Pendant des années, la presse a demandé aux managers des opéras en France de programmer « Die Soldaten » de Bernd Aloïs Zimmermann, un opéra « total » datant de 1964 et comptant parmi les grands chefs d’œuvre du XXème siècle. L’opéra de Lyon (production de Ken Russell en 1983), puis celui du Rhin (prod. de Harry Kupfer en 1988) précèdent la production parisienne (qui reprend Harry Kupfer) de 1994. Voilà une œuvre qui nécessite des masses musicales impressionnantes et qui de ce fait ne peut être fréquemment montée, malgré sa flatteuse réputation.
C’est une création au Festival de Salzbourg (comme Bohème!), en coproduction avec le Teatro alla Scala de Milan qui est proposée dans le cadre très fort de la Felsenreitschule, avec les Wiener Philharmoniker dirigés par Ingo Metzmacher, bien connu pour son goût pour les œuvres du XXème siècle; lisez son livre passionnant « Keine Angst für neuen Tönen! » N’ayez pas peur des nouveaux sons) pour les germanophones seulement car ce livre n’est pas traduit en français (merci à l’intelligence des éditeurs français!). Alexander Pereira, le directeur du festival, a choisi le grand metteur en scène letton Alvis Hermanis pour mettre en scène cette production. Les spectateurs parisiens ont pu découvrir l’univers de cet artiste au théâtre de Chaillot en 2011. Alvis Hermanis, c’est celui qui en quelque sorte porte sur le théâtre la mémoire collective et le sens de l’Histoire que le drame terrible, d’un pessimisme déchirant, de Jakob Michael Reinhold Lenz (1776) porte en lui. C’est une tragicomédie située à Armentières, ville de garnison en Flandres, et qui raconte en quatre « moments » l’histoire de la déchéance de Marie, jeune fille bourgeoise promise au marchand de drap Stolzius, qui s’éprend du soldat aristocrate Desportes, mue par le prestige de l’aristocratie et de l’uniforme, qui en est ensuite abandonnée, et qui tombe dans une déchéance telle qu’elle n’en est même pas reconnue par son père. Pour se venger, Stolzius empoisonne Desportes avant de s’empoisonner. Pas de vraie linéarité, les scènes se succèdent ou se superposent, mais la musique strictement dodécaphonique emprunte les formes les plus classiques, comme par exemple dans Wozzeck. « Ce qui me passionnait, écrit Zimmermann, c’était la manière dont ces personnages de 1776 se trouvaient pris dans un réseau de contraintes qui les menaient inéluctablement, plus innocents pourtant que coupables, à la violence, au meurtre, au suicide et, finalement, à l’anéantissement total. Mon opéra ne raconte pas une histoire, il expose une situation dont l’origine se trouve dans le futur et qui menace le passé. »
Büchner, qui a écrit une nouvelle « Lenz », sur le destin du dramaturge à la psyché fragile, s’est inspiré de cet univers pour son Woyzeck.
On reste frappé, frappé dès le départ par le dispositif impressionnant réuni dans le Manège des rochers. Les musiciens sont partout, dans la fosse (plus un trou, plus un espace) et sur les côtés, voire dans les coursives qui dissimulent les projecteurs, on est impressionné par la réunion de tous les instruments à percussions, timbales, crotales, gongs, glockenspiel, bongos, celesta, tamtams, maracas, piano, clavecin, vibraphone, cymbales, tambours, et d’autres à l’infini qui entourent un décor constitué d’une galerie-verrière qui embrasse toute la largeur du lieu (une quarantaine de mètres) laissant voir le premier niveau des galeries creusées dans la pierre, et des chevaux qui inlassablement tournent emmenés par leurs lads. Derrière ces verrières, des ombres, des soldats qui regardent l’action comme derrière une vitrine, mais quelquefois aussi des rideaux qui tombent sur lesquels sont projetées des images d’une pornographie souriante du début du siècle.
Le proscenium laisse très peu de place pour les mouvements scéniques, étirés tout en largeur, délimitant des espaces divers, taverne, chambre à coucher, tas de paille pour nourrir les chevaux, salon bourgeois ou aristocratique, espaces interchangeables, car on le sait, Zimmermann a joué sur les superpositions, sur la rupture des trois unités, que Jakob Lenz l’auteur de la pièce d’origine refusait résolument. Pour Zimmermann, on le sait, l’opéra est une œuvre d’art totale (injouable, disait Sawallisch) qui doit donc réunir tous les arts (il y a aussi des projections de films prévues par le livret), ce qui peut essayer de rendre compte de cette complexité.
Alvis Hermanis, qui signe mise en scène et décor, a réussi à combiner l’espace particulier de la Felsenreitschule, en faisant de son décor l’entrée du manège (au centre, un fronton avec trois têtes de chevaux et l’inscription gravée « Felsenreitschule ») et instituant une relation logique entre la nature du lieu et l’œuvre. En situant l’action pendant la première guerre mondiale, il l’inscrit dans une époque avec laquelle nous entretenons une distance historique, mais encore suffisamment proche dans la mémoire pour permettre et faciliter l’identification. S’ il avait gardé la distance historique réelle (XVIIème ou XVIIIème), il n’est pas sûr que cette identification eût pu fonctionner. La première guerre mondiale est en quelque sorte par son horreur la mère de toutes les guerres. De ce travail d’une rare intelligence et d’une force peu commune, je me concentrerai sur trois images
– une cabine vitrée, que dès l’ouverture, des comparses font rouler et tourner, qui est en fait le lieu des prostituées, des filles à soldats, une sorte de BMC (Bordel militaire de campagne), la fille dans la « vitrine » excite les soldats qui se collent lascivement aux vitres.
C’est là-dedans que finira Marie.
– Un tas de foin, dans lequel Marie et Desportes se noieront de plaisir, lieu du plaisir où les corps se mêlent dans un mouvement presque rituel, lieu investi par Marie, qui y entraîne son père au quatrième acte. Le foin, nourriture des chevaux, est métaphore du plaisir, de la déchéance (scène hallucinante où Marie assise sur son lit gigogne le tire de son ventre comme une sorte d’accouchement effrayant)
– La verrière, que nous voyons « de l’intérieur », et qui pour les soldats de l’autre côté (vers les chevaux) est une vitrine pour voyeurs. Les soldats agglutinés regardent onanistiquement la naïve Marie devenue à son insu objet de désir: scène d’une force inouïe où toute la misère sexuelle de ce monde d’hommes est jetée au visage du spectateur.
L’image initiale, qui explose en qui même temps que l’ouverture, est en quelque sorte un concentré des lieux et des activités, que nous allons peu à peu identifier et découvrir par la suite.
Ce travail sur la misère, la violence et les rapports de force, sur les rapports hommes/femmes dévoyés par la guerre, sur la nature du « repos du guerrier » est une fresque qu’on n’oubliera pas de sitôt. Pour son premier opéra, Alvis Hermanis a signé là un coup de maître.
Coup de maître aussi la direction musicale de Ingo Metzmacher, qui domine l’ensemble impressionnant des musiciens: un regard sur la fosse écrasée par le nombre d’instrumentistes, et pourtant, il joue bien sûr sur les masses, sur les différenciations sonores, arrivant, grâce à un Philharmonique de Vienne en état de grâce, à isoler les sons, et à faire que cette masse immense ne soit jamais cacophonique (sauf au début, mais c’est voulu), on entend chaque son, les cordes à peine effleurées, les harpes, le clavecin et une guitare bouleversante dans les troisième et quatrième actes. Un travail qui allie énergie et subtilité, sens dramatique et même lyrisme: le crescendo des tambours dans la scène finale est à peu près insupportable de tension. Un travail exemplaire, un coup de Maître là aussi!
La mise en scène d’Alvis Hermanis écrase volontairement les personnalités; seules, les femmes émergent, les jeunes femmes et notamment les deux sœurs, Marie (hallucinante, extraordinaire, bouleversante Laura Aikin, qui réussit à dominer la masse orchestrale de sa voix) et chaleureuse Charlotte de Tanja Ariane Baumgartner, et ce défilé de figures de mères, si fortes en scène, si présentes, mère de Stolzius (somptueuse Renée Morloc), mère de Wesener (Magnifique Cornelia Kallisch), mère du jeune comte (impressionnante Gabriella Benackova, une revenante, avec sa voix dévastée et ses aigus encore triomphants qui va si bien avec la musique) qui successivement scandent le malheur qui se met en place.
Le dispositif, l’énormité du lieu, l’anonymat voulu des uniformes fait qu’on distingue mal qui est qui, qui est officier et qui simple soldat, et qu’il est difficile pour le spectateur d’identifier les hommes: effet voulu par la mise en scène qui ainsi envisage « les Soldats » dans une sorte de globalité. Ainsi de Stolzius bien identifié au départ, fondu dans la masse dès qu’il devient soldat. On ne peut que citer pour les louer Tomasz Konieczny, Stolzius, belle voix de baryton, bien dominée, impeccable techniquement avec des variations de couleur et sa manière si particulière d’atténuer les sons, Wolfgang Ablinger Sperrhacke, Pirzel impressionnant et si fortement caractérisé, Mathias Klink en jeune comte dévoyé, Daniel Brenna, un Desportes puissant qui cependant au quatrième acte est écrasé par la difficulté des aigus, Boaz Daniel (le Posa du dernier Don Carlo munichois), bel Eisenhardt
et surtout le bouleversant Alfred Muff encore impressionnant vocalement, dans le rôle de Wesener.
Les détracteurs de ce type de musique affirment qu’elle casse les voix: or, l’écriture de Zimmermann reste très attentive aux voix, et même au « bel canto ». Il faut pour cette écriture des voix qui sachent chanter, c’est à dire sachent aussi s’imposer par la couleur, et la maîtrise technique. Dès qu’on se concentre sur un personnage, on remarque cette exigence de la partition, qui demande vraiment des chanteurs de très haut niveau, et la distribution réunie, impressionnante par le nombre répond globalement présent et se révèle magnifique.
Au bout des deux heures trente ou quarante de spectacle, on sort assommé, « di stucco » diraient nos amis italiens. C’est un choc immense que cette rencontre avec une musique écrasante et en même temps si claire, si prenante, qui se mélange avec un univers scénique qui a su si bien l’illustrer.
La scène de funambulisme de Marie, à laquelle succèdent ses pas hésitants sur les bottes de foin,
les dernières minutes avec Marie au sommet du fronton, au milieu des trois têtes de chevaux, entamant une sorte de danse bacchique resteront dans ma mémoire.
On se demande comment le dispositif conçu va s’adapter au Teatro alla Scala, coproducteur, qui ne répond pas du tout aux exigences de cet immense espace. A moins que le spectacle ait lieu à Milan dans un lieu ad hoc, je suis curieux de voir comment les choses se passeront, mais ce sera en tous cas l’occasion de revoir ce merveilleux travail.
Une réussite à tous les niveaux, un des plus grands spectacles qu’il m’ait été donné de voir.
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La soirée du 26 était presque parfaite…malheureusement le dernier acte à été amputé des bandes sonores ce qui affaiblit considérablement l’impact de l’oeuvre.
En 2010 à Amsterdam le public est sorti broyé par l’oeuvre (un silence de mort légitime à suivi la fin de la représentation) alors qu’à Salzbourg en 2012 un voisin a pu sortir un « ouaou » totalement déplacé eu égard au message de cette oeuvre.
J’ai pu rapidement discuté de cela avec madame Aikin suite à la représentation. Ce serait un choix de l’équipe…
Choix injustifiable à mes yeux dans la mesure où il atténue la portée du message et la prise de conscience qui doit en résulter…
Au fond il y a peut être une irréductible contradiction à donner une telle oeuvre devant un tel public…
En dehors de ça le Philharmonique de Vienne et Metzmacher ont rendu juste à la richesse de l’orchestration…
Au final le résultat était plus convaincant à Amsterdam avec un orchestre sans doute moins flamboyant. Haenchen 1, Metzmacher 0
J’ai tenté de laisser un message avec mon portable sans que ça fonctionne visiblement…
Je recommence donc… La soirée du 26 était presque parfaite. En effet le dernier acte a été amputé des bandes sonores. Ce choix réduit considérablement l’impact physique et émotionnel de l’oeuvre qui vise tout simplement à éveiller la conscience de l’injustice, pas seulement celle qu’on subit mais aussi celle que l’on fait subir -c’est important à signaler dans un lieu comme le festival de Sazlbourg.
J’ai pu discuté avec Laura Aikin de cela suite à la représentation. Il s’agit d’un choix collectif. Elle a employé le nous pour évoquer la volonté de « dépolitiser » le message pour le concentrer sur le sort personnel de Marie. Ceci me semble injustifiable dans la mesure où le destin de Marie s’inscrit dans le cadre général d’une déconciation des rapports sociaux et de la culture militaire. Dans la dernière scène, il est indiqué non pas « Marie » mais « une femme ». La nuance est considérable dans la mesure où elle élargit le propos à la condition féminine en général et pas à une histoire anecdotique pour faire beau à l’opéra.
J’ai fait part de ma déception à Laura Aikin. Un choix esthétique a été fait au détriment de l’émotion et du message humaniste de l’oeuvre. A Amsterdam en 2010, je suis sorti broyé et plus humain des représentations. A Salzbourg en 2012, j’ai assisté à une belle soirée d’opéra. Les réactions de la salle témoignent bien de cela. Il y a deux ans un silence de mort a suivi la fin du quatrième acte. J’étais au bord de craquer et mon voisin était en larmes. En Autriche, trois secondes après le dernier son émis par les cordes, on entend « ouaou » puis un tonnerre d’applaudissements. Il me semble que la réaction est symptomatique d’une forme d’échec dans la transmission.
Au final il y a peut être une contradiction irréductible à donner une telle oeuvre dans un tel endroit… « Pourquoi ceux qui commettent l’injustice se réjouissent quand ceux qui subissent l’injustice tremblent? » Une question martelée qui n’a sans doute pas interrogé grand monde dans ce public privilégié.
Enfin, il faut tout de même rendre hommage au travail orchestral réalisé par Metzmacher et le Philharmonique de Vienne. Les textures et les phrases sont à la hauteur du chef d’oeuvre. Plus personne ne pourra prétendre que cet opéra est une accumulation de bruit. Avec un orchestre sans doute moins « fort » Haenchen est sans doute allé plus loin toutefois dans la vérité de l’oeuvre. Haenchen 1, Metzmacher 0.
Benjamin