TEATRO ALLA SCALA 2015-2016: GIOVANNA D’ARCO de Giuseppe VERDI le 18 DÉCEMBRE 2015 (Dir.mus: Riccardo CHAILLY; Ms en scène: Patrice CAURIER et Moshe LEISER)

Acte 1, entre réalité et fantasme ©Brescia/Amisano
Acte 1, entre réalité et fantasme ©Brescia/Amisano

Verdi est un auteur difficile.  Très populaire, certes, mais est-il vraiment si connu ? Si compris? On lit tout et son contraire sur cette Giovanna d’Arco que la Scala redécouvre après l’avoir oubliée depuis 1865, sur un livret de Temistocle Solera et d’après la tragédie de Schiller Die Jungfrau von Orleans (qui n’est pas pour mon goût l’une de ses meilleures pièces). Verdi est redoutable parce que souvent très difficile à mettre en scène d’une manière convaincante à cause de livrets hautement improbables. Comme c’est un auteur populaire, le public a de plus tendance à demander le minimum syndical en matière de mise en scène, des décors illustratifs, de la couleur et des beaux costumes, quelques mains sur le cœur, quelques genoux en terre, des contre ut à plaisir. Et c’est plié.

Mais c’est aussi un auteur difficile à chanter : comme il a écrit sur environ 50 ans, il a évolué, s’est adapté  du style en vogue à ses débuts fait de bel canto et d’acrobaties vocales au style en vogue en 1893, post wagnérien, avec un Falstaff qui a des liens de grande parenté avec Die Meistersinger von Nürnberg.
Le problème avec Verdi c’est que c’est toujours complexe là où on pense que c’est simple et direct, et en plus, pour le Verdi des débuts, on met tout dans le même sac sous le titre « opéras de jeunesse » ou « jeune Verdi ». Peut-on penser que des chefs d’oeuvre comme Nabucco ou Ernani soient des opéras « de jeunesse » avec tout ce que l’expression sous entend en terme d‘inachèvement ou de maladresses ? Or, il y a des jugements à l’emporte pièce sur Verdi qui ignorent la réalité très diverse du compositeur, en perpétuelle évolution, en perpétuelle recherche, et qui finira par Falstaff, un coup de génie et de fraîcheur écrit à 80 ans. Verdi n’est pas moins génial jeune, il a simplement à se faire connaître et à s’imposer, et s’appuyer sur les modes du temps, et donc il n’écrit évidemment pas dans le même contexte que lorsqu’il est le patriarche de Sant’Agata. C’est sûr, ce sont des vocalités différentes, ce sont des livrets différents, des histoires différentes ou quelquefois revues, mais ce sont des musiques toujours élaborées et jamais bâclées.
À l’orchestre, ce qui frappe, c’est aussi la difficulté à faire émerger ce qui est toujours présent chez lui, une certaine subtilité de l’écriture. Au-delà du Zim boum boum qu’on lui fait dire à ses débuts, ou que certains chefs affectionnent, il y a toujours des moments  où la mélodie emporte tout, où la construction mérite de faire émerger telle ou telle phrase peut-être dissimulée, qui va  annoncer des œuvres bien plus tardives: d’où l’extraordinaire écart entre la routine zimboumesque, fréquente et applicable à tous ses opéras, y compris les plus grands (j’ai entendu des Otello fracassants et cassés, sans parler des Aida de cirque) et la permanente recherche de la profondeur et de la subtilité, y compris là où l’on ne l’attend pas: un Verdi cristallin est toujours une réserve à surprises.
Le sens du théâtre chez Verdi se lit chez les rares chefs qui sont les plus raffinés, ceux qui recherchent le son juste et non pas ceux qui font du bruit. Muti dit souvent « Verdi comme Mozart » voulant souligner des lignes fines, des constructions élaborées, pour faire admettre une sorte d’égale dignité. Verdi n’a sans doute pas besoin d’être comme Mozart, il lui suffit d’être lui-même, et c’est déjà un tel puzzle que bien peu de chefs sont de grands verdiens. Il y eut Toscanini, il y eut Serafin, il y eut Abbado, il y eut Karajan, il y eut Solti, il y eut même Erich Kleiber (et son fils Carlos pour Otello et Traviata), il y a encore Muti ( très grand metteur en son), encore Levine (très grand chef de théâtre pour Verdi) et pour moi il y a aujourd’hui aussi Gatti, sans doute aujourd’hui le plus raffiné et le plus profond (Son Trovatore, sa Traviata, son Falstaff…). Chacun d’eux eurent et ont un cheval de bataille, jamais le même, tant Verdi est un labyrinthe.
C’est le propre des auteurs « populaires » de ne pas toujours être pris pour ce qu’ils sont et d’avancer souvent masqués.
Comment nier que sur l’ensemble d’une œuvre aussi fournie il y ait des réussites plus ou moins affirmées ou quelques ratages ? Mais quelle que soit l’œuvre, quelque chose transpire, une trouvaille, un rythme, un halètement, une vie : il y a toujours un moment de suspension qui nous prend, une chaleur prête à s’exhaler, il y a toujours la musique, derrière le son.
Comme le chant reste chez Verdi un élément fondateur et prépondérant, on a souvent sacrifié le chef aux voix, et si l’on regarde le marché aujourd’hui, il y a peu de chefs de très grande envergure qui osent Verdi. C’est pour moi un signe. On regarde du côté de l’Italie où l’auteur national veut des chefs indigènes, mais dans le nombre, combien de chefs de répertoire qui sont des routiniers, qui garantissent la soirée, mais jamais ni la grandeur ni l’extase.
Moi même, pendant toute ma carrière de spectateur, j’ai vécu peu de moments verdiens délirants : car avec Verdi, le triomphe vire immédiatement au délire lorsqu’au plateau s’ajoute un vrai chef : Boccanegra ou Macbeth avec Abbado, Otello avec Kleiber, Aida avec Karajan, un soir de Nabucco avec Muti, l’Ernani splendide du même Muti en 1982, tellement critiqué lors des représentations, et qui pourtant a produit l’enregistrement que l’on sait et tout récemment encore l’Ernani de Levine au MET, sans doute le dernier grand verdien vivant, ou le dernier Falstaff de Gatti à la Scala en octobre dernier.
Il y a toujours chez ces chefs une pulsion théâtrale, une respiration qui halète, mais aussi des moments de lyrisme inouï, des raffinements qui vous laissent pantois (entendez l’orchestre qui pleure au final du Boccanegra d’Abbado !) ou des explosions saisissantes,  comme l’explosion initiale de l’Otello de Kleiber, celui de 1976 et celui de 1987. Stupéfiant.

La question du jour, ce ne sont pas les chefs (même s’il y a si peu de grands Verdiens) , mais les voix. Les voix verdiennes sont encore plus rares, contrairement à ce qu’on lit çà et là : trois ou quatre sopranos pour Verdi à des degrés divers (Harteros, Netrebko, Radvanovski, Meade peut-être), un seul ténor (Meli) les autres sans intérêt ou des Urlando furioso. Il y aurait Alagna, bien sûr, avec sa voix de soleil, mais il semble hésiter dans ses choix, il reste que le Verdi français lui tend les bras. Dans les barytons, il y aurait Tézier, seul successeur aujourd’hui de Cappuccilli mais il n’y a pas une basse (Furlanetto est en fin de carrière) qui atteigne les sommets d’un Ghiaurov. Même s’il y a beaucoup de basses très correctes sur le marché, aucune ne vit Verdi et ne l’incarne. Il manque dans ce paysage beaucoup d’italiens, mais la situation du chant en Italie, la formation en capilotade, le manque de figures de proue, la situation des théâtres et de la culture en général au pays de Verdi expliquent cette situation désespérante. Composer une distribution « de légende » est aujourd’hui une gageure, comme faire une distribution wagnérienne l’était dans les années 70 ou 80.
C’est dans ce contexte qu’il faut décrypter cette production de Giovanna d’Arco. Bien sûr, chaque époque a ses stars, elles ont aujourd’hui pour nom Netrebko, Stemme, Harteros aujourd’hui : toutes ont chanté Verdi, avec pour chacune de grands moments, mais qui de ces trois là pourrait être « verdienne » au sens où une Leontyne Price l’était, ou une Martina Arroyo, ou une Renata Scotto ?

Giovanna (Anna Netrebko) et Carlo (Francesco Meli) ©Brescia/Amisano -Teatro alla Scala
Giovanna (Anna Netrebko) et Carlo (Francesco Meli) ©Brescia/Amisano -Teatro alla Scala

C’’est pourquoi la distribution de Giovanna d’Arco affichée par la Scala était ce qu’on peut faire de mieux pour Verdi aujourd’hui, dans un opéra où le chant est particulièrement difficile, notamment pour la protagoniste qui doit chanter du do grave jusqu’au ré, c’est à dire qui soit un lirico spinto, presque soprano dramatique, avec une culture bel cantiste qui permette les agilités, les notes filées, la morbidezza. On sait que les héroïnes initiales de Verdi sont vocalement tiraillées entre ces extrêmes, les Elvira (Ernani), les Odabella (Attila), les Abigail (Nabucco) sont très difficiles à distribuer (il n’y pas pas une Leyla Gencer par génération). Anna Netrebko semble être aujourd’hui effectivement la plus adaptée, elle qui a commencé par chanter Mozart, qui s’est adonnée au bel canto (sa Giulietta de Capuleti e Montecchi était impériale, sa Bolena fut merveilleuse), c’est à dire un chant contrôlé, une technique de fer, mais aussi du volume et une certaine largeur…tout cela doit aboutir un jour à Norma d’un côté, à Leonora (Trovatore) ou Lady Macbeth de l’autre. Pour elle une partie du chemin est faite, mais les transformations de la voix vont quelque fois plus vite que le chemin à parcourir…

Giovanna (Anna Netrebko) et Carlo (Francesco Meli) ©Brescia/Amisano -Teatro alla Scala
Giovanna (Anna Netrebko) et Carlo (Francesco Meli) ©Brescia/Amisano -Teatro alla Scala

Car la voix d’Anna Netrebko s’est élargie, s’est même épaissie d’une manière stupéfiante : elle chante en concert Madeleine de Coigny, d’André Chénier, avec une voix incroyablement large. Difficile de garder intactes des qualités bel cantistes, de technique raffinée, de retenue et de contrôle de la voix. Et de fait, si sa Giovanna d’Arco est tout à fait remarquable, la Netrebko n’a plus tout à fait la voix voulue : pendant le premier acte, les notes sont un peu courtes, les agilités moins aisées, et conjuguent difficilement volume et largeur d’un côté, agilité et contrôle de l’autre, même si la deuxième partie de l’opéra est vraiment remarquable : son « L’amaro calice sommessa io bevo » de l’acte III est  vraiment exceptionnel ainsi que son « contro l’anima percossa » de l’ensemble final qu’elle domine très largement. La voix est cependant devenue trop grande et trop charnue et a un peu perdu de la souplesse nécessaire pour certaines pièces de la joaillerie verdienne.
Entendons-nous bien, je ne pense pas qu’il y ait aujourd’hui une autre chanteuse capable d’affronter le rôle aussi bien qu’elle, et elle s’en sort avec les honneurs : mais Verdi est tellement complexe et difficile, et vocalement tellement casuiste, qu’elle n’a plus tout à fait le profil aujourd’hui pour ce type de rôle, et pour Giovanna en particulier.
Francesco Meli était Carlo, c’est aujourd’hui le ténor italien le plus valeureux, notamment pour ce répertoire, car il a chanté d’abord Rossini et les romantiques, ce qui impose une discipline de fer à la voix , et un contrôle de tous les instants: la voix est claire et lumineuse, la technique est imparable, il y a longtemps qu’on n’a pas entendu un ténor aussi rigoureux et aussi propre, avec une ligne de chant, une tenue de souffle exemplaires. Si l’on veut comprendre ce que veut dire technique de chant, il faut l’écouter, et notamment ses modulations sonores : aucun son fixe, aucune note dardée, tout est chanté, tout est parfaitement en place, avec une ligne mélodique à faire pâlir. Oui, Meli est le plus grand ténor italien aujourd’hui, le seul qui défende une manière de chanter qu’on croyait perdue pour Verdi.
Et pourtant la voix peine dans les hauteurs et les suraigus, notamment ceux lancés dans la vaillance, on l’avait remarqué dans Trovatore (en particulier pour «Di quella pira »), ici dans les parties de vaillance, là où orchestre et chœur sont lâchés, il a un peu plus de difficultés à se faire entendre. Mais avec une voix et une technique pareilles, le premier Verdi est quand même pour lui.

Carlo (Francesco Meli) ©Brescia/Amisano -Teatro alla Scala
Carlo (Francesco Meli) ©Brescia/Amisano -Teatro alla Scala

Une deuxième réserve procède peut-être de sa maîtrise technique : il est tellement attentif au chant et veille tellement à cette perfection de porcelaine qu’il lui manque peut-être sur scène une spontanéité, une vie intérieure et une flamme si indispensables pour affronter les grands rôles verdiens. Ce qui peut passer chez Rossini ou Bellini ne passe pas chez Verdi : s’il manque un feu intérieur, s’il manque l’engagement, on reste insatisfait. Le chant de Francesco Meli est magnifique, mais encore dans le verre, encore sous vitrine, encore peut-être insuffisamment incarné, il ne se lâche jamais et n’est jamais scéniquement trop engagé : ce que certains traduisent « il chante tout très bien, mais tout de la même manière ». S’il est magnifique, il n’est jamais bouleversant. C’est la tête sans la tripe. L’admiration est esthétique, rarement théâtrale. Plus que les suraigus, je pense qu’il devrait travailler d’abord la vibration « animale » si essentielle pour que Verdi fonctionne à plein et se libérer sur scène. Disons à sa décharge que le personnage de Carlo, ce rôle  d’icône dorée et statufiée que lui donne la mise en scène ne l’aide pas à « se lâcher » et contribue fortement à cette distance qui me chagrine ici quelque peu.

Carlos Alvarez (Giacomo) ©Brescia/Amisano -Teatro alla Scala
Carlos Alvarez (Giacomo) ©Brescia/Amisano -Teatro alla Scala

J’ai eu la chance d’entendre Carlos Alvarez dans le rôle du père abusif Giacomo (une sorte de Germont), qui sortait de maladie (il n’a pas chanté les premières représentations). J’ai pour Carlos Alvarez une très grande indulgence depuis son Posa de Don Carlo à Salzbourg dans la mise en scène de Wernicke avec Maazel au pupitre en 1998, ce qui ne rajeunit pas : une voix d’une suavité exceptionnelle, une douceur bouleversante , d’une jeunesse chavirante: il triompha et reste le seul à avoir marqué ma mémoire (même si Filippo II était déjà René Pape…) .
Bien sûr, la voix est aujourd’hui moins claire, moins douce, moins suave, mais elle bouleverse toujours car lui a la vibration verdienne; ses interventions sont incarnées, elles sont vivantes, et ce Giacomo-là, même si le rôle est un peu brut de décoffrage (le personnage est impossible), est plus humain, plus vécu que les autres personnages. Si Verdi était là ce soir, il vivait surtout en Alvarez, dont les deux derniers actes étaient totalement engagés, prenants, étreignant le cœur pour nous rappeler comment on doit entrer en Verdi. Il suffit d’écouter dans son air initial du 3ème acte « Speme al vecchio era una figlia », avec quelle variété de couleur il chante le vers final « quella misera sottrar » avec un orchestre qui n’est pas sans rappeler celui de Simon Boccanegra.

Dmitry Belosselskyi en Talbot, le méchant anglais, chante avec énergie, mais n’a pas la couleur que j’aime chez les basses verdiennes. Cela chante mais cela ne vibre pas trop non plus (c’était aussi patent dans son Silva d’Ernani à New York l’an dernier, très en place, peu  en âme). Mais le rôle est bref. Il reste qu’un « Wanted basse pour Verdi » serait bienvenu dans les petites annonces. Les basses bonnes ne manquent pas sur le marché, mais les grands rôles de basse chez Verdi sont exigeants et surtout pas interchangeables. Tous les Filippo II ne sont pas des Fiesco par exemple (René Pape n’a d’ailleurs pas abordé ce dernier).
On va trouver que je suis en train de couper des cheveux en quatre, mais j’essaie simplement de faire percevoir l’extrême complexité des exigences verdiennes, et notamment de ce Verdi-là, dans cette salle-là. On voit tellement de Verdi « fast food », tellement de Verdi tout venant que cela finit par instiller des jugements faussés, voire dégrader celui qui reste l’un des plus grands.
Or Giovanna d’Arco n’a jamais été retenu comme un des grands chefs d’œuvre et on le joue si rarement que je ne l’ai vu que deux fois, à Bologne dans une mise en scène de Werner Herzog et déjà Riccardo Chailly (qui était alors le directeur musical du Comunale) et cette fois-ci à la Scala. C’est paradoxalement l’un des opéras de Verdi que j’ai écoutés le plus et que je connais donc le mieux (dans l’enregistrement irremplaçable et référentiel de James Levine avec Caballé, Domingo, Milnes, tous jeunes et éclatants – Domingo !- et pas dans le dernier venu de Salzbourg) comme on écoute des musiques agréables et engageantes dans des situations diverses, le matin au réveil, en voiture pour un long trajet, en fond lorsqu’on cuisine. Une musique rythmée, des ensembles vigoureux, des airs qu’on retient bien et quelques mouvements d’émotion donnés par un Domingo en grâce et une Caballé de rêve. J’écoute souvent Rossini que j’adore, dans les mêmes conditions, celles qui ouvrent des jours heureux, qui vous rendent de bonne humeur toute la journée.
C’est dire que j’aime Giovanna d’Arco, et que je ne méprise pas cet opéra.
Il reste que j’ai des doutes pour ce choix pour une Prima.
Je comprends Riccardo Chailly, qui a voulu rester fidèle à une œuvre depuis longtemps défendue, et qui a voulu donner l’aura de la Première et donc le regard Mondovisuel à un opéra de Verdi qui sinon n’aurait pas eu les honneurs des médias comme à cette occasion. De plus, reprendre un opéra de Verdi non joué à la Scala depuis 1865 faisait parler le Landerneau lyrique, mais la Prima est aussi l’occasion de rendre témoignage de l’état du théâtre, de l’état des masses artistiques, ballet compris et donc exige un opéra aux dimensions plus larges ou même plus populaire, voire plus racoleur : l’epos est de mise le 7 décembre. Giovanna d’Arco est au contraire assez bref, mais c’est peut-être un avantage à la Prima que de laisser le temps à tous les inutiles qui peuplent la salle ce soir là d’aller ensuite dîner pas trop tard et aux TV de ne pas voir se prolonger une soirée d’opéra au delà du supportable pour les indices d’audience.
Riccardo Chailly a défendu l’œuvre avec vaillance, avec son énergie coutumière sans ce volume excessif remarqué à Turandot. La première de Turandot était son entrée officielle comme directeur musical et cette Prima était son premier 7 décembre ès qualité, ceci pour la chronique. Il a merveilleusement dirigé l’ouverture, l’une des « Sinfonie » les plus réussies de Verdi, notamment le crescendo initial aux cordes, et le jeu sur les bois, délicate antithèse avec les envolées aux cuivres, et avec son final en tarantelle brutale qui emporte tout sur son passage (qu’il faut oser s’agissant d’un personnage comme Jeanne d’Arc) et qui finit en explosion sonore étourdissante – Verdi est grand, très grand !- , Chailly a  tout aussi magnifiquement accompagné certains moments et notamment les chœurs, tout à fait exceptionnels dirigés par Bruno Casoni, qui ont montré que dans ce répertoire ils sont irremplaçables. Certains autres passages cependant me sont apparus moins réussis, notamment les équilibres entre musiques de scène et fosse, ou dans l’ensemble un relatif manque de lyrisme et quelquefois de rondeur que cette musique encore très romantique m’inspire. C’est tout de même une direction sans failles, très carrée, très architecturée, mais pas toujours si sensible, ce que je reproche quelquefois à d’autres Verdi de Riccardo Chailly.

Giovanna (Anna Netrebko) Carlos Alvarez (Giacomo) ©Brescia/Amisano -Teatro alla Scala
Giovanna (Anna Netrebko) Carlos Alvarez (Giacomo) ©Brescia/Amisano -Teatro alla Scala

Cette Giovanna d’Arco reste donc très bien menée, et à quelques détails (très personnels) près, magnifiquement dirigée, comme dans le duo Giovanna/Giacomo (de l’acte IV) qui reste pour moi le moment le plus lyrique et le plus intense à l’orchestre, et aussi l’un des moments mélodiques les plus réussis de l’opéra.

« Pensier non ho, non palpito
che non sia volto a te » (Giovanna)
– « chiari la mente a me » (Giacomo)

Mais la question c’est aussi la complexité du sujet : Jeanne d’Arc est une héroïne symbolique en France, l’héroïne de la défense de la patrie, confisquée sans trop de scrupules quelquefois par des partis politiques qui n’ont de Jeanne d’Arc ni la grandeur, ni la sainteté, ni l’honnêteté, mais peu utilisée au théâtre et peu à l’opéra (c’est à l’étranger avec Schiller, Verdi, Tchaïkovski, qu’elle est assez bien servie), en France, la Jeanne au Bûcher d’Honegger, ou la Pucelle d’Orléans de Voltaire, plutôt ironique, ne sont pas des œuvres canoniques et les seules grandes références sont, à part la magistrale Jeanne d’Arc de Michelet, qu’on ferait bien de relire, presque exclusivement cinématographiques avec La Passion de Jeanne d’Arc, avec Falconetti,  de Carl Dreyer, ou même Robert Bresson ou Jacques Rivette.
Le destin personnel de Jeanne, Les replis psychologiques, son histoire emblématique en font au total un personnage plus cinématographique d’opératique.

Scène finale ©Brescia/Amisano -Teatro alla Scala
Scène finale ©Brescia/Amisano -Teatro alla Scala

En plus, il reste difficile de mettre en opéra le procès, voire le supplice.
Schiller avait tourné volontairement le dos à la vérité historique, faisant de Jeanne un personnage tragique pris entre son destin historique, sa pureté et ses amours terrestres : il la fait mourir devant Paris (où elle fut blessée) montant au ciel entre son père repenti et son roi amoureux et désormais seul. Difficile à admettre en France où je ne sais même pas si l’œuvre a été jouée un jour à Paris.

Jeanne chez Schiller et Verdi  est amoureuse de l’icône royale qu’est Charles VII, un roi discuté dans l’histoire, et ici icône et amour, et elle est victime pour cela d’un père abusif, un de ces pères très XIXème qui n’a qu’une obsession, le qu’en dira-t-on devant une femme qui vit au milieu des hommes et qui risque chaque jour de perdre sa pureté. C’est d’ailleurs son obsession : elle sauve la France et papa demande si elle est restée vierge. Dans mon jeune temps, Pierre Daninos faisait dire à la gouvernante anglaise donnant des leçons de stoïcisme aux jeunes filles « ferme les yeux et pense à l’Angleterre », Jeanne d’Arc pense à la France en gardant les yeux ouverts, et sans jamais penser à ça .
C’est bien le problème de Giovanna d’Arco, une intrigue ténue qui suit quelques épisodes de la vie de Jeanne, des personnages sans consistance ou difficilement concevables comme le père. Jeanne, navigue entre l’héroïne en armure, la sainte en devenir,  la petite et tendre bergère, le père est tout d’une pièce, tout méchant d’abord (et traître par dessus le marché qui va vendre sa fille aux anglais) et tout gentil ensuite quand il est trop tard et qu’il découvre que sa fille est pure, et un roi qui ne sait pas trop quoi faire de sa peau quand Jeanne n’est pas là sinon lui promettre l’avenir radieux des icônes (« Vale, o diva ! Qual patrio retaggio/Tu vivrai d’ogni Franco nel cor »).
Que faire avec tout ça, qui n’est pas bien passionnant, lorsqu’on est metteur en scène au XXème siècle?
Autant Patrice Caurier et Moshe Leiser ont réussi avec Norma à Salzbourg et Zurich un travail de transposition dans le monde de la résistance française, autant avec cette Giovanna d’Arco, autre figure de résistance, ils se contentent de faire une figure de l’hystérie, qui a un compte à régler avec son père (trop proche, trop insistant et presque incestueusement jaloux) et préfère vivre sa vie de substitution au service du Roi rêvé, évidente figure paternelle qu’elle rêve amoureux et dont elle tombe amoureuse.
La scène s’ouvre sur un intérieur XIXème (décor assez efficace de Christian Fenouillat) où la jeune fille est dans son lit, observée par un père et des servants, tous angoissés, et où elle entre en crise au moment où apparaissent en transparence le chœur et Carlo, statue dorée sortie d’une tapisserie,  d’un retable ou sculpture vivante, en bref tout sauf de la chair.
L’histoire à partir de là ne sera qu’alternance de fantasme et de réalité, jusqu’à se superposer : le monde du fantasme permettant de la couleur, des costumes, des grands décors (la cathédrale de Reims) des assemblées nombreuses, en bref l’épique, et celui plus réaliste et intime de l’intérieur bourgeois, sans lumière, grisâtre, avec le pauvre petit lit de Jeanne et les deux univers jouant quelquefois l’un avec (contre/de) l’autre, mais sans vraie conviction. L’héroïne et la victime s’emparant tour à tour de l’image de Jeanne : armure d’or, étendard, mais aussi chemise de nuit, l’un le disputant à l’autre, quelquefois maladroitement d’ailleurs.
Les deux metteurs en scène se sont sortis du guêpier par la petite porte, sans grandes idées, sans vraie ligne, sans travailler plus que cela le jeu des acteurs ou les niveaux de lecture : Meli empêtré dans son or ou sur son cheval de bois (scène finale) ne fait rien, c’est d’ailleurs un peu son rôle, Netrebko est un peu gênée, surtout lorsqu’elle doit enfiler ou défaire son armure, seul Alvarez est plus cohérent parce qu’il est dans un seul univers, les pères abusifs étant une tradition dans certains Verdi, on peut toujours puiser dans ses souvenirs.
Il en résulte un travail au total illustratif, qui oublie vite l’hystérie initiale ou qui renonce à l’exploiter, et qui laisse le public jouir de tableaux d’ensemble photographiques. Il ne se passe rien de prenant, rien qui ne puisse accrocher le spectateur.
La question est de savoir s’il peut se passer quelque chose avec cette histoire, avec ce livret, et s’il ne vaut pas mieux se laisser aller à la musique, sans chercher à trouver quelque chose derrière les yeux. Ce travail sans intérêt, presque inachevé, assez médiocre (qui n’a même pas une idée comme celle de la salle d’injection létale qu’on avait vue dans leur Maria Stuarda à Londres) laisse un peu le spectateur sur sa faim : il n’y a pas un moment qui vibre ou qui secoue, cela reste plat et sans âme.
Vu l’accueil du public de la Scala à la modernité, et vu l’intérêt habituel démontré par ce public très particulier et sa chaleur polaire à remercier la troupe au moment des saluts, on peut se demander si cela ne suffit pas.
Cela ne suffit pas en tous cas à rendre cette Giovanna d’Arco historique. C’est un spectacle en bon ordre, un Verdi musicalement réussi, mais sûrement ni une pierre miliaire dans l’histoire de l’interprétation verdienne, ni évidemment dans celle de la mise en scène.
Il reste à savoir s’il était possible de faire mieux ou au moins autrement…[wpsr_facebook]

Giovanna (Anna Netrebko) et Carlo (Francesco Meli) devant la cathédrale de Reims ©Brescia/Amisano -Teatro alla Scala
Giovanna (Anna Netrebko) et Carlo (Francesco Meli) devant la cathédrale de Reims ©Brescia/Amisano -Teatro alla Scala

 

 

SALZBURGER FESTSPIELE 2015: IPHIGÉNIE EN TAURIDE, de C.W.GLUCK le 22 AOÛT 2015 (Dir.mus: Diego FASOLIS; Ms en scène: Patrice CAURIER & Moshe LEISER)

Image finale © Salzburger Festspiele / Monika Rittershaus
Image finale © Salzburger Festspiele / Monika Rittershaus

Gluck n’est pas un familier de Salzbourg. Une seule production d’Orfeo ed Euridice en 2010 depuis la création du festival et cette Iphigénie en Tauride est la seconde œuvre mise au programme, grâce au Festival de Pentecôte et à sa directrice artistique Cecilia Bartoli. Si Orfeo avait été dirigé par Riccardo Muti, un nom qui suffit à drainer quelques foules, Cecilia Bartoli, Rolando Villazon et Christopher Maltman sont les porte-drapeaux d’une production dirigée par un chef à peu près inconnu du grand public salzbourgeois, Diego Fasolis,  spécialiste du répertoire baroque qui a longtemps été parmi les chefs “de niche”  assez discrets du marché.
Depuis que Cecilia Bartoli dirige le Festival de Pentecôte, traditionnellement dédié au répertoire baroque depuis sa création en 1998 (aux temps de Mortier), elle a une ligne précise, s’appuyant sur des metteurs en scène amis (Patrice Caurier/Moshe Leiser qui presque chaque année depuis 2012 ont mis en scène un opéra où elle a chanté). Les productions sont portées par le nom de Bartoli dans un répertoire a priori peu familier du public.
L’an prochain en revanche, le programme change car pour la première fois on va quitter les rivages baroques pour ceux du musical : Cecilia Bartoli sera Maria de West Side Story, dirigé par Gustavo Dudamel avec le Simón Bolívar Symphony Orchestra of Venezuela, l’ex Orchestre des jeunes. Le Sistema vénézuélien, depuis le succès mondial, a restructuré ses orchestres « d’exportation » en un orchestre de jeunes qui joue actuellement à Milan et un orchestre de jeunes adultes qui jouera à Salzbourg dans un Festival de Pentecôte tout dédié à Roméo et Juliette, puis qu’on y verra aussi bien ce West Side Story (mise en scène Philip Wm. McKinley) qui semble être une grosse opération commerciale (Producteur américain), une soirée concertante, Giulietta e Romeo (créé à la Scala en 1796) de Nicola Antonio Zingarelli (avec Franco Fagioli) et le fameux ballet Romeo et Juliette de John Cranko avec les forces du Stuttgarter Ballett et l’orchestre du Mozarteum.
Traditionnellement aussi la production de Pentecôte est coproduite avec le Festival d’été, ce fut le cas de Giulio Cesare, de Cenerentola, de Norma et de la présente production d’Iphigénie en Tauride créée à Pentecôte 2015.
Coup évidemment médiatique, il serait bien surprenant que West Side Story ne soit pas au programme de l’été, vu les coûts probables et le goût de Bechtolf pour le musical vérifié cette année avec des fortunes diverses pour Die Komödie der Irrungen de Shakespeare et Mackie Messer, ein Salzburger Dreigroschenoper.

Iphigénie en Tauride (1779) n’est pas une œuvre facile, avec sa dramaturgie problématique, essentiellement fondée sur la déclamation et un opéra sur l’attente: attente de révélation d’identité, attente de la mort. Gluck y invente une nouvelle vision de l’espace tragique à l’opéra, abandonnant les feux d’artifice vocaux qui ravissaient (et ravissent encore) le public. Ici règnent la diction, l’expressivité du discours, la profondeur psychologique, ici règnent les forces intérieures.
Cecilia Bartoli, qui a construit sa carrière sur les acrobaties vocales et les agilités stratosphériques, affronte ici pour la première fois un auteur qui les refuse. Pour son premier Gluck, elle a fait appel à Patrice Caurier et Moshe Leiser, avec qui elle a déjà fait Giulio Cesare et Norma. Fidèle à son habitude, elle appelle un chef reconnu dans l’univers des baroqueux, le suisse Diego Fasolis, originaire du Tessin, et son orchestre fondé dans les années 50 par Edwin Löhrer (Società cameristica di Lugano), qui a très tôt exploré le répertoire baroque, et qui a pris le nom de I Barocchisti.
La représentation a lieu à la Haus für Mozart, salle idéale pour ce type de répertoire, pour mieux entendre les voix, avec un bon rapport scène-salle. C’était le « Kleines Festspielhaus» qui a pris le nom de Haus für Mozart en 2006 quand il a été décidé de restructurer la salle et lui ajouter quelques 200 places à l’occasion de l’année Mozart (enfin, l’une des multiples années Mozart). Je ne suis pas sûr que l’opération ait été si bienvenue.
C’est dans cette salle que Cecilia Bartoli chante la plupart du temps. La chanteuse qui connaît sa voix et ses limites chante essentiellement dans des salles moyennes comme Zurich.
J’ai exprimé depuis longtemps dans ce blog mes préférences pour une interprétation de Gluck avec un orchestre « ordinaire ». J’ai entendu à la Scala Riccardo Muti diriger Alceste, Orfeo, Ifigenia in Tauride, j’en ai de bons souvenirs avec un orchestre d’instruments modernes. Je trouve qu’il y a une grandeur à cette musique qui sied bien au son d’un orchestre moderne et ma foi je ne refuse pas un Gluck berliozien.
Plutôt que de tourner Gluck vers le passé, l’idée d’en faire une « musique de l’avenir » avec les sons de l’avenir ne me déplaît pas.
L’orchestre est dirigé avec précision et netteté par Diego Fasolis, il y a de beaux moments aux bois notamment (magnifique basson !), mais le dosage du son m’est apparu un peu erratique. La fosse va sous le dispositif scénique, et les premières mesures de l’ouverture sont à peine audibles et presque étouffées, même si elles ménagent un effet évident avec l’explosion du fortissimo évoquant l’orage et la tempête. Mais dans l’ensemble, l’orchestre est très discret, trop discret pour mon goût, avec un son grêle et un équilibre scène/fosse qui me semble beaucoup trop favoriser la scène. Bien des effets, bien des beautés, bien des moments forts de cette musique nous échappent. Ainsi on a l’impression que c’est le plateau qui conduit le bal et que l’orchestre ne fait qu’accompagner voire suivre.

Le dispositif © Salzburger Festspiele / Monika Rittershaus
Le dispositif © Salzburger Festspiele / Monika Rittershaus

Un plateau gris, triste, à l’abandon : l’idée d’exil d’Iphigénie loin de Mycènes est rendue par l’ambiance d’une salle où sont réunies des réfugiées, des prisonnières (on dirait les derniers moments de Dialogues des Carmélites de Poulenc) : lits de fer, petit lavabo dans un coin en hommage (?) à Malgorzata Szczęśniak, la décoratrice de Krzysztof Warlikowski, qui en avait placé un dans un coin du décor de l’Iphigénie en Tauride parisienne et dans d’autres productions. Mais nous sommes loin du somptueux dépouillement de Warlikowski : cette ambiance grise, cette quasi absence de décor, ne sont pas vraiment habitées par une mise en scène riche en idées comme furent celles de Norma ou de Giulio Cesare : au dépouillement musical correspond un dépouillement scénique qui laisse aux protagonistes l’initiative, car même la conduite d’acteurs m’est apparue assez pauvre, ou plutôt laissée à l’initiative des chanteurs : on fait confiance à leur présence scénique et à leur sens du drame. Nous comprenons bien le propos : dans la volonté de donner une actualité sensible à la réalité tragique pour l’œil du spectateur, Caurier et Leiser envisagent la situation des réfugiés, des exilés dans un espace clos dont ils ne peuvent échapper. Ils ne savaient pas en mai que tout l’été serait marqué par la question des réfugiés, notamment en Autriche. Sans le savoir ils ont tapé dans le mille. Ainsi la dialectique du plus faible (Iphigénie) et du plus fort (Thoas), de l’oppressé et de l’oppresseur est-elle dès le départ posée, quand arrivent ces autres exilés, Oreste (Christopher Maltman) et Pylade (Rolando Villazon), condamnés à mort par Thoas dès leur arrivée .

Oreste (Christopher Maltman) et Pylade (Rolando Villazon)© Salzburger Festspiele / Monika Rittershaus
Oreste (Christopher Maltman) et Pylade (Rolando Villazon)© Salzburger Festspiele / Monika Rittershaus

Les personnages sont en fait habités par la nature même des chanteurs qui les incarnent plus que par des options de mise en scène: Oreste et Iphigénie, plus contrôlés et plus intérieurs (Maltman et par certains aspects Bartoli), Pylade, très expressif, très extraverti (Villazon) .
Quelques idées intéressantes cependant : le chœur (chœur de la Radio Suisse Italienne) est particulièrement concerné et paradoxalement plus « individualisé » et « caractérisé » que les personnages principaux.

Oreste (Christopher Maltman) © Salzburger Festspiele / Monika Rittershaus
Oreste (Christopher Maltman) © Salzburger Festspiele / Monika Rittershaus

Et évidemment tout le monde aura remarqué qu’au moment du sacrifice suprême, Christopher Maltman est déshabillé et apparaît entièrement nu sous le couteau d’Iphigénie, comme une statue de Kouros à l’antique. Une nudité dont il protège l’intimité avec ses mains, s’agenouillant et chantant dans une position évidemment très inconfortable, immobile, et sans appui physique pour projeter les notes. Effort physique important qui rend le personnage encore plus vulnérable et déchirant.
Il reste que dans l’ensemble, l’intrigue ne semble pas avoir inspiré les metteurs en scène, qui ont préféré en faire un grand exercice déclamatoire, voire spirituel, dans un espace clos et au total assez étouffant (comme doit l’être l’espace tragique) ce qui donne à l’apparition ultime de Diane, revêtue d’or et arrivant du fond de scène quand le lourd mur métallique qui ferme l’espace se fend, une plus grande singularité, comme l’irruption d’un Deus ex machina auquel on a des difficultés à croire et qui donne au final un aspect artificiel et convenu d’autant plus marqué (Diane assise au premier plan, genoux croisés, satisfaite…).
Musicalement, j’ai déjà signalé la performance remarquable du chœur de la Radio Suisse avec un magnifique chœur de femmes, intense, à la diction éblouissante et à la présence scénique tout particulière.
L’orchestre n’a pas malheureusement la même présence ni le même son. Certes, les moments les plus tendus sont assez bien dessinés, mais dans l’ensemble, même si on peut louer la précision et la justesse des instruments (ce qui n’est pas toujours évident avec des instruments anciens), c’est à mon avis la partie problématique de la représentation.
Du côté du chant, c’est autre chose. La Diane de Rebeca Olvera a la délicatesse et en même temps l’autorité voulue, dans un faux petit rôle, car il faut une jolie ligne de chant et une véritable assise vocale pour affronter cette courte partie, assez découverte.

Michael Kraus (Thoas) © Salzburger Festspiele / Monika Rittershaus
Michael Kraus (Thoas) © Salzburger Festspiele / Monika Rittershaus

Le Thoas de Michael Kraus, outre sa diction excellente et la clarté de son expression, a l’autorité et la projection mais aussi la touche de vulgarité nécessaire à ce rôle de méchant honni, notamment dans l’air célèbre « De noirs pressentiments, mon âme intimidée… » particulièrement réussi.

Rolando Villazon (Pylade) © Salzburger Festspiele / Monika Rittershaus
Rolando Villazon (Pylade) © Salzburger Festspiele / Monika Rittershaus

On est heureux de revoir Rolando Villazon, dans un rôle qui lui permet sans trop de casse de s’affirmer encore comme le chanteur émouvant, engagé, très présent en scène que nous aimons. Son timbre particulier et un chant assez déchirant ont provoqué un vrai succès. Certains ont entendu une voix abîmée. Je sais que c’est désormais un lieu commun de lire ce genre de choses à chacune de ses apparitions. Très honnêtement, même s’il n’est pas un Pylade au style d’appellation d‘origine contrôlée (mais aucun des chanteurs du plateau ne l’est véritablement) il a dans sa voix une telle intensité, une telle présence, une telle couleur, (son air « Quel langage accablant pour un ami qui t’aime… Unis dès la plus tendre enfance… » est vraiment émouvant) et il est si engagé qu’on ne peut que saluer la performance : c’est une excellente idée que de l’avoir distribué dans ce rôle.

Scène des Furies , Oreste (Christopher Maltman) © Salzburger Festspiele / Monika Rittershaus
Scène des Furies , Oreste (Christopher Maltman) © Salzburger Festspiele / Monika Rittershaus

Christopher Maltman a une diction exemplaire : son français est clair, sans aucune faille, merveilleusement projeté. Cette diction parfaite est mise au service d’un style contrôlé, d’une expressivité étonnante, avec une présence vocale qui dépasse de loin l’ensemble des protagonistes. Il est sans aucune hésitation le triomphateur de la soirée et un Oreste d’exception, engagé, émouvant, noble comme un héros et en même temps d’une extraordinaire humanité. La scène avec les Furies est prodigieuse et son air du troisième acte « Divinité des grandes âmes » est un superbe moment. Grandiose prestation, Magnifique chanteur.

Cecilia Bartoli (Iphigénie) © Salzburger Festspiele / Monika Rittershaus
Cecilia Bartoli (Iphigénie) © Salzburger Festspiele / Monika Rittershaus

Enfin Cecilia Bartoli pour qui j’ai une très grande admiration n’offre pas une performance totalement convaincante en Iphigénie ; elle aborde Gluck pour la première fois et ce chant ne lui convient pas encore tout à fait : dès le début, la voix a des accents métalliques, des aigus un peu tendus et quelques problèmes de ligne. Certes, il y a des moments très émouvants comme son premier air « Cette nuit j’ai revu le palais de mon père… » parce que la chanteuse sait émouvoir et surtout sait parfaitement jouer avec ses difficultés, mais on est surpris, alors qu’elle parle parfaitement le français, de ne pas entendre une langue aussi claire et aussi bien projetée que Maltman par exemple. De plus, Bartoli a besoin d’extérioriser plus, et ce rôle très intérieur, fait de lamentations, de méditations et de monologues  n’est pas forcément pour elle. Il reste qu’elle sait émouvoir dans son costume gris, avec ses cheveux courts (une sorte de personnage de Fidelio) et son air du sacrifice « Je t’implore et je tremble, ô déesse implacable ! » est d’une très grande intensité. C’est un rôle qui exige de la part de l’artiste une très grande discipline, et une très grande rigueur. Elle sait parfaitement colorer son chant, exprimer tantôt la douleur, tantôt la compassion, tantôt la soumission, et elle obtient un très grand succès mérité pour la performance dans un style totalement inhabituel. Mais la voix n’est pas toujours au rendez-vous : certains moments restent un peu en-deçà.

En conclusion, le style de l’œuvre, inhabituel à Salzbourg, a pu désarçonner une partie du public, d’autant que le travail de Patrice Caurier et Moshe Leiser est sans concession, même s’il est un peu inférieur à leurs spectacles précédents. Mais ce qui laisse perplexe, au-delà des performances des artistes, globalement très en phase avec le drame, c’est peut-être plus la différence entre un style très « baroquisant » de l’orchestre et un plateau au style et à la couleur plus tournés vers l’avenir. J’ai ressenti une sorte de tiraillement, entre un discours orchestral au son très marqué (quand il était audible) par l’approche baroque et un chant moins soucieux d’exactitude archéologique. Il en résulte une impression d’hétérogénéité qu’on n’avait pas – c’est presque paradoxal – dans Norma par exemple, dans l’édition choisie par Antonini. Avec ces chanteurs-là, un Muti eût coloré son orchestre d’une tout autre manière et avec quelle grandeur! Grandeur du plateau à tous les niveaux et discrétion et petitesse de l’orchestre : les choses ne se sont pas fondues ensemble. Dommage. [wpsr_facebook]

Michael Kraus(Thoas) Cecilia Bartoli (Iphigénie) Christopher Maltman (Oreste)
Michael Kraus(Thoas) Cecilia Bartoli (Iphigénie) Christopher Maltman (Oreste)

SALZBURGER FESTSPIELE 2013: NORMA de Vincenzo BELLINI le 24 AOÛT 2013 (Dir.mus: Giovanni ANTONINI; Ms en scène: Patrice CAURIER & Moshe LEISER) avec Cecilia BARTOLI

Le choeur “Guerra” © Hans Jörg Michel

Dans le même journée, voir Meistersinger de 11h à 17h, puis Norma de 19h30 à 22h30, ce n’est sans doute que du bonheur, mais en même temps beaucoup d’attention, et donc une certaine tension et au bout de cette “folle journée” une certaine fatigue, bientôt balayée par cette Norma hors normes: l’usine à productions qu’est Salzbourg se permet de faire ainsi joujou avec les horaires, mais c’était pour moi une opportunité, car sinon, j’aurais dû choisir entre l’un et l’autre.
Or Norma n’est pas un opéra qu’on affiche aussi facilement. L’oeuvre est très difficile à monter, tout simplement parce qu’il n’y a pas de Norma totalement convaincante sur le marché lyrique. La Scala ne l’a pas programmée depuis 40 ans (fameuse production de Mauro Bolognini avec Montserrat Caballé). Ce rôle écrasant,  Bellini lui même le qualifiait “d’encyclopédique” tant il demande à l’artiste qui l’interprète: il faut une voix qui soit dramatique mais aussi lyrique, avec différents types d’agilités, différents types de passages à l’aigu, il faut aussi une personnalité scénique hors pair: il ne suffit pas de savoir chanter avec un contrôle suffisant et une voix filée le fameux Casta Diva, il faut assumer la redoutable cabalette qui vient presque immédiatement après, et puis tout le reste, les duos, les ensembles qu’il faut animer avec une vaillance épique. Tout commence avec Casta Diva, mais tout justement ne fait que commencer; il y a l’après. Et quand je dis tout commence avec Casta Diva, le mot Casta, premier mot de l’air est l’enjeu de l’ensemble de l’opéra puisque Norma non seulement n’a pas respecté le voeu de chasteté, et a eu deux enfants, mais deux enfants d’un envahisseur romain; elle est coupable devant la déesse, coupable devant les hommes, elle est prêtresse traitresse et pécheresse : quelle géniale interprète sait faire sentir cela dès le départ, sait chanter Casta Diva en y mettant immédiatement cette once du poids du péché mortel…suivez mon regard…?!

Adalgisa 5Rebeca Olvera) et Norma (Cecilia Bartoli) © Hans Jörg Michel

Le parti pris musical de la production de Salzbourg, le choix même de l’oeuvre montée pour Cecilia Bartoli que personne, personne, personne n’imaginait un seul instant dans ce rôle, pour des raisons vocales et musicales, tout cela excitait la curiosité: et pourtant, la cantatrice italienne (peu prophète en son pays où elle est très peu aimée du public mélomane et surtout lyricomane) a eu le cran  de l’affronter, de faire sa Norma, en défendant un parti pris qui va à rebours de toutes les tendances d’aujourd’hui, tout en en épousant les modes. À rebours des tendances d’aujourd’hui où Norma est plutôt un soprano,  un soprano au spectre large et dramatique (du genre Violeta Urmana) et où le mezzo est Adalgisa, alors qu’à Salzbourg, Norma est mezzo et Adalgisa soprano,  en épousant les modes du jour comme celle de travailler le répertoire rossinien et belcantiste avec des baroqueux.
L’an prochain en effet à Pentecôte, le festival intitulé “Rossinissimo” proposera pour Cenerentola et Otello l’ensemble Matheus et Jean-Christophe Spinosi. Cette année, l’Orchestre La Scintilla, issu de l’orchestre de l’Opéra de Zurich, est dirigé par un des maîtres du baroque, Giovanni Antonini, déjà au pupitre dans le Giulio Cesare de Haendel de l’an dernier, ce qui était tout de même plus attendu et conforme aux “idées reçues” que cette année. Ce n’est pas d’ailleurs la meilleure surprise de la soirée: le son de l’orchestre est brut, le tempo d’une folle rapidité (une ouverture au pas de course) et certains instruments sont difficilement supportables; les cuivres notamment, volontairement sans doute en déséquilibre avec le reste des pupitres, se signalent par des interventions énormes, brutales. Une direction sans legato, sans vrai lyrisme, sans douceur, où il serait vain de chercher la fameuse mélodie bellinienne, les longues phrases lyriques ou mélancoliques, une direction qui sans doute doit correspondre au travail d’édition conduit par Maurizio Biondi e Riccardo Minasi, mais . Ils expliquent ces choix d’ailleurs dans un long article du programme de salle. Évidemment, les oreilles sont habitués à des orchestres classiques et à des instruments modernes. On discutera éternellement de ces choix “philologiques”: disons qu’ils justifient scientifiquement les choix de Cecilia Bartoli. Mais ce n’est pas du côté de Giovanni Antonini qu’on va chercher l’émotion.
Pour la mise en scène, Cecilia Bartoli, qui est directrice artistique du Festival de Pentecôte, a choisi de nouveau Patrice Caurier et Moshe Leiser, qui avaient remporté un certain succès dans Giulio Cesare. Après avoir transposé Giulio Cesare en ambiance américaine, voilà Norma en ambiance résistance française: c’est bien connu depuis Asterix, le gaulois résiste. Et comme on résistait contre l’envahisseur romain, on pourra transposer la situation dans les années 40, Pollione devenant un policier allemand (probablement gestapiste) et Norma et Oroveso des chefs d’un réseau de résistants. La France éternelle quoi…

La salle d’école © Hans Jörg Michel

À partir du moment où l’on admet le principe de la transposition, pourquoi celle-là, surtout qu’elle n’est pas si mal faite, dans un décor très réaliste de Christian Fenouillat représente la salle d’entrée d’une école. Des enfants jouent dans la cour. Ça sonne, les enfants se mettent en rang et la maîtresse (Adalgisa) vient les chercher. Rideau. Quand il s’ouvre à nouveau, toujours dans le silence, une femme est assise, de dos (Norma) et des soldats allemands entrent avec Pollione pour demander à voir la maîtresse (Adalgisa) qu’on sort de la classe.

Prologue © Hans Jörg Michel

On vérifie son identité, mais Pollione la laisse retourner en classe. Norma se lève, songeuse. Rideau. L’ouverture commence, troisième ouverture du rideau et entre alors le choeur devenu groupe de résistants menés par Oroveso, qui ramène trois cadavres. L’école sera le décor unique du drame, avec quelquefois un rideau qui se baisse pour isoler Norma dans son espace intime (notamment au deuxième acte). Il y a de beaux éclairages, de jolis moments de groupe, et des images impressionnantes notamment la scène finale très bien faite où Pollione et Norma (à qui l’on a coupé les cheveux) sont attachés au centre de la pièce, et les résistants sortent et incendient la maison.

Image finale © Hans Jörg Michel

Image ultime très impressionnante et particulièrement bien faite.
Donc dans cette mise en scène au total assez austère, plutôt en noir et blanc, qui rappelle les films du néo réalisme italien, le personnage de Norma est une référence à Anna Magnani, c’est évident.  Du reste, les personnages sont assez bien dessinés notamment évidemment les personnages féminins, plus favorisés par le livret:

Michele Pertusi (Oroveso) et John Osborn (Pollione) © Hans Jörg Michel

La distribution est assez équilibrée, à commencer par Michele Pertusi, un Oroveso solide,  la basse italienne spécialiste de Rossini, est toujours exacte, avec une voix chaude, bien posée dans un rôle un peu limité et secondaire.
John Osborn est un Pollione tout à fait remarquable, un chant très contrôlé: il a l’habitude de ce répertoire et sait à la fois travailler sur la couleur, et utiliser une technique complètement maîtrisée. Mezze voci, notes filées, legato, magnifique ligne de chant: un travail remarquable et un artiste de grand niveau. À ne jamais manquer quand il apparaît dans une distribution.
Saluons enfin la Clotilde plutôt honnête de Liliana Nikiteanu et le Flavio de Reinaldo Macias, à l’apparition initiale et limitée.

Rebeca Olvera © Hans Jörg Michel

La jeune Adalgisa de Rebeca Olvera n’a pas la qualité intrinsèque de timbre qu’on attend dans ce type de répertoire, elle n’a pas tout à fait le contrôle vocal nécessaire ni même tout à fait le style voulu, mais elle a une telle fraîcheur et une telle intensité qu’on finit par être convaincu de son Adalgisa. C’est un chant engagé, qui ne présente pas de défauts techniques majeurs, qui par sa couleur très claire fait joli contraste avec Bartoli, mais qui n’a pas encore peut-être la maturité nécessaire. il reste que l’ensemble passe très bien la rampe et tient la scène face à Bartoli.

Cecilia Bartoli (Norma) © Hans Jörg Michel

Venons en justement au choix de Cecilia Bartoli, qu’elle justifie en arguant que Maria Malibran, mezzo soprano, a chanté Norma. On pourrait ajouter qu’à l’époque, la distinction entre les voix n’est pas si claire qu’aujourd’hui (voir des voix comme celle de Cornélie Falcon). Norma a incontestablement une couleur plus sombre, c’est d’ailleurs pourquoi Leyla Gencer, magnifique soprano au timbre plutôt sombre, réussissait dans ce rôle qu’elle a marqué. Par ailleurs, Bartoli fait aussi un choix idéologique, il s’agit de trancher avec la tradition, il s’agit d’aller à l’opposé de la référence Callas, il s’agit de faire simplement ce qu’elle a envie avec un rôle qu’elle veut chanter. Bartoli qui est une grande star (elle vend un nombre incalculable de disques…très bankable, Madame Bartoli) et  une femme d’une grande intelligence, elle connaît parfaitement les limites d’une voix qui passe mal dans les grandes salles, mais convient parfaitement à la Haus für Mozart, dont le volume correspond à de très nombreux théâtres lyriques au XIXème. Avec sa technique particulière, notamment les vocalises très serrées qu’elle sert beaucoup dans Rossini (ces vocalises acrobatiques qui ressemblent à un chant de colombe en rut), l’ensemble Casta Diva et la cabalette ah bello a me ritorna qui suit n’est sûrement pas le moment le plus excitant pour Bartoli ni pour les spectateurs: la voix reste dure dans Casta Diva, qui n’a pas ce côté éthéré qu’on attend et elle n’arrive pas vraiment à adoucir pour coller à la ligne mélodique bellinienne, quant à ah bello a me ritorna, les agilités sont là, les aigus un peu tirés aussi, mais un peu à contresens à mon avis: cette manière de vocaliser qui peut (éventuellement) convenir à la comédie rossinienne ne correspond pas du tout à la situation et semble un peu surgir comme un cheveu sur la soupe. Passé ce moment vraiment peu convaincant, Bartoli montre que Casta Diva n’est pas tout l’opéra, bien que cette prière en soit le symbole. Car aussi bien dans les duos avec Adalgisa, dans les scènes dramatiques avec Pollione, et disons que dans toute la seconde partie du premier acte et tout le second acte, Bartoli montre des qualités d’émotion, d’engagement, de passion, d’ intensité prodigieuses qui emportent l’adhésion et font bientôt oublier les doutes sur la voix et ses limites (réelles). C’est vraiment là où l’on mesure la qualité et l’intelligence de l’artiste: j’avoue qu’elle m’a non seulement surpris, mais presque bluffé, tellement elle nous piège et nous fascine. Je suis sorti très admiratif de la prestation, et de la manière impériale dont elle s’est emparé du rôle, dans une production où naturellement tout tourne autour d’elle. Cette Norma ne fera sans doute pas école, restera un hapax dans la production d’opéra actuelle, elle va vers des chemins de traverse, mais telle quelle, ce n’est pas l’horreur ou le n’importe quoi que certains mélomanes italiens ont dit avoir entendu, c’est au contraire une production soignée, un travail au total  convaincant qui justifie l’indescriptible triomphe reçu du public, et qui a provoqué dans la troupe une si grande joie qu’on entendait en sortant, derrière le rideau les hurlements de joie et les applaudissements de l’équipe et du choeur (bonne prestation du Choeur de la Radio de Suisse italienne – Radio della Svizzera italiana, dirigé par les excellents Diego Fasolis et Gianluca Capuano). Il n’y a pas si souvent des Norma, on attend encore une Norma de référence, perdue depuis les années Scotto, Sills, Sutherland, ou même Gruberova (encore que pour cette dernière j’ai toujours eu mes doutes et qui hélas le chante encore). Ce ne sera pas Cecilia Bartoli, évidemment, mais le moment passé a été suffisamment fort pour que cette Norma fasse souvenir, et plutôt bon souvenir.
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Cecilia Bartoli & Rebeca Olvera © Hans Jörg Michel

 

SALZBURGER FESTSPIELE 2012: GIULIO CESARE IN EGITTO de G.F.HAENDEL le 25 août 2012 avec Cecilia BARTOLI (Dir.mus: Giuseppe ANTONINI, Ms en scène: Patrice CAURIER et Moshe LEISER)

© Hans Jörg Michel-Salzburger Festspiele

J’ai découvert Cecilia Bartoli lors d’une émission de RAI1, “Fantastico”, une émission culte du samedi soir  présentée par le Michel Drucker/Guy Lux italien, Pippo Baudo, alors époux de Katia Ricciarelli: résidant alors à Milan, j’écoutais la TV italienne avec avidité.
Pour mieux apprendre une langue, et surtout, plus vite, vive la TV!
J’avais été frappé par sa technique et surtout sa personnalité et son aisance, si jeune.
Je trouve que Cecilia Bartoli est injustement frappée d’ostracisme en Italie; comme Antonacci, l’essentiel de sa carrière se déroule aujourd’hui à l’étranger. Ceux qui détestent Bartoli considèrent que la voix est petite, et que sa fameuse technique de vocalises la rapproche d’une volaille en rut (sic) comme on m’a dit un jour. Bartoli qui connaît évidemment ses limites, a conduit sa carrière en choisissant de travailler au disque et de choisir des salles aux dimensions très raisonnables qui permettent à sa voix de passer, comme Zürich. Elle a été régulièrement présente aussi à Salzbourg, et le mandat actuel d’Alessandro Pereira qui l’accueillait à Zürich a favorisé son intronisation comme directrice artistique du Festival de Salzbourg-Pentecôte,  succédant à Riccardo Muti qui l’avait dédié à l’opéra napolitain du XVIIIème.
Sa carrière, elle la doit donc aussi à la fortune des disques “thématiques” ( qui explorent le répertoire baroque) avec son complice Giovanni Antonini à la tête du Giardino Armonico, ou les Musiciens du Louvre de Marc Minkowski, ou l’Orchestra La Scintilla dirigée par Adam Fischer ou Alessandro De Marchi: Opera proibita (L’opéra interdit), Sacrificium, Sospiri, sont des programmes construits autour de ses enregistrements, ou des enregistrements originaux d’arias du répertoire baroque le plus acrobatique. Au disque, point de problème de volume, réglé par les ingénieurs du son (de DECCA, en l’occurrence)
L’an prochain, elle prendre un risque calculé à Salzbourg à la Pentecôte 2013, dont le thème est “OPFER” (victime), en proposant Norma, dans une nouvelle édition critico-philologique de Riccardo Minasi et Maurizio Biondi, avec un orchestre d’instruments anciens attaché à l’opéra de Zürich, l’orchestra la Scintilla, et le chef Giovanni Antonini, les metteurs en scène Patrice Caurier et Moshe Leiser dans l’espace raisonnable pour Bartoli de la Haus für Mozart. Dans une oeuvre que peu de chanteuses et peu de théâtres osent aujourd’hui aborder, nul doute que les juges de paix vont s’en donner à coeur joie: attention, chers amis de la Grisi, vous allez avoir du travail.
Dans le même espace cette année, elle a proposé pour sa première saison Giulio Cesare in Egitto de Haendel (1723), avec la même équipe (Giovanni Antonini, Patrice Caurier et Moshe Leiser) mais avec le Giardino Armonico, puisque son Festival de Pentecôte avait pour thème Cléopâtre. Ce fut un grand succès de presse et de public. Il est vrai que la distribution est impressionnante (Andreas Scholl, Philippe Jaroussky, Jochen Kowalsky, Cecilia Bartoli). C’est ce spectacle qui est repris comme dernière production  du Festival d’été dans une durée très wagnérienne de 5h.
On est bluffé, carrément bluffé à la fin de ces cinq heures par l’incroyable, l’inaccessible qualité musicale de l’ensemble de la représentation. Orchestre comme plateau clouent le public (enfin celui qui n’est pas bruyamment parti) sur place, tant les émotions et les surprises abondent, et tant les qualités techniques inouïes se déploient. On est un peu moins sensible au parti-pris de la mise en scène de Patrice Caurier et Moshe Leiser, dans des décors de Christian Fenouillat, qui hésite entre ironie à la Astérix et réalités violentes d’une guerre moyen-orientale dirigée par les stratèges de l’UE et qui n’arrivent pas à tenir la distance. Commençons donc par la mise en scène, en soulignant combien il est difficile de choisir un angle d’attaque pour des œuvres où les ressorts dramaturgiques ne sont pas toujours au rendez-vous. On a constaté aussi l’échec de Pelly aussi à l’Opéra Garnier. Les metteurs en scène s’en sortent par l’ironie, comme celle, bien réussie de Nicolas Hytner à l’Opéra de Paris en 1997, et par la mise à distance. Le choix de Patrice Caurier et Moshe Leiser est de placer l’œuvre dans une sorte d’imagerie. La présence des crocodiles par exemple est une référence à Asterix et Cléopâtre (vous vous souvenez sans doute que la menace essentielle de Cléopâtre consiste à jeter les ennemis aux crocodiles) et l’atmosphère voulue est clairement celle de la bande dessinée (et non de jouets d’enfants  comme je l’ai lu dans la presse allemande), mais une bande dessinée qui s’en tirerait mal avec les émotions réelles distillées par le livret:

© Hans Jörg Michel /Salzburger Festspiele

le traitement du personnage de Cornelia en souffre, qui doit à la fin de son merveilleux air “priva son d’ogni conforto” mettre sa tête dans la gueule en mousse du crocodile qui orne l’avant scène, provoquant les rires du public. Un public d’ailleurs insupportable. Cela commence par l’arrivée au dernier moment d’un groupe (un car?) de spectateurs enstuqués qui s’installent bruyamment aux premiers rangs, puis dont des membres, au bout de 20 minutes, découvrant sans doute avec horreur l’œuvre pour laquelle ils avaient déboursé des centaines d’Euros, sortent en dérangeant tout un rang puis remontent toute la salle avec des talons hypersurélevés et bruyants, d’autres sortent à intervalles réguliers, sans doute assommés. Les cinq heures de musique fatiguent nos mélomanes amateurs d’un jour (d’une heure?). L’ironie n’est peut-être pas sur scène, elle est dans la salle avec ces gens qui n’ont rien à y faire.
Revenons donc au travail de Patrice Caurier et Moshe Leiser. Cette hésitation entre franche ironie et réelle émotion se lit dans le déroulement même du spectacle:

© Hans Jörg Michel /Salzburger Festspiele

le premier acte est le plus achevé des trois, qui place l’action dans un Moyen Orient en guerre: puits de pétrole, soldats en treillis qui dansent la guerre (chorégraphie bien fade de Beate Pollack), Giulio Cesare en hiérarque de l’Union Européenne(!) qui arrive en limousine, qui fait signer un contrat pétrolier au roi Tolomeo, pose en une seconde pour la photo et s’engouffre à nouveau dans sa limo. L’Union Européenne renvoie à l’image de l’ami américain en Irak, et Tolomeo a des faux airs de Khadafi. En bref, le cadre est posé, pas très sympathique pour les Européens venus sauver le monde (le livret le dit pour Giulio Cesare) et pas plus sympathique pour les égyptiens qui représentent un univers de trahisons, de viols, de turpitudes variées, mais sauvé par la bande dessinée qui peut parce qu’elle est bande dessinée, véhiculer les clichés les plus éculés possibles. Comme je l’ai écrit, la plus grande difficulté est d’insérer dans ce contexte les deux personnages les plus “nobles” de l’opéra, Cornelia (impériale Anne Sofie von Otter) en veuve éplorée de Pompée lâchement assassiné et son fils Sextus (ahurissant Philippe Jaroussky), en culotte courte et quasiment asexué, qui se proposera au sacrifice au nom de la vengeance, un sacrifice que sa mère préparera en le ceignant d’une ceinture de bombes, comme les bombes humaines d’aujourd’hui. On va passer de la caricature (premier acte) au drame, où tous les personnages frôlent la mort (deuxième moitié du deuxième acte/première moitié du troisième). Quelques moments réussis comme le spectacle préparé par Cléopâtre pour César, au début du deuxième acte,

© Hans Jörg Michel /Salzburger Festspiele

que César regarde avec des lunettes 3D, où Cecilia Bartoli en meneuse de revue avec son truc en plumes, finit par enfourcher une fusée bien phallique qui l’emmène au (septième?) ciel. D’autres moins comme ce final doux amer où tous les membres de la distribution (y compris les morts, revenus pour l’occasion) chantent l’ensemble final, avec cotillons et champagne, puis disparaissent dans les dessous, pendant que la scène est envahie par des soldats, et que l’arrière scène s’ouvre sur la rue, laissant voir le véhicule militaire d’un envahisseur: le dernier mot pour la guerre et la soldatesque.
On peut estimer juste la tentative d’actualisation et le choix de Cecilia Bartoli, directrice artistique du Festival de Pentecôte, de rompre avec les spectacles proposés par Muti les années précédentes (reconstitutions pseudo historiques sans grand intérêt) et de proposer quelque chose de plus contemporain, mais il reste que le livret pose des questions diverses, voire contradictoires, qu’il est difficile de résoudre. Patrice Caurier et Moshe Leiser n’ont pas réussi à le faire: leur spectacle n’est pas vraiment mauvais, il n’est pas vraiment satisfaisant, il ne va pas jusqu’au bout d’une logique, il ne va jusqu’au bout d’aucune logique.
Il en va tout autrement du point de vue musical: la mise en scène en souffre d’ailleurs: devant une telle performance, une telle perfection, du même coup, il y a un décalage béant entre musique et représentation scénique. Nul doute qu’avec une distribution moins éclatante, la mise en scène serait peut-être passée avec discrétion.
L’Orchestre de Giovanni Antonini, Il Giardino Armonico ne joue d’ailleurs pas avec l’ironie montrée par les metteurs en scène, il a toujours une touche de mélancolie, des sons alanguis, très raffinés, très subtils; l’énergie (qu’on trouve à foison chez les Musiciens du Louvre-Grenoble) laisse place à la recherche de légèreté, à une sonorité à la fois discrète et présente (l’acoustique de la salle refaite depuis quelques années, moins favorable aux chanteurs, l’est en revanche pour l’orchestre) et accompagne à merveille les moments de recueillement, les méditations tragiques qui abondent dans la seconde partie de l’opéra.
Mais c’est par le duo conclusif du premier acte entre Anne Sofie von Otter et Philippe Jaroussky “Son nata/o a lagrimar/sospirar” que je voudrais commencer, car c’est un sommet qui n’a pas été surpassé dans toute la soirée. Anne Sophie von Otter pendant toute la représentation est vraiment extraordinaire dans son personnage de veuve éplorée, puis d’esclave de Ptolémée (Tolomeo), et montre une intelligence et des qualités de diction, de couleur, de tenue de ligne de chant, de souffle qui permettent d’émettre les sons les plus ténus, et qui laissent pantois. Beaucoup de mélomanes ont quelquefois des doutes sur cette voix qui n’est pas immense, et qui ne distille pas toujours l’émotion, disent-ils. C’est ici la perfection, on en a quelquefois des battements de cœur violents, tellement l’émotion est violente.

© Hans Jörg Michel /Salzburger Festspiele

Quant à Jaroussky, on ne sait que privilégier, la projection, les agilités, l’art de retenir le son jusqu’à l’indicible, les aigus et suraigus qui font qu’entre le mezzo von Otter et le contre ténor Jaroussky, la voix féminine,

© Hans Jörg Michel /Salzburger Festspiele

c’est la sienne, et une voix d’une pureté inouïe: pareille maîtrise de l’art du chant et de l’ornementation en fait justement le grand triomphateur de la soirée . Ainsi, lorsque ces deux voix entament ce duo final de l’acte I, c’est une flaque de paradis, d’éternité qui se dessine: un des plus grands moments de chant qu’il m’ait été donné d’entendre de toute ma vie de mélomane.

© Hans Jörg Michel /Salzburger Festspiele

Andreas Scholl est un Giulio Cesare qui joue le personnage un peu vulgaire du conquérant “à l’américaine”, avec une dégaine et un style assez désopilants au début. Le personnage prend de l’épaisseur au fur et à mesure des développements de l’intrigue, et notamment dès qu’il tombe amoureux.  On ne sait là aussi que louer, les agilités impeccables et acrobatiques, la diction confondante, le jeu sur le volume de la voix, avec des aigus impressionnants par leur force, la manière de colorer, de jouer sur la voix naturelle (“Tu sei” au premier acte), la suavité du timbre. Peut-être demanderait-on un peu plus de volume quelquefois à cause du rôle? Mais c’est vraiment vouloir être bien exigeant devant pareille performance.

© Hans Jörg Michel /Salzburger Festspiele

Avec un timbre plus nasal, plus délicat aussi, Christophe Dumaux (Tolomeo) est le troisième contre-ténor de la distribution, et lui aussi exceptionnel,  d’abord, par son personnage, vulgaire, cruel, assoiffé de désir, violent, une manière de Khadafi auquel son bonnet de Léopard et ses Ray Ban peuvent faire penser, en tous cas, il est la figure des potentats/dictateurs de la région, et son personnage s’impose immédiatement en scène. Il s’impose aussi vocalement, tant les agilités, les inflexions, la diction sont soignées: avec un jeu mouvementé, il arrive à conserver une perfection technique dans le chant qui laisse rêveur. C’est à la fois une magnifique composition et une immense performance.
Jochen Kowalski, l’autre génération des contre-ténors, incarne Nireno, devenu Nirena pour la circonstance, une de ces figures de fidèle servante, d’extraction populaire, qui permet aux héros d’accomplir leurs hauts faits: elle aide le jeune Sextus contre Tolomeo . Le timbre est un peu vieilli (il a 58 ans), mais convient très bien au personnage, dont il fait une composition digne de tous les éloges.

© Hans Jörg Michel /Salzburger Festspiele

Ainsi Cecilia Bartoli a réussi à réunir sur un plateau deux générations de contre-ténors et quatre artistes de très grand niveau, voir pour certains de niveau insurpassable, Jaroussky prenant (avantageusement) la place d’un rôle tenu à la création par la soprano travestie.
Margherita Durastanti.

© Hans Jörg Michel /Salzburger Festspiele

Et Cecilia Bartoli? Elle est un personnage à la fois passionné, pétillant, très sympathique en scène (elle est irrésistible dans ses dessous affriolants). Son jeu est confondant de naturel, elle ne surjoue jamais, elle est pleine de vie et ne laisse aucune impression d’artifice. Le volume de la salle convient à sa voix. Elle est une Cléopâtre pleine d’auto-ironie, mais aussi d’une grande sensibilité par exemple dans l’ air “Se pietà di me non senti”  au deuxième acte et en général dans tous les airs du troisième acte, les plus fameux. Certes, on peut trouver un peu à redire sur la diction, un peu sur le vibrato, mais ce serait injuste, profondément injuste face à l’intensité, la fluidité, la douceur et la suavité de cette voix vraiment souveraine.
N’oublions pas non plus le bon baryton Peter Kalman, qui a passé lui aussi des années à Zürich, Curion le tribun qui est ici l’homme de main de César et surtout la belle voix de Ruben Drole, lui aussi membre de l’ensemble de l’opéra de Zürich, baryton basse qui, disent certains, fait penser à Bryn Terfel, voix chaude, belle ductilité, belle intensité notamment à la fin, et qui compose avec brio le personnage contrasté d’Achillas, général âme damnée de Ptolémée, qui concocte le meurtre de Pompée pour s’amouracher ensuite de sa veuve, et donc entrer en rivalité avec Ptolémée puis mourir au combat: le traître amoureux meurt ainsi grandi.
On peut dire sans crainte que ce Giulio Cesare in Egitto constitue un Festival vocal insurpassable, qui montre que la “mode” baroque a su faire émerger des artistes d’un niveau éblouissant. Il y a assurément sur le marché plus de contre-ténors de haut niveau pour le baroque que de ténors ou de sopranos lirico-spinto pour Verdi . Le marché répond et fournit à la demande. On fait émerger les voix dont on a besoin. Gageons que sur ce modèle le bicentenaire Verdi fera naître quelques vocations.
Quant à moi, j’ai en cet été entendu deux opéras de Haendel à Salzbourg dont je garderai souvenir: pour les amoureux du chant, la Haus für Mozart était hier la Haus für Haendel et
j’emporte en mon cœur qui en a tremblé le duo Cornelia-Von Otter/Sesto-Jaroussky comme trace indélébile d’une des plus belles soirées musicales de ces dernières années.[wpsr_facebook]