janowitz en Amelia en 1971, mais pas dans la production Strehler) et Ioan Holänder, ont décidé de la détruire après le départ du chef italien vers Berlin: comme tous les imbéciles, ils devaient en avoir peur, puisqu’ils ont même refusé de la revendre au Teatro Carlo Felice de Gênes qui voulait légitimement l’acheter.
Avec une vidéo de la RAI (qui intègre une introduction flamboyante de Strehler), qui circule encore aujourd’hui, ce spectacle peut être vu de tous les amateurs d’opéra. Il y a aussi une vidéo de l’Opéra de Paris, dont je possède miraculeusement une copie, qui a croupi dans les caves, puisque de sombres questions de droits ont empêché les vidéos de l’ère Liebermann d’être plus tard exploitées. C’est ainsi que la Lulu de Chéreau a disparu des radars et bien d’autres retransmissions. La vidéo de Paris est peut-être encore musicalement supérieure à celle de Milan, malgré les rapports exécrables qu’Abbado a entretenus avec l’orchestre de l’Opéra.
Mon lien à Simon Boccanegra est si personnel qu’un « post » sur le blog était inévitable, tant je sens le besoin, après  avoir vu la production parisienne, très digne, de bon niveau, de faire le point sur cette œuvre, sur les mises en scènes de Verdi, et évidemment sur la production de Calixto Bieito et Fabio Luisi.

De la difficulté à mettre Verdi en scène

On serait bien en peine de citer de nombreuses productions « historiques » d’opéras de Verdi, il y a la fameuse Traviata de Visconti-Callas, il y a ce Simon Boccanegra de Strehler, puis quatre ans après son Macbeth, toutes à la Scala. Il y a peut-être l’Otello de Zeffirelli, encore à la Scala et ses différentes Aida, moins réussies, et le Don Carlo de Ronconi, copieusement hué, toujours à la Scala qui était alors un théâtre de référence. Mais connaît-on un Trovatore qui ait laissé quelque trace dans la mémoire, ou une Forza del Destino, voire un Ballo in maschera ou un Rigoletto (peut-être le travail de Jonathan Miller à l’ENO  qui inventa la transposition en quartier mafieux) ? Quelques productions de Traviata restent aujourd’hui digne d’intérêt comme celle de Willie Decker à Salzbourg et ailleurs et sûrement Marthaler à Paris  mais au total, c’est bien peu.

Verdi a une place tellement particulière dans le paysage lyrique que toute mise en scène un peu « décalée » ou « originale », notamment de l’horribilis Regietheater qui a produit dans les années 80 des Aida, des Nabucco qui provoquèrent de mémorables scandales en Allemagne, signés notamment par Hans Neuenfels, crée souvent le scandale chez un public pour qui compte bien plus la musique et le chant que la mise en scène.
C’est clair, quand un Verdi est merveilleusement chanté, on évacue la mise en scène (voir l’Otello de Karajan…) : on ne compte plus les productions médiocres qui ont servi d’écrin poussiéreux à des diamants musicaux et vocaux.
La question tient sans doute à ce que la mise en scène « moderne » s’intéresse plus aux drames dont le livret est continu, c’est à dire aux livrets écrits après Wagner. Verdi et notamment la première moitié de sa production reste tributaire des formes classiques, récitatif, air, cabalette et la dramaturgie doit passer par les fourches caudines de livrets souvent improbables, sauf lorsqu’ils prennent leurs source chez Hugo ou Shakespeare : ce n’est pas un hasard si la plupart des grandes mises en scène de Verdi travaillent sur les titres notamment issus de Shakespeare (encore plus que Hugo : Ernani mis en scène en 1982 par Luca Ronconi à la Scala fut un échec ). Mise en scène et Verdi ne vont ensemble qu’avec difficulté, même si certaines productions comme le Macbeth de Barrie Kosky à Zurich sont des références d’aujourd’hui.

Aucune des productions verdiennes actuelles de l’Opéra de Paris (mais c’est le cas ailleurs aussi) ne tient la rampe ou ne mérite même la mémoire, et pour moi qui pleure souvent l’ère Liebermann, ni la Forza del Destino d’alors, ni Trovatore qui devait être de Visconti et qui fut de Tito Capobianco ne laissèrent de traces durables. Seuls survivent dans la mémoire I Vespri Siciliani (John Dexter, un spectacle dans les décors de Josef Svoboda très post-Appia, magnifique et fascinant) si adapté par anticipation esthétique à l’Opéra-Bastille qui ne le verra jamais, et ce Simon Boccanegra, venu de la Scala, qui triompha deux saisons de suite, malgré l’absence d’Abbado (remplacé par Nello Santi) la seconde saison…

Au commencement était Strehler 

Cette longue introduction pour replacer la mise en scène de Calixto Bieito dans la double perspective des mises en scène verdiennes, et de l’histoire de Simon Boccanegra en particulier.
On doit à Giorgio Strehler quatre mises en scène verdiennes, La Traviata (1947) Simon Boccanegra (1971), Macbeth (1975), Falstaff (1980).

Acte I (Strehler Frigerio)

En 1971, Simon Boccanegra n’était pas considéré comme l’un des chefs d’œuvre de Verdi, c’est justement cette production qui va projeter au premier plan une œuvre considérée comme secondaire, au livret alambiqué avec son prologue qui se déroule vingt-cinq ans auparavant, par sa longueur un acte à lui tout seul.
C’est donc depuis Strehler-Abbado que tous les théâtres en ont proposé des productions, toutes à peu près transparentes, y compris celles dirigées par Abbado après Strehler, à savoir Peter Stein à Salzbourg (c’est la production actuelle de l’Opéra de Vienne, qui remplaça celle de Strehler détruite par la paire d’imbéciles citée plus haut), et ce qu’il faut appeler hélas une mise en scène, à Ferrara, signée d’un certain Carl Philip von Maldeghem (2001).
Strehler avait conçu un travail qui rendait compte à la fois des aspects politiques du drame et de la solitude de ces grandes âmes (car  par-delà leurs haines, tous ces personnages sont des âmes nobles, Paolo mis à part). Il a conçu un prologue nocturne, pour exalter dans le reste de l’opéra la lumière mordorée du soleil, qui se couche au soir de la vie de Simon.
Strehler fait respirer l’espace en évoquant sans cesse la mer, qu’on ne voit d’ailleurs qu’à travers des voiles (à l’acte I pour l’air d’Amelia « Come in quest’ora bruna/Sorridon gli astri e il mare! » et au final où le corsaire Boccanegra retourne vers la mer) ou à travers le récit des personnages et notamment d’Amelia, élevée en bord de mer, vivant en bord de mer, enlevée par les sbires de Paolo en bord de mer qui chante la mer dès le début de l’acte I et qui ainsi se montre digne fille de son père.
La mise en scène de Strehler donnait un espace, une respiration où la mer sans cesse évoquée était singulièrement ressentie. Il avait su aussi rendre par l’alternance nuit /jour en opposant prologue nocturne et actes et avait inscrit le drame dans une histoire, politique, temporelle (les héros vieillissent : le duo final des deux vieillards était un moment d’émotion incroyable) et individuelle. Il avait su allier destins individuels et isolés et histoire politique, avec les plébéiens un peu populistes contre les patriciens conservateurs, avec la corruption et les manœuvres qui mènent au pouvoir et les sbires qui réclament leur dû après avoir fait élire leur chef : en bref, la loi de tout pouvoir, qui n’est pouvoir que parce qu’il a su gérer sa part d’ombre. Au milieu de cette lecture politique très moderne, qui n’a rien d’étonnant (depuis la République Romaine et la montée des populares contre le patriciat, au Moyen âge sous Cola di Rienzo toujours à Rome, et bien sûr aujourd’hui, le jeu est le même), il y a une histoire d’amour entre une fille et son père, une histoire d’amour entre deux jeunes gens nobles, une histoire d’amour/haine entre deux vieillards que rien n’oppose en fait humainement. D’ailleurs comme une figure christique, Simon le politique ne cesse de demander au peuple et à son assemblée la paix et l’amour.
Dans la production de Strehler (et mettons à part les aspects musicaux inaccessibles aujourd’hui à aucun chef ni aucun chanteur), il y avait la totalité d’une histoire racontée dans son milieu historique d’origine (Strehler ne transpose jamais, sauf dans son Falstaff dont le cadre est la plaine du Pô), qui mêle politique et rêves individuels, dans un décor sublime d’Ezio Frigerio, qui a marqué les esprits (Ah ! ce lent lever de rideau du premier acte avec cette voile qui se découvre) et des éclairages non moins sublimes. Rien n’était laissé au hasard et rien n’était laissé de côté. La légende musicale a fait le reste.

Et aujourd’hui Bieito

Commencer l’analyse de ce spectacle par Strehler, référence universelle de tout metteur en scène qui s’attaque à Simon Boccanegra, est inévitable et il serait bien surprenant que Calixto Bieito, artiste d’une implacable rigueur ne s’en inspirât point.
Mais s’inspirer ne veut pas dire imiter, car imiter la production de Strehler serait une entreprise inutile sinon ridicule : s’inspirer, c’est se positionner « par rapport à ». C’est la démarche de Bieito qui, à l’instar de Johan Simons en 2006 (et même de Nicolas Brieger en 1994, dont la production de l’ère Blanchard a été suffisamment solide pour survivre jusqu’en 2002 sous Gall), privilégie un axe : pour Simons c’était le politique, et pour Bieito c’est le destin individuel des êtres.
Alors, Bieito va mot à mot s’inscrire volontairement à l’opposé de Strehler. Et c’est cette lecture antithétique qui a désarçonné une partie des spectateurs : à la lumière de la mer et du ciel, à la respiration de l’œuvre, Bieito privilégie le noir artificiel coupé de la glace des néons (car l’obscurité de Strehler n’est pas artificielle, c’est celle de la nuit, éclairée à la torche et au rythme de la musique – Strehler était aussi musicien). À l’espace et à la respiration strehleriennes, Bieito propose un espace unique et clos, un espace tragique vite étouffant conçu par Susanne Gschwender. En renonçant à l’histoire politique avec ses assemblées et ses complots, en faisant du chœur plus une utilité (qu’on ne voit même pas toujours) qu’une présence (sinon musicale), en renonçant aux êtres inscrits dans l’histoire, il montre des individus solitaires, surgissant de l’obscurité, seuls, enfermés sur eux-mêmes, distribués dans l’ombre du vaste plateau de Bastille, jamais vraiment hors champ, et rarement dans le champ, se touchant assez rarement, comme enfermés dans leur bulle. Et il renonce à la trame, refusant les armes (épées etc..), refusant les objets, refusant toute anecdote.

Scène du conseil (Final Acte I) Ludovic Tézier (Simon Boccanegra) et Francesco Demuro (Gabriele Adorno)

Quant à la mer, elle est présente de manière écrasante et sombre, sous la forme de l’étrave et du bulbe d’un navire en cale sèche, avec ses entrailles dans lesquelles Simon Boccanegra se perd, solitaire, quand il n’est pas sur le plateau : un univers qui évoque le maritime mais un maritime à l’arrêt, en réparation, pourquoi pas à l’abandon comme ces carcasses qui vont mourir en Inde pour être dépecées. Univers mental, concentration (que d’aucuns appellent stupidement ennui : comment s’ennuyer avec cette musique ?), et si tout cela n’était qu’un rêve ? Et dans ces entrailles de navire, avec ses piliers métalliques enchevêtrés, comment ne pas penser non plus au fameux Pont Morandi, dont l’architecture rappelait un peu et volontairement l’architecture navale…
La première image, sans la musique, dans un silence pesant, dans l’ombre, est justement l’ombre de Simon s’allongeant au proscenium, comme il s’allongera à l’acte I (avec sa fille) ou à l’acte III (au moment où il boit le poison). Simon, allongé, comme écrasé, comme plongeant dans un sommeil narcoleptique pour échapper à la crise et au monde devient ici une figure, comme un refrain.
Le traitement même du personnage par Bieito accentue cette singularité : il en fait un être ailleurs, à la fois concerné et distancié. Ses changements de costume aussi montrent une évolution psychologique, au départ personnage « ordinaire » comme l’est le peuple qui l’entoure : certains ont noté la laideur des costumes : qu’est-ce que le beau et le laid au théâtre ? Qui peut qualifier la laideur ? Le laid est sublimé par l’art…
Au théâtre c’est le fonctionnel qui doit dominer : or Bieito fait de Simon furtivement le porte-parole des gens ordinaires et habille Amelia-Maria comme eux, parce qu’elle est issue de ce monde-là, parce qu’elle n’est pas une aristocrate, parce qu’elle est la fille de sa classe et de son père. Les costumes (de Ingo Krügler) sont d’ailleurs le seul signe « idéologique » de cette production, et c’est sur eux que certains se sont fixés…signe idéologique de ce qu’est le genre « opéra ».

Suivons les évolutions du costume de Simon : il est d’abord en parka de cuir, corsaire si l’on veut, plus ou moins comme les autres, et mal coiffé.
En devenant Doge, ostensiblement il se recoiffe, se change à vue, endosse cravate et costume, et lunettes, qui lui donnent un air sérieux et classent son homme avec des attributs du politique selon les lieux communs (souvenons-nous de l’ironie suscitée par les cravates mal nouées de François Hollande, signe d’un ordinaire peu conforme à l’image que les médias voulaient de la fonction, mais pourtant signe d’une normalité revendiquée).
Mais cela dure peu: dès qu’il découvre en Amelia sa fille, il se « défroque », enlève cravate et veste, et se retrouve en chemise col ouvert et bretelles : il est nu, en quelque sorte, il est non plus le politique, mais l’individu.

Ludovic Tézier (Simon Boccanegra)

Retrouver sa fille, c’est du même coup faire coller politique et individu (il porte sans cesse la veste de cuir de sa fille) et œuvrer à la réconciliation des deux classes dont elle est le fruit, c’est porter un discours d’amour et de paix, un discours direct et non plus le discours xyloglottique  auquel nous sommes habitués. Bieito lie l’aventure du père désormais comblé à celle du politique (d’où aussi le discours sur Venise, très lisible pour le public de la création, en plein Risorgimento) et fait du destin de Boccanegra un destin individuel presque indépendant des vicissitudes politiques : christique là encore, il meurt pour l’amour, la paix et la réconciliation qu’Adorno portera, incarnation du καλὸς κἀγαθός (litt. Le beau et le bon) de l’idéologie  grecque, incarnation du bon gouvernement.

Maria Agresta (Amelia/Maria) et Ludovic Tézier (Simon Boccanegra)

Le jeu des costumes est une sorte de fil rouge de cette mise en scène : Simon porte la veste de sa fille, qui a servi de couverture lorsqu’il s’est allongé, il la porte à la main, comme le signe de sa présence désormais à ses côtés. Même Fiesco, pourtant toujours sanglé dans son costume trois pièces se débarrasse de sa veste et la jette, puis la ramasse selon les scènes.

Un travail minimaliste, concentré, abstrait

Signes minimalistes ? Sûrement, mais rien n’est plus individuel que le costume et la manière dont on le porte. Pietro sanglé dans son cuir ne sera jamais qu’un apparatchik, et Paolo un peu débraillé et vaguement vulgaire (au contraire d’ailleurs du chant impeccable porté par Nicola Alaimo) ne suscite pas, à vue, l’adhésion ; il porte un seau, où certains ont vu une ventoline, mais qui pourrait être aussi l’attribut de son âme (on en fait des choses dans un seau…), en tous cas un signe que le personnage est marginal, qu’il n’est pas comme les autres, une sorte de stigmatisé, percé par les frustrations. Inutile alors de le faire grimaçant avec des yeux hallucinés dans une composition à la Strehler (Felice Schiavi en fit le rôle d’une vie). Le Paolo de Bieito est digne dans son indignité.
Enfin, et à l’opposé de Strehler, les personnages ne vieillissent pas entre le prologue et les trois actes, ce qui peut désorienter le spectateur qui ne connaîtrait pas l’œuvre : Bieito construit un continuum d’un moment à l’autre parce que si le temps a passé les hommes et leurs haines n’ont pas changé, et le monde est le même, avec ce Simon encore perdu dans sa tristesse structurelle, tel qu’en lui-même enfin l’éternité le change.
Tout cela montre la rigueur avec laquelle Bieito a conduit sa mise en scène. Alors, les réflexions sur la beauté ou la laideur sont à la fois vaines et impropres dans un discours scénique où ce n’est pas l’histoire ou la trame qui comptent, mais les relations entre les êtres ou leur terrible vacuité.
Dans ce travail en effet, peu de gens se touchent, chacun arrive sur scène, lentement, d’abord ombre, puis silhouette et enfin personnage d’un lieu imprécis, comme remontant à la surface où défilent en vidéo (de Sarah Derendinger) les visages des personnages en plan si rapproché qu’ils semblent tous se ressembler et être interchangeables. Seuls Fiesco et Simon se touchent déjà au prologue et notamment dans un moment sublime de l’acte III où Fiesco essuie le visage de Simon agonisant, dans un geste fraternel et protecteur, et aussi naturellement la fille et le père, Amelia et Simon. Pour le reste, pas de gestes intempestifs qui seraient trop sentimentaux ou pathétiques, ce qui a fait dire – et je m’inscris en faux- qu’il n’y avait pas de direction d’acteurs. Bieito impose aux chanteurs une fixité, une abstraction qui pèse sur l’ensemble mais qui répond à ce que veut faire de ce drame le metteur en scène, un espace mental, un système aux planètes autonomes et sans soleil qui répond à la noirceur de cette histoire. Un Nadir livide en quelque sorte…
Au long du spectacle traverse la scène sans cesse la silhouette fantomatique de Maria, la fille de Fiesco que Boccanegra a (des)honorée, un cadavre malingre qu’il embrasse au moment où il est élu doge, comme si le pouvoir lui portait en même temps l’absence, le vide et que l’amour de sa vie devenait spectre, imposant aussi son corps nu humé par les rats aux spectateurs, un corps qu’on suppose en décomposition prochaine, comme le bateau gigantesque qui tourne sur scène. Simon Boccanegra ou le drame de la décomposition d’un être qui n’est plus lui-même au pouvoir et ne se retrouve qu’avec sa fille.
D’où ce sentiment de détachement, cette absence de pathétique et de vibration, ces émotions données au compte-gouttes qui n’en sont que plus fortes, et cette vision détachée du réel et presque abstraite qui domine l’ensemble de la production. De manière contradictoire d’ailleurs on entend les regrets de ceux qui voient encore (après vingt ans) en Bieito le provocateur qui fit tant parler lors de son Ballo in maschera mais on voit aussi les regards scandalisés devant le corps nu sur lequel des rats circulent à l’entracte…
Il n’y a aucun doute pour moi, nous nous trouvons devant une des mises en scène récentes les plus accomplies du chef d’œuvre de Verdi. Ceux qui ont vu Strehler sans doute gardent vif le souvenir de cette absolue réussite, mais courir après les fantômes et les souvenirs n’empêche en rien de s’intéresser au présent . Il y eût un jour l’absolu et nous sommes dans le relatif ;  une chose est claire cependant, la production de Calixto Bieito, toute discutable qu’elle soit, a le courage de changer totalement de point de vue sur l’œuvre et de présenter une vision très cohérente de cet opéra si particulier, qui allie l’histoire, la politique et l’introspection.
Bieito choisit l’introspection, radicalement, faisant du personnage de Simon le centre d’un système où les autres peuvent apparaître comme des ombres, apparaissant ou disparaissant au gré des montées d’images du personnage principal, perdu dans son monde qui n’a plus de lien avec le réel. Bieito ne nous montre pas une histoire, d’autres l’ont fait et bien mieux, il nous montre des êtres perdus dans leur rêve, leurs haines, leurs fragilités qui errent dans une sorte de no man’s land aux frontières imprécises et ce faisant, il approfondit notre écoute de la musique.

Un parti pris musical aussi sombre que la scène

Justement, c’est une des musiques les plus sublimes écrites par Verdi, que Claudio Abbado pour l’éternité a fixée, dans une interprétation où il allie l’intériorité et la méditation, mais aussi la vibration et le théâtre, fouillant dans la partition jusqu’à donner l’impression d’une musique qui pleure (scène finale entre Fiesco et Simon). Cette musique était un cœur battant à différents rythmes, alliant l’épique et l’intime (acte I), palpitant quelquefois (l’accompagnement des airs d’Adorno). Simon Boccanegra est tellement intimement lié à Abbado qu’il est difficile d’avoir un jugement distancié sur une interprétation dont toutes les fibres vibrent à l’unisson et qui épuise tous les spectateurs sous l’émotion.
Bien entendu, Fabio Luisi va dans une toute autre direction, très cohérente elle aussi, et surtout très en phase avec le spectacle. Comme toujours chez ce chef à la technique rodée par des années au service du répertoire le plus large (il doit être un des chefs qui a dirigé le plus de titres de tous les répertoires), la précision et la sûreté de son geste aboutissent à une interprétation techniquement sans failles, aussi bien dans le dosage des sons que dans la limpidité, et l’orchestre de l’Opéra le suit résolument, affichant un son charnu et délicat, tout en ombres et lumières. Conformément au rythme scénique, ralenti, qui affiche silences longs et ambiances ombrées, le rythme orchestral est plutôt lent, sans moments nerveux, y compris là où ce serait plus nécessaire (par exemple,  l’accompagnement d’orchestre de l’air d’Adorno de l’acte II « O inferno! Amelia qui ! … » demeure un peu éteint pour mon goût et pour un air de colère et d’ardeur), à d’autres moments j’ai eu la même impression d’un orchestre très (voire trop) contrôlé sans ce fameux halètement verdien. Mais Simon Boccanegra n’est pas Trovatore, et la mise en scène n’incite pas à l’explosion, mais bien plutôt à la concentration, comme une sorte de Requiem plus noir encore que celui qu’a écrit Verdi lui-même.
En ce sens Fabio Luisi est cohérent, et il veille aussi à contrôler un plateau certes remarquable, mais qui a besoin d’être soutenu par l’orchestre, et qui dans le vaste vaisseau (c’est le cas de le dire) de Bastille, risque toujours d’être un peu couvert par la musique. Luisi se montre donc plutôt retenu, mais sans vraie tension et pour mon goût quelquefois un tantinet mou. Mais de tels choix complètent parfaitement l’ambiance scénique très particulière voulue par Bieito, même si j’ai trop dans la tête un certain chef pour être pleinement objectif.
Le chœur dirigé par le remarquable José Luis Basso n’a pas évidemment la mobilité qu’il pourrait avoir dans les grandes scènes du conseil, ou même au prologue. Calixto Bieito le veut de face, au proscenium, sous l’immense carène de navire, presque comme un oratorio écrasant et les scènes de foules ne sont volontairement pas réglées :  Bieito fait presque du « semi-scénique », comme si les personnages surgis de nulle part rentraient dans le moule musical et s’y lovaient sans « agir »…
Ainsi le chœur au proscenium, entourant Boccanegra à terre sur le cadavre de sa fille au prologue, l’étouffant presque (là où chez Strehler le chœur formait une ronde infernale autour d’un Boccanegra porté par la foule et couvert de sa cape) ou celui du conseil, qui devient le peuple tandis que les conseillers s’opposent entre les coursives du navire, comme si prévalait le son et la musique du peuple sur celle des politiques. La mise en scène du chœur dit beaucoup sur le parti pris de Bieito.

Un plateau vocal de haut niveau et convaincant

Mikhail Timoshenko (Pietro) et Nicola Alaimo (Paolo)Soyons immédiatement clairs en ce qui concerne le plateau vocal réuni à Paris : dans mon oreille j’ai en permanence les autres entendus une douzaine de fois entre 1978 et 1982 et à Vienne ensuite, ce qui pourrait être une distribution B (Bruson, Raimondi, Ricciarelli…)  C’est ainsi et on pourra m’en faire reproche, que je considère Freni, Ghiaurov, Cappuccilli insurpassables dans leurs rôles. Ce n’est aucunement faire insulte au plateau réuni à Paris, sans doute ce qu’on peut faire de mieux aujourd’hui que de le reconnaître. Qui en effet pourrait refuser la palme du jour à Ludovic Tézier ? J’ai écrit suffisamment souvent que son timbre me rappelait Cappuccilli pour ne pas me dédire aujourd’hui, alors qu’il reprend scéniquement ce qui fut pour Cappuccilli le rôle d’une vie. Rien à reprocher à ce chant, techniquement parfait, contrôlé, avec une belle émission, une projection sans faille et une belle diction. Tézier est aujourd’hui sans doute le baryton le plus accompli pour Verdi.
Il reste qu’il n’a pas encore le rôle totalement dans le corps et dans la tête pour l’incarner totalement : un rôle pareil cela se rode. Il part de très haut et sans doute très vite sera-t-il  le Boccanegra de l’époque, c’est déjà aujourd’hui le meilleur de ceux que nous entendons habituellement sur les scènes dans ce rôle. La volonté de Bieito d’en faire un Boccanegra un peu absent, presque désincarné, presque désabusé et constamment ailleurs convient très bien à ce chant et cette une prise de rôle scénique. Et nous ne pouvons que saluer une performance magnifique que nous attendons dans quelques temps encore plus incarnée, encore plus dominée. Mais déjà c’est une très grande performance.
Maria Agresta a l’avantage d’une voix fraiche, jeune et techniquement très au point : elle se sort du final du premier acte (au conseil) avec tous les honneurs parce que toutes les notes sont faites, y compris les « scalette » redoutables. Elle n’aborde pas le rôle pour la première fois : elle l’a chanté avec Riccardo Muti à Rome il y a quatre ans. On entend dans sa manière de chanter qu’elle a beaucoup écouté Mirella Freni. Son Amelia est émouvante, mais le timbre est un peu clair, et ne possède pas dans la voix la couleur tragique qui frappe toujours chez son illustre devancière. Enfin, au moins ce mercredi, la voix accusait de menues irrégularités dans la ligne de chant, pas toujours homogène, avec quelques échos un peu métalliques ou acerbes. Il reste que cette Amelia-là reste aujourd’hui sans doute l’une des plus justes sur le marché lyrique.

Mika Kares (Fiesco) Ludovic Tézier (Simon Boccanegra) Acte III

Mika Kares continue la tradition des grandes basses finlandaises et j’avoue avoir été touché par son Fiesco, magnifié par la mise en scène de Bieito et l’attention que le metteur en scène a portée à son personnage. La voix est puissante et profonde (les graves de « il lacerato spirito » passent sans problème et ne sont pas détimbrés), elle s’élargit avec sûreté à l’aigu et les accents, la couleur me sont apparus très en place et particulièrement sentis. Ce n’est pas une voix tout d’une pièce qui ne ferait que du beau son. Il faut attendre le duo final avec Boccanegra pour atteindre au sublime : c’est sans doute le plus beau moment de la mise en scène mais c’est aussi le moment où le chant est le plus ressenti et le plus incarné, par les deux interprètes d’ailleurs. Les accents de Fiesco étaient d’une justesse et d’une intensité très rarement atteintes par les basses habituées à ce rôle. Allez, osons-le, il était « ghiaurovien ».
La vraie surprise vient peut-être du Paolo de Nicola Alaimo, un rôle noir auquel il ne nous a pas vraiment habitués et qui est peut-être un Paolo définitif : justesse des accents, contrôle vocal, magnifique émission, travail sur la couleur ; il réussit même – un comble pour un tel rôle – à émouvoir à chaque fois qu’il chante, tant le personnage voulu par Bieito a l’ambiguïté de certains méchants. C’est une très grande composition, très différente de celle du méchant halluciné de Felice Schiavi chez Strehler et qui personnellement m’a totalement convaincu. Nicola Alaimo est simplement grandiose.
D’une certaine manière, Francesco Demuro est aussi une surprise dans Adorno qui reste un rôle secondaire dans l’économie de l’œuvre. J’ai dans l’œil et l’oreille l’entrée au premier acte de Roberto Alagna courant autour du plateau, solaire en Adorno juvénile dans la production de Stein en 2000 à Salzbourg avec Abbado: il y fut extraordinaire. J’ai aussi dans l’oreille la perfection formelle de Veriano Lucchetti, impeccable de style et d’expressivité.
Demuro lui-aussi réussit à imposer le personnage, dont il n’a pas tout à fait la voix mais qu’il arrive à imposer par la technique, la clarté de la diction, le contrôle. On sent qu’il approche des limites de sa voix, mais cette tension convient parfaitement à la situation, et au total, il est très convaincant. J’irais même jusqu’à dire que c’est dans Adorno qu’il m’a le plus convaincu, bien plus que dans son Fenton que je trouve un peu fade et dont il est le grand titulaire actuellement.

Mikhail Timoshenko (Pietro) et Nicola Alaimo (Paolo)

Enfin Mikhail Timoshenko dans Pietro (vu comme un parfait apparatchik à qui est confié le sale boulot d’égorger en scène Paolo) montre un joli timbre de baryton basse, très employé à Paris, et qui ne devrait pas tarder à aborder des rôles plus importants.

On le voit, au terme de cette longue analyse, il n’y a pas grand-chose à reprocher à une production que j’estime être aujourd’hui non seulement la plus belle production verdienne de l’Opéra de Paris, mais aussi la meilleure production qu’on puisse avoir de Simon Boccanegra aujourd’hui, bien supérieure à celles honteusement médiocres de Berlin ou de la Scala, d’une grande tenue musicale (avec mes réserves sur le rythme et la tension) et vocale avec l’une des distributions les plus convaincantes qu’on puisse voir aujourd’hui. Je dis bien, aujourd’hui. Pour le reste, je retourne à mes souvenirs.

Dispositif scénique, étrave et bulbe…

 

RUHRTRIENNALE 2015: DAS RHEINGOLD, de Richard WAGNER le 26 SEPTEMBRE 2015 (Dir.mus: Teodor CURRENTZIS; Ms en scène: Johan SIMONS)

©Michael Kneffel
Ruhrgold©Michael Kneffel

DAS RUHRGOLD

Fondée en 2002, la Ruhrtriennale a été marquée par son premier directeur, Gérard Mortier. La manifestation qui clôt l’été des Festivals est consacrée à tout ce qui dans l’art et le spectacle vivant peut être contemporain, dans le sens d’une recherche esthétique expérimentale, enracinée dans un territoire, la Ruhr, qui a décidé de faire de la culture un des axes forts de sa politique, sinon l’axe essentiel, notamment en réhabilitant part de son patrimoine industriel en friche depuis l’abandon des mines qui furent pendant le XIXème siècle et le XXème siècle le symbole de l’industrie allemande. Un territoire saigné pendant la 2ème guerre mondiale, et qui laissa à la fin des années 80 un paysage marqué par les crassiers, les usines géantes, les cokeries, un paysage lunaire que des politiciens intelligents (il y en a) ont décidé par un gigantesque programme de réhabilitation (Internationale Bauausstellung Emscher Park de 1989 à 1999) de dédier à la culture : Musées, espaces d’expositions, salles de spectacles sont nées, faisant d’un territoire qu’on pensait définitivement dédié au métal, au charbon et à la poussière, un objet de visites touristiques, un lieu de manifestations culturelles extraordinaires, et une véritable exposition architecturale. Rien qu’une ville comme Essen (600.000 habitants) contient à la fois un théâtre inauguré en 1988 (conçu d’après le projet d’Alvar Aalto né en 1959), et plus récemment ouverts, un musée d’art magnifique (le Folkwang Museum) confié à l’architecte David Chipperfield, et l’un des plus beaux musées d’histoire d’Europe, le Ruhrmuseum, confié quant à lui à Rem Koolhaas, installé au cœur des espaces industriels, au fameux Zollverein.

Mais ce qui est extraordinaire et inédit (et Lille s’en souviendra en 2004 quand elle sera capitale de la Culture), c’est que cet investissement a fait en sorte d’associer la population et de proposer au territoire décimé par la fin du charbon de nouveaux motifs de fierté. La Ruhrtriennale qui de trois ans en trois ans, propose à un manager culturel ou à un artiste de concevoir une programmation prend place dans ce mouvement général: elle attire désormais des spectateurs venus des Pays Bas assez proches, de France, de Belgique mais surtout de la région. Car dans le programme Emscher Park, c’est bien d’abord la conscience et l’estime de soi de la population qui étaient visées.
La culture n’a jamais été absente de la Ruhr, elle était financée par les capitaines d’industrie, et ce depuis le début du XXème siècle, pour l’édification paternaliste des masses : le meilleur exemple en est le Folkwang Museum. Déjà aussi en 1976 Pina Bausch fonde le Tanztheater Wuppertal, qui fut (et reste) l’un des foyers de référence de la danse contemporaine européenne,  d’une certaine manière de traiter le corps et le théâtre.
Ainsi, la Jahrhunderthalle Bochum où était présenté ce Rheingold, est un espace industriel d’exposition construit en 1902 et de 8900m2 de surface et réhabilité par un « pronaos » moderne vitré en 2003 par l’architecte Karl Heinz Petzinka.

La Jahrhunderthalle Bochum ©Matthias Baus
La Jahrhunderthalle Bochum ©Matthias Baus

C’est un hall immense, magnifique, lumineux, qui peut abriter plusieurs espaces de spectacle, pour des concerts rock, du théâtre, du cinéma, et de l’opéra, et dans lequel sont présentées les productions phare : on y a vu Die Zauberflöte (La Fura dels Baus), qu’on a vu à Paris, mais dont on comprend quel effet l’énorme dispositif de la troupe catalane pouvait faire dans cet immense vaisseau, Die Soldaten (David Pountney), Moses und Aron (Willi Decker), dans des productions impressionnantes et originales prenant appui sur la magie de cet espace fascinant. Chaque production est affichée 3 ans, le temps du manager qui l’a suscitée. Après Gérard Mortier, Jürgen Flimm, Willi Decker, Heiner Goebbels, c’est depuis cette année le metteur en scène Johan Simons, ex-directeur depuis 2010 des Kammerspiele de Munich, qui assume jusqu’en 2017 la direction artistique de la Ruhrtriennale : c’est lui qui fit à Paris Simon Boccanegra en 2006 et 2007 et Fidelio en 2008. Il a décidé de dédier sa programmation aux travailleurs mais aussi aux chômeurs de la région (« an die Arbeitenden und an die Arbeitslosen »). Il met en scène cette production de Das Rheingold, production qui n’est a priori pas liée à une future production du Ring, mais qui à elle seule, renferme les ingrédients de toute l’histoire du cycle wagnérien, y compris sa conclusion et qui pose la question du travail et de la production.
Car pourquoi Rheingold ? La réponse est assez simple : dans une Ruhr dédiée au charbon, la descente à Nibelheim était permanente dans le quotidien des habitants de la région. Le monde grouillant des mineurs avait quelque chose de celui des nains enfouis sous la terre à chercher ou forger l’or. Et de Castorf en Simons, l’or pour la Ruhr, ce n’était pas l’or noir, mais le charbon, qui a donné à la fois l’identité de cette région et son l’énergie primale : lorsque Alberich renonce à l’amour, il brandit non de l’or, mais un énorme morceau de charbon.

Alberich maudit l'amour ©Michael Kneffel
Alberich maudit l’amour ©Michael Kneffel

Rheingold pose la question des maîtres et des travailleurs-esclaves, la question du politique et de ses mensonges, la question du début et celle de la fin : Erda en possède les clefs, et sans aucun hasard, c’est elle, assise dans son coin au premier plan, qui observe et écoute sans mot dire les développement d’une action promise dès le départ à sa perte.
Le pouvoir et sa perte, l’or, sa puissance et sa menace, le début et la fin de toute chose, du soleil auroral au ciel crépusculaire, Rheingold peut ne pas être qu’un prologue, car Rheingold porte déjà en soi la chute des Dieux.
Dans cet immense espace, Johan Simons et sa décoratrice Bettina Pommer ont conçu un dispositif multispatial, avec au premier plan un monde renversé en ruine, le plafond d’un palais avec son lustre dressé, les moulures, mais aussi les gravas, et l’eau qui l’envahit, et qui reflète le toit de la Halle, un monde qu’on piétine, sur lequel tous les personnages vont marcher, le monde d’en-bas, sur lequel émerge le trou qui conduit sous la scène au monde encore plus bas, Nibelheim.
En hauteur en revanche, perchée et fixée par des échafaudages, une immense façade aveugle qu’on comprend être le Walhalla, portes et fenêtres closes précédée d’une petite plateforme. Entre les deux, fait de bois, de cuivres rutilants, et de métaux divers, le monde de l’orchestre, un monde d’hommes et d’instruments, qui est, au début du moins, mais pourquoi pas pendant toute la représentation avec ses apaisements et ses colères, le Rhin, devant lequel les filles du Rhin (les magnifiques Anna Patalong, Dorottya Láng, Jurgita Adamonyté) s’installent sur trois chaises comme des solistes lors d’une représentation concertante. Le flot du Rhin sera musical ou ne sera pas.

L’orchestre à l’intérieur duquel circulent les chanteurs et qui est en même temps surface de jeu a un statut évidemment inhabituel, inclus dans la dramaturgie, comme si les musiciens étaient part de ce monde du travail et de l’esclavage, obligés de jouer : le chef n’arrive-t-il pas entre deux personnages patibulaires comme prisonnier pour être installé sur le podium. Derrière lui on verra une enclume sur laquelle on frappera lors de la descente à Nibelheim…et certains musiciens tantôt se lèvent, tantôt circulent, comme si l’orchestre était Rhin, comme si l’Orchestre était foule, comme s’il était esclave des autres : des chanteurs, du metteur en scène, du chef, du public…
Dans cette ambiance étrange, la représentation qui commence à 15h a lieu en plein jour, et les éclairages soulignent les formes sans les isoler, mais les insérant d’une manière encore plus directe dans l’espace de la Jahrhunderthalle: et alors le texte prend une cohérence et une réalité inattendues : on ne cesse de remarquer les allusions à la présence du soleil, un soleil qui ce jour de septembre aveugle le spectateur tant il est éclatant. On va ainsi suivre le parcours solaire jusqu’au moment où il initie son coucher et alors, miracle, Wotan nous dit :
« Abendlich strahlt
Der Sonne Auge », évocation du soleil couchant.

Scène finale ©Michael Kneffel
Scène finale, avec Wotan (Mika Kares) au premier plan ©Michael Kneffel

Ainsi opère la magie du théâtre avec son cortège d’émotions, parce que le spectateur voit ce que dit le texte et parce que l’espace d’un instant, personnage et spectateurs vivent à l’unisson.
Ce Rheingold est une expérience particulière, liée au lieu, liée à l’entreprise, liée à l’ambiance. Tout commence par l’entrée dans l’enfilade immense qui sert d’antichambre gigantesque à la salle de spectacle proprement dite où l’on entend en fond un accord musical électronique, qui ne cessera que lorsque la musique de Wagner prendra le relai, comme une sorte de litanie qui prépare le spectateur et qui se mêle au bruit murmurant de la foule qui s’installe, comme un autre fleuve (la musique électronique ajoutée est du finlandais Mika Vainio).
L’unicité du lieu, l’absence de quatrième mur tant l’espace est unifié, tant la proximité des spectateurs des premiers rangs est grande avec le plateau, tant la lumière est la même, en cet après-midi, éclatante, imposante, aveuglante pour tous, comme si brillait un anneau d’or qui nous écrasait en nous aveuglant, empêchant même quelquefois de voir le spectacle.

Après avoir vu Castorf à Bayreuth, évidemment tout nous paraît déjà vu, et je ne suis pas certain que Johan Simons n’y ait pas repris quelques motifs : le serveur (Stefan Hunstein) qui d’ailleurs fait la conférence préparatoire une heure avant le spectacle  comme si Hunstein était le Patric Seibert de service … L’intervention de Donner avec un pistolet contre les géants qui prennent Freia est aussi un geste castorfien. Citations sans doute, et non plagiat car le propos de Simons n’a rien à voir avec celui de Castorf, tout en racontant une histoire parallèle. Le théâtre de Simons se veut « participatif », celui de Castorf est brechtien, c’est participation contre distanciation ! Simons part de ce que son public est venu pour voir non n’importe quel Rheingold, mais le voir à la Ruhrtriennale, le voir à la Jahrhunderthalle, et donc un Rheingold  qui est une proposition particulière liée au lieu, lié à la manifestation, lié à ce public particulier qu’on fait entrer dans l’espace de jeu : il y a des spectateurs assis latéralement le long de l’orchestre : figurants ? Spectateurs ? ils nous font penser en tout cas au Tannhäuser de Baumgarten à Bayreuth, qui avait eu la même idée. Public et artistes se « mélangent » un peu, s’approprient l’espace de jeu. D’où d’ailleurs un regard forcément différent sur les aspects musicaux. Ce n’est pas n’importe quel public, en ce sens, c’est comme je l’écrivais il y a peu, son public.

Villa Hügel, château des Krupp
Villa Hügel, château des Krupp

La mise en scène de Johan Simons, pose l’histoire du Ring dans l’histoire de la lutte des classes, avec des Dieux en hauteur qui sont sur le seuil (fermé) du Walhalla, une reproduction à peine stylisée d’une des façades de Villa Hügel, le château des Krupp à Essen et en bas, le jeu des autres, qu’ils soient géants ou nains, ou filles du Rhin et Erda. Une Erda à part, une sorte de grand mère aux fines lunettes noires d’aveugle, vêtue d’une blouse grise de grand mère prête à faire les confitures. Jane Henschel, merveilleuse artiste toujours prête à entrer dans des aventures théâtrales est saisissante dans sa composition. Elle surgit dès le début (enfin, surgir est un verbe bien excessif pour une entrée timide et hésitante, d’un pas difficile et prudent, dans l’eau stagnante à la recherche d’une place discrète où s’asseoir) elle ne disparaît que lorsque Loge et Wotan sont à Nibelheim et ne réapparaît que lorsqu’ils en sortent. Elle est là, chœur muet, aveugle et visionnaire. Et elle attend son heure.

Tableau initial, à l'entrée du public © JU/Ruhrtriennale 2015
Tableau initial, à l’entrée du public © JU/Ruhrtriennale 2015

Entre le Walhalla-Hügel et le sol, plafond renversé jonché de ses moulages de plâtre et recouvert d’une eau stagnante, comme si le monde était sens dessus-dessous et que vu du Walhalla, on voyait le sol comme un plafond, est étendu l’orchestre, espace transitionnel, presque fluvial, le Rhin qu’on doit systématiquement traverser pour arriver aux héros du bas, et, pourquoi pas, un Rhin miroir qui renverrait aux Dieux l’image d’un Walhalla déjà en ruine, le Walhalla d’avant d’un Ring vécu comme cyclique. D’ailleurs, sur l’eau flotte une robe dorée de petite fille, trace d’une aventure précédente qui pose question, et dont le spectateur découvre la réponse en voyant Freia revêtue de cette petite robe lorsqu’on mesure la quantité d’or nécessaire au deal Wotan/Géants. Nous sommes dans l’histoire cyclique des gens d’en haut et de ceux d’en bas.
La fin est dans le début : c’est bien le message qui est envoyé au spectateur ; message d’ailleurs confirmé par la couverture du programme Götter + Fall avec la polysémie du mot Fall, mais aussi son sens premier de chute. La montée au Walhalla est ici vue comme chute. Voilà le premier message : les dieux Krupp tomberont. Et du même coup Rheingold annonce non une chute pessimiste à la Schopenhauer, mais une révolution.
Le second propos de la mise en scène de Johan Simons est de bien marquer les différences de classe entre les Dieux, grande famille bourgeoise, d’abord vêtue d’effets de voyage (merci Chéreau…) élégants, beiges, (costumes de Teresa Vergho ) puis dans la seconde partie avec le retour de Nibelheim vêtus de smokings, que Wotan et Loge endossent à vue d’ailleurs, aidés par le majordome de l’occasion (Hunstein) ou de vêtements de cocktails ou de soirée.
Et puis il y a les autres, les sans-grades (sans dents ?), ouvriers ou mineurs, c’est à dire les fratries Alberich/Mime et Fasolt/Fafner. La grande famille des Dieux-Krupp et les microfamilles du peuple, qui dialoguent rarement sur le même niveau, mais souvent de haut en bas ou de bas en haut, distribués sur les différents niveaux, coursives, balustres, sol.

Filles du Rhin, Alberich et poupées © JU /Ruhrtriennale 2015
Filles du Rhin, Alberich et poupées © JU /Ruhrtriennale 2015

C’est au sol que se déroule la fascinante scène initiale des filles du Rhin s’amusant avec un Alberich phénoménal ravagé de désir, et qui finit par se vautrer avec des poupées de son encouragé par les fille du Rhin dans une gymnastique sexuelle ahurissante. C’est du sol qu’Erda lance son avertissement qui annonce le crépuscule des Dieux (et donc la fin des Krupp).

Noyautage © JU/Ruhrtriennale 2015
Noyautage © JU/Ruhrtriennale 2015

C’est aussi en bas que se déroule logiquement la scène du Nibelheim, vue comme noyautage du monde ouvrier par Wotan et Loge déguisés en ouvriers, en mineurs et donc cherchant à créer la zizanie et le désordre chez l’ennemi. Par ailleurs, il n’y a aucun « effet » magique ou de lumière dans ce travail purement théâtral : la transformation en grenouille ou en dragon est mimée par Alberich et sa capture est une capture purement humaine. Il s’agit des pièges que les hommes entre eux se tendent.

Les pommes...
Les pommes…

C’est enfin en bas que les Dieux se recroquevillent abandonnés par une Freia prisonnière, ils essaient de manger les pommes, mais elles sont pourries, et jetées à terre comme un tas d’excréments ou du vomi qui gît au milieu du plafond en ruine et de l’eau stagnante, signe d’une puissance déjà perdue.
Le troisième élément, c’est une « Personenführung » très précise, qui travaille sur les relations avec les personnages, petits gestes (Fricka), attitudes presque esquissées, y compris les moindres expressions. Un travail d’acteur très engagé, qui montre d’ailleurs l’évolution définitive de l’opéra quand il est conduit avec rigueur au niveau théâtral. Le jeu nécessite un véritable engagement des chanteurs, avec une force de conviction décuplée parce qu’au chant, exercice physique s’il en est, s’ajoute le jeu, qui en renforce la puissance.

Enfin, ce qui caractérise les relations des fratries, c’est la violence aussi bien entre les deux frères du Nibelheim qu’entre les deux géants. La violence des deux nains est impressionnante (l’un des deux chanteurs s’est légèrement tordu une cheville pendant l’opéra) et leur engagement est vraiment exceptionnel.

Alberich et Mime pendant les dernières mesures © JU/Ruhrtriennale 2015
Alberich et Mime pendant les dernières mesures © JU/Ruhrtriennale 2015

En même temps, pendant la scène finale, les corps des nains d’un côté et de l’autre ceux des géants sont enchevêtrés au pied du premier rang des spectateurs. Mime et Alberich dorment tendrement entrelacés, presque enfantins, et Fafner vivant essaie d’éveiller doucement Fasolt dans ses bras, comme pour tester s’il est vraiment mort et se rend compte brutalement du désastre. Son regard perdu dans le lointain, sa manière de caresser le cadavre du frère, discrètement, sont des attitudes saisissantes, voire bouleversantes. Ils resteront ainsi jusqu’à la fin, visibles de tous, pendant que les Dieux s’essaieront à ouvrir le Walhalla dans une scène de triomphe dérisoire..
Car la scène finale est conçue à l’inverse que ce qu’avait fait Chéreau : Wotan y essayait de tirer péniblement le cortège des Dieux vers le Walhalla : ici, Wotan qui a compris Erda se refuse à monter au Walhalla, écrasé de désespoir pendant que les Dieux s’essaient à ouvrir un Walhalla désespérément clos, la musique sonne d’autant plus creuse ou ironique qu’elle est vaine, le tout orchestré par un Loge en frac de chef d’orchestre.
Mais le moment le plus spectaculaire est évidemment l’intermède de la descente à Nibelheim, où Wagner fait entendre les bruits des marteaux sur les enclumes, les bruits des nains esclaves attachés à la production. Ces bruits sont ici démultipliés, les percussions envahissent l’espace sonore, l’orchestre sur-sonne et on va chercher dans le public des spectateurs à qui l’on donne un marteau pour frapper sur des bouts de rails, comme si la Jahrhunderthalle résonnait encore des bruits de l’esclavage industriel : c’est assourdissant, impressionnant et surtout étonnant : les spectateurs essaient de frapper en rythme, hésitent, s’arrêtent reprennent, regardent le chef ou les musiciens. Rien n’est distancié ici et tout le monde participe de l ‘élaboration du spectacle, dans un vacarme qui ne fait pas oublier la musique, mais qui va jusqu’au bout de l’option du son expérimental de l’instrument-outil que Wagner avait ouverte et qu’il reprendra aussi dans Siegfried. C’est ainsi que la descente à Nibelheim allonge particulièrement l’œuvre (de quasiment une demi-heure) dans un vacarme fascinant dans lequel on finit par se vautrer, alors que résonne un texte d’Elfriede Jelinek hurlé par le majordome (dans le programme de salle) : Brünnhilde an Papa Wotan : Also, Papa hat sich diese Burg bauen lassen…[Alors, papa s’est fait construire ce château..].
On ne peut pas trouver dans ce travail l’originalité qu’on trouve dans d’autres mises en scène, parce que le Ring comme métaphore de la lutte des classes, ou les Dieux comme métaphore des capitaines d’industrie aux débuts de l’industrialisation était déjà dans Chéreau et a fait le tour des mises en scène du Regietheater depuis 40 ans. Ce n’est pas le propos qui ici étonne, mais l’adaptation de la situation au lieu, à la région, la complicité qui est cherchée avec le public, l’entreprise globale, liée aussi à l’ensemble de la programmation dont le motto est « Seid umschlungen » (soyez enserrés, embrassés) qui encourage à la solidarité, au sentiment d’appartenance.

Enclume et orchestre © JU/Ruhrtriennale 2015
Enclume et orchestre © JU/Ruhrtriennale 2015

De telles options influent évidemment sur la musique, et sur la manière dont Teodor Currentzis à la tête de son orchestre MusicAeterna de la lointaine Perm, élargi à d’autres musiciens pour l’occasion, conduit la « fosse ».
Dans un tel lieu, dans un tel contexte, la musique fait aussi spectacle, et Currentzis excelle à faire spectacle : cuivres rutilants debout, puis ensemble de l’orchestre, tenues de notes d’une longueur inusitée, insistance inhabituelle sur les percussions, tout est désormais possible. Il reste que l’orchestre est parfaitement tenu, qu’il n’y pas seulement des effets de manche, il n’y a pas seulement du théâtre ou de la musique-théâtre, mais beaucoup de moments d’une très grande tension qui sont dus simplement à la musique de Wagner interprétée avec relief et précision. Évidemment, nous sommes dans une option épique, à l’opposé de l’accompagnement note à note de la conversation que faisait Petrenko un mois plus tôt à Bayreuth (auquel d’ailleurs certains spectateurs ou certains auditeurs n’ont rien compris), nous sommes dans un espace presque infini où l’orchestre doit se faire entendre, se faire voir, faire spectacle et faire relief, où il est part de la scène et du dispositif, où il est fleuve humain et sonore : Currentzis en tire bien les conséquences (et cela ne doit pas trop lui déplaire), et remporte une immense succès d’un public debout qui ne quitte pas la salle.

Sans être une distribution de vedettes internationales du wagnérisme, l’ensemble des chanteurs réunis a donné une magnifique preuve d’excellence et d’engagement. Dans une salle ainsi aménagée, la sonorisation est indispensable : il serait impossible de travailler sans. Mais c’est une sonorisation d’une grande discrétion et d’une très grande efficacité, le résultat en est qu’elle n’est jamais envahissante, et qu’on a l’impression de voix naturelles, avec les craintes légitimes que des dispositifs aussi performants font peser sur de futures sonorisations clandestines de hauts lieux de l’opéra.

Peter Bronder (Loge) © JU/Ruhrtriennale 2015
Peter Bronder (Loge) © JU/Ruhrtriennale 2015

Il y a là de toute manière une équipe cohérente et engagée, qui fait merveille, une équipe qui est d’abord dans le jeu, c’est à dire dans la couleur et l’expression : Peter Bronder à ce titre est un Loge qui n’a rien d’histrionique, une sorte de crapule raffinée, et donc intelligente, qui sculpte les paroles pour donner à ce texte une couleur incroyablement variée, sans jamais faire du jeu un double des paroles. Il est le plus vieux du plateau, et dirons nous, le plus mûr, le plus matois, avec ce presque rien de distance qui lui fait toujours être à la fois dedans et dehors, magnifique présence, et une voix qui sans être puissante est particulièrement bien projetée. Il est le « chef d’orchestre » de l’histoire, distancié mais pas trop, présent et ailleurs, dans une élasticité qui sied bien au personnage.
Face à lui, avec lui, le Wotan assez juvénile de Mika Kares, basse finlandaise (c’est presque un pléonasme tant les finlandais ont donné à cette tessiture) à la voix bien posée et projetée de manière efficace, à la diction remarquable. La présence de ce Wotan s’affirme de moment en moment, pour finir en personnage torturé, ravagé par la compréhension du monde que lui a donnée Erda. C’est un Wotan plus traditionnel évidemment que celui de Wolfgang Koch, qui dit le texte de manière sans doute moins variée, mais qui pose le personnage, avec sa père de lunettes à demi obscurcie ; une très belle prestation, qui pose un Wotan non conscient de sa perte qui va quand même y aller, comme chez Guy Cassiers, mais un Wotan qui finit écrasé.
Il faut saluer l’extraordinaire performance de Leigh Melrose en Alberich, un Alberich jeune, vigoureux, violent, puissant, étourdissant qui remplit la scène et la salle par une voix claire, magnifiquement projetée et un texte dit avec une conviction rare, un Alberich sans cesse in medias res, qui contraste avec la distance affichée chez Castorf par un Albert Dohmen plutôt presque aristocratique, un Alberich wotanisé. Ici l’Alberich de Leigh Melrose se pose comme opposé directement à Wotan, l’autre absolu.
Même engagement chez le Mime d’ Elmar Gilbertsson, ténor moins « caractériste » que les Mime habituels, une sorte de double de son frère en version vocalement moins imposante, mais non moins intense.

Fafber (Peter Lobert) © JU/Ruhrtriennale 2015
Fafber (Peter Lobert) © JU/Ruhrtriennale 2015

Les géants Frank van Hove (Fasolt) et Peter Lobert (Fafner) sans être exceptionnels, sont particulièrement efficaces et très émouvants dans la dernière partie.  Donner (Andrew Poster-Williams) et Froh (Rolf Romei) complètent efficacement la distribution masculine.

 

 

 

Du côté féminin, on apprécie la Fricka bien plantée de Maria Riccarda Wesseling, avec son mezzo charnu, et son personnage de bourgeoise caricaturale en tailleur et chapeau, une Fricka vocalement très présente, qui pose un personnage à la fois plein de relief et dérisoire, tandis que la Freia d’Agneta Eichenholz, qu’on a vue dans pas mal de productions récentes sur les scènes européennes, est volontairement pâle, réduite au statut d’instrument qu’on va se passer de main (des Dieux) en main (des géants), elle est en retrait, mais la voix est bien timbrée, bien claire, même si ce n’est pas la future Sieglinde qu’on espère toujours dans ce rôle.

Freai 5Agneta Eichenholz) et fricka (Maria Riccarda Wesseling) © Michael Kneffel
Freai 5Agneta Eichenholz) et fricka (Maria Riccarda Wesseling) © Michael Kneffel

Les filles du Rhin (Anna Patalong, Dorottya Láng, Jurgita Adamonyté) je l’ai déjà souligné, sont vraiment magnifiques, leurs voix s’unissent parfaitement, leur jeu est prodigieux de vérité, au plus près du spectateur, très vibrant et vivant, avec un chant très émouvant à la fin (Rheingold…). Les filles du Rhin qui ouvrent et ferment l’opéra doivent vraiment être musicalement impeccable parce qu’elle donnent la couleur et l’énergie à l’ensemble.

Erda (Jane Henschel) © Michael Kneffel
Erda (Jane Henschel) © Michael Kneffel

Je garde pour la bonne bouche Jane Henschel, une chanteuse magnifique d’intensité, qu’on ne cesse de redécouvrir. Mortier l’aimait tout particulièrement (souvenons nous de sa Kabanicha dans Katia Kabanova – Production de Marthaler- où elle fut défintive) poarce qu’elle est un personnage, un vrai mezzo de caractère apte à interpréter toutes les méchantes du répertoire, avec une voix toujours magnifiquement projetée, avec une diction parfaite, avec une intelligence des personnages incroyablement sensitive. Elle est une Erda impressionnante, seule au milieu de l’eau stagnante, annonçant la chute à ces Dieux qui viennent d’emporter une victoire à la Pyrrhus. C’est un des moments les plus forts et les plus émouvants de la soirée. Une Erda pour l‘éternité.

Et un Rheingold très spécifique, passionnant, non par le propos qu’il diffuse, assez rebattu, mais par la manière dont il s’adapte à la région, à son histoire, à sa géographie, à sa population, à ses lieux : un Rheingold pour la Ruhr, un Ruhrgold plus que Rheingold. Production forte, si forte qu’elle se suffit à elle même, et si forte qu’il ne faudrait surtout pas l’exporter, mais faire le voyage de la Ruhr pour la découvrir comme un symbole de cette région encore si marquée par le chômage et qui renaît par la culture.[wpsr_facebook]

Walhalla d'avant, Walhalla d'après, le cycle infernal
Walhalla d’avant, Walhalla d’après, le cycle infernal de la ruine