IN MEMORIAM HANS NEUENFELS (1941-2022)

Hans Neuenfels signifie beaucoup pour mon parcours théâtral et lyrique, même si j’ai vu de ses spectacles sans avoir assidûment tout suivi de sa carrière.
Pour le lecteur qui ne suit pas la scène lyrique allemande, ce nom ne dira rien. Si je dis qu’il a été sans doute l’un des fondateurs du Regietheater, le lecteur comprendra… Considéré comme l’un des plus provocateurs dès les années 1979 ou 1980, notamment avec son Aïda, qui abordait toutes les problématiques dont on parle aujourd’hui, tellement en avance sur toutes les productions « modernes » du chef d’œuvre de Verdi, à commencer par la production de Lotte de Beer à l’Opéra-Bastille.
Dans ma tête de jeune mélomane fou de lyrique et dingue de mise en scène, tout baigné du Ring de Chéreau que je ne cessais de voir et revoir à Bayreuth, Neuenfels a été le premier connu de moi parmi les noms des ogres de la mise en scène qui étaient la terreur des traditionnalistes, à l’instar d’une Ruth Berghaus, l’autre nom repoussoir que les revues d’opéra toujours en avance sur leur temps (comme aujourd’hui…) citaient en maniant l’ail qu’on agite devant les vampires.
À une époque où le nom de Frank Castorf était encore inconnu du grand public, un parmi d’autres dans la riche école théâtrale de l’Allemagne de l’Est, Hans Neuenfels était déjà un brûlot qui créait les incendies dans les théâtres, car il s’attaquait effrontément au grand répertoire traditionnel. On n’y peut rien, il adorait Verdi. Il resta pendant la décennie 1980 très attaché à l’Opéra de Francfort, où régnait comme intendant le chef d’orchestre Michael Gielen à qui l’on doit l’une des plus riches périodes de l’histoire de ce théâtre: la plupart des nouvelles productions de cette époque faisaient ardemment discuter, et rendaient l’opéra vivant et essentiel.

À la différence d’autres représentants du Regietheater, Hans Neuenfels ne venait pas de l’Est, mais d’Allemagne de l’Ouest, bien à l’ouest d’ailleurs puisqu’il est né à Krefeld, quelque part entre Düsseldorf et la frontière néerlandaise. Il a été assistant de Max Ernst et a vécu auprès de lui pendant un an à Paris, et commence à travailler à la mise en scène au milieu des années soixante. Sa lecture des œuvres marquée par la psychanalyse et la politique déclenchera des scandales mémorables auprès d’un public qui ne désirait (désire ?) pas trop être dérangé dans sa volonté de divertissement et ses certitudes. Cela commence par Aida, évoquée ci-dessus, et cela se termine dans les années 2000 par deux productions qui firent du bruit, Die Fledermaus (La Chauve-souris) au Festival de Salzbourg que Gerard Mortier lui demanda pour un adieu au Festival en forme de pied de nez dans un pays où Johann Strauss est intouchable. En stigmatisant dans sa production la société viennoise  comme un terreau du nazisme, il protestait contre la présence de l’extrême droite de Jörg Haider en Autriche : on peut imaginer comment fut accueillie la production. L’autre scandale énorme fut la production d’Idomeneo en 2003 à la Deutsche Oper de Berlin qui fut carrément retirée de la scène, présentant en son final Poséidon, Jésus, Mahomet et Bouddha décapités et provoquant les plus vives des protestations au début d’un millénaire où les religions recommencent à empoisonner la vie des sociétés. Enfin sa personnalité, son rapport à l’alcool et au tabac en faisait un véritable exemple de mal-pensance dont le nom faisait frémir à l’avance.

Hans Neuenfels bien évidemment est quasiment inconnu en France où la mise en scène théâtrale est dans un état qu’on s’abstiendra de commenter, et où il n’a jamais été invité à ma connaissance, ce qui est étonnant pour l’une des deux ou trois figures majeures de la scène allemande des cinquante dernières années.
Les mélomanes ou les wagnériens connaissent son Lohengrin de Bayreuth (2010) le fameux Lohengrin « des rats » qui reste l’une des mises en scènes les plus fortes et les plus réussies de l’œuvre. Et il faut saluer Katharina Wagner d’avoir imposé à Bayreuth ces immenses figures du théâtre allemand, que sont Neuenfels et Castorf, qui n’y avaient pas encore eu accès au seuil du XXIe siècle, alors que leur carrière était très avancée et qu’ils constituaient des références incontestables du monde du théâtre.
Neuenfels a peu abordé Wagner (Meistersinger von Nürnberg et Lohengrin) et Mozart, sinon Idomeneo dont nous avons parlé, et Entführung aus dem Serail qu’on vient de revoir à l’Opéra de Vienne, parmi les nouvelles mises en scènes importées pour rafraîchir le répertoire par Bogdan Roščić qui a pris ses fonctions de directeur en 2020, reprise d’une production créée à Wiesbaden et qui a parcouru bien des opéras en Allemagne.  « Mise en scène d’une originalité intemporelle » comme l’a titré la presse autrichienne en octobre 2020 lors de la présentation viennoise. Entre les deux il fit Cosi fan tutte à Salzbourg, qui devait être dirigé par Claudio Abbado en 2000, mais les débats du chef avec les Wiener Philharmoniker firent qu’il y renonça (mais sa maladie l’en aurait empêché de toute manière). Une mise en scène vue comme une expérimentation entomologiste (l’intrigue se déroulait sur une boite translucide où deux abeilles énormes étaient prisonnières au cœur d’un décor de fleurs et plantes géantes) menée par un Don Alfonso savant fou. Alain Perroux, actuel directeur de l’Opéra du Rhin écrivait oh combien justement à son propos : « expérience à cœur ouvert, véritable dissection de l’âme humaine qui place quatre êtres dans un espace défini et attend de voir ce qui se passe ».

Neuenfels aimait les métaphores animalières : on se souvient aussi des abeilles (encore) de son Nabucco berlinois (2000) sur la Shoah repris en 2008.
Les dernières années il semblait s’être un peu assagi, sa Dame de Pique salzbourgeoise n’avait pas vraiment convaincu. Il reste cependant une figure essentielle de la scène lyrique, qui a fait évoluer définitivement la mise en scène d’opéra, à l’instar des Patrice Chéreau, des Ruth Berghaus, des Götz Friedrich, des Harry Kupfer.

Les spectateurs d’aujourd’hui pourront encore voir pour quelque temps ses productions, à Vienne (Entführung), Munich (La Favorite), Berlin (Ariadne auf Naxos) ou ailleurs, je ne saurais trop conseiller d’avoir cette curiosité. Pour ma part, j’eus l’incroyable chance de voir son Aida en 1980 à Francfort au moment où je découvrais comment la mise en scène pouvait approfondir une œuvre et changer mon regard, son Cosi fan tutte, sa Fledermaus et sa Dame de Pique à Salzbourg, son Entführung aus dem Serail à Stuttgart, sa Traviata à la Komische Oper de Berlin, son Lohengrin à Bayreuth. Son intelligence incisive contraignait le spectateur à la réflexion sur les œuvres, et imposait l’idée que l’opéra ne saurait être seulement divertissement.
Voilà encore un artiste qui a contribué à construire mon histoire, me faire voir les œuvres « derrière les yeux » . Voir disparaître l’un de ceux qui ont fondé mon éducation au théâtre et affiné mon regard de spectateur est éminemment douloureux.  Ma maison théâtrale se remplit de fantômes à foison, mais les artistes vivants qui la font vibrer encore sont hélas moins nombreux.

 

FRANCE MÈRE DES ARTS…

« Le principe de précaution n’a de sens qu’associé à un principe de risque indispensable à l’action et à l’innovation »
Edgar Morin

 

Merci Monsieur de Villiers, vous avez montré qu’on peut être entendu avec un peu de relations haut-placées, et de la volonté, et notamment celle, farouche de faire que votre bébé le Puy du Fou puisse ouvrir et offrir au public ses prestations spectaculaires. Vous avez sauvé votre bébé et pu proposer une fois à 12000, une autre fois à 9000 personnes, votre spectacle.
Et c’est dit (presque) sans ironie.

Tout le monde a été choqué de voir qu’alors que le gouvernement s’égosille à nous inciter à porter le masque,  à respecter les mesures barrières, à ne pas se réunir (ah la chasse aux rave-parties) resserre les boulons et continue d’interdire les spectacles à plus de 5000 personnes, le Puy du Fou organise sa rave-party historique avec 9000 personnes, et la bénédiction du préfet (un as des protocoles sanitaires), de la ministre de la culture, qui souligne qu’il n’y a pas eu de passe-droit, et d’autres autorités, dont une malheureuse députée LREM de la Vendée qui aurait mieux fait de se taire.
Qui parle de passe-droit ? On sait que tout s’est joué entre de Villiers et le Président de la République, dont la parole vaut sésame et sans doute dit le droit. Dans un État aussi pyramidal où la Présidence dit oui ou non au gré de ses intérêts bien compris, nomme les directeurs d’opéra, et s’affiche copain-copain en bras de chemise avec le monde de la culture – c’est comme ça qu’on montre sa proximité-, qu’attendre de plus ? S’il y a passe-droit, c’est un passe-droit divin.
J’ai beaucoup aimé la députée de Vendée LREM (j’ai oublié son nom qui tombera sans doute dans les oubliettes de l’histoire) qui défendait son bifteck médiéval (ou historique) en affirmant que le Puy du Fou prenait toutes les mesures sanitaires pour protéger les populations. Comme si c’était le problème.
Le problème, c’est qu’il existe plusieurs vérités. Il y a la vérité du Puy du Fou, une manifestation en soi suffisamment respectable et de qualité pour attirer des foules depuis des années (même si l’on peut ne pas partager ces visions de l’histoire et du roman national) et il y a la vérité des festivals d’été de musique classique et moderne, rock, jazz, opéra, de théâtre, interdits sans rémission ou sans dérogation.
Pour ma part je m’intéresse aux Festivals de théâtre et de musique classique, et depuis plus d’un mois, je sillonne Italie, Suisse et Autriche pour écouter de la musique et voir des spectacles: oui, c’est possible ailleurs, sans que j’aie la conviction que ces pays soient remplis d’inconscients et de risque-tout.
Ce que je vois au contraire, c’est une étonnante unité, les masques, le (ou la) Covid, les avertissements, les mesures-barrières, avec plus ou moins d’élasticité, mais une présence affirmée partout de la pandémie.
Cette uniformité de l’adversité ne s’accompagne pas d’unité des pays devant l’adversité. Chacun agit de son côté, hélas, et la France, vous savez cette France de la culture, mère des arts etc…etc… a choisi de ne pas rouvrir ses salles et de ne pas offrir au public ses grands festivals d’été, même revus à la baisse. Un choix venu de l’État qui fait tout, et ni les Collectivités locales, ni les Régions n’ont moufté, de peur qu’en cas de reprise de la pandémie, on les accuse de laxisme.
Et pourtant, et malgré tout, la pandémie est en train de reprendre…
En Italie, partout où je suis passé, les Régions ou les villes sont en première ligne pour soutenir les manifestations, qui se sont tenues en format adapté ou réduit, mais qui ont toutes marqué le coup. Le Maire de Pesaro affirmait « il faut repartir par la culture ». En France on est reparti du Puy du Fou d’un côté et de La Roque d’Anthéron de l’autre, et c’est tout à leur honneur, et on s’est arrêté là .

L’État français, il faut le reconnaître, a consenti au monde artistique d’être sauvé par le prolongement du statut d’intermittent, qui permet aux professionnels  de vivre au moins a minima, mais pas d’exercer leur métier. Cette aide essentielle (conquête de Franck Riester qui l’a obtenue, il faut rendre à César… ) semble avoir été l’alpha et l’oméga pour faire taire : l’argent fait tout.
Si le système unique en Europe de l’intermittence permet de répondre à cette urgence-là, et sauve les individus de la misère, il n’en sauve pas l’institution culturelle dans son ensemble qui attend de l’État d’autres gestes pour cette fois-ci sauver les institutions, mais aussi assurer la présence effective de la Culture dans la vie de la cité. En ayant un Ministère de la Culture, l’État affirme du même coup ses prérogatives en la manière, mais aussi ses devoirs, pourvoir au cadre qui garantit l’activité culturelle, pas l’empêcher, surtout lorsqu’il y a une vérité en Vendée et une autre vérité ailleurs.
On a nommé une Ministre de la Culture éminemment sympathique, et populaire, dans le but de faire de la présence et communiquer, ce qui manquait cruellement. Va-t-elle, en plus, agir?

Au-delà de la guerre des vaccins, des communications tonitruantes (Poutine il y a peu), on sait bien que la question du vaccin est encore en haute mer. Les vigies annoncent « terre » à tout va, mais ce sont encore des mirages. Les institutions culturelles, théâtres, opéras, savent bien en dépit des programmes affichés que les conditions de représentation « normales » ne reprendront ni cet automne, ni cet hiver. Car à supposer qu’un improbable vaccin voie le jour, il faudra des mois avant qu’il arrive dans les seringues du tout-venant, ce qui nous mène allègrement à l’été 2021. Le président de l’académie des sciences d’Allemagne Gerald Haug l’avait dit et avait horrifié: nous y voilà ou presque. (https://www.francemusique.fr/musique-classique/en-allemagne-les-salles-de-spectacles-pourraient-rester-fermees-18-mois-83100).

Bien entendu, personne ne le souhaite, et dans la société du « tout, tout de suite » qui est la nôtre, c’est une perspective qu’on met sous le tapis. Il reste que la question de la reprise de l’activité culturelle se pose, car si elle reprend, elle ne reprendra pas comme avant et en France, on n’a pas utilisé la courte période de répit pour tenter quelque chose.
L’État a été très silencieux en la matière, et en France où tout procède de lui, ce silence trahit une gêne. Car comment édicter des règles communes pour des théâtres ou des opéras, et des salles de musiques actuelles sans sièges, aux formats et configurations si différents ? Comment peut-on comparer la fosse d’orchestre de Bastille et celle de Lyon, le Théâtre des Célestins de Lyon et le TNP de Villeurbanne ou la Comédie Française. Comment édicter des règles pour des programmations diversifiées, pour des opéras avec un chœur d’une centaine de personnes et pas de chœur, entre Erwartung et Aida ? Il y a des difficultés à édicter un protocole général et universellement applicable.
On attend de l’État qu’il dise la règle. On attend de l’État qu’il paie. C’est de bonne guerre, mais du côté des institutions, qu’attendent d’elles-mêmes les grandes institutions culturelles, qu’attendent d’eux-mêmes les grands managers des Festivals qui communiquent à tout venant quand il n’y pas de problème et qui depuis les annulations en chaine, au moins pour le théâtre et la musique classique, n’ont pas dit grand-chose.
Alors regardons ailleurs, et méditons.

En Italie, en Suisse, en Autriche, et même en Espagne (au teatro Real) , on a tenté la reprise: les Festivals ont proposé une programmation, même réduite, même redimensionnée, certains Opéras ont proposé des saisons d’été, c’est le cas de Rome, une saison complète au Circo Massimo, ou des moments exceptionnels comme à Naples. Et partout, la reprise a été négociée avec l’appui des pouvoirs publics.
En Autriche, le poids du Festival de Salzbourg, le poids des Wiener Philharmoniker ou même de l’Opéra de Vienne est énorme, parce que ces institutions sont emblématiques de l’Autriche, de son histoire et de ses traditions, alors on les écoute et la programmation spéciale du Festival de Salzbourg a été décidée au plus haut niveau de l’État. C’était le centenaire du Festival musical le plus important du monde, et en deux mois, une proposition révisée a vu le jour, pas d’orchestres invités, présence des Wiener, deux productions d’Opéras, et quelques récitals, dont un cycle de huit concerts d’Igor Levit avec une assistance divisée par deux.
En Suisse, le festival de Lucerne a fait une proposition minimale, mais a quand même proposé une dizaine de concerts que Wanderer suit et dont il rend compte. Les financements sont différents, le poids de l’Etat fédéral est moindre qu’en Autriche, et l’autofinancement est fort. Il fallait jouer entre les possibles imposés par une assistance divisée par 2 et une programmation coûteuse. Il a fallu renoncer par exemple à la traditionnelle présence à Lucerne des Berlinois fin août début septembre.
Même situation en Italie, le pays le plus touché en Europe et qui avait besoin d’afficher ce retour à une certaine normalité, et partout, les Institutions culturelles ont été soutenues par les structures politiques, essentiellement régions et villes.
Dans ces trois pays, c’est l’initiative des structures culturelles, alliées et soutenues par les cadres politiques qui a abouti à une programmation. Sans les politiques, pas de soutien, pas d’argent, et pas d’autorisation sanitaire non plus. (A Naples, par exemple, c’est la région Campanie qui a financé toute la programmation du San Carlo, les deux opéras en version de concert aux distributions stratosphériques et la IXe de Beethoven). En France, le politique n’a pas bougé.
On sait que chaque pays gère les protocoles sanitaires et qu’il y a d’un pays à l’autre des différences, mais dans l’ensemble, les recommandations pour le public se ressemblent, port du masque, distanciation avec en Italie prise de température, en Suisse port du masque pendant le concert, en Autriche et en Italie on peut l’enlever, mais dans l’ensemble ce sont des mesures assez voisines.
Là où ils diffèrent c’est pour la protection des professionnels. Chacun veille évidemment à la sécurité sanitaire des artistes : en Italie on invente des mises en scènes distanciées ou l’on propose des versions concertantes avec orchestre et chœurs distanciés, en Suisse (à Lucerne) c’est sensiblement la même chose : 35 musiciens pour l’Eroica occupaient toute la largeur de la scène du KKL les 14 et 15 août. En Autriche, on ne renonce pas à une mise en scène « normale » (Le Cosi fan tutte de Loy est très rapproché, on se touche, on se frotte on s’embrasse) mais les artistes sont très régulièrement testés, il y a un dispositif sanitaire spécifique pour que tous les participants – solistes, orchestres, chœurs, techniciens- soient testés régulièrement. Plus généralement, on est presque plus attentif aux personnels qu’aux spectateurs ou aux visiteurs qui en dehors des règles communes, sont des êtres responsables.
Mais le Covid est dans les têtes partout, et les spectateurs se comportent de manière très concentrée ; car la situation invite à la concentration ; peu de tousseurs entre les mouvements, un silence tendu pendant la représentation et les toilettes à Salzbourg sont plutôt sobres: pas d’entracte pour en faire l’exposition.
Nos voisins ont réussi à produire là où la France-mère-des-arts n’a même pas essayé.
Ou plutôt seul René Martin a réussi à préserver la Roque d’Anthéron avec les conditions particulières du lieu, et Philippe de Villiers s’est débrouillé pour défendre le Puy du Fou et assurer la saison.
Et les autres ?

Il est bien sûr de bon ton d’accuser l’État et ce gouvernement. Je l’ai fait plus haut et à juste titre parce que l’État en France à la différence d’autres pays, n’a pas encouragé les institutions culturelles à faire des propositions alternatives, même en mode mineur, pour assurer symboliquement une présence culturelle durant l’été. Il a sans doute estimé cela superfétatoire et à la limite dangereux.
Pourtant, du côté des institutions plus petites et des initiatives locales, il y a eu beaucoup d’efforts et d’initiatives pour susciter des manifestations un peu partout, ce qu’à une époque on a appelé des « petits » festivals, expression cryptique qu’on voudra bien expliciter. Il faut saluer par exemple les efforts d’un Thomas Jolly à Angers ou les surgissements bienvenus, comme ce Festival du Château Rosa Bonheur, dédié aux compositrices, avec une jauge limitée à 100 personnes, (https://www.chateau-rosa-bonheur.fr/festival/), et il y a bien d’autres initiatives heureuses, disséminées dans le pays.
Le 19 août je crois, la ministre a rencontré les institutions culturelles qui une fois encore appellent l’État à l’aide pour obtenir des moyens ou libérer le secteur du protocole sanitaire  et va sans doute laisser espérer une évolution dans un futur proche, tout au moins elle va référer les demandes au plus haut…comme tout ministre, la ministre de la Culture est un intermédiaire entre la terre et Dieu. Mais d’après ce qu’on sait, elle va demander la fin de la distanciation, puisque dans d’autres cadres (la SNCF, l’école même…), celle-ci est n’est plus une obligation. Ainsi, les institutions culturelles au nom de leur survie ne s’imposeront plus grand chose, sinon de belles paroles rassurantes. Je ne sais si c’est une solution, je sais seulement que cet été, toutes les manifestations se sont déroulées avec la distanciation et elles n’ont pas perdu leur âme.

On se trouve donc au cœur d’un paradoxe absurde. Au contraire d’autres pays, aucune grande institution culturelle n’a produit la moindre minute de spectacle vivant, mais l’État a assuré aux travailleurs du secteur une vraie protection. Ils ne travaillent pas, mais ils sont protégés. Il faudra bien que les artistes se remettent à produire, d’une manière ou d’une autre pour honorer leur fonction sociale…France-mère-des-arts…
On voit le danger d’un tel système. Une fois encore, la solution tombe d’en haut, les sous, les moyens, évidemment jamais suffisants et surtout, personne n’a abordé depuis cet été le problème central des conditions de la production de spectacles, des protocoles à mettre en place à la rentrée (on croit comprendre pourquoi, les institutions ne veulent pas de protocole contraignant…) . Seule (saine) réaction, celle de Jeremy Ferrari dans sa lettre ouverte il y a quelques jours.
https://www.leparisien.fr/culture-loisirs/covid-19-lettre-d-un-humoriste-au-gouvernement-16-08-2020-8368551.php
Si cet été quelques institutions en vue avaient programmé même a minima comme ailleurs, on aurait peut-être eu grandeur nature diverses expériences et configurations, comme en Italie, en Autriche, en Espagne et en Suisse, qui auraient permis de faire ensuite des choix, d’avoir plusieurs plans, plusieurs réponses à un problème qui, je le répète, ne va pas s’éteindre cet automne, ni même cet hiver et qui ne peut se traiter qu’au plus près du terrain et presque au cas par cas.
Le problème logistique d’ailleurs est beaucoup plus complexe pour les grands festivals rock avec leur assistance pléthorique que pour les festivals de théâtre et de musique classique, qui attirent un nombre de spectateurs moindre. Mais pour tous, la question est économique, celle de trouver un autre rapport entre l’offre et le nombre de spectateurs.  Au lieu de cela, on a fait pleurer Margot sur un secteur sacrifié, mais les sacrifiés se sont laissé faire, refusant souvent implicitement de changer ou d’adapter leur format.

Ce qui frappe en Italie ou à Salzbourg, c’est la volonté d’arriver quoiqu’il en coûte à offrir une programmation, et par la diversité des réponses, voire par les risques qui ont été pris, on a vu l’imagination au pouvoir, mais aussi l’enthousiasme de reprendre l’activité, quoiqu’il en coûte, tout en essayant de préserver la santé des spectateurs et des professionnels. Une institution aussi importante que l’Opéra de Rome a bouleversé sa programmation et Daniele Gatti ne dirigera pas cet automne Rake’s Progress comme prévu, mais Zaide de Mozart, plus économe en moyens et plus conforme aux exigences sanitaires.
Pour chaque institution, la programmation est un vaste point d’interrogation et certaines ont pris ou prennent des décisions en essayant de s’adapter presque au jour le jour, tant le terrain est accidenté et le brouillard épais.

L’État a-culturel (pour reprendre en l’adaptant une expression du regretté Marc Fumaroli) a fait le choix de faire taire le secteur en donnant de l’argent et en assurant la pérennité de l’intermittence. Et le secteur a ouvert les vannes des vallées de larmes sur le monde culturel arrêté. Pour le reste, il n’a pas un seul instant encouragé les grandes institutions culturelles qui illuminent l’été comme Avignon ou Aix à proposer quelque chose de minimal au public. Manque d’imagination ? Peur panique -partagée par tous, État, collectivités territoriales et locales, institutions elles-mêmes-, d’être accusé(s) de laxisme si l’épidémie reprenait : elle est en train de reprendre de toute manière et on n’a même pas essayé de lutter.
Sauf au Puy du Fou, qui devient l’emblème du combat pour le maintien de l’activité…Il y a de quoi s’inquiéter pour ce pays de peurs et d’hésitations, où l’imagination et le courage s’effacent au profit de la pusillanimité.
A-t-on entendu, après les valses hésitations qui ont précédé l’annulation, les responsables de grandes institutions comme Avignon ou Aix, proposer, demander une dérogation, suggérer une programmation de substitution redimensionnée aux exigences de la pandémie ? On croit rêver en lisant qu’une « institution » aussi solidement arrimée à son os que Jean-Michel Ribes « ignorait » qu’il y eût des possibilités de dérogations. Voilà quelqu’un qui dirige un théâtre et ne se tient donc pas au courant des textes ?

https://actu.orange.fr/societe/videos/jean-michel-ribes-sur-les-derogations-je-ne-suis-pas-sur-que-tout-le-monde-en-ait-ete-informe-CNT000001swW5i.html

Et si les grandes institutions s’étaient un peu agitées, elles l’auraient fait savoir, rien que pour montrer au bon peuple qu’elles avaient envie de reprendre , qu’elles avaient des propositions alternatives mais que l’État-castrateur leur a brûlé les ailes et étouffé leur enthousiasme renaissant.
Mais non, elles ne l’ont pas fait, parce qu’elles n’ont pas voulu, ni osé jouer leur rôle de défenseur de leur institution et de serviteurs d’un public qui serait venu, même divisé par deux ou trois. Surtout, elles n’ont pas répondu à leur mission. On dit en italien Onore onere (à l’honneur correspond la charge…) : on veut bien de l’honneur, mais pas de ce qui va avec.
D’autres pays l’ont fait, dont l’Italie, bien plus atteinte par le virus que nous qui a voulu faire de cette reprise des spectacles un symbole fort. La France n’a rien fait, non seulement à cause d’un État qui s’est lavé les mains de la reprise de l’activité culturelle et qui s’est contenté de servir à la profession un abondant plat de lentilles (ce qui était important voire indispensable) et de l’autre des managers culturels habiles par temps calme et muets dans la tempête, qui au fond, se sont lavés les mains eux aussi d’une programmation de secours ou redimensionnée,  et ils n’ont ni proposé, ni lutté pour assurer une présence estivale de leur institution : quand on compare ce qu’a proposé Salzbourg et ce que propose le Salzbourg français, Aix en Provence, même si une alternative numérique a été pensée, et c’est méritoire, on reste perplexe par ce qui a été produit et sur l’effet médiatique ou culturel, et surtout sur l’objectif poursuivi. Les artistes étaient présents, ils répétaient, une production pouvait être montée, à la salzbourgeoise, à la romaine, à la napolitaine, à la madrilène, d’autant que le Théâtre de l’Archevêché est en plein air, ça aurait eu un plus grand effet, voire un effet d’entrainement.

Et Avignon ? Il y a là aussi des lieux à ciel ouvert, dont la Cour d’honneur. Une seule production, comme « aux origines », dans la cour d‘honneur, avec moitié moins de spectateurs mais avec les artistes qui de toute manière étaient inoccupés, ça n’était vraiment pas possible ? En deux mois Salzbourg a monté une programmation, en un mois Rome comme Naples ont  monté une programmation et construit ex nihilo une scène, des gradins, des coulisses. Pas Avignon ? Pas Aix ?

L’Allemagne est un cas un peu différent : il y a peu de Festivals d’été (Baden-Baden mais c’est à Pâques son grand moment et le festival de Schleswig Holstein annulé aussi organise quelques manifestations  fin août en appelant cet été « l’été des possibles » – Sommer der Möglichkeiten), mais le territoire est maillé de théâtres publics avec leur personnel technique et artistique salarié : ouvrir même avec un public plus espacé ou réduit coûtera moins que laisser fermer parce que la présence d’un public même réduit atténuera les charges. Avantages en l’occurrence du système de répertoire.
Il reste la question du Festival de Bayreuth, le plus important du pays, dont la situation est particulièrement délicate. Si la pandémie dure jusqu’à l’été 21 et au-delà, l’adaptation du Festival de Bayreuth à la situation posera de vrais problèmes dans la mesure où à la différence de Salzbourg, il ne possède pas trois salles, mais une salle, qui est l’objet-sujet du Festival.
Et la question n’est pas celle du public, on mettra un siège occupé sur trois et on aura un protocole strict – avec le problème des entractes d’une heure et de la restauration, mais on y arrivera sans doute. Ce n’est pas non plus la question de la scène et des chanteurs, ni des techniciens, on peut tout résoudre en termes de mise en scène et d’organisation technique. Salzbourg l’a montré et va sans doute servir de modèle.
La question est celle de la fosse, le lieu vedette de ce théâtre, qui est une étuve, avec des musiciens très serrés et enfermés pendant des heures. Un vrai bouillon de culture. On ne peut reprendre en plein air ou dans un autre lieu, sinon le Festival perd son âme, sa nature, son objet, sa singularité.
Alors si l’on veut reprendre à Bayreuth il faudra une politique sanitaire drastique pour protéger les musiciens, une politique de tests permanents, à moins que d’ici là d’autres tests aient été trouvés, plus faciles et plus rapides, et qu’on ait pu convaincre les musiciens de venir y jouer ou des versions de concert avec orchestre sur scène, ce qui se profile un peu avec la Walkyrie prévue en 2021. D’ailleurs le Festival vient de communiquer qu’il donnera le programme 2021 en fin d’année, signe que les choses ne sont pas encore stabilisées et mettra en vente les billets en janvier 2021, avec une probable réduction de l’offre. Voir le communiqué: https://www.bayreuther-festspiele.de/festspiele/news/2020/ticketing-2021/

Seul un vrai pilote dans l’avion peut prendre des décisions, – et actuellement c’est difficile -, mais je gage que si Bayreuth reprend, ce sera avec un nombre de places réduit et moins de productions jouées peut-être plus souvent, pour permettre des alternances plus lâches et moins de personnel pour abaisser les coûts. Mais c’est très loin d’être gagné.

En Allemagne cependant, on vient de voir que Charité (le grand Hôpital de Berlin, qui inspire la politique sanitaire allemande) a déclaré qu’il ne voyait pas d’inconvénient à ce que les salles d’opéra et de théâtre soient pleines sans distanciation :

https://www.rbb24.de/kultur/thema/2020/coronavirus/beitraege_neu/2020/08/empfehlung-charite-berlin-abstandsregeln-opern-konzerte-publikum.htm/alt=amp.html?__twitter_impression=true

Attendons donc, tout est ouvert là encore et les évolutions sont rapides:  peut-être notre ministre portera-t-elle cette information en appui de ses demandes.

Je suis conscient qu’on pourra m’objecter mon ignorance des vrais problèmes, de la logistique, de la technique etc… et me renvoyer au comptoir du café du Commerce d’où j’édicte mes y’avait qu’à ou mes y’a qu’à…J’assume d’être un observateur naïf, mais je voyage en Union Européenne, à nos portes, et je vois simplement qu’ailleurs on a abattu des montagnes pour produire, et que la France des Festivals  est une morne plaine, comme Waterloo et ça me désole et provoque ma colère.

Ce n’est pas seulement l’État, lamentable en l’occurrence, qui est responsable de la situation : ceux qui ont voulu ont produit, Le Puy du Fou, La Roque d’Anthéron. Et si de Villiers a obtenu le feu vert de l’Élysée, au moins il est allé au bout de sa logique. L’Élysée aurait-elle donné le feu vert à Avignon ou Aix ? Moindre valence politique : au poids, les autres ne valent pas un de Villiers sans doute aux yeux du Prince. Mais ont-ils seulement essayé ? Ils sont co-responsables de ce désastre en termes d’image, de ce désastre en termes de valeurs et je dirai, d’éthique. Cette incapacité à défendre l’activité de leur institution, à inventer, à s’adapter à la situation, cette absence de volonté de lutter me laisse quelques doutes. Durch Schäden wird man klug dit-on en Allemagne, c’est par les problèmes qu’on devient intelligent, il y a encore du chemin à faire.

Enfin, cet automne, ou cet hiver, dans ce pays qui a connu des mouvements sociaux et les gilets jaunes, le syndicalisme présent et actif dans le spectacle aura beau jeu d’ajouter aux revendications habituelles, les considérations sanitaires pour freiner l’activité, à l’Opéra de Paris ou ailleurs, et là ce sera la boite de Pandore, car s’il y a une leçon à retenir de la crise de l’Opéra de Paris, c’est que bien peu ont pleuré son absence – sinon les passionnés. ou les abonnés qui avaient investi de l’argent. Veillons tous à ce que l’absence de spectacle vivant ne finisse pas dans l’indifférence.  Certains pensent  même déjà  que le Covid en a signé ou au moins en annonce la fin.

 

 

LES WANDERUNGEN DU WANDERER: LES STATIONS de la PASSION. LA TABLE DES MATIÈRES 2013

Les 132 articles de l’année 2013

Janvier 2013 (8)

Les Troyens au cinéma (MET HD)
La succession de Sir Simon Rattle est ouverte (Actualité)
Der fliegende Holländer (Budapest)
Der Ring des Nibelungen: Das Rheingold (Bayerische Staatsoper München)
Der Ring des Nibelungen: Die Walküre (Bayerische Staatsoper München)
Der Ring des Nibelungen: Siegfried (Bayerische Staatsoper München)
Concert: Münchner Philharmoniker-Ingo Metzmacher-Michael Volle/Berg-Mahler-Pfitzner-Wagner (Philharmonie in Gasteig München)
Der Ring des Nibelungen: Die Götterdämmerung (Bayerische Staatsoper München)

Février 2013 (15)

Der Ring des Nibelungen, de Beckham à Wagner, une rêverie (Bayerische Staatsoper München)
Falstaff (Scala)
Nabucco (Scala)
La Traviata (Grand Théâtre de Genève)
Après Genève, La Traviata, promenade dans la discothèque (Grand Théâtre de Genève)
Der Ring des Nibelungen: Das Rheingold (Opéra de Paris)
Parsifal (MET-New York)
Rigoletto (MET-New York)
Théâtre: Sommergäste (Les estivants) (Schaubühne Berlin)
Concert: Gewandhausorchester-Riccardo Chailly/Mendelssohn-Schlee-Mahler (Gewandhaus Leipzig)
Sur Wolfgang Sawallisch (In memoriam)
Die Feen (Oper Leipzig)
Opéra de Paris, saison 2013-2014 (Actualité)
MET, saison 2013-2014 (Actualité)
DNO Amsterdam, saison 2013-2014 (Actualité)

Mars 2013 (12)

Remarques rêveries sur le Parsifal du MET (MET HD)
Teatro Real & Liceu Barcelona, saisons 2013-2014 (Actualité)
Das Rheingold (Grand Théâtre de Genève)
Der fliegende Holländer (Scala)
Concert: Orchestra Mozart-Claudio Abbado-Martha Argerich /Mozart-Beethoven (Lucerne Festival)
Théâtre: Phèdre (Comédie Française)
Concert: Symphonieorchester BR-Mariss Jansons/Britten (Lucerne Festival)
Concert: Symphonieorchester BR-Mariss Jansons/Beethoven-Chostakovitch (Lucerne Festival)
Concert: Staatskapelle Dresden-Christian Thielemann/Brahms (Osterfestpiele Salzburg 2013)
Concert: Staatskapelle Dresden-Christian Thielemann-Yefim Bronfman/Henze-Beethoven-Brahms (Osterfestspiele Salzburg 2013)
Parsifal (Bayerische Staatsoper München)
Parsifal (Osterfestspiele Salzburg)

Avril 2013 (11)

Der Ring des Nibelungen: Siegfried (Opéra de Paris)
Opéra National de Lyon, la saison 2013-2014 (Actualité)
Il Prigioniero/Erwartung (Opéra de Lyon)
Macbeth (Scala)
Claude (Opéra de Lyon)
Concert: Mahler Chamber Orchestra – Claudio Abbado-Martha Argerich/Beethoven-Mendelssohn (Salle Pleyel, Paris)
Théâtre: Le Misanthrope (Sivadier) Comédie de Valence
Bayerische Staatsoper, la saison 2013-2014 (Actualité)
Grand Théâtre de Genève, la saison 2013-2014 (Actualité)
Wiener Staatsoper, la saison 13-14 (Actualité)
Staatsoper Berlin/Deutsche Oper Berlin, saisons 13-14 (Actualité)

Mai 2013 (12)

Oberto conte di San Bonifacio (Scala)
Concert: Orchestra Mozart-Orchestra del Maggio Musicale Fiorentino- Claudio Abbado/Wagner-Verdi-Berlioz (Teatro Comunale Firenze)
Oper Frankfurt Saison 2013-2014 (Actualité)
ROH Covent Garden et ENO, saisons 2013-2014 (Actualité)
Capriccio (Opéra de Lyon)
Der Fliegende Holländer (Staatsoper Berlin)
Le Grand Macabre (Komische Oper Berlin)
Concert: Berliner Philharmoniker-Claudio Abbado/Mendelssohn-Berlioz (Philharmonie Berlin)
Teatro alla Scala, saison 2013-2014 (Actualité)
Der fliegende Holländer (MC2 Grenoble)
Le Vaisseau fantôme ou le maudit des mers (MC2 Grenoble)
Der Ring des Nibelungen: Die Götterdämmerung (Scala)

Juin 2013 (8)

La Gioconda (Opéra de Paris)
Alexander Pereira, nouveau sovrintendente de la Scala (Actualité)
Rigoletto à Vernier (Le Lignon, Stadttheater Biel)
Die Meistersinger von Nürnberg (Amsterdam DNO)
Concert: Orchestra Mozart-Claudio Abbado/Beethoven-Mozart-Haydn-Prokofiev (Salle Pleyel, Paris)
Cosi fan tutte (Teatro Real à la TV)
Bon anniversaire Claudio (Actualité)
Interview de Claudio Abbado dans Die Zeit (Actualité)

Juillet 2013 (14)

Die Zauberflöte (Opéra de Lyon)
Concours international de Chant Toti dal Monte (Trévise)
Rienzi (Bayreuth 2013 – Wagnerjahr)
Das Liebesverbot (Bayreuth 2013 – Wagnerjahr)
Der Ring des Nibelungen, Siegfried (Münchner Opernfestspiele 2013)
Otello (Münchner Opernfestspiele 2013)
Wagnerjahr 2013, Frühwerke: quelques questions sans réponses (Bayreuth 2013 – Wagnerjahr)
Elektra (Aix 2013)
Don Giovanni (Aix 2013)
Rigoletto (Aix 2013)
Un ballo in maschera (Scala)
Don Carlo (Münchner Opernfestspiele 2013)
Boris Godunov (Münchner Opernfestspiele 2013)
Der Ring des Nibelungen, ce qu’on en dit (Bayreuth 2013)

Août 2013 (11)

Sur Regina Resnik (In memoriam)
Concert: Lucerne Festival Orchestra-Claudio Abbado/Brahms-Schönberg-Beethoven (Lucerne Festival 2013)
Tannhäuser (Bayreuth 2013)
Der Ring des Nibelungen: Die Götterdämmerung (Bayreuth 2013)
Der fliegende Holländer (Bayreuth 2013)
Concert: Percussive Planet Ensemble-Martin Grubinger/Xenakis-Bartok (Lucerne Festival 2013)
Die Meistersinger von Nürnberg (Salzburg 2013)
Concert: Lucerne Festival Orchestra-Claudio Abbado/Schubert-Bruckner (Lucerne Festival 2013)
Norma (Salzburg 2013)
Claudio Abbado nommé « Senatore a vita » (Actualité)
Der Ring des Nibelungen: Das Rheingold (version de concert) Lucerne Festival 2013

 

Septembre 2013 (12)

Orphée et Eurydice (version de concert) (Festival Berlioz)
Der Ring des Nibelungen: Die Walküre (version de concert) (Lucerne Festival 2013)
Concert: Concertgebouw-Gatti/Mahler (Lucerne Festival 2013)
Der Ring des Nibelungen: Die Götterdämmerung (version de concert) (Lucerne Festival 2013)
Concert: Maurizio Pollini (Schönberg-Schumann-Chopin) (Lucerne Festival 2013)
Gérard Mortier limogé du Teatro Real (Actualité)
Claudio Abbado annule sa tournée au Japon (Actualité)
Arrivée anticipée de Stéphane Lissner à Paris (Actualité)
Concert: Symphonieorchester BR-Jansons-Uchida/Beethoven-Berlioz (Lucerne Festival 2013)
Concert: Symphonieorchester BR-Jansons/Mahler (Lucerne Festival 2013)
Alceste (Opéra de Paris)
Concert: Budapest Festival Orchestra-Ivan Fischer/Bartok-Dvorak (Lucerne Festival 2013)
Concert: Philharmonia Orchestra/Esa-Pekka Salonen (Lucerne Festival 2013)

Octobre 2013 (13)

Falstaff (Opéra de Budapest)
Die Soldaten-1 (Opernhaus Zürich)
Patrice Chéreau (In memoriam)
Aida (Opéra de Paris)
Les Dialogues des Carmélites-1 (Opéra de Lyon)
Les Noces de Figaro d’après Mozart (Odyssée – Eybens)
Les Dialogues des Carmélites-2 (Opéra de Lyon)
Théâtre: Lucrèce Borgia (Athénée)
Concert: ONF-Gatti/Haydn-Ravel-Tchaïkovski (TCE)
Lucerne 2014: La programmation de Pâques 2014 (Lucerne Festival)
Lucerne 2014: La programmation de l’été et de l’automne (Lucerne Festival)
Inauguration Académie Liszt de Budapest (Liszt Academy)
Die Soldaten-2 (Opernhaus Zürich)

Novembre 2013 (7)

Der fliegende Holländer (Geneva Wagner Festival, BFM-Genève)
Théâtre: L’Avare (Toneelgroep Amsterdam) (MAC Créteil)
Norma (version de concert) (Opéra de Lyon)
Théâtre: Le Conte d’hiver (MC2 Grenoble)
Elektra (Opéra de Paris)
Mémopéra, l’opéra et la mémoire (Opéra de Paris)
I Puritani (Opéra de Paris)

Décembre 2013 (9)

Die Frau ohne Schatten (1) (Bayerische Staatsoper München)
Die Frau ohne Schatten (2) (Bayerische Staatsoper München)
La Traviata (Scala)
Les contes d’Hoffmann (Opéra de Lyon)
Les Dialogues des Carmélites (TCE)
La Grande Duchesse de Gerolstein (Athénée)
Méditation sur Forza del destino (streaming)
Les Wanderungen 2013 du Wanderer (Blog Wanderer)
Le Palmarès 2013 du Blog du Wanderer (Blog Wanderer)

[wpsr_facebook]

CHAISES MUSICALES POUR FAUTEUILS LYRIQUES: STÉPHANE LISSNER ARRIVE À PARIS PLUS VITE QUE PRÉVU

Jeu de chaises musicales, domino lyrique: comment appeler ce qui vient de se passer ? Grâce au rififi salzbourgeois qui amène à un départ anticipé d’Alexander Pereira  après le festival 2014, ce dernier peut arriver à la Scala, où il est nommé sovrintendente en septembre 2014 et non en 2015. Du coup Lissner peut partir de la Scala et arriver sur Paris dès septembre 2014 . Nicolas Joel peut donc partir de l’Opéra « à sa demande »…un an à l’avance.  Certes, chacun gèrera la saison du prédécesseur, mais dans les grandes maisons, souvent la première saison d’un manager est faite de productions qu’il a programmées et de quelques autres qui ont été prévues par son prédécesseur à cause de l’anticipation nécessaire (au moins trois ans, sinon plus) pour avoir les artistes qu’on veut.
Disons que le départ de Nicolas Joel ne fera pas pleurer les foules, je dis bien les foules, car il paraît que l’Opéra de Paris n’a jamais eu autant de public: on entendait la même antienne du temps de Gérard Mortier. Tant mieux au fond, les foules en question pourront apprécier la différence entre la programmation Lissner et la programmation Joel. Des années Joel, je retiendrai d’abord des promesses (chanteurs, répertoire français) très partiellement tenues, le Werther de Kaufmann, mais la production venait de Londres, un Ring, musicalement acceptable, scéniquement médiocre, mais un Ring enfin après tant d’années d’attente,  Mathis der Maler (Olivier Py) avec un magnifique Mathias Goerne et aussi quelques reprises appréciables de quelques productions Mortier. Assez maigre.
On connaît suffisamment Stéphane Lissner pour prévoir que l’image de la maison et la couleur des productions vont changer assez radicalement: et il le fera très vite, question de stratégie.  Il trouvera malgré tout en arrivant une maison en ordre de marche et un répertoire consolidé, et non pas une maison en déshérence comme lorsqu’il est arrivé à la Scala, où son bilan est plutôt positif pour le renouvellement du répertoire et l’ouverture scénique, et plutôt négatif pour le maintien à  niveau des productions de répertoire italien: ce n’est pas là où il aura brillé.
Mais comme Pereira à Salzbourg, Lissner part de Milan plutôt critiqué que regretté. C’est à mon avis injuste: il a réussi à imposer à un public notoirement difficile, très conservateur et plutôt provincial une politique tout de même plus audacieuse que par le passé, même si c’est resté dans les limites supportables par les milanais (le plus osé, c’est Claus Guth…qu’aurait-ce été avec un Warlikowski ou un Castorf). On lui doit, à lui aussi, un Ring de très haut niveau scénique et musical, avec un Barenboim des très grands jours et un Guy Cassiers inégalement inspiré, mais qui constitue tout de même une vraie référence de modernité, largement acceptée par le public, il faut le reconnaître. On lui doit de magnifiques Wagner, de très beaux Strauss, de remarquables Britten, Janacek et Berg, un Falstaff (il faut bien un Verdi) de référence.Un bilan très respectable de théâtre très internationalisé.
Quant à Pereira, nemo propheta in patria, il part de Salzbourg à la fois victime de son orgueil et de sa présidente, Dame Helga Rabl-Stadler, la dévoreuse de boss, qui est en train d’user ses intendants à une vitesse assez stupéfiante: elle était déjà là sous Mortier…et après Mortier (parti en 2001) sont passés Peter Ruzicka, Jürgen Flimm, un interim de Markus Hinterhäuser, actuel directeur des Wiener Festwochen, qui pourrait bien  vite revenir à Salzbourg mais cette fois comme intendant de plein exercice et Alexander Pereira dont on pensait qu’il couronnerait sa carrière et qui n’a fait que passer, après de longues années remarquables à Zürich. « Un petit tour et puis s’en vont » symbole des difficultés à retrouver une identité stable au plus grand festival européen de musique.
Le rififi n’est pas réservé à la France, l’Italie ou l’Autriche. À Madrid, Gérard Mortier qui lutte contre un cancer, menace depuis quelques mois de partir par anticipation, après avoir renouvelé profondément le répertoire du Teatro Real: sa saison est encore vraiment stimulante cette année. Il menaçait l’an dernier à cause des éventuelles restrictions de crédit,  il menace maintenant de partir pour protester contre la nomination probable de son successeur éventuel, le catalan Joan Matabosch, directeur du Liceu de Barcelone, maison solide qui a des orientations plutôt à l’opposé de celles du bouillant Mortier. Il nous reste à lui souhaiter que sa santé se rétablisse, et qu’il finisse son mandat (2016) pour nous régaler encore de spectacles de référence.
Comme on le voit, le monde de l’opéra est un melodramma giocoso…en 40 ans de vie lyrique suivie à la lettre, je n’ai connu que polémiques à Paris autour de l’opéra: polémiques contre Rolf Liebermann, puis contre Bernard Lefort, puis contre Daniel Barenboim, puis contre Pierre Bergé. Hugues Gall y a un peu échappé, mais Gérard Mortier les a fait revivre, telles le Phénix, et ne parlons pas de Nicolas Joel. Que voulez-vous, il faudrait un Saint Simon pour décrire les heurs et malheurs de l’opéra, art de cour par excellence, peu aimé de nos présidents pourtant si monarchiques (à part Giscard d’Estaing, les autres ne s’y sont pas fait voir), peu aimé des ministres des finances (on y voyait pourtant fréquemment Madame Lagarde) car il coûte toujours trop cher, de plus en plus cher, mais visiblement de plus en plus aimé du public…Adieu Nicolas (le Saint des cadeaux), bonjour Stéphane (le saint du lendemain de Noël): un directeur de l’opéra, c’est un peu notre père Noël. [wpsr_facebook]

ALEXANDER PEREIRA NOUVEAU SOVRINTENDENTE DU TEATRO ALLA SCALA

Alexander Pereira

C’est un manager sûr de lui et dominateur qui arrive à la Scala de Milan à la rentrée 2015. Remarquons d’abord que les délais sont fort courts (2 ans) pour préparer la première saison, mais Expo Universelle oblige, nul doute que Stéphane Lissner ne laisse pas derrière lui une terre brûlée. Le règne de Pereira à Salzbourg aura été bref, et il est encore trop tôt pour tirer un bilan de sa programmation. Autrichien, venu du privé (Olivetti), puis secrétaire général du Konzerthaus de Vienne, il devient en 1991 intendant de l’Opéra de Zurich qu’il va diriger jusqu’en 2011, un très long règne qui fait de Zurich une des scènes incontestables de l’univers lyrique: il va réunir une troupe de chanteurs particulièrement riches d’avenir (Kaufmann par exemple) retenir d’autres parmi les plus prestigieux (Matti Salminen ou Cecilia Bartoli ) et va attirer à Zurich des chefs de très bon niveau (Franz Welser-Möst, Daniele Gatti) avec une politique de production alternant des metteurs en scènes plutôt modernes (Claus Guth), mais aussi se garantissant les voix du public traditionnel pour des productions plus classiques. Certainement moins « moderne » que son successeur Andreas Homoki à Zürich, c’est un manager qui sait équilibrer l’offre et veille à une homogénéité vers le haut des distributions.  À Salzbourg d’ailleurs, il a beaucoup fait appel à des artistes ayant travaillé avec lui à Zürich.
Au contraire de Stéphane Lissner qui est un habile négociateur, très cordial, et plutôt florentin, et même si Alexander Pereira partage avec son prédécesseur un grand réseau, une très grande intelligence, très intuitive, il est plutôt un flamboyant, c’est Richelieu succédant à Mazarin, les deux ayant réussi à construire la France, avec des méthodes très différentes.
Le patron tout puissant Pereira s’est senti bridé à Salzbourg, où il a rencontré des oppositions de son conseil d’administration sur les dépassements budgétaires (60 Millions d’euros) et a eu des conflits avec Franz Welser-Möst qu’il connaissait pourtant bien après une longue collaboration à Zürich. Il laissait entendre depuis pas mal de mois que la Scala l’intéressait.
Nul doute que pour la Scala c’était le seul nom possible dans les candidats dont on connaissait les noms. Notamment pour sa surface et sa capacité éprouvée à Zürich à savoir récolter de l’argent et attirer des sponsors, ce qui en ce moment est plutôt nécessaire en Italie. Toutefois, malgré son lien à Cecilia Bartoli, je doute qu’il puisse la faire retourner à Milan après l’accueil scandaleux que quelques protestataires lui ont réservé. En revanche, nul doute que Daniele Gatti a des chances de succéder à Barenboim au poste de directeur musical.
Il cherchera sans doute à se concilier le public milanais plutôt conservateur, mais argenté, et sans doute la politique de productions sera-t-elle un peu plus « classique », ou du moins peu dérangeante et ce bon connaisseur de voix pourrait bien redonner à ce théâtre une identité vocale qu’il a un peu perdu. Dans tous les cas, il saura faire.
Saura-t-il se concilier le monde syndical ? Là est la grande inconnue: à Salzbourg comme à Zürich, ce n’est pas la question. À la Scala, c’est autre chose…même si désormais l’intendant non italien marque la fin définitive de l’exception italienne et libère le poste de Sovrintendente des influences politiques partisanes, et claniques.
Morale de l’histoire: pour la Scala, un grand manager succède à un autre, et le théâtre peut se considérer comme prémuni. Daniel Barenboim s’était récemment plaint dans une interview avec le journal viennois Der Standard de l’absence de perspectives due à l’incertitude sur le surintendant. L’affaire est classée, l’avenir est assuré. Avec en prime un salaire inférieur d’environ 100000€ à ce que touchait Lissner, puisqu’on avait reproché à Lissner des émoluements excessifs, qui avaient été négociés sans doute au moment de son arrivée, quand la Scala était aux abois.
Pour Salzbourg, c’est déjà plus difficile: depuis le départ de Mortier, il y a 12 ans, on a usé trois directeurs (il y a eu Peter Ruzicka, Jürgen Flimm, Alexander Pereira) et on cherche maintenant le quatrième. Il y a sans doute un problème non d’argent, mais de couleur du Festival et de stratégie , aucun des directeurs n’ayant réussi comme Mortier à donner une identité, même critiquée, au plus grand festival du monde (260000 spectateurs),  à donner de la cohérence à la partie théâtre et à la partie musique et à en faire un lieu de référence incontestable: il y aura toujours des grands chefs et des grands chanteurs, mais pour quelles productions et quelle ligne « éditoriale »?
La lecture de la presse autrichienne (Der Standard, Wiener Zeitung) montre que la nomination d’Alexander Pereira a fait immédiatement naître l’agitation à l’approche d’une réunion du Conseil administration (Kuratorium) la semaine prochaine, le 11 juin. En effet, le contrat de Pereira court jusqu’en 2016 et celui de la Scala commence en 2015: il s’agit d’une part de voir si Pereira peut cumuler (ce qu’il voudrait) et à quelles conditions, alors que certains suggèrent qu’il quitte Salzbourg dès 2013, d’autres en 2014. Une interview de Pereira au Standard de Vienne (7 juin 2013) laisse entendre qu’il pourrait emporter dans ses bagages des sponsors et des artistes qui lui sont très liés…
On le saura très vite comment cela va finir, notamment si Salzbourg a une solution immédiate de rechange (on parle beaucoup de Markus Hinterhäuser le pianiste, qui était responsable des concerts à Salzbourg, mais il devrait alors choisir entre Salzbourg et les Wiener Festwochen dont il est devenu le directeur en succédant à Luc Bondy). En bref, un jeu de chaises musicales, de menaces, de contrats, sachant que Pereira argumentera qu’il était à Zürich quand il préparait les saisons de Salzbourg et que cela n’a pas posé de problème…Cela laisse de belles polémiques en perspective mais Salzbourg n’en a jamais manqué, notamment depuis l’ère Mortier.
Les grands hôtels de luxe ont besoin d’architectes. Et les grands architectes du monde musical ne sont pas légion, c’est bien là le problème.

[wpsr_facebook]

SALZBURGER FESTSPIELE 2012: DIE SOLDATEN, de Bernd Alois ZIMMERMANN, le 26 août 2012 (Dir.mus: Ingo METZMACHER, Ms en scène: Alvis HERMANIS)

© Ruth Walz/Salzburger Festspiele

Pendant des années, la presse a demandé aux managers des opéras en France de programmer « Die Soldaten » de Bernd Aloïs Zimmermann, un opéra « total » datant de 1964 et comptant parmi les grands chefs d’œuvre du XXème siècle. L’opéra de Lyon (production de Ken Russell en 1983), puis celui du Rhin (prod. de Harry Kupfer en 1988) précèdent la production parisienne (qui reprend Harry Kupfer) de 1994. Voilà une œuvre qui nécessite des masses musicales impressionnantes et qui de ce fait ne peut être fréquemment montée, malgré sa flatteuse réputation.
C’est une création au Festival de Salzbourg (comme Bohème!), en coproduction avec le Teatro alla Scala de Milan qui est proposée dans le cadre très fort de la Felsenreitschule, avec les Wiener Philharmoniker dirigés par Ingo Metzmacher, bien connu pour son goût pour les œuvres du XXème siècle; lisez son livre passionnant « Keine Angst für neuen Tönen! » N’ayez pas peur des nouveaux sons) pour les germanophones seulement car ce livre n’est pas traduit en français (merci à l’intelligence des éditeurs français!). Alexander Pereira, le directeur du festival, a choisi le grand metteur en scène letton Alvis Hermanis pour mettre en scène cette production. Les spectateurs parisiens ont pu découvrir l’univers de cet artiste au théâtre de Chaillot en 2011.  Alvis Hermanis, c’est celui qui en quelque sorte porte sur le théâtre la mémoire collective et le sens de l’Histoire que le drame terrible, d’un pessimisme déchirant, de Jakob Michael Reinhold Lenz (1776) porte en lui. C’est une tragicomédie située à Armentières, ville de garnison en Flandres, et qui raconte en quatre « moments » l’histoire de la déchéance de Marie, jeune fille bourgeoise promise au marchand de drap Stolzius, qui s’éprend du soldat aristocrate Desportes, mue par le prestige de l’aristocratie et de l’uniforme, qui en est ensuite abandonnée, et qui tombe dans une déchéance telle qu’elle n’en est même pas reconnue par son père. Pour se venger, Stolzius empoisonne Desportes avant de s’empoisonner. Pas de vraie linéarité, les scènes se succèdent ou se superposent, mais la musique strictement dodécaphonique emprunte les formes les plus classiques, comme par exemple dans Wozzeck. « Ce qui me passionnait, écrit Zimmermann, c’était la manière dont ces personnages de 1776 se trouvaient pris dans un réseau de contraintes qui les menaient inéluctablement, plus innocents pourtant que coupables, à la violence, au meurtre, au suicide et, finalement, à l’anéantissement total. Mon opéra ne raconte pas une histoire, il expose une situation dont l’origine se trouve dans le futur et qui menace le passé. »
Büchner, qui a écrit une nouvelle « Lenz », sur le destin du dramaturge à la psyché fragile, s’est inspiré de cet univers pour son Woyzeck.
On reste frappé,  frappé dès le départ par le dispositif impressionnant réuni dans le Manège des rochers. Les musiciens sont partout, dans la fosse (plus un trou, plus un espace) et sur les côtés, voire dans les coursives qui dissimulent les projecteurs, on est impressionné par la réunion de tous les instruments à percussions, timbales, crotales, gongs, glockenspiel, bongos, celesta, tamtams, maracas, piano, clavecin, vibraphone, cymbales, tambours, et d’autres à l’infini qui entourent un décor constitué d’une galerie-verrière qui embrasse toute la largeur du lieu (une quarantaine de mètres) laissant voir le premier niveau des galeries creusées dans la pierre, et des chevaux qui inlassablement tournent emmenés par leurs lads. Derrière ces verrières, des ombres, des soldats qui regardent l’action comme derrière une vitrine, mais quelquefois aussi des rideaux qui tombent sur lesquels sont projetées des images d’une pornographie souriante du début du siècle.

© Ruth Walz/Salzburger Festspiele

Le proscenium laisse très peu de place pour les mouvements scéniques, étirés tout en largeur, délimitant des espaces divers, taverne, chambre à coucher, tas de paille pour nourrir les chevaux, salon bourgeois ou aristocratique, espaces interchangeables, car on le sait, Zimmermann a joué sur les superpositions, sur la rupture des trois unités, que Jakob Lenz l’auteur de la pièce d’origine refusait résolument. Pour Zimmermann, on le sait, l’opéra est une œuvre d’art totale (injouable, disait Sawallisch) qui doit donc réunir tous les arts (il y a aussi des projections de films prévues par le livret), ce qui peut essayer de rendre compte de cette complexité.
Alvis Hermanis, qui signe mise en scène et décor, a réussi à combiner l’espace particulier de la Felsenreitschule, en faisant de son décor l’entrée du manège (au centre, un fronton avec trois têtes de chevaux et l’inscription gravée « Felsenreitschule ») et instituant une relation logique entre la nature du lieu et l’œuvre. En situant l’action pendant la première guerre mondiale, il l’inscrit dans une époque avec laquelle nous entretenons une distance historique, mais encore suffisamment proche dans la mémoire pour permettre et faciliter l’identification. S’ il avait gardé la distance historique réelle (XVIIème ou XVIIIème), il n’est pas sûr que cette identification eût pu fonctionner. La première guerre mondiale est en quelque sorte par son horreur la mère de toutes les guerres. De ce travail d’une rare intelligence et d’une force peu commune, je me concentrerai sur trois images
– une cabine vitrée, que dès l’ouverture, des comparses font rouler et tourner, qui est en fait le lieu des prostituées, des filles à soldats, une sorte de BMC (Bordel militaire de campagne), la fille dans la « vitrine » excite les soldats qui se collent lascivement aux vitres.

© Ruth Walz/Salzburger Festspiele

C’est là-dedans que finira Marie.
– Un tas de foin, dans lequel Marie et Desportes se noieront de plaisir, lieu du plaisir où les corps se mêlent dans un mouvement presque rituel,  lieu investi par Marie, qui y entraîne son père au quatrième acte. Le foin, nourriture des chevaux, est métaphore du plaisir, de la déchéance (scène hallucinante où Marie assise sur son lit gigogne le tire de son ventre comme une sorte d’accouchement effrayant)

La verrière© Ruth Walz/Salzburger Festspiele

– La verrière, que nous voyons « de l’intérieur », et qui pour les soldats de l’autre côté (vers les chevaux) est une vitrine pour voyeurs. Les soldats agglutinés regardent onanistiquement la naïve Marie devenue à son insu objet de désir: scène d’une force inouïe où toute la misère sexuelle de ce monde d’hommes est jetée au visage du spectateur.
L’image initiale, qui explose en qui même temps que l’ouverture, est en quelque sorte un concentré des lieux et des activités, que nous allons peu à peu identifier et découvrir par la suite.
Ce travail sur la misère, la violence et les rapports de force, sur les rapports hommes/femmes dévoyés par la guerre, sur la nature du « repos du guerrier » est une fresque qu’on n’oubliera pas de sitôt. Pour son premier opéra, Alvis Hermanis a signé là un coup de maître.
Coup de maître aussi la direction musicale de Ingo Metzmacher, qui domine l’ensemble impressionnant des musiciens: un regard sur la fosse écrasée par le nombre d’instrumentistes, et pourtant, il joue bien sûr sur les masses, sur les différenciations sonores, arrivant, grâce à un Philharmonique de Vienne en état de grâce, à isoler les sons, et à faire que cette masse immense ne soit jamais cacophonique (sauf au début, mais c’est voulu), on entend chaque son, les cordes à peine effleurées, les harpes, le clavecin et une guitare bouleversante dans les  troisième et quatrième actes. Un travail qui allie énergie et subtilité, sens dramatique et même lyrisme: le crescendo des tambours dans la scène finale est à peu près insupportable de tension. Un travail exemplaire, un coup de Maître là aussi!
La mise en scène d’Alvis Hermanis écrase volontairement les personnalités; seules, les femmes émergent, les jeunes femmes et notamment les deux sœurs, Marie (hallucinante, extraordinaire, bouleversante Laura Aikin, qui réussit à dominer la masse orchestrale de sa voix) et chaleureuse Charlotte de Tanja Ariane Baumgartner, et ce défilé de figures de mères, si fortes en scène, si présentes, mère de Stolzius (somptueuse Renée Morloc), mère de Wesener (Magnifique Cornelia Kallisch), mère du jeune comte (impressionnante Gabriella Benackova, une revenante, avec sa voix dévastée et ses aigus encore triomphants qui va si bien avec la musique) qui successivement scandent le malheur qui se met en place.
Le dispositif, l’énormité du lieu, l’anonymat voulu des uniformes fait qu’on distingue mal qui est qui, qui est officier et qui simple soldat, et qu’il est difficile pour le spectateur d’identifier les hommes: effet voulu par la mise en scène qui ainsi envisage « les Soldats » dans une sorte de globalité. Ainsi de Stolzius bien identifié au départ, fondu dans la masse dès qu’il devient soldat. On ne peut que citer pour les louer Tomasz Konieczny, Stolzius, belle voix de baryton, bien dominée, impeccable techniquement avec des variations de couleur et sa manière si particulière d’atténuer les sons, Wolfgang Ablinger Sperrhacke, Pirzel impressionnant et si fortement caractérisé, Mathias Klink en jeune comte dévoyé, Daniel Brenna, un Desportes puissant qui cependant au quatrième acte est écrasé par la difficulté des aigus, Boaz Daniel (le Posa du dernier Don Carlo munichois), bel Eisenhardt

Alfred Muff (Wesener) et Laura Aikin(Marie) © Ruth Walz/Salzburger Festspiele

et surtout le bouleversant Alfred Muff encore impressionnant vocalement, dans le rôle de Wesener.
Les détracteurs de ce type de musique affirment qu’elle casse les voix: or, l’écriture de Zimmermann reste très attentive aux voix, et même au « bel canto ». Il faut pour cette écriture des voix qui sachent chanter, c’est à dire sachent aussi s’imposer par la couleur, et la maîtrise technique. Dès qu’on se concentre sur un personnage, on remarque cette exigence de la partition, qui demande vraiment des chanteurs de très haut niveau, et la distribution réunie, impressionnante par le nombre  répond globalement présent et se révèle magnifique.
Au bout des deux heures trente ou quarante de spectacle, on sort assommé, « di stucco » diraient nos amis italiens. C’est un choc immense que cette rencontre avec une musique écrasante et en même temps si claire, si prenante, qui se mélange avec un univers scénique qui a su si bien l’illustrer.

© Ruth Walz/Salzburger Festspiele

La scène de funambulisme de Marie, à laquelle succèdent ses pas hésitants sur les bottes de foin,

© Ruth Walz/Salzburger Festspiele

les dernières minutes avec Marie au sommet du fronton, au milieu des trois têtes de chevaux, entamant une sorte de danse bacchique resteront dans ma mémoire.
On se demande comment le dispositif conçu va s’adapter au Teatro alla Scala, coproducteur,  qui ne répond pas du tout aux exigences de cet immense espace. A moins que le spectacle ait lieu à Milan dans un lieu ad hoc, je suis curieux de voir comment les choses se passeront, mais ce sera en tous cas l’occasion de revoir ce merveilleux travail.
Une réussite à tous les niveaux, un des plus grands spectacles qu’il m’ait été donné de voir.
[wpsr_facebook]

SALZBURGER FESTSPIELE 2012: GIULIO CESARE IN EGITTO de G.F.HAENDEL le 25 août 2012 avec Cecilia BARTOLI (Dir.mus: Giuseppe ANTONINI, Ms en scène: Patrice CAURIER et Moshe LEISER)

© Hans Jörg Michel-Salzburger Festspiele

J’ai découvert Cecilia Bartoli lors d’une émission de RAI1, « Fantastico », une émission culte du samedi soir  présentée par le Michel Drucker/Guy Lux italien, Pippo Baudo, alors époux de Katia Ricciarelli: résidant alors à Milan, j’écoutais la TV italienne avec avidité.
Pour mieux apprendre une langue, et surtout, plus vite, vive la TV!
J’avais été frappé par sa technique et surtout sa personnalité et son aisance, si jeune.
Je trouve que Cecilia Bartoli est injustement frappée d’ostracisme en Italie; comme Antonacci, l’essentiel de sa carrière se déroule aujourd’hui à l’étranger. Ceux qui détestent Bartoli considèrent que la voix est petite, et que sa fameuse technique de vocalises la rapproche d’une volaille en rut (sic) comme on m’a dit un jour. Bartoli qui connaît évidemment ses limites, a conduit sa carrière en choisissant de travailler au disque et de choisir des salles aux dimensions très raisonnables qui permettent à sa voix de passer, comme Zürich. Elle a été régulièrement présente aussi à Salzbourg, et le mandat actuel d’Alessandro Pereira qui l’accueillait à Zürich a favorisé son intronisation comme directrice artistique du Festival de Salzbourg-Pentecôte,  succédant à Riccardo Muti qui l’avait dédié à l’opéra napolitain du XVIIIème.
Sa carrière, elle la doit donc aussi à la fortune des disques « thématiques » ( qui explorent le répertoire baroque) avec son complice Giovanni Antonini à la tête du Giardino Armonico, ou les Musiciens du Louvre de Marc Minkowski, ou l’Orchestra La Scintilla dirigée par Adam Fischer ou Alessandro De Marchi: Opera proibita (L’opéra interdit), Sacrificium, Sospiri, sont des programmes construits autour de ses enregistrements, ou des enregistrements originaux d’arias du répertoire baroque le plus acrobatique. Au disque, point de problème de volume, réglé par les ingénieurs du son (de DECCA, en l’occurrence)
L’an prochain, elle prendre un risque calculé à Salzbourg à la Pentecôte 2013, dont le thème est « OPFER » (victime), en proposant Norma, dans une nouvelle édition critico-philologique de Riccardo Minasi et Maurizio Biondi, avec un orchestre d’instruments anciens attaché à l’opéra de Zürich, l’orchestra la Scintilla, et le chef Giovanni Antonini, les metteurs en scène Patrice Caurier et Moshe Leiser dans l’espace raisonnable pour Bartoli de la Haus für Mozart. Dans une oeuvre que peu de chanteuses et peu de théâtres osent aujourd’hui aborder, nul doute que les juges de paix vont s’en donner à coeur joie: attention, chers amis de la Grisi, vous allez avoir du travail.
Dans le même espace cette année, elle a proposé pour sa première saison Giulio Cesare in Egitto de Haendel (1723), avec la même équipe (Giovanni Antonini, Patrice Caurier et Moshe Leiser) mais avec le Giardino Armonico, puisque son Festival de Pentecôte avait pour thème Cléopâtre. Ce fut un grand succès de presse et de public. Il est vrai que la distribution est impressionnante (Andreas Scholl, Philippe Jaroussky, Jochen Kowalsky, Cecilia Bartoli). C’est ce spectacle qui est repris comme dernière production  du Festival d’été dans une durée très wagnérienne de 5h.
On est bluffé, carrément bluffé à la fin de ces cinq heures par l’incroyable, l’inaccessible qualité musicale de l’ensemble de la représentation. Orchestre comme plateau clouent le public (enfin celui qui n’est pas bruyamment parti) sur place, tant les émotions et les surprises abondent, et tant les qualités techniques inouïes se déploient. On est un peu moins sensible au parti-pris de la mise en scène de Patrice Caurier et Moshe Leiser, dans des décors de Christian Fenouillat, qui hésite entre ironie à la Astérix et réalités violentes d’une guerre moyen-orientale dirigée par les stratèges de l’UE et qui n’arrivent pas à tenir la distance. Commençons donc par la mise en scène, en soulignant combien il est difficile de choisir un angle d’attaque pour des œuvres où les ressorts dramaturgiques ne sont pas toujours au rendez-vous. On a constaté aussi l’échec de Pelly aussi à l’Opéra Garnier. Les metteurs en scène s’en sortent par l’ironie, comme celle, bien réussie de Nicolas Hytner à l’Opéra de Paris en 1997, et par la mise à distance. Le choix de Patrice Caurier et Moshe Leiser est de placer l’œuvre dans une sorte d’imagerie. La présence des crocodiles par exemple est une référence à Asterix et Cléopâtre (vous vous souvenez sans doute que la menace essentielle de Cléopâtre consiste à jeter les ennemis aux crocodiles) et l’atmosphère voulue est clairement celle de la bande dessinée (et non de jouets d’enfants  comme je l’ai lu dans la presse allemande), mais une bande dessinée qui s’en tirerait mal avec les émotions réelles distillées par le livret:

© Hans Jörg Michel /Salzburger Festspiele

le traitement du personnage de Cornelia en souffre, qui doit à la fin de son merveilleux air « priva son d’ogni conforto » mettre sa tête dans la gueule en mousse du crocodile qui orne l’avant scène, provoquant les rires du public. Un public d’ailleurs insupportable. Cela commence par l’arrivée au dernier moment d’un groupe (un car?) de spectateurs enstuqués qui s’installent bruyamment aux premiers rangs, puis dont des membres, au bout de 20 minutes, découvrant sans doute avec horreur l’œuvre pour laquelle ils avaient déboursé des centaines d’Euros, sortent en dérangeant tout un rang puis remontent toute la salle avec des talons hypersurélevés et bruyants, d’autres sortent à intervalles réguliers, sans doute assommés. Les cinq heures de musique fatiguent nos mélomanes amateurs d’un jour (d’une heure?). L’ironie n’est peut-être pas sur scène, elle est dans la salle avec ces gens qui n’ont rien à y faire.
Revenons donc au travail de Patrice Caurier et Moshe Leiser. Cette hésitation entre franche ironie et réelle émotion se lit dans le déroulement même du spectacle:

© Hans Jörg Michel /Salzburger Festspiele

le premier acte est le plus achevé des trois, qui place l’action dans un Moyen Orient en guerre: puits de pétrole, soldats en treillis qui dansent la guerre (chorégraphie bien fade de Beate Pollack), Giulio Cesare en hiérarque de l’Union Européenne(!) qui arrive en limousine, qui fait signer un contrat pétrolier au roi Tolomeo, pose en une seconde pour la photo et s’engouffre à nouveau dans sa limo. L’Union Européenne renvoie à l’image de l’ami américain en Irak, et Tolomeo a des faux airs de Khadafi. En bref, le cadre est posé, pas très sympathique pour les Européens venus sauver le monde (le livret le dit pour Giulio Cesare) et pas plus sympathique pour les égyptiens qui représentent un univers de trahisons, de viols, de turpitudes variées, mais sauvé par la bande dessinée qui peut parce qu’elle est bande dessinée, véhiculer les clichés les plus éculés possibles. Comme je l’ai écrit, la plus grande difficulté est d’insérer dans ce contexte les deux personnages les plus « nobles » de l’opéra, Cornelia (impériale Anne Sofie von Otter) en veuve éplorée de Pompée lâchement assassiné et son fils Sextus (ahurissant Philippe Jaroussky), en culotte courte et quasiment asexué, qui se proposera au sacrifice au nom de la vengeance, un sacrifice que sa mère préparera en le ceignant d’une ceinture de bombes, comme les bombes humaines d’aujourd’hui. On va passer de la caricature (premier acte) au drame, où tous les personnages frôlent la mort (deuxième moitié du deuxième acte/première moitié du troisième). Quelques moments réussis comme le spectacle préparé par Cléopâtre pour César, au début du deuxième acte,

© Hans Jörg Michel /Salzburger Festspiele

que César regarde avec des lunettes 3D, où Cecilia Bartoli en meneuse de revue avec son truc en plumes, finit par enfourcher une fusée bien phallique qui l’emmène au (septième?) ciel. D’autres moins comme ce final doux amer où tous les membres de la distribution (y compris les morts, revenus pour l’occasion) chantent l’ensemble final, avec cotillons et champagne, puis disparaissent dans les dessous, pendant que la scène est envahie par des soldats, et que l’arrière scène s’ouvre sur la rue, laissant voir le véhicule militaire d’un envahisseur: le dernier mot pour la guerre et la soldatesque.
On peut estimer juste la tentative d’actualisation et le choix de Cecilia Bartoli, directrice artistique du Festival de Pentecôte, de rompre avec les spectacles proposés par Muti les années précédentes (reconstitutions pseudo historiques sans grand intérêt) et de proposer quelque chose de plus contemporain, mais il reste que le livret pose des questions diverses, voire contradictoires, qu’il est difficile de résoudre. Patrice Caurier et Moshe Leiser n’ont pas réussi à le faire: leur spectacle n’est pas vraiment mauvais, il n’est pas vraiment satisfaisant, il ne va pas jusqu’au bout d’une logique, il ne va jusqu’au bout d’aucune logique.
Il en va tout autrement du point de vue musical: la mise en scène en souffre d’ailleurs: devant une telle performance, une telle perfection, du même coup, il y a un décalage béant entre musique et représentation scénique. Nul doute qu’avec une distribution moins éclatante, la mise en scène serait peut-être passée avec discrétion.
L’Orchestre de Giovanni Antonini, Il Giardino Armonico ne joue d’ailleurs pas avec l’ironie montrée par les metteurs en scène, il a toujours une touche de mélancolie, des sons alanguis, très raffinés, très subtils; l’énergie (qu’on trouve à foison chez les Musiciens du Louvre-Grenoble) laisse place à la recherche de légèreté, à une sonorité à la fois discrète et présente (l’acoustique de la salle refaite depuis quelques années, moins favorable aux chanteurs, l’est en revanche pour l’orchestre) et accompagne à merveille les moments de recueillement, les méditations tragiques qui abondent dans la seconde partie de l’opéra.
Mais c’est par le duo conclusif du premier acte entre Anne Sofie von Otter et Philippe Jaroussky « Son nata/o a lagrimar/sospirar » que je voudrais commencer, car c’est un sommet qui n’a pas été surpassé dans toute la soirée. Anne Sophie von Otter pendant toute la représentation est vraiment extraordinaire dans son personnage de veuve éplorée, puis d’esclave de Ptolémée (Tolomeo), et montre une intelligence et des qualités de diction, de couleur, de tenue de ligne de chant, de souffle qui permettent d’émettre les sons les plus ténus, et qui laissent pantois. Beaucoup de mélomanes ont quelquefois des doutes sur cette voix qui n’est pas immense, et qui ne distille pas toujours l’émotion, disent-ils. C’est ici la perfection, on en a quelquefois des battements de cœur violents, tellement l’émotion est violente.

© Hans Jörg Michel /Salzburger Festspiele

Quant à Jaroussky, on ne sait que privilégier, la projection, les agilités, l’art de retenir le son jusqu’à l’indicible, les aigus et suraigus qui font qu’entre le mezzo von Otter et le contre ténor Jaroussky, la voix féminine,

© Hans Jörg Michel /Salzburger Festspiele

c’est la sienne, et une voix d’une pureté inouïe: pareille maîtrise de l’art du chant et de l’ornementation en fait justement le grand triomphateur de la soirée . Ainsi, lorsque ces deux voix entament ce duo final de l’acte I, c’est une flaque de paradis, d’éternité qui se dessine: un des plus grands moments de chant qu’il m’ait été donné d’entendre de toute ma vie de mélomane.

© Hans Jörg Michel /Salzburger Festspiele

Andreas Scholl est un Giulio Cesare qui joue le personnage un peu vulgaire du conquérant « à l’américaine », avec une dégaine et un style assez désopilants au début. Le personnage prend de l’épaisseur au fur et à mesure des développements de l’intrigue, et notamment dès qu’il tombe amoureux.  On ne sait là aussi que louer, les agilités impeccables et acrobatiques, la diction confondante, le jeu sur le volume de la voix, avec des aigus impressionnants par leur force, la manière de colorer, de jouer sur la voix naturelle (« Tu sei » au premier acte), la suavité du timbre. Peut-être demanderait-on un peu plus de volume quelquefois à cause du rôle? Mais c’est vraiment vouloir être bien exigeant devant pareille performance.

© Hans Jörg Michel /Salzburger Festspiele

Avec un timbre plus nasal, plus délicat aussi, Christophe Dumaux (Tolomeo) est le troisième contre-ténor de la distribution, et lui aussi exceptionnel,  d’abord, par son personnage, vulgaire, cruel, assoiffé de désir, violent, une manière de Khadafi auquel son bonnet de Léopard et ses Ray Ban peuvent faire penser, en tous cas, il est la figure des potentats/dictateurs de la région, et son personnage s’impose immédiatement en scène. Il s’impose aussi vocalement, tant les agilités, les inflexions, la diction sont soignées: avec un jeu mouvementé, il arrive à conserver une perfection technique dans le chant qui laisse rêveur. C’est à la fois une magnifique composition et une immense performance.
Jochen Kowalski, l’autre génération des contre-ténors, incarne Nireno, devenu Nirena pour la circonstance, une de ces figures de fidèle servante, d’extraction populaire, qui permet aux héros d’accomplir leurs hauts faits: elle aide le jeune Sextus contre Tolomeo . Le timbre est un peu vieilli (il a 58 ans), mais convient très bien au personnage, dont il fait une composition digne de tous les éloges.

© Hans Jörg Michel /Salzburger Festspiele

Ainsi Cecilia Bartoli a réussi à réunir sur un plateau deux générations de contre-ténors et quatre artistes de très grand niveau, voir pour certains de niveau insurpassable, Jaroussky prenant (avantageusement) la place d’un rôle tenu à la création par la soprano travestie.
Margherita Durastanti.

© Hans Jörg Michel /Salzburger Festspiele

Et Cecilia Bartoli? Elle est un personnage à la fois passionné, pétillant, très sympathique en scène (elle est irrésistible dans ses dessous affriolants). Son jeu est confondant de naturel, elle ne surjoue jamais, elle est pleine de vie et ne laisse aucune impression d’artifice. Le volume de la salle convient à sa voix. Elle est une Cléopâtre pleine d’auto-ironie, mais aussi d’une grande sensibilité par exemple dans l’ air « Se pietà di me non senti »  au deuxième acte et en général dans tous les airs du troisième acte, les plus fameux. Certes, on peut trouver un peu à redire sur la diction, un peu sur le vibrato, mais ce serait injuste, profondément injuste face à l’intensité, la fluidité, la douceur et la suavité de cette voix vraiment souveraine.
N’oublions pas non plus le bon baryton Peter Kalman, qui a passé lui aussi des années à Zürich, Curion le tribun qui est ici l’homme de main de César et surtout la belle voix de Ruben Drole, lui aussi membre de l’ensemble de l’opéra de Zürich, baryton basse qui, disent certains, fait penser à Bryn Terfel, voix chaude, belle ductilité, belle intensité notamment à la fin, et qui compose avec brio le personnage contrasté d’Achillas, général âme damnée de Ptolémée, qui concocte le meurtre de Pompée pour s’amouracher ensuite de sa veuve, et donc entrer en rivalité avec Ptolémée puis mourir au combat: le traître amoureux meurt ainsi grandi.
On peut dire sans crainte que ce Giulio Cesare in Egitto constitue un Festival vocal insurpassable, qui montre que la « mode » baroque a su faire émerger des artistes d’un niveau éblouissant. Il y a assurément sur le marché plus de contre-ténors de haut niveau pour le baroque que de ténors ou de sopranos lirico-spinto pour Verdi . Le marché répond et fournit à la demande. On fait émerger les voix dont on a besoin. Gageons que sur ce modèle le bicentenaire Verdi fera naître quelques vocations.
Quant à moi, j’ai en cet été entendu deux opéras de Haendel à Salzbourg dont je garderai souvenir: pour les amoureux du chant, la Haus für Mozart était hier la Haus für Haendel et
j’emporte en mon cœur qui en a tremblé le duo Cornelia-Von Otter/Sesto-Jaroussky comme trace indélébile d’une des plus belles soirées musicales de ces dernières années.[wpsr_facebook]