BAYERISCHE STAATSOPER 2016-2017: LADY MACBETH DE MZENSK, de Dimitri CHOSTAKOVITCH le 4 DÉCEMBRE 2016 (Dir.mus: Kirill PETRENKO; Ms en scène: Harry KUPFER)

Lady Macbeth de Mzensk ©Wilfried Hösl
Lady Macbeth de Mzensk ©Wilfried Hösl

On n’ira pas par quatre chemins : la discussion autour de cette production ne porte ni sur une distribution remarquable, ni sur une direction musicale de Kirill Petrenko hors normes, mais sur la mise en scène de Harry Kupfer. Octogénaire, le metteur en scène allemand continue de produire, à Francfort (Ivan Soussanine), à Berlin (Fidelio), à Salzbourg (Der Rosenkavalier) et maintenant à Munich, alors qu’on va revoir l’hiver prochain à Milan Die Meistersinger von Nürnberg dans sa production de Zurich.
L’opéra de Chostakovitch, qui a mis tant de temps à vraiment s’imposer sur les scènes, est l’objet depuis plusieurs années de productions qui ont impressionné et fait couler bien de l’encre, par exemple celle de Martin Kusej à Amsterdam et Paris, celle de Dimitri Tcherniakov à Düsseldorf, Londres et Lyon (la saison dernière), marquées par le Regietheater.
La production d’Harry Kupfer se situe ailleurs et pose autrement la question de cette femme, par une vision aporétique et indulgent de ce destin, qui doit beaucoup à la tragédie grecque : Kupfer fit jadis une Elektra frappante avec Abbado à Vienne, et cette Lady Macbeth est une tragédie de la solitude et de l’isolement, dans un espace clos, même lorsqu’il respire un peu du ciel des marines du peintre Gerhard Richter : le héros tragique est coincé entre des murs. Quel que soit le contexte, Katerina se heurte au mur invisible du destin, inscrit dans cette solitude initiale du lever de rideau, dans un arsenal, fabrique de bateaux abandonnée, au milieu de la rouille, du cambouis et de la saleté. L’élément marin, visible dans la dernière scène, mais déduit dès les premières, est cet espace infini mais interdit, cette nature au lointain qui finira par être l’échappatoire définitive, qui apparaît progressivement. D’abord limité à ce vaste hangar de verre et de métal, une sorte de gigantesque pavillon de Baltard sans horizon où chacun vit comme il peut sa vie, à la fois clos et pourri, puis au deuxième acte légèrement ouvert (c’est le moment du mariage) où l’on se prend à croire en une possible fuite, enfin complètement ouvert dans la vision paradoxale d’un espace marin immense et libre, mais fait de prisonniers enchainés au premier plan : le possible de cet espace, la seule liberté, c’est la mort qu’on donne ou qu’on se donne.
Harry Kupfer raconte son histoire à travers l’évolution du décor de Hans Schavernoch avec le même langage qui racontait Vienne dans Rosenkavalier, ou la fin de la musique dans Fidelio. C’est à dire la présence écrasante d’un univers qu’on croit réaliste, mais totalement abstrait qui inscrit l’action dans le symbolique et la distanciation. Le décor, image de la vie de Katerina qui l’écœure et la détruit, écrase et créé une correspondance (au sens baudelairien du mot) avec le plateau, et même la fosse.

Sans percevoir l’articulation structurelle entre décor, jeu et musique, on ne peut comprendre la vraie nature de ce travail qui est un chef d’œuvre de l’artisanat du metteur en scène, ou rien n’est laissé au hasard, mouvement, objets, gestes.
Certains y ont vu de manière erronée un travail du passé, à l’esthétique et la gestuelle un peu dépassée : c’est au contraire une déclaration affirmée, une volonté affichée du vieux maître de refuser les facilités du théâtre d’aujourd’hui, ou sa doxa, l’explicite de la violence ou du sexe, ou l’explicitation du contexte pour affirmer un théâtre qui au milieu de ce bric à brac métallique et pourri, reste une épure, avec un minimum de gestes signifiants, dans un espace plus symbolique que réaliste : à ce titre et pour des motifs très différents, la Katerina de Tcherniakov et celle de Kupfer si différentes vivent dans un espace clos, dans une niche séparée du monde et en même temps sous les yeux de tous. C’était l’espace rouge passion chez Tcherniakov, au centre de l’entreprise très clean de Zinovy et Boris. C’est chez Kupfer un espace de bois que der Schäbige (le balourd miteux) en appuyant sur un bouton soulève et abaisse autant que de besoin, un espace minimaliste où le lit est un cageot et où Katerina vit dans une pourriture métaphorique de sa situation. Ce théâtre n’a rien de dépassé, c’est tout au contraire un théâtre sur lequel le temps n’a aucune prise, un théâtre de la concentration et de l’abstraction, presque une œuvre pour toujours, la Κτῆμα ἐς ἀεί chère à Thucydide : Kupfer inscrit cette histoire dans une parabole, celle du destin éternel des perdants, dans l’histoire continue des victimes. La Katerina de Kupfer est une victime qui inspire la compassion.

Dès le lever le rideau. Katerina, seule au milieu des ruines de cet arsenal abandonné, est l’image de l’enfermement définitif et de l’impossibilité. Tout est déjà dit. Et nul besoin de l’espace vide pour marquer l’abstraction, il suffit de ce lieu qui n’en est pas un, de cet arsenal sans bateaux, de cette cabane qui n’est pas une maison, de cette passerelle au-dessus de la scène de mariage qui ne mène qu’au vide, de ce réel irréel qui n’est qu’une forêt de symboles.

C’est à un théâtre distancié que nous avons affaire, où tous les mécanismes sont visibles, à commencer par cette manière dont le décor de la cabane de Katerina se soulève sous l’action de celui-même qui plus tard découvrira le cadavre de Zinovy, une sorte d’ instrument du destin. Dans cette tragédie de la solitude, chacun est à sa place dans la mécanique tragique.

img_0420Autre magnifique vision, celle de cette noce qui fait tant penser à la Noce chez les petits bourgeois de Brecht, avec cet arrêt sur image qui laisse en dessous se développer la désopilante scène des policiers, assis sur des chaises de bureau à roulettes, dans une sorte de valse creuse née de l’oisiveté des petits employés, inoccupés, vision administrative d’apparatchiks plus que de policiers qui renvoie l’espace d’un instant au monde stalinien de Chostakovitch qui pourrait être aussi celui de la DDR de Kupfer. Vision à la fois sarcastique et inquiétante, qui elle aussi est une fabrique de mécanique tragique dont le lubrifiant est encore le balourd miteux, der Schäbige. Seul moment où le contexte politique s’introduit furtivement mais qui indique aussi clairement aussi que le grain de sable déclencheur du drame, s’appelle ici l’ennui. L’ennui des policiers comme l’ennui de Katerina, cause unique de la tragédie.
Les gestes, les mouvements, les actions même sont réduites et rapides, sans insister sur la violence, sans scorie, dans une sorte de rigueur qui ne laisse passer que le strict nécessaire, laissant à la musique le soin de l’éclairage et des explications : il suffit de lire le texte d’Harry Kupfer dans le programme de salle pour comprendre son extrême attention à la musique, à ses contrastes,  à sa diversité, et à sa manière de représenter le monde multiple et contradictoire qui entoure Katerina.

Le dernier acte est mis en scène à l’opposé du travail de Tcherniakov, qui dissimulait à la vue tout le contexte pour se concentrer sur l’étroit espace d’une cellule où tous les personnages finissaient par se détruire, dont le chœur (invisible) commentait l’action.
La vision de Kupfer est ici plus explicite, avec le cortège des prisonniers dont le chœur fait tant penser à celui de vieux croyants de Khovantchina, eux aussi promis à la mort, avec le côté de Katerina (cour) et celui de Sonjetka (jardin) si cruelle et si juste de Anna Lapkovskaja, dans une géométrie où elles finiront par se rejoindre au centre, sur ce ponton qui est presque un échafaud où toutes deux disparaîtront, pendant que Serguei va se fondre dans la foule, comme envolé dans son inexistence, laissant les femmes à leurs drames et à leur fin. On reste dans une sorte d’abstraction désespérée, de tableau de genre qui porte en lui-même sa fin, avec cette étendue marine au calme prémonitoire, ciel entaché de nuages (une marine de Gerhard Richter), comme si Katerina engloutie par les eaux rendait au jour qu’elle souillait toute  sa  pureté. Qu’est-ce que cette mort, sinon un épisode parmi d’autres du long voyage vers l’enfer sibérien. Un non-événement dont sont victimes celles qui ont voulu simplement essayer d’exister sans qu’on le leur permette et qui disparaissent dans l’eau sans laisser de traces. Kupfer nous raconte une histoire inutile qui n’a même pas accès à un mythe quelconque, l’histoire d’une non-existence. La longue histoire d’une chute annoncée, dès le début, une parabole ouverte dans l’espace clos d’un arsenal et close dans l’espace ouvert d’un rivage infini qui se referme.

Ce qui frappe dans ce travail, c’est sa linéarité, son refus de l’effet, son implacable mécanique qui conduit à l’instant fatal, où Katerina a voulu reconquérir son destin, a voulu le disputer à une fatalité inscrite dans le décor et dans chaque moment de l’action, en allant jusqu’au bout de sa logique, de son amour et de sa vie.

Voilà une production où une fois de plus la relation entre le chef et le metteur en scène est aveuglante, chacun se chargeant d’une partie de la tâche : rien de plus erroné que de croire que nous sommes face à un travail qui tiendrait seulement par le chef. Petrenko regarde toujours ce qui se passe sur scène pour proposer une ligne de direction musicale et son travail est ici un long lamento dramatique de l’impossible issue. Il fait ressortir de la musique non seulement les moindres détails, l’auditeur familier de son style en a l’habitude, mais d’abord tout le lyrisme et toute la tendresse : il montre dans cette musique tout ce que la tendresse mahlérienne a pu enseigner à Chostakovitch. Cette direction est en effet une sorte d’hommage à cette musique très référencée, qui puise dans les sources diverses, à commencer par Moussorgski, mais aussi l’univers viennois le plus léger, et bien sûr Mahler, à la fois immensément tendre et terriblement sarcastique voire grotesque, le Mahler d’une Neuvième qui serait projetée sur scène, mais aussi quelquefois un univers à la Wozzeck, un univers de la lente désespérance d’une marche au supplice.

Cette retenue, cette volonté d’inscrire en sourdine tout ce qui est soif de tendresse, à l’opposé de l’expressionisme cru, voire exacerbé qu’on retient la plupart du temps de l’œuvre en fait presque une vision romantique, au sens propre du terme, comme l’ont défini les théoriciens du romantisme au XIXème , par ses contrastes violents et son infini raffinement. C’est un immense travail sur la complexité, sur le refus d’un sens univoque, sur le multiple visage de la vie et sur les replis de l’âme humaine.

Deux exemples :

  • la disposition théâtrale des cuivres – tuba wagnérien et autres – dans les loges d’avant-scène, à la fois instruments et spectateurs, à la fois musiciens et personnages, qui répondent en écho au bal muet d’un orchestre de mimes, surgissant en arrière scène comme signe de chaque manifestation sexuelle ou de chaque moment de violence, signe de paroxysme musical pour paroxysme de sentiment, de désir, de volonté destructrice.
  • Les funérailles de Boris, magnifiquement réglées en marche funèbre clairement inspirée de la marche funèbre de Siegfried, scéniquement et musicalement, dans un rapport évidemment inversé, Boris n’ayant rien du héros wagnérien, et donc la vision d’une marche funèbre d’un anti-héros qui aimait trop les champignons, sarcastique mais non dépourvue aussi d’une certaine grandeur.

 

Ainsi la musique devient-elle-même mise en scène : extraordinaire Bayerische Staatsorchester qui rutile et murmure, qui s’alanguit et s’énerve, qui se dresse et s’étouffe car Kirill Petrenko et Harry Kupfer parlent ici exactement le même langage :  Kupfer travaille une chorégraphie des gestes et mouvements là où Petrenko accompagne par une chorégraphie des sons. On est dans un rapport à la scène voisin de celui des Soldaten de Kriegenburg, autre histoire de déchéance, où il y a une union très étroite sans jamais aucune redondance, un unisson visuel et sonore qui exclut toute complémentarité, comme si à ce qu’on voyait correspondait l’évidence de ce qu’on entendait, comme si ce qu’on entendait trouvait immédiatement sa vision scénique (et non sa traduction). On n’est pas loin non plus de la manière dont Lulu vu l’an dernier sur cette scène était mis en musique et en même temps aussi mis en théâtre. L’évidence scénique en écho ou en osmose avec une évidence musicale.

À chaque fois, Kirill Petrenko nous stupéfie, son génie du détail, son art d’être partout en même temps, par la multiplicité et la précision des gestes, par la profondeur des niveaux de lecture, construction en abyme où l’on découvre à chaque fois une autre phrase, un autre moment, d’autres phrases que jamais aucun enregistrement, aucun chef ne nous avaient révélées, une sorte de tunnel infini de sons et de phrases, une succession de moments découverts qui accentuent encore le foisonnement et la complexité de l’œuvre. Là où Kupfer étudie chaque geste avec une précision chirurgicale, Petrenko répond par un travail qui semble infini sur chaque note : l’un est métaphore de l’autre. Un travail étourdissant.

Munis de ces viatiques à vrai dire monumentaux, les chanteurs constituent une compagnie d’une rare cohérence, d’un vrai caractère, impossible à comparer ou presque à d’autres optionsCe qui caractérise la troupe, les membres du studio et les plateaux des grandes représentations de la Bayerische Staatsoper, c’est d’abord une homogénéité due non pas au niveau individuel des chanteurs, mais à un engagement partagé, chacun avec ses moyens et chacun à sa place : ce qu’on appelle souvent un esprit de troupe qui court tout le plateau et la fosse.

Le chœur, magnifiquement préparé dirigé par Sören Eckhoff, d’une présence très forte est particulièrement touchant au dernier acte qui le met sans doute le plus en relief. Et les solistes sont tous très engagés. Bien sûr la contribution de la troupe est particulièrement notable et il faut citer tous les petits rôles : c’est souvent eux qui donnent à la représentation son niveau d’excellence : Christian Rieger, Sean Michael Plumb, Milan Siljanov, Kristof Klorek, Dean Power, Peter Lobert, Igor Tsarkov, Selene Zanetti sont tous à leur place et contribuent à l’impression d’ensemble ; il n’y a aucun point faible, dans un opéra où tant de personnages évoluent et interviennent. Nous avons signalé plus haut la Sonjetka de Anna Lapkovskaia, rôle réduit, mais interprétation incisive, très expressive, avec une voix très bien posée et projetée et des graves vraiment somptueux. Alexander Tsymbalyuk, à la fois truculent policier en chef, avec sa belle voix de basse jeune et colorée, mais aussi Alter Zwangsarbeiter à qui échoient la dernière réplique de l’opéra, intériorisée, et qui clôt l’œuvre isolé sur le plateau. Tsymbalyuk qui chante aussi à Munich bien d’autres rôles dont Boris Godunov, montre ici une belle personnalité scénique et vocale. Même composition marquante pour le Pope de Goran Jurić, plein de relief, qui obtient un vrai succès personnel. C’est le type même de rôle non essentiel, mais dont la faiblesse gâcherait la fête, alors que la figure un peu grotesque du pope alcoolique (un topos dans le monde orthodoxe) participe de cette ambiance très diverse et très pittoresque du plateau, si nécessaire à l’histoire, qui se déroule sous les yeux du groupe. Très réussie l’Axinja d’Heike Grötzinger, première victime d’un Serguei entrant en scène en s‘attaquant à la plus faible et qui va passer de l’employée à la maîtresse. Enfin, der Schäbige le balourd miteux de Kevin Conners est comme le pope, une figure presque abstraite dans cette mise en scène, présent depuis le début et actionnant le mécanisme qui fait monter et descendre l’espace de Katerina : autre figure d’ivrogne, il est l’instrument du destin qui va décider des événements : découvrant le cadavre de Zinovy en cherchant quelque bouteille à la cave, puis allant dénoncer la chose à la police : il est l’élément déclencheur, ce petit clin d’œil du destin, le fameux grain de sable qui casse la mécanique huilée qui devait inscrire un tout autre avenir au couple Katarina/Serguei. Kevin Conners est vraiment ce ténor de caractère lui aussi très présent et très juste. Toute la troupe ou presque est donc mobilisée au service de cette œuvre pour entourer les quatre protagonistes du drame.

Anja Kampe (Katerina) Misha Didyk (Sergueï) Zinovy (Sergueï Skorokhodov) ©Wilfried Hösl
Anja Kampe (Katerina) Misha Didyk (Sergueï) Zinovy (Sergueï Skorokhodov) ©Wilfried Hösl

Serguei Skorokhodov, membre de la troupe du Marinski, est Zinovy : rôle ingrat,  court et qui doit pourtant être suffisamment présent pour aider à comprendre l’héroïne : c’est le patron sur qui pèse le destin des travailleurs, c’est le mari probablement impuissant, c’est un moteur d’ennui : son départ va déclencher le drame.
On dit qu’un prompt départ vous éloigne de nous, Seigneur. Loin de moi l’idée de rapprocher les rôles de Katerina et de Phèdre, mais plutôt d’évoquer une dramaturgie qui rapproche les deux œuvres, un exemple de mécanique tragique : le départ initial est un ressort tragique parce qu’il libère les paroles et les actes des personnages et de ce point de vue le schéma absence – libération des personnages restant – retour du maître est un schéma dramaturgique typique de tragédie. Ce départ est mis en scène de manière impitoyable et par Chostakovitch et par Kupfer : il s’agit à la fois d’affirmer la soumission de la femme au mari, le soupçon inhérent à la femme restée seule, le risque de bafouer les valeurs sanctionnées par la religion (présente par le pope, qui même alcoolique, n’en est pas moins pope) le tout orchestré par le père, Boris, dont la seule fonction est semble-t-il de surveiller une bru qu’il déteste (sauf, c’est dommage pour lui, quand elle lui cuisine des champignons), avec le décalage que constitue la soumission à Zinovy, un être inodore et sans saveur, que personnifie assez bien y compris dans la voix, Sergey Skorokhodov.
On ne peut éviter de penser non plus aux Atrides et à Agamemnon, à peine revenu de la guerre, à peine assassiné : Zinovy, Serguei et Katerina recomposent en version russe le trio infernal des Atrides : Agamemnon, Electre, Egisthe. Difficile d’échapper à cet autre schéma en version médiocrité : Zinovy n’est pas un héros, Katerina une victime, et Sergueï une bête à sexe arriviste.

Ainsi, le schéma dramaturgique de l’opéra aide à comprendre l’idée première qui m’a frappé d’une Lady Macbeth vue par Harry Kupfer en version tragédie grecque, qui fouille dans les conséquences de l’isolement et de l’ennui ; et qui pose, comme dans Phèdre, la question de l’innocence et de la culpabilité.

Boris (Anatoli Kotscherga) ©Wilfried Hösl
Boris (Anatoli Kotscherga) ©Wilfried Hösl

Second élément perturbateur de l’histoire et premier dans l’ordre des meurtres, le père, Boris, magistralement interprété par le vétéran Anatoli Kotscherga. Claudiquant et marchant en rythme avec le texte et la musique, avec une voix un peu opaque qui a perdu sans doute quelque chose de sa profondeur ou de sa projection mais tellement expressive : il mastique le texte d’une manière très théâtrale, avec des accents qui donnent à son débit à la fois quelque chose de terriblement froid et en même temps une imperceptible sensation d’impuissance : hors-jeu, réduit à surveiller la nuit la maison et sans doute sa bru, il n’a plus la main, sinon chercher la faille qui lui permettra de montrer à son fils ce que « vaut » sa femme. C’est une composition d’une très grande tenue, d’une très grande intelligence, qui sait jouer de ses problèmes vocaux : comme tous les très grands, Kotscherga sait adapter couleur et interprétation à son état vocal et sait faire plier les exigences du rôle à sa voix : il joue avec ses faiblesses et elles sont d’une force incroyable. Il n’apparaît qu’au premier et second acte mais il a une telle présence qu’on se souviendra longtemps de sa manière de descendre l’escalier étroit qui conduit au plateau, ou d’errer de manière fantomatique autour de la « cabane » de Katerina.
La mise en scène du rôle de Sergueï n’en fait pas la bête sûre d’elle et dominatrice qu’on a pu voir dans d’autres mises en scène (Tcherniakov par exemple) : le personnage a même quelque chose d’ordinaire, quelque peu négligé, mais sans la vulgarité qu’on lui prête quelquefois. Il est presque plus à l’aise dans la seconde partie, dans le rôle du marié déjà patron et propriétaire, manière pour Kupfer d’en faire un arriviste qui sait mimer les habitudes des patrons qu’il a dû tant observer. La voix au timbre clair, bien projetée, s’affirme sans effort mais sans s’imposer. Comme s’il n’était pas exactement ce que Katerina projette en lui. Comme si elle l’habillait d’une nature qu’il n’avait pas vraiment. La composition est intéressante car il ne surjoue jamais et ne paraît pas si antipathique, ce qui donne d’ailleurs à son quatrième acte une cruauté sans nom, dans sa manière de traiter et de rouler Katerina.

Anja Kampe enfin, dans une incroyable création. Pour sa première approche du rôle redoutable, elle ne respire pas la sensualité et elle ne joue pas de son corps comme une Ausrine Stundyte. Elle ne joue pas non plus de sa puissance vocale à la manière d’une Eva Maria Westbroek. Elle est au contraire entièrement concentrée dans sa manière de dire le texte et dans l’expression, avec un soin donné à la couleur, des audaces incroyables dans sa manière d’attaquer certaines notes, avec distance quelquefois et à d’autres une bestialité rare. C’est une vraie performance qui fait voir une incroyable puissance d’interprétation, entre Kundry, Lulu et Electre, monstrueuse et pitoyable. La puissance de certaines notes est inouïe, mais presque décuplée par la manière de dire, par les accents, par le lyrisme : la puissance n’est jamais gratuite, elle est toujours au service exclusif de l’expressivité, changeant de registre par un jeu de modulations et des passages négociés de manière stupéfiante : c’est une prodigieuse incarnation, parce qu’elle utilise toute sa voix – qui est sans doute moins volumineuse que celle d’autres interprètes du rôle, au service du personnage et de son évolution psychologique. Avec sa mémorable Sieglinde de Bayreuth, sa Katerina est sans doute le rôle où elle montre la variété de tons et de styles la plus manifeste. Dans le contexte, avec un Petrenko en fosse toujours attentif à ne jamais couvrir, et à accompagner le chanteur comme un pianiste en récital, toujours pointilleux sur le texte à dire et une mise en scène elle aussi tirée au cordeau, millimétrée dans le geste et réglant chaque mouvement de manière artisanale: Kampe est simplement écrasante.

La série de représentations a été un triomphe total de public, on en sort violemment bousculé. Il y a une session de rattrapage brève (une représentation) en juillet 2017. Vous feriez bien de ne pas la rater.[wpsr_facebook]

PS: Vous pouvez aussi lire la critique de David Verdier dans Wanderer

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Acte IV, le ponton ©Wilfried Hösl

TEATRO ALLA SCALA 2014-2015: TURANDOT de Giacomo PUCCINI le 8 MAI 2015 (Dir.mus: Riccardo CHAILLY; Ms en scène: Nikolaus LEHNHOFF)

Turandot (Acte I) ©Brescia/Amisano
Turandot (Acte I) ©Brescia/Amisano

La question de l’inachèvement de Turandot pose de manière plus profonde celle de la résolution du conte de Gozzi, et de l’histoire, qui est celle de l’humanisation de l’héroïne. Devenue femme amoureuse, ayant perdu sa distance et sa frigidité, par la vision de l’amour de Liù, celle ci n’est pas une Isolde, mais bien plutôt une Brünnhilde, découvrant en Siegmund et Sieglinde la force de l’amour et du même coup abdiquant virginité et immortalité pour vivre l’amour humain. Il y a dans le parcours de Turandot quelque chose de très semblable. Mais Puccini n’a pas fini l’œuvre, et ne l’a pas bouclée musicalement, et ni Alfano et ni Berio ne sont totalement convaincants, on le verra. L’enjeu de ce final, c’est bien la transformation de Turandot de roc en fragilité, même si cette fragilitė se perçoit déjà dans la scène des énigmes quand les réponses successives de Calaf bousculent et hystérisent la princesse, élément lisible aussi dans la musique qui accompagne la manière dont Turandot pose les questions.

Tel qu’il existe aujourd’hui l’opéra met en scène une princesse lointaine et monstrueuse, à la psychologie fruste, un prince égocentrique prêt à tout sacrifier pour la conquérir et qui sacrifie donc et père et esclave, c’est à dire ce qui lui reste de sa famille et de ses origines probablement arabes vu son nom sans doute venu du mot Calife. Mais Calaf est inflexible pour mieux faire tomber la princesse, et lui faire enfin connaître ce qu’est la force de l’humain…les seuls personnages ayant au départ une humanité sont ceux qui sont sacrifiés Timur et surtout Liù. Ce n’est pas un hasard si la plupart des distributions à la Scala depuis les années 70 affichent les Liù les plus légendaires, Tebaldi, Freni. Face à des Turandot qui alternent entre légendes (Nilsson) et grosses voix du moment (Mastilovic).

Pour Turandot en effet, on a pu afficher Birgit Nilsson, référence  incontestée de l’après guerre, et Caballė, tout aussi incroyable…aujourd’hui on oublie que Caballé fut Sieglinde ou Salomé et on ne retient que la référence en matière de bel canto, mais la voix de la Caballé avait cette ductilité capable d’épouser les rôles les plus divers. Et elle était Turandot, je peux en témoigner puisque je l’ai vue dans ce rôle, à Paris, lors de la reprise de la production de Margherita Wallman en 1981 (sous la direction d‘Ozawa), j’ai vu aussi Eva Marton (et Maazel) Ghena  Dimitrova (et encore Maazel) , et Nina Stemme est la dernière d’une longue série de grandes voix. Mais je garde une agréable surprise devant une Turandot inattendue à Gênes il y a quelques années , interprétée par Raffaela Angeletti qui m’avait frappé par sa fragilité intrinsèque, qui donnait au rôle  une autre nature.

Mais la tradition veut qu’on donne le rôle à une maîtresse des décibels, pour les incroyables hauteurs de in questa reggia. 

Pour Calaf c’est un peu différent, il n’a certes qu’un grand air fameux, nessun dorma,  dont la référence reste Luciano Pavarotti, mais que tous les grands ténors ont eu à leur répertoire Carreras, Domingo, Lucchetti, Alagna et sous peu probablement Kaufmann. Le rôle est tendu notamment au premier acte pour dominer le flux orchestral.

Le choix d’Aleksandr Antonenko est ici le choix d’une voix, plus qu’un interprète, mais c’est une voix de référence.

Acte III ©Brescia/Amisano
Acte III ©Brescia/Amisano

Alexandre Tsymbaliuk qui est un Boris apprécié, en Timur, c’est presque sous dimensionné, Timur restant un rôle secondaire, mais cela donne d’autant plus de poids au personnage, le couple Timur/Liù s’opposant alors au couple Turandot/Calaf.

Quant à Liù, le choix de Maria Agresta, jeune star du chant italien, continue la grande tradition scaligère des Liù de référence .

La musique de Turandot est assez singulière dans la production puccinienne . Il ne faut pas oublier qu’elle est contemporaine de Wozzeck, comme il ne faut jamais oublier quand on écoute Puccini ses relations réciproques d’estime avec Schönberg et son intérêt déclaré pour le Pierrot Lunaire. D’ailleurs, la manière de classer Puccini dans le vérisme est une erreur fréquente de ceux qui n’écoutent pas, même les premiers succès, à commencer par Manon Lescaut. Ce n’est pas un hasard si c’est le seul opéra de Puccini qu’Abbado aurait voulu diriger. C’est d’ailleurs la même problématique pour Zandonai dont la Francesca da Rimini n’a pas le son d’une œuvre vériste, mais bien plus proche par ses accents d’un Fauré ou d’un Debussy…

Pour les compositeurs d’opéra des premières années du XXème siècle, la découverte de la seconde école de Vienne est un élément clé, en positif comme en négatif, mais tous se positionnent. Puccini reste une référence pour beaucoup de compositeurs de l’époque (ceux que les nazis vont classer comme dégénérés, mais aussi Janacek ). Il faut lire Turandot comme une œuvre du XXème siècle, utilisant de la musique contemporaine et plongée dans les débats musicaux du moment, y compris le wagnérisme revu du début du XXème (il y a dans Turandot quelques traces) et pas un reliquat de musique du XIXème. En ce sens, le final de Berio peut avoir du sens. Je me souviens d’Ingo Metzmacher me disant qu’il voudrait être invité en Italie à diriger Puccini, parce qu’il le ferait comme on dirige Schönberg…

Cette musique surprenante, à l’orchestration complexe, avec ses dissonances, son agressivité orchestrale, avec ses fausses chinoiseries, même si Puccini était soucieux d’authenticité, avec le rôle trės marqué des percussions, qui pour le coup renvoient à ce premier XXème Stravinski bien sûr, mais aussi Bartok, mais aussi à la musique américaine que Puccini familier de New York connaissait bien, il y a des moments qui sonnent comme Gerschwin et qui annoncent Bernstein. Enfin l’écriture même du rôle de Turandot abandonne la mélodie du chant italien, la manière de porter la voix aux extrêmes, éloigne bien sûr Turandot de l’humain, mais la rapproche vocalement d’autres héroïnes, plus germaniques : Puccini s’intéressait à Strauss…

Il y a donc une modernité de Turandot c’est à dire une manière de considérer l’œuvre non par rapport au passé, mais par rapport à l’avenir qu’il faut toujours avoir en tête lorsqu’on l’écoute.

L’œuvre originelle de Carlo Gozzi (1762) qui trouve ses origines dans une publication du début du XVIIIème siècle rassemblant des contes persans (et non chinois) eut déjà une certaine fortune. Gozzi qui a voulu rénover ou continuer à faire vivre la tradition de la Commedia dell’Arte ou de la pièce fantasmagorique en s’appuyant sur les modes du temps, comme la mode chinoise, fort à la mode en Europe au XVIIIème, cherche à proposer une sorte de théâtre rêvé et exotique.Cela va être si apprécié en Europe et notamment en Allemagne que Schiller va s’emparer de la pièce et la traduire en 1802, et la présenter avec Goethe à Weimar, foyer créateur et créatif de l’histoire du théâtre en Allemagne. Weber lui même va en faire des musiques de scène.
Plus près de Puccini et avant lui, en 1917, Ferruccio Busoni va présenter sur la même histoire une Turandot, en langue allemande, mais plus proche des intentions de Gozzi, qui n’a rien de l’épopée puccinienne, mais qui reste intimiste, comme l’œuvre originale créée dans le petit théâtre vénitien de San Samuele.

La plupart du temps, les mises en scène se contentent de proposer une version spectaculaire faite de chinoiseries, une sorte de représentation des rêves chinois du public, c’est le cas à la Scala de Margherita Wallman (qui fit aussi la Turandot parisienne de 1968, dont je vis la reprise en 1981), de Franco Zeffirelli, qui a régné longtemps, il y a eu ensuite le japonais Keïta Asari, et enfin Giorgio Barberio-Corsetti en 2010. Vérone s’est fait la spécialité de grandes machines chinoisées, pour en arriver à Zhang Yimou, qui a proposé au moment des JO une superproduction à Pékin .

Les trois niveaux de l'acte  II ©Brescia/Amisano
Les trois niveaux de l’acte II ©Brescia/Amisano

On doit reconnaître que cette fois, Nikolaus Lehnhoff, qui reprend une mise en scène faite à Amsterdam en 2010, essaie d’échapper à ce pittoresque de dessin animé. Pas de centaines de figurants en scène, la Chine est plus esquissée que dessinée, l’espace lui même, fermé par de hauts murs cloutés, rouges comme les murs de la cité interdite, image de prison, est à trois niveaux, celui de l’empereur, près du ciel, en blanc, celui des dignitaires en rouge sur un balcon, et celui du peuple enfoncé dans le plateau au premier acte. Tout change au deuxième acte où l’espace de jeu se vide pour laisser les deux protagonistes Calaf et Turandot seuls, les dignitaires regardant du balcon les « épreuves » conçues ainsi comme une joute que l’on regarde, et d’où le peuple est exclu une sorte de jeu de cirque à deux personnages, comme le montre la photo ci-dessus. Turandot ayant quitté son podium pour se lancer dans l’arène, qu’elle ne quittera pas d’ailleurs jusqu’à la fin de l’opéra. Et du blanc pur immaculé inaccessible du premier acte, elle s’habille de noir prophétique de sa chute dans l’humain qui sera symbolisé par le geste de Calaf qui lui arrache manteau et coiffe.

Turandot  (Acte II) ©Brescia/Amisano
Turandot (Acte II) ©Brescia/Amisano

Le jeu des costumes n’est pas indigne d’intérêt. Blanc (le deuil en Chine) pour l’empereur et sa famille au II, blanc pour Turandot au I, gris clair pour Liù et Timur, et noir pour tous les autres, le peuple, relégué au rôle d’ombres noires, munies de chapeaux aux yeux maquillés de noir comme dans certains tableaux expressionnistes. Quant à Turandot, toujours vêtue de manière presque proche d’un personnage de bande dessinée, elle tient en main un demi-cerceau rouge, destiné à empêcher tout humain – essentiellement mâle- d’approcher. Elle s’en servira comme une sorte de bouclier face à Calaf.

Les trois ministres Ping, Pang, Pong habituellement vêtus de costumes de mandarins de fantaisie sont ici vêtus comme trois clowns, et dans l’ensemble la conception des costumes d’Andrea Schmidt-Futterer renvoie à une ambiance marquée par Brecht (dans ces années, il commence sa carrière au Deutsches Theater de Max Reinhardt): maquillages clownesques, visions un peu expressionnistes des peintures a la Otto Dix ou Max Beckmann, en bref, une ambiance « Berliner Ensemble » et Lehnhoff et son décorateur Raimund Bauer ont essayé de donner à cette Turandot une couleur vaguement « Art déco » ou « Liberty » aussi, en tous cas une valence plus proche des années 20 ou 30 qu’une Chine revisitée.

Les personnages restent à distance, se touchent peu, plus comme emblèmes que comme personnages. Turandot et Calaf, pris au départ dans un ballet réglé (par exemple la scène des énigmes) redeviennent « personnages » à la fin parce que tout simplement ils se touchent alors que Timur et Liù sont les seuls vrais « humains » par les gestes, attitudes, habits, dans ce monde d’automates ; le cadavre de Liù reste en scène pendant le duo final, comme témoignage de l’humain, témoignage de l’amour et donc cause du retournement final.

Une mise en scène moins passe-partout qu’il n’y paraît , qui convient au public de la Scala fait en ce moment de touristes de l’EXPO , on parle beaucoup japonais et russe dans la salle, et de publics d’abonnés que le seul mot de « mise en scène » fait frémir. Voilà un travail qui ne va choquer personne, assez beau à voir pour déclencher y compris pendant le spectacle des photos prises de mobiles restés évidemment allumés (…à la Scala, les spectateurs qui du haut regardent la platea – le parterre – voient des dizaines de petites lucioles qui sont les mobiles allumés, c’est le seul théâtre où ce soit si caricatural). C’est un travail suffisamment intelligent pour permettre de gratter un peu derrière les images et de constater que les intentions sont loin d’êtres routinières.
A ce travail résolument XXème siècle correspond une approche XXème siècle de Riccardo Chailly, qui fait là son esordio (ses débuts) comme directeur musical de La Scala, où il n’a pas dirigé depuis une petite dizaine d’années. Chailly voit Turandot comme une œuvre du XXème siècle, contemporaine de tous les mouvements musicaux et intellectuels qui marquent les trente premières années du siècle. C’est bien ce qui marque dans ce travail. Chailly dirige Turandot comme la voisine de Berg, de Webern, de Varèse (lui qui dirige Amériques comme personne), mais aussi de Stravinski . C’est presque une Turandot « république de Weimar » qui nous est donnée à entendre, une Turandot vibrante de modernité: lecture analytique à l’extrême, sons secs, précis, peu de legato, sauf lorsque la musique se réfère à la musique américaine, un ensemble à la fois monumental, et glacial. Point n’est besoin d’ailleurs d’en affirmer la modernité, l’audition du 1er acte suffit pour nous en convaincre. Dans cette option très symphonique, où l’orchestre répond de manière splendide (il y a eu de longues répétitions), on va en oublier…le plateau.
En effet, si l’orchestre est superbe, si l’approche rend parfaitement cohérent le choix du final de Berio, l’ensemble est beaucoup trop fort (au moins pour les places de parterre) et couvre comme un mur de son débordant tout ce qui se passe sur le plateau, obligeant les chanteurs pour pouvoir êtres entendus à tendre leur voix à l’extrême, et même, ce qui est assez étonnant, on entend mal le chœur, un comble s’agissant de la Scala et de cette œuvre où au début surtout, il est déterminant. Certes, le choix de Chailly est de proposer (est-ce possible ?) une Turandot moins épique vocalement, plus sombre et presque plus intimiste (absence de figurants, absence de spectaculaire), mais en même temps cherchant à rendre une image de poème symphonique, voire de de légende dramatique, où voix et orchestre se mêlent, sauf qu’ici l’orchestre domine voire écrase tout, inonde tout comme un tsunami sonore sur son passage, portant presque seul la monumentalité de l’opéra. Ce déchaînement d’éléments est tellement marqué que je me suis demandé si le décor, très fermé, ne créait pas un effet de réverbération et de retour sonore excessif, mais normalement, il y a des assistants en salle capables de signaler les excès…

Les choses s’équilibrent au deuxième acte, mais dans l’ensemble, l’orchestre met en difficulté non pas Nina Stemme, qui en a vu d’autres, mais l’équilibre du plateau qui souffre, et c’est dommage ; car l’approche de Chailly est très défendable et surtout les détails qui émergent de la fosse, la manière de faire sonner des bois et les cuivres, la manière d’exiger des sons, nets, sans bavures, mettant en relief les éléments inspirés des contemporains, les jeux sur l’atonalité, tout cela donne une couleur vraiment XXème siècle à l’ensemble et replace Turandot là où l’œuvre doit être, chronologiquement à côté de Wozzeck, en cohérence parfaite avec la production de l’époque.
Alors, le choix du final de Berio prend son sens. Bien sûr, il y a le travail d’Alfano, fortement influencé sinon dicté par Arturo Toscanini, dont la toute première version n’a pas encore été proposée sur les scènes, mais en terminant l’œuvre par une sorte de chant triomphant, il est en contradiction avec ce que voulait Puccini, et notamment à cause du final wagnérien à la Tristan qu’il désirait. De plus l’orchestration d’Alfano est moins passionnante, la partition perd immédiatement en épaisseur et en diversité. La mélodie puccinienne y est peut-être présente, mais sûrement pas le tissu orchestral toujours complexe (y compris dans La Bohème d’ailleurs , si souvent aplatie) chez Puccini. Bien sûr, Berio compose à la fois tenant compte de ce que le XXème siècle a proposé en matière de création musicale et d’innovation, mais aussi en tant que compositeur d’opéras dans la grande tradition italienne et enfin en cherchant dans les parties recréées à évoquer un univers musical qui intéressait Puccini, ainsi glisse-t-il des citations de Gurrelieder, ou quelques mesure de la 7ème de Mahler. Dans ce final, il y a des moments qui regardent très nettement vers le contemporain, des éléments dissonants (comme chez Puccini) et Berio utilise plus d’esquisses de Puccini qu’Alfano et il écrit notamment ce final en adagio auquel Puccini aspirait. Et qui est si cohérent avec l’évolution psychologique des personnages qui ont chacun laissé l’épique pour une expression plus lyrique. Il serait excessif de dire que ce final éblouit. Disons que s’il ne fait pas regretter Alfano, il ne passionne pas mais il surprend et certains moments sont vraiment passionnants. Notamment les dernières mesures .
Riccardo Chailly a donc eu raison à la fois de proposer le final de Berio, pour la première fois et surtout de proposer une vision de l’ensemble qui joue la cohérence et la modernité. Il l’a d’ailleurs déclaré plusieurs fois avant la première, et notamment devant les étudiants de l’université. Ce sont les conditions de réalisation, le travail sur le volume les déséquilibres fosse et plateau qui posent problème, mais pas les choix interprétatifs. Enfin, le public très traditionaliste de la Scala, fossilisé notamment les soirs d’abonnement a semblé accepter la chose avec son indifférence coutumière vu l’accueil tiède reçu dans l’ensemble ; quant au reste du public, touristique russophone ou nipponophone, plus intéressé par les selfies, les bavardages incessants et les photos de scène au milieu du spectacle, ne se pose pas la question de Berio ou Alfano qui ne l’a pas effleuré une seconde.
Cette production était idéalement calibrée pour cette diversité des publics, classique mais pas trop, plutôt bien distribuée, bien dirigée, et avec en plus un prétexte musicologique qui attirait les animaux de mon espèce. La suite de la programmation, qui enfile les standards comme des perles de culture (ou d’inculture ?), Lucia, Cavalleria/Pagliacci, Carmen, Tosca, Otello (de Rossini) est encore bien plus touristique et attrape-mouches.

Comme je l’ai souligné, le magnifique chœur de la Scala perd un peu de son relief au lever de rideau, face au tsunami sonore de l’orchestre, d’autant que les choristes sont un peu « enterrés » et chantent à demi-enfoncés, la prestation est comme souvent, excellente, mais il faut quelquefois tendre l’oreille pour véritablement le distinguer avec bonheur.

Alors évidemment, le chant peut être victime d’une telle option. Le ténor (Aleksandr Antonenko) pousse au maximum (heureusement, il a la réserve voulue) dans Calaf, mais son chant est tellement inexpressif que pousser la note est la seule chose dont on peut le gratifier. C’est un Calaf sans couleur ni tension, avec une tenue en scène sans relief. J’ai entendu dans Calaf des voix très variées, de Pavarotti à Bonisolli, de Carreras à Giacomini, chacun avec des moyens très différents, mais tous s’efforçant de donner vie et vibration. Antonenko, qui est un chanteur fréquent dans les rôles à décibels, reste absent, distancié sans le vouloir, peu impliqué par l’action et peu impliqué dans le personnage : regard vide, déplacements lourdauds, gestes creux ou passe-partout. Au fond, il donne sans le vouloir sans doute à Calaf cette absence d’humanité et d’authentique présence qui est aussi la volonté du metteur en scène.

Ce n’est pas le cas de Timur, chanté par Alexander Tsymbalyuk, qui n’a pas la voix du vieillard fatigué, mais celle de la basse vigoureuse qu’il est (c’est un Boris de grande classe). Il est très émouvant, par la couleur, par l’intériorisation, par l’intelligence du propos et par la diction, on ne fait pas toujours attention à Timur habituellement, mais ici, distribué à une grande basse de notre temps, le personnage prend un relief inattendu, d’autant qu’avec la Liu’ de Maria Agresta, ils forment un couple de personnages cohérents, prenants, émouvants
Maria Agresta est en train de devenir le soprano lyrique qu’il faut avoir vu…On l’a vue dans Nedda le mois précédent à Salzbourg. Elle chante le bel canto, Verdi, le vérisme…attention à l’overdose…le monde du chant italien est le grand spécialiste du usa et getta, on prend un soprano jeune, prometteur, on l’use en quelques années et on passe à un autre…cela fait 20 ans que ça dure avec le résultat désastreux sur le paysage italien actuel.

Mort de Liù ©Brescia/Amisano
Mort de Liù ©Brescia/Amisano

Maria Agresta a une belle voix de soprano lyrique, mais pas si grande, avec quelques acidités parfois. Elle est très émouvante dans Liù, plus par les accents qu’elle y met que par un timbre assez banal. C’est sans conteste une artiste, qui sait utiliser ses atouts (présence, diction, interprétation), mais on a toujours l’impression d’une voix sans vraies réserves, toujours sur le fil du rasoir notamment dans les aigus. Quand je pense aux Liù entendues par le passé, elle ne les dépasse pas, même si elles ont des noms oubliés Yoko Watanabé, Lucia Mazzaria, ou moins oubliés comme Katia Ricciarelli, a fortiori si l’on regarde le disque, de Leontyne Price à Mirella Freni, de Teresa Stich Randall à Elisabeth Schwartzkopf. Elle a l’émotion, le sens du pathos, la technique aussi, émouvante, elle sait l’être, bouleversante, pas encore. Il faut avoir le timbre chaud de la Freni et sa sécurité vocale, sa rondeur, sa vibration interne pour bouleverser le public. Il reste que c’est Maria Agresta qui remporte le concours de l’applaudimètre, pourtant ce soir tiède et indifférent.
Turandot, c’est Nina Stemme. Dans le paysage des Turandot du jour, assez clairsemé et géographiquement dispersé entre scandinaves, russes et allemandes, Nina Stemme se devait d’aborder le rôle. Quand on est suédoise, il y a un rang à tenir pour succéder à l’incontestable référence depuis 50 ans, Birgit Nilsson. J’entends çà et là que Nina Stemme a des accents nilssoniens…ce qui est totalement faux ; le timbre de Nilsson était froid, ses aigus coupants, avec une réserve infinie. Qui l’a entendue en salle garde en mémoire cet incroyable volume (L’orchestre de Chailly eût paru un orchestre de chambre, face à ce volume), cette sûreté, et aussi un certain engagement qui faisait qu’elle était tout sauf un bout de bois en scène. Nina Stemme est un soprano dramatique, c’est évident, mais le timbre n’a pas cette froideur, il a bien plus de rondeur, et la réserve à l’aigu, notable, est moindre de celle de sa compatriote. Là où Nilsson était inhumaine et semblait presque infaillible, Stemme est au contraire humaine et presque faillible. Et pour la Turandot voulue par Nikolaus Lehnhoff, c’est très juste. Loin d’être la Turandot perchée en hauteur et inaccessible du premier acte et de toutes les mises en scène de l’acte II qu’on voit dans les théâtres, nous avons une Turandot qui descend dans l’arène , et qui darde ses aigus du proscenium (heureusement d’ailleurs sinon l’orchestre l’aurait aussi balayée…). Dans le combat avec Calaf qui est réglé par le metteur en scène dans la scène des énigmes, Stemme est vraiment magnifique, vocalement et scéniquement.
Cependant, la question de Turandot, c’est que le rôle n’est pas bien passionnant. Le premier acte est muet, le second acte est tout entier dédié à In questa reggia qui n’est pas un air aux raffinements psychologiques évidents, et à la scène des énigmes, plus subtile qu’il n’y paraît à l’orchestre et dans le déroulement psychologique, mais où l’hystérie de l’héroïne est mise en évidence.
Au troisième acte, Turandot pourrait être un rôle plus travaillé, dans sa recherche désespérée du nom du Prince inconnu (Il principe ignoto), pour le condamner ou pour se condamner. L’enjeu devrait être marqué dans le jeu du personnage, et aussi lors de la mort de Liu’, déclencheur du basculement.

Amore? ©Brescia/Amisano
Amore? ©Brescia/Amisano

Ainsi lorsqu’elle annonce au peuple qu’elle a le nom du Prince et qu’il est « amore », un très grand metteur en scène, qui sait faire travailler l’individu et en faire sortir quelque émotion, pourrait faire un travail de contraste entre la Turandot du II et celle du III. Ce n’est jamais fait, dans aucune mise en scène et pas plus dans celle-ci. Turandot passée de glaçon à femme amoureuse reste à peu près la même, rien ni dans le geste, ni dans le ton, ni dans les accents, ne nous indique ce changement…Sans doute Nina Stemme n’arrive-t-elle pas à le rendre par ses ressources personnelles d’interprète, sans doute la mise en scène reste-t-elle au seuil de ce qui pourrait être un moment d’émotion, mais surtout ce n’est pas Puccini qui écrit la musique, et cela se sent. Ce maître de la gestion millimétrée du pathétique et de la mélodie qui tire les larmes eût-il sans doute déployé là quelques traits de génie qui auraient aidé et chanteuse et metteur en scène à basculer. Tout cela reste extérieur et pour tout dire lointain. Ainsi Nina Stemme est-elle une belle Turandot sans que le rôle ajoutât quoi que ce soit à sa gloire. À ce point de la carrière, elle devait l’aborder pour couvrir le spectre de tous les rôles de soprano dramatique de référence, et après ?
Même si cela peut surprendre (en bonne rhétorique on va du moins au plus important), je voudrais terminer mon tour d’horizon des chanteurs par les trois ministres Ping Pang Pong. On va me dire « mais ce sont des rôles secondaires !», quel intérêt ? d’autant que beaucoup de musiciens (dont Berio) trouvent leur présence envahissante.

Ping, Pang, Pong ©Brescia/Amisano
Ping, Pang, Pong ©Brescia/Amisano

Il en va des trois ministres de Turandot comme d’Oscar dans Ballo in maschera, ce sont des rôles secondaires qui portent l’identité même de l’œuvre. Et je dirais son identité historique, sa filiation avec le comique, avec la Commedia dell’Arte, avec l’hétérogénéité particulière de ce conte. Rien de plus terrible que cette histoire qui met en scène de manière sanguinaire Eros et Thanatos. Et pour moi rien de plus fort que ces trois ministres qui expriment leur lassitude, toute humaine, ou qui participent cyniquement du massacre, avec une mécanique musicale toute horlogère : comment Puccini joue-t-il des contrastes ? Ping Pang Pong, c’est la vraie trouvaille de l’œuvre, et de plus si difficile musicalement. Il faut trois voix bien marquées par leur différence, mais pourtant qui « s’emboitent », soulignées par des costumes toujours ou souvent semblables par la coupe mais différents par la couleur (ici par le dessin géométrique du costume) et qui soient en même temps unies par un collectif à la précision millimétrée. Part d’un tout, la voix est triple et presque singulière, une chacune, une pour tous et tous pour une.
Dans cette précision redoutable demandée, j’ai entendu de belles voies singulières, celles de Angelo Veccia (Ping), Roberto Covatta (Pang) et Blagoj Nacoski (Pong) mais un tout aussi singulier manque de précision dans les attaques des ensembles, et pour tout dire des voix qui ne fusionnaient pas, de cette fusion magique qui fait la nature même du trio, qui doit être chantant et dansant et rythmé, c’est à la fois pour moi un motif de surprise et de déception ; vu la direction de Chailly, très millimétrée, on aurait pu s’attendre à un « trio-machine », la machine a eu quelque ratés, mais le principal ne résulte pas du chant, mais de l’union des timbres, pas convaincante, et là, il me semble y avoir un défaut de distribution..
Que conclure de cette Turandot inaugurale, car cette année à la Scala il y a eu l’inauguration de saison (Barenboim, Fidelio), chant du cygne, l’inauguration de la saison EXPO, (Chailly, Turandot), sorte d’aurore aux-doigts-de-rose.
C’est d’abord un spectacle à intention, dans le choix musicologique, dans le soin apporté à la direction musicale, à l’esprit général de la production de Nikolaus Lehnhoff qui a embrassé le souci de Riccardo Chailly (ils y réfléchissaient depuis longtemps et avec Berio lui-même, décédé en 2003) c’est ensuite un spectacle grand public, qui correspond à ce que les italiens appellent le marchio Scala, car l’image qu’il laisse est déterminante pour le théâtre. C’est enfin un spectacle un peu inabouti, à qui il manque sans conteste un vrai Calaf, mais aussi peut-être il manque aussi une véritable homogénéité dans la distribution qui fait les grands spectacles et sans doute quelque chose comme une adhésion qui fait les grandes soirées.

Mais je suis sans doute insupportablement difficile, même si les grandes œuvres ouvrent toujours des abîmes. Ce fut une vraie bonne soirée.[wpsr_facebook]

Scène finale acte III ©Brescia/Amisano
Scène finale acte III ©Brescia/Amisano

MÜNCHNER OPERNFESTSPIELE 2013 / BAYERISCHE STAATSOPER: BORIS GODUNOV de Modest MUSSORGSKI le 26 juillet 2013 (Dir.mus: Kent NAGANO, Ms en scène: Calixto BIEITO )

Partie I Tableau 1© Wilfried Hosl/Bavaria State Opera
Il y a des années que je n’ai entendu un Boris Godunov. Je crois bien depuis le fantastique Boris  dirigé par Abbado à Salzbourg (Mise en scène Herbert Wernicke) dans les deux éditions  (1994 et 1998) , ce qui ne nous rajeunit pas. On a plus vu récemment des Khovantchina on a  même vu  Salammbô. Mais de Boris, qui était pourtant le cheval de bataille que les théâtres représentaient assez régulièrement, moins de traces (une production de Kokkos à Vienne en 2007 sous la direction de Daniele Gatti). Personnellement, j’ai vu une production à Londres (version Rimski) en 1974, avec Nicolaï Ghiaurov, dirigée par Edward Downes, puis celle de la Scala avec Abbado, en 1979, dans la mise en scène de Iouri Lioubimov (version originale), puis celle de Paris (Joseph Losey, avec Ruggero Raimondi et dirigée par Rouslan Raytcheff dans la version Chostakovitch) où l’orchestre était sur scène sous une couronne géante (décor de Gilles Aillaud), puis celle de Tarkovsky à Vienne (Abbado) en 1991, une édition du Bolshoï en tournée à la Scala qu’il vaut mieux oublier en 1989, une production de Yannis Kokkos à Bologne, puis enfin les deux fois celle de Wernicke à Salzbourg (toujours Abbado). Depuis 1979 et Abbado, je n’ai entendu que la version originale de Mussorgski (version 1872, avec l’acte polonais), sauf celle de Paris (Chostakovitch) et je crois celle du Bolshoï en 1989. Des productions vues, trois me sont restées dans le coeur, pour des raisons différentes: celle de Losey, qui avait placé l’orchestre au fond, et qui faisait se dérouler l’opéra sur la fosse d’orchestre couverte de Garnier, donnant une proximité inconnue jusque là aux chanteurs, avec un Ruggero Raimondi époustouflant, celle de Iouri Lioubimov, qui rendit à mon avis à Boris Godunov son aspect presque rituel, dans une structure de décor qui imitait les icônes russes avec au centre une icône de la vierge, et tout autour des espaces pour les différentes scènes, comme ces icônes russes qui racontent des vies de saints ou les scènes de la bible, et celle de Herbert Wernicke, la plus impressionnante, qui replaçait l’histoire de Boris dans la longue lignée des tsars et des secrétaires généraux du parti de l’URSS, et donc remettait en perspective l’histoire de Boris avec celle du pouvoir en Russie, et celle des relations de ce pouvoir au peuple. La scène du couronnement, avec cette cloche géante au centre, et l’arrivée de Boris entouré des membres du « comité central » était inoubliable, ainsi que la scène finale avec l’innocent. Il en existe des vidéos, à voir séance tenante.
La production de la Bayerische Staatsoper de Calixto Bieito se place dans ce sillon-là, celui d’une analyse politique à l’éclairage de la vie politique d’aujourd’hui et des manifestations du pouvoir, face aux peuples trompés, vision noire, très noire de l’illusion démocratique. C’est sans nul doute l’une des grandes productions de ce temps, qui génère une tension et une amertume extraordinaires. Kent Nagano dirige la version originale de 1869, sans acte polonais, une version qui ressemble à une icône sonore. Je reviens à l’idée géniale de Lioubimov en 1979 qui construisait sur la scène cette icône géante racontant la vie de Boris, comme une sorte de passion avec ses stations, conduisant à l’issue fatale. Il y a un peu de cela dans cette version originale, où en quelques tableaux très concentrés, le parcours de Boris est présenté, elliptique, en quelques scènes, et de manière étonnante, plus concentré sur les contextes que sur Boris lui-même qui intervient trois fois, sur trois tableaux, le couronnement, l’exercice du pouvoir résumé en deux moments, une scène privée, leçon à son fils sur la politique suivie de la scène très politique avec Shuiski qui se conclut par son premier délire. Et enfin la mort. Tout le reste raconte et le peuple, et la montée en puissance du faux Dimitri. À peine le couronnement achevé, commence la genèse de la chute inexorable, puisque la scène suivante est celle de Pimen, qui raconte l’histoire de la Russie, et la naissance du « destin » de Grigori, devenu faux Dimitri (le fils du Tsar détrôné par Boris, qu’on soupçonne de l’avoir assassiné), puis un épisode du voyage de Dimitri, qui suit les deux moines Varlaam et Missail, et se retrouve dans une auberge à échapper aux recherches. Quelques scènes emblématiques de la chute de Boris, sur fond de peuple opprimé, qui se termine, non pas par le peuple et l’innocent comme la version de 1872, mais par la mort de Boris. La version de 1869, exécutée ici sans entracte, sonne comme une longue passion vers la mort avec d’un côté un peuple sans cesse instrumentalisé, un usurpateur Dimitri/Grigori dont la montée en puissance est téléguidée par les boyards et notamment Shuiski, et un Boris qui sombre peu à peu dans la folie. Cette concentration n’en fait pas une fresque, mais un regard chirurgical sur les mécanismes de pouvoir, sans concession, avec une instrumentation rèche, rude (le prologue!) qui évite le lyrisme, et des alliances instrumentales étranges, surprenantes qui ont conduit en son temps aux révisions de Rimsky-Korsakov, beaucoup plus lénifiantes. Or, la musique de Mussorgski est d’une étonnante modernité. Modernité par les choix de l’instrumentation, par les ruptures, par la couleur. Debussy avait toujours près de lui la partition de Boris. Cette modernité musicale, tellement révélée par les choix de Kent Nagano, qui ne laisse que peu de place au lyrisme, en fait, en cohérence avec la mise en scène, une sorte de messe noire terrible: tempos quelquefois accélérés, longs silences, clarté de l’orchestre et de l’instrumentation, sorte de neutralité glacée en évitant les accents qui pourraient tomber dans le pathos, analyse chirurgicale de la partition et prééminence du choeur (magnifique, dirigé par Sören Eckhoff), qui chante souvent sur le devant de la scène, écrasant l’orchestre par son volume (y compris l’énorme choeur d’enfants), une interprétation glaçante, accentuée par des effets sonores voulus par la mise en scène, comme le son des matraques sur des barrières métalliques qui couvre, ou alterne avec le son des cloches dans la scène du couronnement: le Te Deum de la violence.
Dès le départ, on comprend que le moment sera fort, scène noire, silence dans la fosse, et une rangée de policiers avec casques et matraques barrant la scène et masquant le peuple qui chante sa souffrance et son attente.
Partie I tableau 1 © Wilfried Hosl/Bavaria State Opera

Un peuple bariolé qui va bientôt, à mesure que l’attente de l’élection du Tsar se fait plus pressante, après l’intervention lénifiante (et musicalement sublime de Chtchelkalov ), brandir des photos (comme les icônes ou les portraits funèbres des temps anciens) de nos hommes politiques tous souriants, enfin de tous ceux que Bieito estime être des faiseurs ou des démagogues : cela commence par Poutine, immédiatement suivi de Sarkozy. Puis tous apparaissent (sauf Merkel et Obama…le lecteur cherchera pourquoi), les Berlusconi, Monti, Rajoy, Orban, Cameron, Blair, Bush, Barroso, et même Hollande avec un sourire béat. Vision de tous ces portraits qui renvoient évidemment à la médiocrité du personnel politique, à la naïveté populaire, à l’extraordinaire tromperie sur la marchandise politique (et politicienne) que les peuples vivent en ce moment.

Partie I Tableau 1 © Wilfried Hosl/Bavaria State Opera

A cet état politique en moisissure correspond parallèlement une violence qui s’exprime contre les populations, la police tabasse, violente, encadre. Et quand Boris apparaît, tant attendu, il est très haut, très loin, on le voit à peine, sur la terrasse de la grosse structure métallique sombre qui va accompagner tout l’opéra, tout à tour fond de scène, ou mur d’un Kremlin imaginaire, château fort dont l’intérieur s’ouvre pour les scène de palais avec Boris (les panneaux s’ouvrent comme autant de ponts-levis). Un Boris lointain, raide, immobile, une statue déjà sans âme. Vision formidable.
Calixto Bieito et sa décoratrice Rebecca Ringst construisent un univers noir, nocturne, avec des éclairages crus (Michael Bauer) coupant la brume ambiante, un univers de mort et de crime, nuit et brouillard.
Ce que voit Bieito dans cette histoire c’est non pas un pouvoir oppressant un peuple innocent, mais au contraire un pouvoir né d’une société violente et oppressante par elle-même: le peuple est violent (violence contre l’Innocent dans le premier tableau de la quatrième partie, lancement de cocktails Molotov), mais les individus le sont aussi entre eux.

Partie II Tableau 2 Scéne de l’auberge © Wilfried Hosl/Bavaria State Opera

L’aubergiste (Deuxième partie, deuxième tableau), qui dans cette mise en scène est une vendeuse ambulante de verroterie et de boissons, pour faire échapper Grigori Otrepiev tue froidement les policiers venus à sa recherche (Bieito résolvant ainsi d’ailleurs un problème dramaturgique réel), mais maltraite aussi sa petite fille. Bieito met de la violence partout: l’innocent est tué au pistolet (scène à la limite du supportable) par une jeune fille dont la main est tenue par Shuiski, et dans la scène finale, Shuiski, véritable âme du complot contre Boris, arrive accompagné de Grigori/Dimitri qui pendant que Boris meurt au premier plan, étrangle ou étouffe une à une les enfants (Bieito fait de Fjodor une jeune fille) et l’entourage de Boris (Xenia, la nourrice), accomplissant le crime duquel Boris a été accusé pour arriver au pouvoir et installant ainsi l’assassinat comme mode de succession, pendant que le choeur final chante « point de salut ».

Partie III Tableau 1 © Wilfried Hosl/Bavaria State Opera

Le monde privé qui entoure Boris (Troisième tableau) est un salon d’un luxe un peu ostentatoire et de style asiatique, sous une carte géante de l’ex URSS, qui montre combien l’Asie compte dans cet Empire, Fjodor, le Tsarévitch joue avec un gros globe terrestre comme avec un ballon, il prend déjà la posture (il est ici comme je l’ai signalé plus haut, vu comme une jeune fille: Bieito s’appuie sur la réalité de la voix pour lui faire correspondre la réalité du corps) , Xenia, perchée sur la terrasse,  jeune fille un peu vulgaire en tenue de samedi soir, pleure son fiancé de manière un peu excessive, scène de famille un peu pitoyable, tandis que l’espace politique est figuré par une table de réunion avec des chaises vides (dans laquelle se déroulera et la rencontre avec Shuiski, et  la mort du Tsar). Tout cela n’est ni marqué par l’émotion, ni par la sensibilité, on est dans la pure chirurgie. Alors certes, Calixto Bieito accentue le pessimisme du livret en lui faisant dire les possibles de l’histoire avec une thèse, née de la lecture du livret, qui est l’interaction entre le pouvoir et la société: un pouvoir sans légitimité ou acquis dans une démocratie biaisée procède d’une société sans repères et sans règles, et alimente le désastre social. Le peuple, tenu à l’écart du processus politique finit par être dépossédé et laissé à ses démons. D’où la violence qui circule, d’où le pessimisme terrible de la vision, d’où une lecture contemporaine d’un Boris qui n’est que le masque de nos politiques d’aujourd’hui, mais il n’y a même pas de place dans ce monde pour des indignados, qui pourraient signifier quelque lueur d’espoir, mais seulement pour des gestes violents et gratuits:

Partie IV, 1er tableau © Wilfried Hosl/Bavaria State Opera
les cocktails Molotov se brisent contre les murs, mais ces derniers restent debout et  s’imposent. Dans un monde aussi noir, dans une société en proie au besoin et aux doutes, il est facile à n’importe quel homme providentiel de prendre de l’ascendant. Grigori Otrepiev peut se faire passer pour le faux Dimitri, peut séduire les foules, peut être celui qu’on attend. Le monde est trop faible pour résister aux usurpateurs.  
Scène finale © Wilfried Hosl/Bavaria State Opera

Voilà donc l’histoire que nous raconte Bieito, et celle que raconte Mussorgski, celle d’un monde sans loi, sinon celle du plus fort et du plus malin, celle d’un peuple sans repères, celle d’une société sans morale. Boris n’apparaît que peu dans l’opéra qui porte son nom, parce qu’il n’est qu’un instrument de l’histoire, d’une histoire représentée par Pimen, qui lui, la connaît. Son intervention finale montre en même temps qu’il sait l’utiliser. Il est l’un des multiples rouages de l’entreprise qui mine le pouvoir.
A cette vision cruelle et sans concession correspond une analyse musicale taillée au cordeau par Kent Nagano, je l’ai souligné plus haut, et servie par une distribution de très haut niveau. Il n’y a pas vraiment dans Boris Godunov de rôles dominants: Boris bien sûr mais comme je l’ai dit, il apparaît relativement peu, Pimen bien sûr dont le récit remplit tout le premier tableau de la deuxième partie, et Shuiski, dont Bieito a accentué le rôle ambigu, qui apparaît dans l’ombre là où les événements s’accélèrent, qui est le manipulateur « faiseur de rois », au besoin criminel, garantissant évidemment le maintien des privilèges des boyards. À toutes ces figures, Bieito donne un rôle dans sa construction et la plupart sont des pantins aux mains de pouvoirs occultes (les boyards, ici), Boris, sans doute arrivé au pouvoir par manoeuvres politiques ( l’intervention de Chtchelkalov au premier acte, pour calmer la foule, et aussi les ardeurs de la police) et peut-être par l’assassinat (le tsarévitch Dimitri), Grigori, l’aventurier opportuniste peut-être instrument des catholiques (dans la version 1872 en tous cas), dans celle de 1869, c’est plus flou, Pimen, à la fois celui qui dit l’histoire, mais qui lui donne aussi un coup de pouce, Shuiski, le gardien des droits de sa caste. Tous personnages clairement identifiables dans tous jeux politiques, d’hier et d’aujourd’hui. Cette lecture très radicale ne change pas les données du Boris de toujours, elle les prolonge et les éclaire. Magnifique travail.
La distribution réunie est très équilibrée, particulièrement soignée.
En confiant le rôle de Shuiski à Gerhard Siegel, un ténor qui excelle dans les rôles de composition (Mime par exemple), le management munichois en fait (comme dans la mise en scène) un rôle central, sa voix forte, son habileté à colorer, à varier les expressions, à articuler et à « mâcher le texte » en fait un Shuiski tout à fait remarquable, c’est aussi un acteur notable, et sa présence, même muette occupe souvent l’espace.

Pimen, c’est Anatoli Kotscherga, vu la semaine précédente dans Don Giovanni à Aix où j’avais noté le manque d’éclat d’une voix désormais déclinante. Kotscherga est une très grande basse, il fut l’un des Boris d’Abbado, il a été Mazeppa sous la direction de Kirill Petrenko à Lyon.
Pimen et Gregori © Wilfried Hosl/Bavaria State Opera

Il est un magnifique Pimen. Justement à cause des faiblesses et irrégularités de la voix. Tantôt des sons extraordinairement puissants, une profondeur insondable et un volume étonnant, et tantôt une voix blanche, sans éclat, sans couleur, le tout alternant en une phrase. Cela lui donne à la fois une vérité (Pimen est un vieillard) saisissante et une grande authenticité (c’est un artiste immense), ces faiblesses de la voix font qu’il ne semble pas chanter un rôle, mais être ce rôle, dans sa réalité: il semble même téléguider le jeune Grigori, comme si lui, le chroniqueur, faisait l’histoire. Une composition impressionnante, qui secoue et qui émeut.
J’ai beaucoup aimé le Chtchelkalov d’Ivan Golovatenko, timbre chaud, jolie couleur,  qui apaise les interventions  du choeur au début de l’opéra, et l’impressionnant Varlaam de Vladimir Matorin, à la fois puissant et très bien interprété, hors de la tradition, avec des accents très populaires et une diction très colorée alors qu’on sait qu’au Bolshoï il est un Boris (et donc une basse noble) de référence. Grand moment.
J’ai moins aimé le Grigori de Serghei Skorokhodov, qui scéniquement est très crédible dans son rôle d’ambitieux sans scrupules, mais qui vocalement ne m’a pas vraiment frappé, ni par la diction, ni par la projection, ni par la qualité du timbre.
Dans les rôles féminins, le Fjodor de Yulia Sokolik est particulièrement frais et juvénile (le rôle le veut), et fait habile pendant à la Xenia un peu déjantée d’Anna Virovlanski (l’Oiseau dans Siegfried, la Voce del cielo dans Don Carlo et Xenia: heurs et malheurs d’appartenir à une troupe), elle est incontestablement un personnage, mais pas si convaincante vocalement, tout comme Heike Grötzinger en nourrice. La plus convaincante est l’aubergiste de Margarita Nekrasova, présence scénique et vocale, puissance, jolie couleur: elle s’impose, incontestablement.

L’innocent (avec à droite Shuiski)© Wilfried Hosl/Bavaria State Opera

Saluons enfin le très émouvant Innocent de Kevin Conners (qui excelle dans son personnage de souffre douleur, et dont l’assassinat est presque insoutenable), dont l’interprétation a convaincu le public: il remporte un éclatant succès, justifié.

Boris (Alexander Tsymbalyuk) © Wilfried Hosl/Bavaria State Opera

Quant à Alexander Tsymbalyuk, il incarne un Boris à diverses facettes, très neutre au départ dans son discours initial au peuple, presque absent, voire indifférent, une voix très chaleureuse et très noble dans la troisième partie, avec de magnifiques harmoniques; une voix jeune, vive, dans la force de l’âge et pas vraiment un de ces Boris fatigués qu’on entend quelquefois. c’est évidemment dans les moments de crise (avec Shuiski) et dans la scène finale (qui sont l’essentiel de ses interventions) qu’il est le plus extraordinaire, à la fois noble, grandiose, et totalement animal, avec des sons proches du cri: j’ai rarement entendu un « Ja Tsar eščë »(je suis encore Tsar) aussi bouleversant.

Moert de Boris (Alexander Tsymbalyuk) © Wilfried Hosl/Bavaria State Opera

C’est vraiment une magnifique incarnation de Boris, aux couleurs variées, très « humaine », très émouvante, et très jeune aussi. A ne pas manquer dès que possible dans ce répertoire.
Encore une fois, voilà une entreprise où musique et mise en scène se conjuguent, où le propos ne prend toute la force que dans l’interaction de la fosse, de la scène et de la troupe. Une grande soirée qui était projetée au dehors, sur la Max-Joseph Platz noire de monde et récupérable en streaming sur le site de la Bayerische Staatsoper. À la fin, les saluts furent raccourcis pour que l’ensemble de la distribution aille saluer la foule rassemblée dehors, avec explosion du public, et lâcher de ballons joyeux.

Les saluts à la foule de la troupe du Boris Godunov
Après un opéra aussi noir, c’était un peu bizarre de voir une joie pareille, mais la soirée prodigieuse le valait. La Bayerische Staatsoper est vraiment une très grande maison.
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