Depuis janvier dernier, cette production du Misanthrope de Molière effectue une grande tournée en France, avant de passer le mois de mai à l’Odéon à Paris. La salle de la Comédie de Valence était pleine en ce 17 avril. Saluons donc au passage les choix de programmation et l’action de la Comédie de Valence sur le territoire valentinois, qui a su créer un vrai public, passionné, et qui a su éduquer aux différentes facettes du théâtre par une programmation diversifiée, intelligente, très contemporaine. De plus, Richard Brunel, son directeur, très sensible à l’éducation artistique et culturelle, laboure les écoles et les établissements scolaires du territoire: il est en train de construire un vrai public de spectateurs avertis. On ne peut que s’en féliciter et c’est donc avec plaisir qu’on se rend dans ce lieu chaleureux où voisinent jeunes et retraités, tous amoureux du théâtre.
Je compte Jean-François Sivadier comme l’un des vrais protagonistes de la vie théâtrale en France; il a ces dernières années apporté un authentique sang neuf à cette belle endormie qu’est la scène théâtrale française. Il s’est fait connaître en 1997 avec son « Italienne avec orchestre« , un spectacle qui a beaucoup marqué l’amateur d’opéra qui sommeille(?) en moi. J’avais beaucoup aimé La Vie de Galilée et La Mort de Danton (les deux en 2005) et plus récemment sa désopilante et déglinguée Dame de chez Maxim’s (2009) et sa Traviata d’Aix en 2010. C’est dire que ce Misanthrope m’attirait, notamment après l’extraordinaire travail d’Ivo van Hove à la Schaubühne (vu l’an dernier aux ateliers Berthier) qui est resté ma référence récente.
Sivadier en fait d’abord un jeu de tréteaux, avec des clins d’oeil évidents à la Commedia dell’Arte, utilisant des matériaux pauvres (c’est presque de l’Arte Povera) pour construire un décor monumental et impressionnant (Daniel Jeanneteau, Christian Tirole, Jean-François Sivadier), sacs poubelles réduits à l’état de confettis jonchant le sol, chaises d’école arrangés en lustres, rideaux légers noirs au fond ou blancs en travers de la scène dans lesquels les comédiens se roulent, un décor évocateur de luxe fait de matériaux ordinaires, un décor qui est méditation sur « être et apparence », thème de la pièce. De même les costumes très habiles (Virginie Gervaise), à mi chemin entre les costumes XVIIème et des costumes contemporains, suggérant les rubans, les extravagances évoquées par les couleurs flashy(bas d’Oronte), rhingraves suggérées par des pantalons un peu kilts, et des perruques traditionnelles et monumentales (Cécile Kletschmar) qu’on met et enlève, y compris sur des costumes modernes (même si d’un rouge agressif, comme Philinte) . Seules les femmes restent (un peu) plus traditionnelles, avec quand même des costumes un peu déglingués (Arsinoé), de la couleur du décor (Célimène) ou en rouge pour Philinte, Acaste -plutôt orange- et Arsinoé (ce semble être une couleur qui fasse signe) quant au noir ou au brun, il est réservé aux autres (Célimène, Alceste, Clitandre). Seule Eliante est en bleu ciel, diaphane.
Comme sur les tréteaux, (et un peu comme chez Peter Brook), les comédiens attendent leur tour en fond de scène, assis ou autour d’une table: l’espace théâtral n’est pas vide, il est au contraire encombré (fontaines, jets d’eaux, tas de chaise) il semble qu’on soit dans un parc dont on dessine les parcours au balai. Sur cet espace, on court, on glisse, on danse, on chante dans un perpétuel mélange de musique baroque (Vivaldi par exemple) et actuelle (« should I stay or should I go »).
Au début surtout, la mise en scène ne cesse de travailler sur le « clin d’œil au public », à commencer par l’adresse en alexandrins, prononcée par Vincent Guédon, saluant le public et l’avertissant d’éteindre les mobiles.
Le Misanthrope est sans doute la pièce qui s’adapte le mieux à une lecture contemporaine, les jeux de salon, les codes sociaux, la sclérose sociétale, les pièges de la séduction sont des universaux sur lesquels tout metteur en scène peut « surfer ». L’actualité de Molière, l’incroyable puissance du texte apparaissent d’autant plus et frappent avec la même vigueur aujourd’hui qu’hier. Les phénomènes de cour et de réseau sont encore et toujours d’une terrible actualité, lorsque l’on brandit un journal avec le portrait de Berlusconi. Et toutes les tirades sur le mensonge ou la vérité sonnent tellement actuelles: est-il un spectateur dans la salle qui ne pense à certain Ministre du budget?
Alors Sivadier (et Nicolas Bouchaud, qui avec Véronique Timsit, a collaboré à la mise en scène) propose une vision qui est à la fois évocatrice du XVIIème et parfaitement en phase avec notre temps, gestuelle, mouvements, chutes se réfèrent évidemment au théâtre de farce qui fonde la première époque de la comédie de Molière: les personnages secondaires, et notamment les marquis sont farcesques par leurs habits, lorsqu’ils se retrouvent en sous-vêtements, lorsqu’ils enfilent leur perruques monumentales, Alceste qui chante, qui se déglingue, qui glisse, est évidemment au centre de la farce; Oronte est une caricature magnifiquement habitée par Cyril Bothorel dont la seule présence physique maigre et dégingandée est jouissance pure. Quant à l’alexandrin, il est si bien en place et si naturellement présent qu’on l’oublie, sauf quand on ménage des effets comiques (« treuve »), le texte est dit avec une telle fluidité par tous que l’alexandrin devient part du plaisir, part du jeu, et jamais forcé, jamais gênant, et malgré tout toujours présent.
La scène I de l’acte I est partiellement vue comme une sorte de prologue, aux deux tiers le rideau latéral tombe et semble dire, la pièce commence. Et elle commence fort. Toute la première partie(actes I et II) est d’un niveau exceptionnel: du rythme, de l’action, des trouvailles, cela vibre, cela vit, cela virevolte: c’est un total bonheur qu’on ne retrouve pas, hélas aux actes III et IV, où cela devient plus sérieux, plus grinçant, et où tous les acteurs ne portent pas le texte avec un égal bonheur. Certes, la pièce est une comédie grinçante, tire vers l’amertume voire le drame personnel, mais ce changement assez brusque me paraît peut-être un peu malheureux. On traverse quelques trous noirs qui rendent l’ensemble du spectacle un peu inégal pour mon goût. Heureusement, l’acte V, fait de tous les coups de théâtre et de trouvailles scéniques superbes retrouve l’inventivité initiale. L’image d’Alceste traçant au balai sur le sol un cercle et tournant dans une sorte de vide, est vraiment étonnante et marque le spectateur.
Évidemment, l’ensemble du spectacle est porté par la performance extraordinaire de Nicolas Bouchaud. Il compose un Alceste comme on en rêve, excessif, ridicule, buté, pathétique, mais aussi pitoyable, erratique, paumé. Il est tout à la fois et constitue évidemment la colonne vertébrale d’un spectacle qui tient en grande partie grâce à lui. Non seulement la performance physique est étonnante, mais plus encore la performance vocale: comme un chanteur, il colore à l’infini une voix a priori suave et douce, il module le volume jusqu’à des hurlements à peine supportables, ce qu’il fait de sa voix m’a totalement bluffé.
Face à lui, la Célimène de Norah Krief est totalement inhabituelle: très peu « coquette », très peu séductrice, beaucoup plus femme « de tête », libre et décidée à le rester, avec un jeu souvent distancié, assez digne et absolument pas dans l’ensemble un personnage moliéresque traditionnel qui pècherait lui-aussi par excès. Elle n’est pas « la coquette », mais une femme qui se libère et qui joue avec les hommes, qui calcule ses pas dans la société. Elle sait le type d’appui social dont elle a besoin dans une société tout de même dominée par les hommes et elle manœuvre plus peut-être qu’elle ne joue. D’une certaine manière, elle fait preuve d’une certaine sincérité à la fois avec Alceste et dans sa manière de gérer son parcours social et sa place: j’ai beaucoup aimé sa scène avec Arsinoé.
Philinte (Vincent Guédon), habillé d’un costume « normal » mais d’un rouge criard joue malgré le rouge cet équilibre qui semble lui coller à la peau depuis le XVIIème. Il a une élégance notoire dans la manière de dire le texte, qu’il manie avec une certaine ironie, dans la manière aussi de s’effacer ou de se fondre dans le groupe, notamment avec les marquis ou devant Célimène. Philinte cherche non pas à épouser les vices du temps, mais les traverse avec distance, il s’en sert surtout pour « avoir la paix », plaçant l’exigence de sincérité là où il y a enjeu, au contraire d’Alceste qui en arrive à lui même agir comme ce monde auquel il en veut tant (avec Eliante, il se conduit non seulement comme un mufle, mais il lui propose un marché de dupes faisant voler en éclats cette exigence de sincérité à tout prix qu’il affiche comme un drapeau). Philinte, à la voix qui ne s’élève jamais, qui accepte les débordements d’Alceste de manière stoïque et fataliste, sait aussi entrer dans la folie de cour, notamment dans la scène des portraits : il prend du monde ce qui lui permet de le traverser sans encombres.
Le Philinte de Vincent Guédon utilise le monde (mais nul ne dit qu’il s’en accommode) juste ce qu’il faut pour flotter, et ne cesse de jouer ce que les autres attendent de lui, mais on sent dans sa manière de dire, sa manière de jouer, sa manière d’être une autonomie très construite.
J’ai dit combien Cyril Bothorel donnait à Oronte un véritable profil, avec une vraie dégaine, de cette dégaine que seuls les gens très bien en cour peuvent se permettre sans qu’on les juge. Molière d’ailleurs analyse avec une acuité chirurgicale ce monde qui ne se construit qu’en réseau et qui fait payer cher les services non rendus, ce même monde (de gauche ou de droite) qu’on retrouve aujourd’hui à grenouiller de manière veule autour du pouvoir.
Sur les autres personnages, j’ai un peu plus de réserves: l’Arsinoé de Christèle Tual ne m’a pas convaincu, même si son entrée dans une sorte de char divin (fait de bric et de broc comme le reste) est assez réussie. Elle ne me dit rien et son costume défraichi un peu excessif des gens qui n’ont plus que le costume pour briller ne l’aide pas non plus (Cornelia Kirchhoff à la Schaubühne avait une autre allure, une autre tenue!). Les marquis Acaste et Clitandre jouent leur rôle avec efficacité (Stephen Butel en Acaste a de bons moments) dans une mise en scène où ils ne sont pas ridicules, mais des archétypes de courtisans, c’est à dire d’animaux de cour.
Quant à Eliante (Anne-Lise Heimburger), elle joue un peu trop la discrète et n’affiche pas une personnalité marquée, comme si le personnage n’avait pas vraiment intéressé Sivadier.
D’immenses qualités s’affichent dans cette production qui veut montrer un monde déglingué, à la ville comme sur la scène, comme si la scène était la métaphore d’une situation sociétale déliquescente, des qualités marquées dans la mise en scène, mise en espace, mise en texte, en dépit de moments centraux un peu « vides », qui donnent l’impression que le texte se suffit à lui même sans que l’on sente la présence forte du metteur en scène, sans vraies idées, sans vraie lumière. C’est dommage, car lorsqu’il reprend les rênes, la scène explose.
Du point de vue du jeu, Sivadier travaille avec une troupe de comédiens qui l’accompagnent et qui traversent ses diverses productions, c’est un vrai bonheur que cette cohésion, dominé par un impérial Nicolas Bouchaud, qui s’empare du rôle et de l’espace pour les plier à son jeu, qui n’est jamais dans le surjeu, qui réussit à nous agacer, nous époustoufler, mais aussi nous attendrir: cet Alceste n’est pas tout d’une pièce, c’est un polymorphe qu’on finit par aimer, malgré soi. Alors, Sivadier ne détrône pas dans mon coeur et mon souvenir la production d’Ivo van Hove à la Schaubühne (rien que penser à Judith Rosmair me fait fondre de nostalgie), mais ce Misanthrope est à voir, notamment pour Bouchaud qui est l’une des immenses références de notre théâtre.
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