Gluck n’est pas un familier de Salzbourg. Une seule production d’Orfeo ed Euridice en 2010 depuis la création du festival et cette Iphigénie en Tauride est la seconde œuvre mise au programme, grâce au Festival de Pentecôte et à sa directrice artistique Cecilia Bartoli. Si Orfeo avait été dirigé par Riccardo Muti, un nom qui suffit à drainer quelques foules, Cecilia Bartoli, Rolando Villazon et Christopher Maltman sont les porte-drapeaux d’une production dirigée par un chef à peu près inconnu du grand public salzbourgeois, Diego Fasolis, spécialiste du répertoire baroque qui a longtemps été parmi les chefs « de niche » assez discrets du marché.
Depuis que Cecilia Bartoli dirige le Festival de Pentecôte, traditionnellement dédié au répertoire baroque depuis sa création en 1998 (aux temps de Mortier), elle a une ligne précise, s’appuyant sur des metteurs en scène amis (Patrice Caurier/Moshe Leiser qui presque chaque année depuis 2012 ont mis en scène un opéra où elle a chanté). Les productions sont portées par le nom de Bartoli dans un répertoire a priori peu familier du public.
L’an prochain en revanche, le programme change car pour la première fois on va quitter les rivages baroques pour ceux du musical : Cecilia Bartoli sera Maria de West Side Story, dirigé par Gustavo Dudamel avec le Simón Bolívar Symphony Orchestra of Venezuela, l’ex Orchestre des jeunes. Le Sistema vénézuélien, depuis le succès mondial, a restructuré ses orchestres « d’exportation » en un orchestre de jeunes qui joue actuellement à Milan et un orchestre de jeunes adultes qui jouera à Salzbourg dans un Festival de Pentecôte tout dédié à Roméo et Juliette, puis qu’on y verra aussi bien ce West Side Story (mise en scène Philip Wm. McKinley) qui semble être une grosse opération commerciale (Producteur américain), une soirée concertante, Giulietta e Romeo (créé à la Scala en 1796) de Nicola Antonio Zingarelli (avec Franco Fagioli) et le fameux ballet Romeo et Juliette de John Cranko avec les forces du Stuttgarter Ballett et l’orchestre du Mozarteum.
Traditionnellement aussi la production de Pentecôte est coproduite avec le Festival d’été, ce fut le cas de Giulio Cesare, de Cenerentola, de Norma et de la présente production d’Iphigénie en Tauride créée à Pentecôte 2015.
Coup évidemment médiatique, il serait bien surprenant que West Side Story ne soit pas au programme de l’été, vu les coûts probables et le goût de Bechtolf pour le musical vérifié cette année avec des fortunes diverses pour Die Komödie der Irrungen de Shakespeare et Mackie Messer, ein Salzburger Dreigroschenoper.
Iphigénie en Tauride (1779) n’est pas une œuvre facile, avec sa dramaturgie problématique, essentiellement fondée sur la déclamation et un opéra sur l’attente: attente de révélation d’identité, attente de la mort. Gluck y invente une nouvelle vision de l’espace tragique à l’opéra, abandonnant les feux d’artifice vocaux qui ravissaient (et ravissent encore) le public. Ici règnent la diction, l’expressivité du discours, la profondeur psychologique, ici règnent les forces intérieures.
Cecilia Bartoli, qui a construit sa carrière sur les acrobaties vocales et les agilités stratosphériques, affronte ici pour la première fois un auteur qui les refuse. Pour son premier Gluck, elle a fait appel à Patrice Caurier et Moshe Leiser, avec qui elle a déjà fait Giulio Cesare et Norma. Fidèle à son habitude, elle appelle un chef reconnu dans l’univers des baroqueux, le suisse Diego Fasolis, originaire du Tessin, et son orchestre fondé dans les années 50 par Edwin Löhrer (Società cameristica di Lugano), qui a très tôt exploré le répertoire baroque, et qui a pris le nom de I Barocchisti.
La représentation a lieu à la Haus für Mozart, salle idéale pour ce type de répertoire, pour mieux entendre les voix, avec un bon rapport scène-salle. C’était le « Kleines Festspielhaus» qui a pris le nom de Haus für Mozart en 2006 quand il a été décidé de restructurer la salle et lui ajouter quelques 200 places à l’occasion de l’année Mozart (enfin, l’une des multiples années Mozart). Je ne suis pas sûr que l’opération ait été si bienvenue.
C’est dans cette salle que Cecilia Bartoli chante la plupart du temps. La chanteuse qui connaît sa voix et ses limites chante essentiellement dans des salles moyennes comme Zurich.
J’ai exprimé depuis longtemps dans ce blog mes préférences pour une interprétation de Gluck avec un orchestre « ordinaire ». J’ai entendu à la Scala Riccardo Muti diriger Alceste, Orfeo, Ifigenia in Tauride, j’en ai de bons souvenirs avec un orchestre d’instruments modernes. Je trouve qu’il y a une grandeur à cette musique qui sied bien au son d’un orchestre moderne et ma foi je ne refuse pas un Gluck berliozien.
Plutôt que de tourner Gluck vers le passé, l’idée d’en faire une « musique de l’avenir » avec les sons de l’avenir ne me déplaît pas.
L’orchestre est dirigé avec précision et netteté par Diego Fasolis, il y a de beaux moments aux bois notamment (magnifique basson !), mais le dosage du son m’est apparu un peu erratique. La fosse va sous le dispositif scénique, et les premières mesures de l’ouverture sont à peine audibles et presque étouffées, même si elles ménagent un effet évident avec l’explosion du fortissimo évoquant l’orage et la tempête. Mais dans l’ensemble, l’orchestre est très discret, trop discret pour mon goût, avec un son grêle et un équilibre scène/fosse qui me semble beaucoup trop favoriser la scène. Bien des effets, bien des beautés, bien des moments forts de cette musique nous échappent. Ainsi on a l’impression que c’est le plateau qui conduit le bal et que l’orchestre ne fait qu’accompagner voire suivre.
Un plateau gris, triste, à l’abandon : l’idée d’exil d’Iphigénie loin de Mycènes est rendue par l’ambiance d’une salle où sont réunies des réfugiées, des prisonnières (on dirait les derniers moments de Dialogues des Carmélites de Poulenc) : lits de fer, petit lavabo dans un coin en hommage (?) à Malgorzata Szczęśniak, la décoratrice de Krzysztof Warlikowski, qui en avait placé un dans un coin du décor de l’Iphigénie en Tauride parisienne et dans d’autres productions. Mais nous sommes loin du somptueux dépouillement de Warlikowski : cette ambiance grise, cette quasi absence de décor, ne sont pas vraiment habitées par une mise en scène riche en idées comme furent celles de Norma ou de Giulio Cesare : au dépouillement musical correspond un dépouillement scénique qui laisse aux protagonistes l’initiative, car même la conduite d’acteurs m’est apparue assez pauvre, ou plutôt laissée à l’initiative des chanteurs : on fait confiance à leur présence scénique et à leur sens du drame. Nous comprenons bien le propos : dans la volonté de donner une actualité sensible à la réalité tragique pour l’œil du spectateur, Caurier et Leiser envisagent la situation des réfugiés, des exilés dans un espace clos dont ils ne peuvent échapper. Ils ne savaient pas en mai que tout l’été serait marqué par la question des réfugiés, notamment en Autriche. Sans le savoir ils ont tapé dans le mille. Ainsi la dialectique du plus faible (Iphigénie) et du plus fort (Thoas), de l’oppressé et de l’oppresseur est-elle dès le départ posée, quand arrivent ces autres exilés, Oreste (Christopher Maltman) et Pylade (Rolando Villazon), condamnés à mort par Thoas dès leur arrivée .
Les personnages sont en fait habités par la nature même des chanteurs qui les incarnent plus que par des options de mise en scène: Oreste et Iphigénie, plus contrôlés et plus intérieurs (Maltman et par certains aspects Bartoli), Pylade, très expressif, très extraverti (Villazon) .
Quelques idées intéressantes cependant : le chœur (chœur de la Radio Suisse Italienne) est particulièrement concerné et paradoxalement plus « individualisé » et « caractérisé » que les personnages principaux.
Et évidemment tout le monde aura remarqué qu’au moment du sacrifice suprême, Christopher Maltman est déshabillé et apparaît entièrement nu sous le couteau d’Iphigénie, comme une statue de Kouros à l’antique. Une nudité dont il protège l’intimité avec ses mains, s’agenouillant et chantant dans une position évidemment très inconfortable, immobile, et sans appui physique pour projeter les notes. Effort physique important qui rend le personnage encore plus vulnérable et déchirant.
Il reste que dans l’ensemble, l’intrigue ne semble pas avoir inspiré les metteurs en scène, qui ont préféré en faire un grand exercice déclamatoire, voire spirituel, dans un espace clos et au total assez étouffant (comme doit l’être l’espace tragique) ce qui donne à l’apparition ultime de Diane, revêtue d’or et arrivant du fond de scène quand le lourd mur métallique qui ferme l’espace se fend, une plus grande singularité, comme l’irruption d’un Deus ex machina auquel on a des difficultés à croire et qui donne au final un aspect artificiel et convenu d’autant plus marqué (Diane assise au premier plan, genoux croisés, satisfaite…).
Musicalement, j’ai déjà signalé la performance remarquable du chœur de la Radio Suisse avec un magnifique chœur de femmes, intense, à la diction éblouissante et à la présence scénique tout particulière.
L’orchestre n’a pas malheureusement la même présence ni le même son. Certes, les moments les plus tendus sont assez bien dessinés, mais dans l’ensemble, même si on peut louer la précision et la justesse des instruments (ce qui n’est pas toujours évident avec des instruments anciens), c’est à mon avis la partie problématique de la représentation.
Du côté du chant, c’est autre chose. La Diane de Rebeca Olvera a la délicatesse et en même temps l’autorité voulue, dans un faux petit rôle, car il faut une jolie ligne de chant et une véritable assise vocale pour affronter cette courte partie, assez découverte.
Le Thoas de Michael Kraus, outre sa diction excellente et la clarté de son expression, a l’autorité et la projection mais aussi la touche de vulgarité nécessaire à ce rôle de méchant honni, notamment dans l’air célèbre « De noirs pressentiments, mon âme intimidée… » particulièrement réussi.
On est heureux de revoir Rolando Villazon, dans un rôle qui lui permet sans trop de casse de s’affirmer encore comme le chanteur émouvant, engagé, très présent en scène que nous aimons. Son timbre particulier et un chant assez déchirant ont provoqué un vrai succès. Certains ont entendu une voix abîmée. Je sais que c’est désormais un lieu commun de lire ce genre de choses à chacune de ses apparitions. Très honnêtement, même s’il n’est pas un Pylade au style d’appellation d‘origine contrôlée (mais aucun des chanteurs du plateau ne l’est véritablement) il a dans sa voix une telle intensité, une telle présence, une telle couleur, (son air « Quel langage accablant pour un ami qui t’aime… Unis dès la plus tendre enfance… » est vraiment émouvant) et il est si engagé qu’on ne peut que saluer la performance : c’est une excellente idée que de l’avoir distribué dans ce rôle.
Christopher Maltman a une diction exemplaire : son français est clair, sans aucune faille, merveilleusement projeté. Cette diction parfaite est mise au service d’un style contrôlé, d’une expressivité étonnante, avec une présence vocale qui dépasse de loin l’ensemble des protagonistes. Il est sans aucune hésitation le triomphateur de la soirée et un Oreste d’exception, engagé, émouvant, noble comme un héros et en même temps d’une extraordinaire humanité. La scène avec les Furies est prodigieuse et son air du troisième acte « Divinité des grandes âmes » est un superbe moment. Grandiose prestation, Magnifique chanteur.
Enfin Cecilia Bartoli pour qui j’ai une très grande admiration n’offre pas une performance totalement convaincante en Iphigénie ; elle aborde Gluck pour la première fois et ce chant ne lui convient pas encore tout à fait : dès le début, la voix a des accents métalliques, des aigus un peu tendus et quelques problèmes de ligne. Certes, il y a des moments très émouvants comme son premier air « Cette nuit j’ai revu le palais de mon père… » parce que la chanteuse sait émouvoir et surtout sait parfaitement jouer avec ses difficultés, mais on est surpris, alors qu’elle parle parfaitement le français, de ne pas entendre une langue aussi claire et aussi bien projetée que Maltman par exemple. De plus, Bartoli a besoin d’extérioriser plus, et ce rôle très intérieur, fait de lamentations, de méditations et de monologues n’est pas forcément pour elle. Il reste qu’elle sait émouvoir dans son costume gris, avec ses cheveux courts (une sorte de personnage de Fidelio) et son air du sacrifice « Je t’implore et je tremble, ô déesse implacable ! » est d’une très grande intensité. C’est un rôle qui exige de la part de l’artiste une très grande discipline, et une très grande rigueur. Elle sait parfaitement colorer son chant, exprimer tantôt la douleur, tantôt la compassion, tantôt la soumission, et elle obtient un très grand succès mérité pour la performance dans un style totalement inhabituel. Mais la voix n’est pas toujours au rendez-vous : certains moments restent un peu en-deçà.
En conclusion, le style de l’œuvre, inhabituel à Salzbourg, a pu désarçonner une partie du public, d’autant que le travail de Patrice Caurier et Moshe Leiser est sans concession, même s’il est un peu inférieur à leurs spectacles précédents. Mais ce qui laisse perplexe, au-delà des performances des artistes, globalement très en phase avec le drame, c’est peut-être plus la différence entre un style très « baroquisant » de l’orchestre et un plateau au style et à la couleur plus tournés vers l’avenir. J’ai ressenti une sorte de tiraillement, entre un discours orchestral au son très marqué (quand il était audible) par l’approche baroque et un chant moins soucieux d’exactitude archéologique. Il en résulte une impression d’hétérogénéité qu’on n’avait pas – c’est presque paradoxal – dans Norma par exemple, dans l’édition choisie par Antonini. Avec ces chanteurs-là, un Muti eût coloré son orchestre d’une tout autre manière et avec quelle grandeur! Grandeur du plateau à tous les niveaux et discrétion et petitesse de l’orchestre : les choses ne se sont pas fondues ensemble. Dommage. [wpsr_facebook]