La Volksbühne am Rosa-Luxemburg-Platz est un beau théâtre. Architecture des années 30, entrée en marbre, salle en bois brillant. Rapport scène-salle parfaitement équilibré.
C’est le royaume de Frank Castorf depuis des années. Ensemble avec Christoph Marthaler d’abord, puis seul, contesté, provocateur, mais gloire qui affiche avec orgueil sur le toit du bâtiment OST (Est) pour montrer d’où il vient et surtout où est le théâtre et quelle histoire il porte…
Car la Volksbühne am Rosa-Luxemburg-Platz, comme le Berliner Ensemble, comme le Deutsches Theater, comme le Maxim Gorki Theater, est situé dans l’ex-Berlin Est. Exactement dans une zone tampon entre les gigantesques bâtiments qui entourent Alexanderplatz, le quartier à peu près préservé qui entoure les Hackesche Höfe (pas trop loin de la Synagogue sur Oranienburgstrasse) et les quartiers plus populaires et plus alternatifs qui entourent Prenzlauer Berg. Bref, loin de rien de ce qu’est Berlin ex-Est et déjà à peine un peu excentré.
Dans ce théâtre, que Castorf a marqué son identité par une variété d’approches et de lieux de représentation, par un design assez agressif (voir le site on a l’impression que tout bouge tout le temps, , on est à l’évidence dans un lieu qui n’est pas très sage, à la fois alternatif et officiel, comme si le théâtre à Berlin avait besoin d’un défouloir d’Etat : c’est le rôle de la Volksbühne. Et on s’y sent diablement bien.
En 2012, Frank Castorf a décidé de monter une trilogie Moliéresque avec une unité de style voulue (même décor de Bernd Neumann qui fait aussi les costumes) : Le Malade Imaginaire, joué et mis en scène par Martin Wuttke, Don Juan, mis en scène par Pollesch, L’Avare (Der Geizige) qu’il a mis en scène, interprété par Martin Wuttke.
Martin Wuttke, c’est l’acteur qui joue Ui depuis bientôt 20 ans dans La résistible ascension d’Arturo Ui au Berliner Ensemble, dans la mise en scène de Heiner Müller, qu’on a vue à Avignon, à Paris plusieurs fois, et dans le monde entier, jouée régulièrement à Berlin depuis plus 350 fois à raison de 3 à 4 représentations l’an, toujours complètes. C’est une des grandes stars de la scène allemande, que je tiens comme l’un des plus grands acteurs de théâtre que je connaisse, et qui est aussi le héros d’un feuilleton policier populaire en Allemagne Tatort (Lieu/Scène du crime). C’est lui qui joue Harpagon.
Frank Castorf, le public parisien, toujours à la pointe de l’innovation et de la disponibilité intellectuelle, l’a hué et insulté copieusement lors de la Dame aux Camélias à l’Odéon. C’est lui qui met en scène en scène le Ring de Wagner à Bayreuth actuellement. Autant dire un amateur, un provocateur, qui fait n’importe quoi.
Castorf a l’habitude de ne pas présenter d’un texte de théâtre le texte et rien que le texte, mais le texte et tous ses possibles, et toutes ses sources, et tout son futur, ou du moins ce que Castorf voit de son futur. Il a une vision pleinement dramaturgique du théâtre et offre à voir un foisonnement, à partir du texte original, dans lequel il insère d’autres textes, des musiques, d’autres scènes, et un texte original qu’il transforme à la mode des thèmes et variations….C’est donc une variation sur l’Avare de Molière qui nous est proposée : et d’ailleurs, l’affiche précise bien L’Avare, d’après Molière…une représentation performance de 4h15, en deux parties assez distinctes.
Frank Castorf pousse le texte dans ses retranchements, et donc n’hésite pas à aller au-delà, à prendre aussi ce qui est fondamental chez Molière, à savoir la farce et la commedia dell’arte, mais à prendre des comédiens ce qu’ils sont, ce pourquoi le public les connaît : ici, à un moment, Harpagon-Wuttke fait le très fameux geste-croix gammée que tout le public connaît d’Arturo Ui ou bien fait des allusions lourdes évidemment à son statut de Commissaire dans le feuilleton Tatort
Pour apprécier le théâtre de Castorf il faut d’abord aimer profondément le théâtre, garder aussi une très grande distance par rapport à ce qu’on voit, et surtout être disponible, c’est à dire prêt à tout, et surtout prêt à ne pas toujours comprendre, pour mieux avoir à réfléchir ensuite. À un spectacle de Castorf ou bien l’on part (cf : Paris, Odéon), ou bien on aime. Pas de juste milieu. C’est un théâtre du risque, du triomphe comme du four. Rien d’indifférent et donc que du bonheur.
Ce soir, deux ans après la première, une soirée de répertoire à l’occasion d’une reprise de la trilogie Molière, salle remplie à 60% (mais c’était la finale de la coupe d’Allemagne de foot) quelques départs dans la deuxième partie, mais un long, un très long triomphe avec les gens debout à la fin de la représentation, qui étaient tous souriants et heureux.
Il en faut des précautions pour vous expliquer que dans cet Avare, on parle de révolution française, d’esprit des lumières, du feuilleton Tatort, de la Mort de Marat, Harpagon-Marat assassiné dans sa baignoire, que Marianne est vêtue…en Marianne (à la fin) avec son joli bonnet phrygien et que la moitié de la seconde partie se passe dans les coulisses, retransmise en direct en vidéo, dans l’ambiance sombre des arrières scènes.
Il faut des précautions pour vous raconter que la première partie au contraire est centrée autour de la farce, autour d’un personnage clairement inspiré de Louis de Funès qui en a la rigueur et les excès et autour des conflits de générations traduits en scène par le fait que les enfants Cléante et Elise osent s’asseoir en son absence sur le fauteuil du père, en n’hésitant pas à se déculotter et à s’y frotter les parties intimes.
Ainsi donc deux parties bien distinctes : une première partie où certes le texte est « enrichi » de commentaires ou de précisions, mais qui garde le fil de l’intrigue qui se noue totalement (jusqu’à l’annonce du désir d’épouser Marianne et jusqu’à la présentation), et une deuxième partie bien plus sombre, aux éclairages timides, avec des vidéos en direct de l’arrière scène, théâtre d’ombres, d’évocations de meurtres (Marat), de scènes de baignoire où les amants s’ébrouent, de poursuites, de lectures de textes divers issus du siècle des lumières, mais qui se terminera comme la pièce de Molière après avoir flirté avec la politique, la révolution, et des allusions plus récentes.
Frank Castorf joue de tout et se joue de tout : travaillant sur la possibilité d’un texte et non sur un texte, il procède par allusions, par sauts et gambades, passant d’un geste qui va rappeler le rôle fétiche de son acteur-star à une lecture de textes de Marat. De tous, seuls Harpagon et Anselme ont des habits « traditionnels » de père de commedia dell’arte, dont l’ambiance est bien marquée par les costumes féminins, par ces rayures rouges et blanches agressives qui caractérisent leurs jupes (ou le rideau de scène qui porte l’expression « Zum Totlachen » « À mourir de rire »). C’est bien cette alternance entre un rire explosif et souvent gras (avec un art du clystère consommé dont Harpagon use avec une Marianne stéatopyge) comme dans la farce ou la commedia dell’arte dans un décor de tréteaux, de Bernd Neumann, presque pliable et fragile, avec un cadre de scène dominé par un fronton où la mort est étendue à la madame Récamier, qui correspond à une deuxième partie où mort, assassinat, sang se mélangent aux rires. La pièce dans ce cadre grêle de bois fragiles est faite de cloisons de bois rappelant les décors de salon bourgeois des pièces de boulevard, mais les cloisons fines et instables, une table ronde bien bancale : enfin un théâtre qui sent son provisoire, qui sent son Illustre théâtre.
Au service de ces heures folles, une troupe de comédiens (à peu près les mêmes qu’à la création) dominé par des jeunes qui isole évidemment l’Harpagon vieux (ou faussement vieux vu l’usage qui est fait de sa perruque) de Martin Wuttke.
Le conflit des générations est marqué par les costumes, les filles (Elise, Lilith Stangenberg désopilante, Frosine entremetteuse et séductrice de Kathrin Angerer, Margarita Breitkreiz en Mariane pas si timide et assez délurée) toutes en rayures blanches et rouges, tous les valets étant malicieusement joués par Sophie Rois, les garçons (Valère de Maximilian Brauer et Cléante très engagé de Franz Beil) vêtus de la même manière, collants noirs, culotte courte et bouffante (sorte de gros slip) et vestes à paillettes à la Gary Glitter, mais avec des perruques Louis XIV pur style. Les plus vieux, Axel Wandtke (Anselme, mais aussi Maître Simon) vêtus de noir avec une fraise, et Harpagon (Martin Wuttke), vêtu de noir lui aussi en Harpagon traditionnel.
Il faut évidemment conclure sur l’hallucinante performance de Martin Wuttke, qui joue aussi Don Juan et Le malade imaginaire. On connaît son côté ironiquement cabot : il parle, il éructe, il ronfle, il crie, il gronde, il grimpe au mur, il virevolte, il varie son débit et son volume, il joue sur sa voix : bref, il a vu Louis de Funès, c’en est quelquefois une réincarnation émouvante, et il tient la scène, dans son petit justaucorps noir et dans ce corps incroyablement mobile, incroyablement réactif, incroyablement vif : il tient le rythme aussi en cassant les rythmes, les conversations, les scènes, il est ridicule et il fait peur, il est pitoyable et il est grandiose, il est l’excès absolu voulu par le personnage moliéresque et n’est jamais émouvant par le personnage qu’il incarne au-delà du possible, mais par son être même, par sa performance même, par son être à la scène.
On peut alors comprendre pourquoi ce spectacle singulier et dérangeant a quelque chose de fascinant et de violent, et qu’il finit par vous envahir.
Oui, j’étais moi-aussi debout, applaudissant à tout rompre, souriant, et surtout, régénéré par ce théâtre de la vitalité, ce viatique à mourir de rire, une incroyable vie à mourir de rire. Il faut s’y plonger pour comprendre cette gifle délicieuse qu’on reçoit.
Et je pensais à Paris et à ces imbéciles qui sifflaient et hurlaient à la Dame aux Camélias…à mourir de rire.
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