BAYERISCHE STAATSOPER 2013-2014: BORIS GODUNOV de Modest MUSSORGSKI le 28 MARS 2014 (Dir.mus: Kirill PETRENKO; Ms en scène Calixto BIEITO)

Le choeur salue, le 28 mars 2014, Munich, National theater
Le choeur salue, le 28 mars 2014, Munich, National theater

On se reportera au compte-rendu de Juillet 2013, dans une distribution sensiblement différente et sous la direction de Kent Nagano, pour une analyse détaillée de la production.

Qu’est-ce qu’une interprétation russe ?
Me trouvant à Munich avec des amis proches, nous avons beaucoup échangé à propos de ce Boris Godunov, que quelques uns ont trouvé tout sauf russe. Pour eux, cela voulait dire  des moments de poésie ineffables, des étirements développés du son, un lointain écho de chants populaires, une respiration large, du cantabile : une interprétation à la Gergiev, quelquefois explosive, colorée et coloriste, mais aussi intimiste et lyrique. Évidemment le choix de Kirill Petrenko qui est aussi russe que Valery Gergiev, va tout à l’opposé.

Nota: À propos de Gergiev, il y a une polémique à Munich née de ses déclarations publiques soutenant Vladimir Poutine en Crimée. Comme le chef doit prendre en main les Münchner Philharmoniker sous peu, ça fait un peu désordre, même si Gergiev est là pour faire de la musique et que ses opinions politiques importent peu à mon avis. D’autres chefs ont des opinions tranchées, pas forcément politiquement correctes, notamment en Allemagne, et ils font carrière sans qu’on les ennuie…

Fin de l’incise.

Kirill Petrenko est tout sauf flamboyant : discret, refusant les interviewes, il dirige moins qu’un GMD habituel, mais il travaille chaque partition à fond, en liaison avec la production, d’une manière systématique qui peut désarçonner quand il va là où personne ne l’attend, comme dans ce Boris Godunov étonnant.
Ainsi voudrais-je ici compléter le long compte rendu de la saison dernière pour confier d’abord mon adhésion renouvelée à cette mise en scène centrée sur la bassesse du politique et sur  la violence qu’il génère dans une société en désarroi. L’actualité récente nous en donne des pelletées d’exemples.
Cette production est d’un tel niveau que la revoir à quelques mois de distance ne donne  pas l’impression de déjà vu mais plutôt celle d’une nouvelle exploration. Voilà un travail d’une puissance rare, comparable dans un tout autre genre aux Soldaten de Zürich, du même Calixto Bieito.
Cette mise en scène noire et sans espoir, qui ne laisse pas d’échappatoire ni au peuple, ni au destin des hommes de pouvoir, se déroule dans un noir de deuil : deuil de l’humanisme, deuil de tout ce qui fait la différence entre l’homme et l’animal : Bieito fait son deuil de l’homme.
Les applaudissements sont longs, nourris, mais jamais explosifs comme si un tel spectacle et ce qu’il montre, et ce qu’il dit, imposait la retenue et même une certaine angoisse.
À une production sans concession et dénuée de tout sentimentalisme (même le petit Fjodor jouant avec sa mappemonde est déjà engagé dans le mépris de l’autre : voir comment il lance la mappemonde sur Shuiskij), correspondait déjà une direction de Kent Nagano assez glaciale et presque chirurgicale.
Kirill Petrenko lui succède et reprend la production en imposant la même vision, mais encore plus marquée et plus définitive. C’est un chef très attentif à ce qui se passe sur scène, et qui cherche sans cesse une cohérence entre ce que dit la scène et ce que dit la fosse. La scène est noire et glacée, la fosse l’est tout autant, à un niveau tel qu’elle désarçonne l’auditeur qui attend du Boris Godunov un minimum de lyrisme, un peu de complaisance (usage du rubato, des sons tenus longuement, voire étirés), et de la rutilance:  il attend souvent une couleur dite russe, c’est à dire du Mussorgski mâtiné de Tchaïkovski, un peu comme j’essayais de l’expliquer ci-dessus.

Rien de tout cela ici.
Rien.
Rien qu’une froideur totale, rien qu’un refus systématique de ce qui pourrait ressembler à du décoratif. Kirill Petrenko dirige un Mussorsgki-Bauhaus : des lignes épurées, pas de gracieusetés, pas une seule concession au sentimentalisme, ni d’ailleurs au sentiment, pas d’espace pour la complaisance sonore, aucun espace pour le cantabile, complètement refusé : si le tempo n’est pas rapide, il le devient là où là où habituellement on s’attarde et on s’étend: c’est tellement net dans l’intervention initiale de Schtschelkalow (Markus Eiche) qui est souvent un moment suspendu, extraordinaire d’émotion contenue. Ici, l’émotion est soigneusement contournée, évitée, les notes ne sont pas tenues ni longues, c’est plus net, plus brutal, plus frustrant.
Cette approche du Boris est complètement autre. Le frisson vient certes, mais il vient essentiellement d’une tension quelquefois insupportable née d’un parti pris d’objectivité qui finit par créer du malaise : un Boris en version Sachlichkeit. Je me suis plusieurs fois retrouvé au bord des larmes, dressé sur mon fauteuil, non pas des larmes cathartiques, mais  de ces larmes qui vous viennent parce que vous êtes enfermé à ne pas pouvoir vous en sortir, des larmes de rage.
Tout en collant à ce que dit Bieito, tout en adhérant à cette vision qui place Poutine et Sarkozy comme premiers guignols politiques (bientôt suivis de tous les autres, de Blair à Hollande), Petrenko propose une vision de ce Mussorgski première version (1869) particulièrement rèche, avec des sons coupants, des interventions sonores brutales et sèches, notamment des vents (bois, cuivres), et quand il le faut un son plein, immense, en expansion, mais jamais attendri sur lui même, jamais complaisant, jamais éclatant ou rutilant (c’est toute la différence avec un Nagano qui concédait un doigt de rutilance). Cette version de 1869 est une version brute, sans concessions, peu gracieuse, mais puissante, mais inquiétante, mais profondément pessimiste. Il fait ainsi parler l’orchestre avec cette ironie et ce sarcasme qu’on voit quelquefois chez Mahler, notamment dans la 7ème, la moins populaire, la plus nocturne, ou le Rondo Burleske de la neuvième, celle de la mort.
Il semble nous dire : Mussorgski, c’est un homme de l’après, c’est un Stravinski débarrassé de ses volutes modern’style,  un créateur de sons, c’est un Berg avant l’heure. 
Il nous montre ainsi comment et pourquoi Mussorgski est un compositeur de référence pour le XXème, Debussy, Zemlinsky, Chostakovitch, Poulenc etc…
Sa direction affiche ses habituelles qualités, désormais bien connues, d’abord un souci de clarté presque géométrique, chaque note est nette, sculptée, dessinée, puis un souci d’équilibre avec la scène, sans jamais couvrir les chanteurs, mettant même quelquefois les voix au premier plan en refusant d’imposer la pâte orchestrale : on a quelquefois l’impression qu’on chante presque a capella, en entendant dans la fosse quelques notes isolées, comme des pointes acérées, ne « lâchant » l’orchestre que dans les grandes scènes de foule où le chœur extraordinaire, peut-être encore plus que cet été (toujours dirigé par Sören Eckhoff), impose un son prodigieux, énorme et paradoxalement sans éclat, lui aussi coupant et net, comme une guillotine.
L’orchestre répond aux sollicitations à un point tel qu’on comprend combien en quelques mois non seulement il l’a pris en main, et combien il a instauré un dialogue artistique intense et profond: il développe quand il faut un son d’une puissance inouïe, qui cependant n’est jamais trop fort. Accompagnant les voix en les soutenant, avec des indications très précises, il varie les volumes et la couleur donnant l’impression que l’orchestre parle, comme un chanteur. Rarement on a eu une telle osmose entre fosse et plateau.

Saluts, 28 mars 2014, De g.à d.Petrenko, Kotscherga, Siegel, Nakamura, Matorin
Saluts, 28 mars 2014, De g.à d.Petrenko, Kotscherga, Siegel, Nakamura, Matorin

Depuis Claudio Abbado qui imposait une lecture de Mussorgski bouleversante, à la fois poétique et nostalgique, d’une infinie tristesse,  je n’ai pas entendu une vision aussi neuve, aussi riche, aussi passionnante ni aussi intelligente, d’une infinie noirceur.
C’est bien l’analyse scrupuleuse de la partition qu’on voit derrière cette direction, une partition travaillée, fouillée, explorée de manière très précise, avec une logique décisive et des choix d’une rare netteté : il y a une ligne, il y a une direction, il y a une résolution . Ces amis dubitatifs qui m’accompagnaient étaient sonnés à la fin, reconnaissant d’abord l’extraordinaire beauté de l’ensemble, et en même temps son extraordinaire étrangeté : frustrés  devant un travail auquel ils n’adhéraient pas mais contraints de reconnaître l’extraordinaire nouveauté de l’approche. Je pense qu’une partie du public a ressenti le même type de sentiment ou d’impression, tiraillé entre le choc inévitable de la nouveauté, et la nostalgie de l’attendu.
Comme je suis heureux d’avoir été confronté à quelque chose de neuf, qui explore d’autres chemins, et qui m’a aussi quelquefois heurté : enfin on sort de la sagesse qui est conformisme musical, du culte narcissique de l’effet, enfin on rencontre une sorte de vision, dorique et sans fioritures, enfin quelqu’un qui a quelque chose d’autre à dire qu’un discours convenu ou attendu sur les œuvres. Et notamment sur cette œuvre-là, pour laquelle beaucoup d’auditeurs espèrent un peu de pittoresque et de spectaculaire.
Voilà une beauté presque mystique architecturée à la Le Corbusier, avec un filet de lumière filtrée. Il faut plonger en soi, pour pouvoir la percevoir, il faut plonger dans la méditation.
À cette direction du troisième type a répondu une distribution sensiblement différente de cet été,  faisant appel à l’excellente troupe pour l’ensemble des rôles de complément . On retrouve donc Angela Brower, Fjodor d’une grande fraîcheur,  qui fait percevoir néanmoins dans son chant  quelque chose de l’indifférence naissante de l’enfant gâté. Eri Nakamura est une formidable Xenia, déjantée, hors sol et Okka von der Damerau une honnête aubergiste, tout comme la nourrice de Heike Grötzinger. Du côté des hommes, signalons de nouveau le bon Missail de Ulrich Reβ et surtout l’excellent Innocent de Kevin Conners, dont l’intervention est à la fois tendue et terrible, est indéniablement douée de poésie. Un des moments les plus insupportables de la soirée.

L'ensemble de la distribution le 28 mars 2014
L’ensemble de la distribution le 28 mars 2014

Gerhard Siegel, de nouveau Shuiskij, m’est apparu en moins bonne forme que cet été, des problèmes de tenue vocale, de projection à l’aigu, quelques sons un peu difficiles, même si l’artiste reste prodigieux dans sa manière de dire le texte et de le distiller.
Markus Eiche est un remarquable Schtschelkalow , voix claire, bien timbrée, chaude, diction parfaite, on entend chaque mot, et on entend surtout la froideur millimétrée du politique aux gestes calculés. C’est aussi le cas de Dmytro Popov, un Grigorij vaillant,  très à l’aise en scène, aux aigus marqués, sachant colorer et doué d’un timbre particulièrement attachant, d’un vrai style et d’une vraie présence .
Vladimir Matorin en Varlaam confirme l’impression de cet été : son intervention est vraiment l’un des sommets de la soirée, avec son chant puissant, dynamique qui montre en même temps une grande capacité à varier l’expression et la couleur : chez Varlaam c’est ce qui fait tout le rôle et c’est justement ce que n’arrive pas à  réussir Ain Anger en Pimen, même s’il a remporté un gros succès, grâce à une voix large et bien posée :

Ain Anger
Ain Anger

c’est un jeune Pimen, ce qui est rare, et qui inverse le rapport à Boris, l’autre basse par rapport à l’été dernier (Kotscherga en Pimen, Tsymbaliuk en Boris). Pimen représente la mémoire, les temps immémoriaux des chroniques et son âge donne du poids à ses dires. Un jeune Pimen devient dans la vision très politique de Bieito un instrument conscient au service des boyards : à la fin, il semble être partie active du complot, non pour des raisons morales mais pour de pures raisons d’opportunité politique. Ain Anger dont la voix a d’éminentes qualités, cependant ne sait pas varier,ni interpréter, ni colorer : son chant est noblement monotone, sans expression, sans prise de risque. Un peu plat pour tout dire, alors qu’on attendrait là aussi un chant visionnaire et non une simple mise en notes.
J’ai vu il y a une quinzaine de jours Analotij Kotscherga à Milan dans La fiancée du Tsar (voir le compte rendu) et j’ai émis alors quelques doutes sur la stabilité de l’instrument vocal, ce que l’on peut comprendre pour un artiste ultra-septuagénaire; j’écrivais: Anatoli Kotscherga, il y a quelques années encore remarquable (dans Mazeppa à Lyon) par la profondeur et le métal, a perdu fortement en projection et en éclat. La voix de basse est devenue un peu voilée, même si elle garde une certaine puissance

Anatolij Kotscherga
Anatolij Kotscherga

Et dans sa première apparition lors de la scène du couronnement, seul sur la terrasse lointaine, elle ne fait pas l’effet d’un Boris habituel, elle est un peu éteinte –mais Tsymbaliuk, bien plus jeune, donnait un peu la même impression, celle d’un Boris écrasé, lointain et fatigué et la vision que propose Kotscherga est évidemment celle d’un Boris mur, résigné, vieilli. Mais quel renversement dans la scène avec Fjodor puis Shuiskij et dans la scène de la folie, puis dans toute la scène finale !
Anatolij Kotscherga était le Boris d’Abbado. Je me souviens qu’alors je le trouvais un peu indifférent, malgré une voix extraordinairement présente. 15 ou 20 ans après, non seulement c’est un grandiose Boris, mais il est complètement habité, halluciné, stupéfiant de vérité. La performance scénique et vocale est prodigieuse. À 72 ou 73 ans, c’est évidemment exceptionnel, et vraiment saisissant. La voix à peine voilée, dépasse en puissance celle des autres basses, elle s’ouvre, s’intensifie, se tend, se plie à l’expression. Il use d’une palette de couleurs incroyablement variée, tantôt tendre, tantôt apeuré, tantôt halluciné, tantôt Tsar, la voix toujours très contrôlée plonge le public dans une attention tendue, d’autant que l’orchestre notamment à la fin, le suit de manière à la fois mimétique et retenue, comme un chœur discret. Une incarnation totale, engagée, prenante, fantastique dans sa vérité et sa crudité, très différente de Tsymbaliuk, mais tout aussi impressionnante.

Anatolij Kotscherga
Anatolij Kotscherga

Je dois dire que l’intervention finale de l’orchestre celle du chœur font partie des moments les plus forts vécus sur un Boris. À y penser, j’en suis encore tout bouleversé. J’entends encore cette fin presque suspendue qui m’a arraché une expression d’étonnement, tant Petrenko refuse là aussi la langueur d’un final qui se prolongerait de manière narcissique, ce narcissisme dans lequel tant de chefs et non des moindres aiment se rouler.
Oui, j’ai vécu une grande soirée, étonnante, surprenante parce que j’ai été pris à revers, bien que je m’attendisse à la production, déjà connue, déjà aimée, déjà frappante. Ce qui m’a vraiment ému, c’est, dans une œuvre que j’adore depuis très longtemps, de découvrir des abîmes nouveaux, que l’on peut certes discuter, mais dont on ne peut discuter ni l’intelligence, ni la cohérence, ni la logique. Ce Mussorgski-là va à revers de tout ce qu’on a entendu jusque là : enfin de l’inconfort, enfin de l’inconnu, enfin un univers nouveau qui s’ouvre et dont le mélomane ne peut qu’être comblé. [wpsr_facebook]

Munich, 28 mars 2014
Munich, 28 mars 2014

MÜNCHNER OPERNFESTSPIELE 2013 / BAYERISCHE STAATSOPER: BORIS GODUNOV de Modest MUSSORGSKI le 26 juillet 2013 (Dir.mus: Kent NAGANO, Ms en scène: Calixto BIEITO )

Partie I Tableau 1© Wilfried Hosl/Bavaria State Opera
Il y a des années que je n’ai entendu un Boris Godunov. Je crois bien depuis le fantastique Boris  dirigé par Abbado à Salzbourg (Mise en scène Herbert Wernicke) dans les deux éditions  (1994 et 1998) , ce qui ne nous rajeunit pas. On a plus vu récemment des Khovantchina on a  même vu  Salammbô. Mais de Boris, qui était pourtant le cheval de bataille que les théâtres représentaient assez régulièrement, moins de traces (une production de Kokkos à Vienne en 2007 sous la direction de Daniele Gatti). Personnellement, j’ai vu une production à Londres (version Rimski) en 1974, avec Nicolaï Ghiaurov, dirigée par Edward Downes, puis celle de la Scala avec Abbado, en 1979, dans la mise en scène de Iouri Lioubimov (version originale), puis celle de Paris (Joseph Losey, avec Ruggero Raimondi et dirigée par Rouslan Raytcheff dans la version Chostakovitch) où l’orchestre était sur scène sous une couronne géante (décor de Gilles Aillaud), puis celle de Tarkovsky à Vienne (Abbado) en 1991, une édition du Bolshoï en tournée à la Scala qu’il vaut mieux oublier en 1989, une production de Yannis Kokkos à Bologne, puis enfin les deux fois celle de Wernicke à Salzbourg (toujours Abbado). Depuis 1979 et Abbado, je n’ai entendu que la version originale de Mussorgski (version 1872, avec l’acte polonais), sauf celle de Paris (Chostakovitch) et je crois celle du Bolshoï en 1989. Des productions vues, trois me sont restées dans le coeur, pour des raisons différentes: celle de Losey, qui avait placé l’orchestre au fond, et qui faisait se dérouler l’opéra sur la fosse d’orchestre couverte de Garnier, donnant une proximité inconnue jusque là aux chanteurs, avec un Ruggero Raimondi époustouflant, celle de Iouri Lioubimov, qui rendit à mon avis à Boris Godunov son aspect presque rituel, dans une structure de décor qui imitait les icônes russes avec au centre une icône de la vierge, et tout autour des espaces pour les différentes scènes, comme ces icônes russes qui racontent des vies de saints ou les scènes de la bible, et celle de Herbert Wernicke, la plus impressionnante, qui replaçait l’histoire de Boris dans la longue lignée des tsars et des secrétaires généraux du parti de l’URSS, et donc remettait en perspective l’histoire de Boris avec celle du pouvoir en Russie, et celle des relations de ce pouvoir au peuple. La scène du couronnement, avec cette cloche géante au centre, et l’arrivée de Boris entouré des membres du “comité central” était inoubliable, ainsi que la scène finale avec l’innocent. Il en existe des vidéos, à voir séance tenante.
La production de la Bayerische Staatsoper de Calixto Bieito se place dans ce sillon-là, celui d’une analyse politique à l’éclairage de la vie politique d’aujourd’hui et des manifestations du pouvoir, face aux peuples trompés, vision noire, très noire de l’illusion démocratique. C’est sans nul doute l’une des grandes productions de ce temps, qui génère une tension et une amertume extraordinaires. Kent Nagano dirige la version originale de 1869, sans acte polonais, une version qui ressemble à une icône sonore. Je reviens à l’idée géniale de Lioubimov en 1979 qui construisait sur la scène cette icône géante racontant la vie de Boris, comme une sorte de passion avec ses stations, conduisant à l’issue fatale. Il y a un peu de cela dans cette version originale, où en quelques tableaux très concentrés, le parcours de Boris est présenté, elliptique, en quelques scènes, et de manière étonnante, plus concentré sur les contextes que sur Boris lui-même qui intervient trois fois, sur trois tableaux, le couronnement, l’exercice du pouvoir résumé en deux moments, une scène privée, leçon à son fils sur la politique suivie de la scène très politique avec Shuiski qui se conclut par son premier délire. Et enfin la mort. Tout le reste raconte et le peuple, et la montée en puissance du faux Dimitri. À peine le couronnement achevé, commence la genèse de la chute inexorable, puisque la scène suivante est celle de Pimen, qui raconte l’histoire de la Russie, et la naissance du “destin” de Grigori, devenu faux Dimitri (le fils du Tsar détrôné par Boris, qu’on soupçonne de l’avoir assassiné), puis un épisode du voyage de Dimitri, qui suit les deux moines Varlaam et Missail, et se retrouve dans une auberge à échapper aux recherches. Quelques scènes emblématiques de la chute de Boris, sur fond de peuple opprimé, qui se termine, non pas par le peuple et l’innocent comme la version de 1872, mais par la mort de Boris. La version de 1869, exécutée ici sans entracte, sonne comme une longue passion vers la mort avec d’un côté un peuple sans cesse instrumentalisé, un usurpateur Dimitri/Grigori dont la montée en puissance est téléguidée par les boyards et notamment Shuiski, et un Boris qui sombre peu à peu dans la folie. Cette concentration n’en fait pas une fresque, mais un regard chirurgical sur les mécanismes de pouvoir, sans concession, avec une instrumentation rèche, rude (le prologue!) qui évite le lyrisme, et des alliances instrumentales étranges, surprenantes qui ont conduit en son temps aux révisions de Rimsky-Korsakov, beaucoup plus lénifiantes. Or, la musique de Mussorgski est d’une étonnante modernité. Modernité par les choix de l’instrumentation, par les ruptures, par la couleur. Debussy avait toujours près de lui la partition de Boris. Cette modernité musicale, tellement révélée par les choix de Kent Nagano, qui ne laisse que peu de place au lyrisme, en fait, en cohérence avec la mise en scène, une sorte de messe noire terrible: tempos quelquefois accélérés, longs silences, clarté de l’orchestre et de l’instrumentation, sorte de neutralité glacée en évitant les accents qui pourraient tomber dans le pathos, analyse chirurgicale de la partition et prééminence du choeur (magnifique, dirigé par Sören Eckhoff), qui chante souvent sur le devant de la scène, écrasant l’orchestre par son volume (y compris l’énorme choeur d’enfants), une interprétation glaçante, accentuée par des effets sonores voulus par la mise en scène, comme le son des matraques sur des barrières métalliques qui couvre, ou alterne avec le son des cloches dans la scène du couronnement: le Te Deum de la violence.
Dès le départ, on comprend que le moment sera fort, scène noire, silence dans la fosse, et une rangée de policiers avec casques et matraques barrant la scène et masquant le peuple qui chante sa souffrance et son attente.
Partie I tableau 1 © Wilfried Hosl/Bavaria State Opera

Un peuple bariolé qui va bientôt, à mesure que l’attente de l’élection du Tsar se fait plus pressante, après l’intervention lénifiante (et musicalement sublime de Chtchelkalov ), brandir des photos (comme les icônes ou les portraits funèbres des temps anciens) de nos hommes politiques tous souriants, enfin de tous ceux que Bieito estime être des faiseurs ou des démagogues : cela commence par Poutine, immédiatement suivi de Sarkozy. Puis tous apparaissent (sauf Merkel et Obama…le lecteur cherchera pourquoi), les Berlusconi, Monti, Rajoy, Orban, Cameron, Blair, Bush, Barroso, et même Hollande avec un sourire béat. Vision de tous ces portraits qui renvoient évidemment à la médiocrité du personnel politique, à la naïveté populaire, à l’extraordinaire tromperie sur la marchandise politique (et politicienne) que les peuples vivent en ce moment.

Partie I Tableau 1 © Wilfried Hosl/Bavaria State Opera

A cet état politique en moisissure correspond parallèlement une violence qui s’exprime contre les populations, la police tabasse, violente, encadre. Et quand Boris apparaît, tant attendu, il est très haut, très loin, on le voit à peine, sur la terrasse de la grosse structure métallique sombre qui va accompagner tout l’opéra, tout à tour fond de scène, ou mur d’un Kremlin imaginaire, château fort dont l’intérieur s’ouvre pour les scène de palais avec Boris (les panneaux s’ouvrent comme autant de ponts-levis). Un Boris lointain, raide, immobile, une statue déjà sans âme. Vision formidable.
Calixto Bieito et sa décoratrice Rebecca Ringst construisent un univers noir, nocturne, avec des éclairages crus (Michael Bauer) coupant la brume ambiante, un univers de mort et de crime, nuit et brouillard.
Ce que voit Bieito dans cette histoire c’est non pas un pouvoir oppressant un peuple innocent, mais au contraire un pouvoir né d’une société violente et oppressante par elle-même: le peuple est violent (violence contre l’Innocent dans le premier tableau de la quatrième partie, lancement de cocktails Molotov), mais les individus le sont aussi entre eux.

Partie II Tableau 2 Scéne de l’auberge © Wilfried Hosl/Bavaria State Opera

L’aubergiste (Deuxième partie, deuxième tableau), qui dans cette mise en scène est une vendeuse ambulante de verroterie et de boissons, pour faire échapper Grigori Otrepiev tue froidement les policiers venus à sa recherche (Bieito résolvant ainsi d’ailleurs un problème dramaturgique réel), mais maltraite aussi sa petite fille. Bieito met de la violence partout: l’innocent est tué au pistolet (scène à la limite du supportable) par une jeune fille dont la main est tenue par Shuiski, et dans la scène finale, Shuiski, véritable âme du complot contre Boris, arrive accompagné de Grigori/Dimitri qui pendant que Boris meurt au premier plan, étrangle ou étouffe une à une les enfants (Bieito fait de Fjodor une jeune fille) et l’entourage de Boris (Xenia, la nourrice), accomplissant le crime duquel Boris a été accusé pour arriver au pouvoir et installant ainsi l’assassinat comme mode de succession, pendant que le choeur final chante “point de salut”.

Partie III Tableau 1 © Wilfried Hosl/Bavaria State Opera

Le monde privé qui entoure Boris (Troisième tableau) est un salon d’un luxe un peu ostentatoire et de style asiatique, sous une carte géante de l’ex URSS, qui montre combien l’Asie compte dans cet Empire, Fjodor, le Tsarévitch joue avec un gros globe terrestre comme avec un ballon, il prend déjà la posture (il est ici comme je l’ai signalé plus haut, vu comme une jeune fille: Bieito s’appuie sur la réalité de la voix pour lui faire correspondre la réalité du corps) , Xenia, perchée sur la terrasse,  jeune fille un peu vulgaire en tenue de samedi soir, pleure son fiancé de manière un peu excessive, scène de famille un peu pitoyable, tandis que l’espace politique est figuré par une table de réunion avec des chaises vides (dans laquelle se déroulera et la rencontre avec Shuiski, et  la mort du Tsar). Tout cela n’est ni marqué par l’émotion, ni par la sensibilité, on est dans la pure chirurgie. Alors certes, Calixto Bieito accentue le pessimisme du livret en lui faisant dire les possibles de l’histoire avec une thèse, née de la lecture du livret, qui est l’interaction entre le pouvoir et la société: un pouvoir sans légitimité ou acquis dans une démocratie biaisée procède d’une société sans repères et sans règles, et alimente le désastre social. Le peuple, tenu à l’écart du processus politique finit par être dépossédé et laissé à ses démons. D’où la violence qui circule, d’où le pessimisme terrible de la vision, d’où une lecture contemporaine d’un Boris qui n’est que le masque de nos politiques d’aujourd’hui, mais il n’y a même pas de place dans ce monde pour des indignados, qui pourraient signifier quelque lueur d’espoir, mais seulement pour des gestes violents et gratuits:

Partie IV, 1er tableau © Wilfried Hosl/Bavaria State Opera
les cocktails Molotov se brisent contre les murs, mais ces derniers restent debout et  s’imposent. Dans un monde aussi noir, dans une société en proie au besoin et aux doutes, il est facile à n’importe quel homme providentiel de prendre de l’ascendant. Grigori Otrepiev peut se faire passer pour le faux Dimitri, peut séduire les foules, peut être celui qu’on attend. Le monde est trop faible pour résister aux usurpateurs.  
Scène finale © Wilfried Hosl/Bavaria State Opera

Voilà donc l’histoire que nous raconte Bieito, et celle que raconte Mussorgski, celle d’un monde sans loi, sinon celle du plus fort et du plus malin, celle d’un peuple sans repères, celle d’une société sans morale. Boris n’apparaît que peu dans l’opéra qui porte son nom, parce qu’il n’est qu’un instrument de l’histoire, d’une histoire représentée par Pimen, qui lui, la connaît. Son intervention finale montre en même temps qu’il sait l’utiliser. Il est l’un des multiples rouages de l’entreprise qui mine le pouvoir.
A cette vision cruelle et sans concession correspond une analyse musicale taillée au cordeau par Kent Nagano, je l’ai souligné plus haut, et servie par une distribution de très haut niveau. Il n’y a pas vraiment dans Boris Godunov de rôles dominants: Boris bien sûr mais comme je l’ai dit, il apparaît relativement peu, Pimen bien sûr dont le récit remplit tout le premier tableau de la deuxième partie, et Shuiski, dont Bieito a accentué le rôle ambigu, qui apparaît dans l’ombre là où les événements s’accélèrent, qui est le manipulateur “faiseur de rois”, au besoin criminel, garantissant évidemment le maintien des privilèges des boyards. À toutes ces figures, Bieito donne un rôle dans sa construction et la plupart sont des pantins aux mains de pouvoirs occultes (les boyards, ici), Boris, sans doute arrivé au pouvoir par manoeuvres politiques ( l’intervention de Chtchelkalov au premier acte, pour calmer la foule, et aussi les ardeurs de la police) et peut-être par l’assassinat (le tsarévitch Dimitri), Grigori, l’aventurier opportuniste peut-être instrument des catholiques (dans la version 1872 en tous cas), dans celle de 1869, c’est plus flou, Pimen, à la fois celui qui dit l’histoire, mais qui lui donne aussi un coup de pouce, Shuiski, le gardien des droits de sa caste. Tous personnages clairement identifiables dans tous jeux politiques, d’hier et d’aujourd’hui. Cette lecture très radicale ne change pas les données du Boris de toujours, elle les prolonge et les éclaire. Magnifique travail.
La distribution réunie est très équilibrée, particulièrement soignée.
En confiant le rôle de Shuiski à Gerhard Siegel, un ténor qui excelle dans les rôles de composition (Mime par exemple), le management munichois en fait (comme dans la mise en scène) un rôle central, sa voix forte, son habileté à colorer, à varier les expressions, à articuler et à “mâcher le texte” en fait un Shuiski tout à fait remarquable, c’est aussi un acteur notable, et sa présence, même muette occupe souvent l’espace.

Pimen, c’est Anatoli Kotscherga, vu la semaine précédente dans Don Giovanni à Aix où j’avais noté le manque d’éclat d’une voix désormais déclinante. Kotscherga est une très grande basse, il fut l’un des Boris d’Abbado, il a été Mazeppa sous la direction de Kirill Petrenko à Lyon.
Pimen et Gregori © Wilfried Hosl/Bavaria State Opera

Il est un magnifique Pimen. Justement à cause des faiblesses et irrégularités de la voix. Tantôt des sons extraordinairement puissants, une profondeur insondable et un volume étonnant, et tantôt une voix blanche, sans éclat, sans couleur, le tout alternant en une phrase. Cela lui donne à la fois une vérité (Pimen est un vieillard) saisissante et une grande authenticité (c’est un artiste immense), ces faiblesses de la voix font qu’il ne semble pas chanter un rôle, mais être ce rôle, dans sa réalité: il semble même téléguider le jeune Grigori, comme si lui, le chroniqueur, faisait l’histoire. Une composition impressionnante, qui secoue et qui émeut.
J’ai beaucoup aimé le Chtchelkalov d’Ivan Golovatenko, timbre chaud, jolie couleur,  qui apaise les interventions  du choeur au début de l’opéra, et l’impressionnant Varlaam de Vladimir Matorin, à la fois puissant et très bien interprété, hors de la tradition, avec des accents très populaires et une diction très colorée alors qu’on sait qu’au Bolshoï il est un Boris (et donc une basse noble) de référence. Grand moment.
J’ai moins aimé le Grigori de Serghei Skorokhodov, qui scéniquement est très crédible dans son rôle d’ambitieux sans scrupules, mais qui vocalement ne m’a pas vraiment frappé, ni par la diction, ni par la projection, ni par la qualité du timbre.
Dans les rôles féminins, le Fjodor de Yulia Sokolik est particulièrement frais et juvénile (le rôle le veut), et fait habile pendant à la Xenia un peu déjantée d’Anna Virovlanski (l’Oiseau dans Siegfried, la Voce del cielo dans Don Carlo et Xenia: heurs et malheurs d’appartenir à une troupe), elle est incontestablement un personnage, mais pas si convaincante vocalement, tout comme Heike Grötzinger en nourrice. La plus convaincante est l’aubergiste de Margarita Nekrasova, présence scénique et vocale, puissance, jolie couleur: elle s’impose, incontestablement.

L’innocent (avec à droite Shuiski)© Wilfried Hosl/Bavaria State Opera

Saluons enfin le très émouvant Innocent de Kevin Conners (qui excelle dans son personnage de souffre douleur, et dont l’assassinat est presque insoutenable), dont l’interprétation a convaincu le public: il remporte un éclatant succès, justifié.

Boris (Alexander Tsymbalyuk) © Wilfried Hosl/Bavaria State Opera

Quant à Alexander Tsymbalyuk, il incarne un Boris à diverses facettes, très neutre au départ dans son discours initial au peuple, presque absent, voire indifférent, une voix très chaleureuse et très noble dans la troisième partie, avec de magnifiques harmoniques; une voix jeune, vive, dans la force de l’âge et pas vraiment un de ces Boris fatigués qu’on entend quelquefois. c’est évidemment dans les moments de crise (avec Shuiski) et dans la scène finale (qui sont l’essentiel de ses interventions) qu’il est le plus extraordinaire, à la fois noble, grandiose, et totalement animal, avec des sons proches du cri: j’ai rarement entendu un “Ja Tsar eščë”(je suis encore Tsar) aussi bouleversant.

Moert de Boris (Alexander Tsymbalyuk) © Wilfried Hosl/Bavaria State Opera

C’est vraiment une magnifique incarnation de Boris, aux couleurs variées, très “humaine”, très émouvante, et très jeune aussi. A ne pas manquer dès que possible dans ce répertoire.
Encore une fois, voilà une entreprise où musique et mise en scène se conjuguent, où le propos ne prend toute la force que dans l’interaction de la fosse, de la scène et de la troupe. Une grande soirée qui était projetée au dehors, sur la Max-Joseph Platz noire de monde et récupérable en streaming sur le site de la Bayerische Staatsoper. À la fin, les saluts furent raccourcis pour que l’ensemble de la distribution aille saluer la foule rassemblée dehors, avec explosion du public, et lâcher de ballons joyeux.

Les saluts à la foule de la troupe du Boris Godunov
Après un opéra aussi noir, c’était un peu bizarre de voir une joie pareille, mais la soirée prodigieuse le valait. La Bayerische Staatsoper est vraiment une très grande maison.
[wpsr_facebook]
Oper für alle/Opéra pour tous