Jeu de chaises musicales, domino lyrique: comment appeler ce qui vient de se passer ? Grâce au rififi salzbourgeois qui amène à un départ anticipé d’Alexander Pereira après le festival 2014, ce dernier peut arriver à la Scala, où il est nommé sovrintendente en septembre 2014 et non en 2015. Du coup Lissner peut partir de la Scala et arriver sur Paris dès septembre 2014 . Nicolas Joel peut donc partir de l’Opéra “à sa demande”…un an à l’avance. Certes, chacun gèrera la saison du prédécesseur, mais dans les grandes maisons, souvent la première saison d’un manager est faite de productions qu’il a programmées et de quelques autres qui ont été prévues par son prédécesseur à cause de l’anticipation nécessaire (au moins trois ans, sinon plus) pour avoir les artistes qu’on veut.
Disons que le départ de Nicolas Joel ne fera pas pleurer les foules, je dis bien les foules, car il paraît que l’Opéra de Paris n’a jamais eu autant de public: on entendait la même antienne du temps de Gérard Mortier. Tant mieux au fond, les foules en question pourront apprécier la différence entre la programmation Lissner et la programmation Joel. Des années Joel, je retiendrai d’abord des promesses (chanteurs, répertoire français) très partiellement tenues, le Werther de Kaufmann, mais la production venait de Londres, un Ring, musicalement acceptable, scéniquement médiocre, mais un Ring enfin après tant d’années d’attente, Mathis der Maler (Olivier Py) avec un magnifique Mathias Goerne et aussi quelques reprises appréciables de quelques productions Mortier. Assez maigre.
On connaît suffisamment Stéphane Lissner pour prévoir que l’image de la maison et la couleur des productions vont changer assez radicalement: et il le fera très vite, question de stratégie. Il trouvera malgré tout en arrivant une maison en ordre de marche et un répertoire consolidé, et non pas une maison en déshérence comme lorsqu’il est arrivé à la Scala, où son bilan est plutôt positif pour le renouvellement du répertoire et l’ouverture scénique, et plutôt négatif pour le maintien à niveau des productions de répertoire italien: ce n’est pas là où il aura brillé.
Mais comme Pereira à Salzbourg, Lissner part de Milan plutôt critiqué que regretté. C’est à mon avis injuste: il a réussi à imposer à un public notoirement difficile, très conservateur et plutôt provincial une politique tout de même plus audacieuse que par le passé, même si c’est resté dans les limites supportables par les milanais (le plus osé, c’est Claus Guth…qu’aurait-ce été avec un Warlikowski ou un Castorf). On lui doit, à lui aussi, un Ring de très haut niveau scénique et musical, avec un Barenboim des très grands jours et un Guy Cassiers inégalement inspiré, mais qui constitue tout de même une vraie référence de modernité, largement acceptée par le public, il faut le reconnaître. On lui doit de magnifiques Wagner, de très beaux Strauss, de remarquables Britten, Janacek et Berg, un Falstaff (il faut bien un Verdi) de référence.Un bilan très respectable de théâtre très internationalisé.
Quant à Pereira, nemo propheta in patria, il part de Salzbourg à la fois victime de son orgueil et de sa présidente, Dame Helga Rabl-Stadler, la dévoreuse de boss, qui est en train d’user ses intendants à une vitesse assez stupéfiante: elle était déjà là sous Mortier…et après Mortier (parti en 2001) sont passés Peter Ruzicka, Jürgen Flimm, un interim de Markus Hinterhäuser, actuel directeur des Wiener Festwochen, qui pourrait bien vite revenir à Salzbourg mais cette fois comme intendant de plein exercice et Alexander Pereira dont on pensait qu’il couronnerait sa carrière et qui n’a fait que passer, après de longues années remarquables à Zürich. “Un petit tour et puis s’en vont” symbole des difficultés à retrouver une identité stable au plus grand festival européen de musique.
Le rififi n’est pas réservé à la France, l’Italie ou l’Autriche. À Madrid, Gérard Mortier qui lutte contre un cancer, menace depuis quelques mois de partir par anticipation, après avoir renouvelé profondément le répertoire du Teatro Real: sa saison est encore vraiment stimulante cette année. Il menaçait l’an dernier à cause des éventuelles restrictions de crédit, il menace maintenant de partir pour protester contre la nomination probable de son successeur éventuel, le catalan Joan Matabosch, directeur du Liceu de Barcelone, maison solide qui a des orientations plutôt à l’opposé de celles du bouillant Mortier. Il nous reste à lui souhaiter que sa santé se rétablisse, et qu’il finisse son mandat (2016) pour nous régaler encore de spectacles de référence.
Comme on le voit, le monde de l’opéra est un melodramma giocoso…en 40 ans de vie lyrique suivie à la lettre, je n’ai connu que polémiques à Paris autour de l’opéra: polémiques contre Rolf Liebermann, puis contre Bernard Lefort, puis contre Daniel Barenboim, puis contre Pierre Bergé. Hugues Gall y a un peu échappé, mais Gérard Mortier les a fait revivre, telles le Phénix, et ne parlons pas de Nicolas Joel. Que voulez-vous, il faudrait un Saint Simon pour décrire les heurs et malheurs de l’opéra, art de cour par excellence, peu aimé de nos présidents pourtant si monarchiques (à part Giscard d’Estaing, les autres ne s’y sont pas fait voir), peu aimé des ministres des finances (on y voyait pourtant fréquemment Madame Lagarde) car il coûte toujours trop cher, de plus en plus cher, mais visiblement de plus en plus aimé du public…Adieu Nicolas (le Saint des cadeaux), bonjour Stéphane (le saint du lendemain de Noël): un directeur de l’opéra, c’est un peu notre père Noël. [wpsr_facebook]