UNE INTERVIEW DE CLAUDIO ABBADO DANS « DIE ZEIT » (20 JUIN 2013)

Devant l’ignorance de la presse quotidienne française pour les 80 ans de Claudio Abbado là où les journaux de plusieurs pays d’Europe l’ont au moins signalé et sinon développé (en Allemagne et en Italie, évidemment, mais aussi ailleurs), j’ai décidé de traduire l’interview que Julia Spinola a faite d’Abbado pour ses 80 ans dans l’hebdomadaire Die Zeit, qu’au moins les lecteurs intéressés puissent avoir à disposition. Je prie les vrais germanistes d’excuser les erreurs, mais je pense avoir rendu compte de l’essentiel.
Le lien vers l’article est de la Zeit est: http://www.zeit.de/2013/26/interview-claudio-abbado-80-geburtstag
A noter que Julia Spinola avait déjà réalisé une interview, mais dans la Frankfurter Allgemeine Zeitung, et je l’avais déjà traduite pour le blog

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Claudio Abbado : le flux du Tout

Pour ses 80 ans, une interview de Claudio Abbado sur son âge, son grand-père, ses randonnées dans la nature, la lecture des partitions et bien sûr, le plaisir de faire de la musique.

par Julia Spinola

Maestro Abbado, les grands chefs d’orchestre vivent souvent très vieux…

Je n’userai de l’adjectif « grand » que pour des cas exceptionnels, comme Furtwängler peut-être ou comme Toscanini. Je les admire tous les deux, mais les grands, ce sont les compositeurs.

Encore une fois, les grands chefs d’orchestre vivent souvent très vieux, vous allez avoir 80 ans et vous avez encore une grosse activité, que représente la musique pour vous ?

Musique n’a pour moi rien à faire avec Travail. C’est une grande, une profonde passion. J’ai la chance de partager cette passion avec des musiciens magnifiques, dans le monde entier. Je pense que c’est maintenant vraiment pour moi existentiel. Les hommes sont importants, le fait de faire de la musique ensemble, de cela je tire ma force.

Quand avez-vous pour la première fois senti cette force ?

Il y a eu un événement clé dans mon enfance. J’avais sept ans, j’étais à la Scala de Milan et j’ai entendu pour la première fois Nocturnes de Debussy. Antonio Guarneri dirigeait. Il y a un moment dans le deuxième Nocturne, Fêtes, pendant lequel du lointain subitement les trois trompettes interviennent. Ce moment m’a complètement ensorcelé. De ce moment-là j’ai su : un jour j’aimerais faire cela.

Vous vouliez être l’homme en Frac qui avec son petit bâton dans la main, fixe des yeux tout le monde ?

Non je vous jure, je ne pensais pas vraiment devenir chef! Mon souhait le plus brûlant était bien plus, c’était de fabriquer cette magie, quelle qu’elle soit. J’ai bien sûr joué du piano, puis appris la composition, et naturellement dirigé. Mais c’est toujours cela qui m’a stimulé. Et bien plus tard dans ma vie, cette situation s’est répétée avec mon fils Daniele.

Il est aujourd’hui metteur en scène de théâtre et d’opéra…

J’étais assis à côté de lui au concert et j’écoutais cette marche pleine de mystère dans Fêtes. Il a été aussi saisi que moi je le fus autrefois, la musique de Debussy est comme une promesse, une énorme promesse.

Est-ce que Debussy a tenu ce qu’il avait promis ?

Oui, donc au fond, je cherche jusqu’à aujourd’hui cette magie. Parfois je la trouve, alors je suis heureux, parfois pas. Mais je ne cesserai jamais d’y aspirer.

Vous avez grandi dans une famille de musiciens : votre père enseignait le violon au conservatoire de Milan. Vous avez reçu de votre mère  votre première leçon de piano. On y faisait beaucoup de musique de chambre. Aviez-vous une quelconque chance de ne pas devenir musicien ?

Oui, naturellement ! Parce que la musique pour moi dès le début avait non seulement une signification esthétique, mais aussi éthique et sociale. Ma mère Maria-Carmela était non seulement pianiste, mais aussi écrivain. Et la figure toute-puissante de mon enfance était surtout mon grand-père. Il enseignait à l’Université de Palerme l’histoire de l’antiquité et apprenait presque chaque année une nouvelle langue, ainsi était-il à mes yeux du moins. C’était un être extraordinaire. Il a par exemple traduit l’Évangile de l’araméen, et de là n’a pas tu le passage où l’on parle des frères du Christ. Il en a été excommunié par l’Église . Je crois qu’il en était assez fier. Je me souviens de longues promenades dans la montagne avec lui, au cours desquelles j’ai incroyablement appris – pour la vie, comme on dit si bien.

Comment apprend-on quelque chose pour la vie ?

Par le comportement qui est montré. Même quand, enfant, on ne comprend pas beaucoup. La beauté et la profondeur des pensées de mon grand-père me sont revenues bien plus tard. Par exemple il disait souvent : « la générosité rend riche.»

Mais cela vaut-il pour l’art ? Un chef d’orchestre peut-il être généreux et en même temps savoir exactement ce qu’il veut au niveau artistique ?

Qu’est-ce que la volonté ? La magie d’un instant musical vivant se laisse-t-il contraindre par les commandements d’un chef ? Elle arrive, ou justement, elle n’arrive pas. C’est quelque chose de très tendre, de très fragile. Pour cela le chef doit créer avec l’orchestre une atmosphère de franchise, de confiance mutuelle. C’est là son travail essentiel. Et on doit apprendre à s’écouter l’un l’autre. Écouter est si important. Dans la vie comme en musique. Et c’est une capacité qui disparaît de plus en plus.

La musique peut-elle nous apprendre à mieux nous écouter mutuellement ?

La musique nous apprend qu’entendre est fondamentalement plus important que dire. Cela vaut aussi bien pour le public que pour les exécutants. On doit très précisément écouter la musique pour comprendre comment on doit la jouer. Cela semble un cliché mais j’essaie d’étudier une partition exactement comme si je la regardais pour la première fois, même si je l’ai dirigée très souvent. Tout autre manière de faire serait trop simple et de plus bien ennuyeuse. De plus je me repasse mes partitions pendant mes randonnées dans la nature.

Vous vous promenez avec en tête des partitions aussi énormes que la 1ère de Bruckner ou la 6ème de Mahler en les écoutant et feuilletant page à page mentalement ?

Pas aussi concrètement, mais je vais souvent me promener avec des amis proches, et pendant que nous marchons la musique qui m’occupe sur le moment sonne en moi. Toujours et toujours, parce que la musique qui est grande est intarissable. Il n’y a en musique, comme dans la vie, pas de frontières. Il y a toujours quelque chose de nouveau à découvrir. Pierre Boulez est quelqu’un qui le comprend très bien. Lorsque nous nous rencontrons, nous parlons d’une manière très particulière et je dois dire très profonde sur les choses de la musique et sur le bonheur de faire de la musique. Peut-être seuls deux chefs d’orchestre peuvent ainsi se parler, je ne sais pas. Peut-être seuls Pierre Boulez et Claudio Abbado. C’est en tout cas quelque chose de précieux.

Qu’écouter soit plus important que parler, est-ce ça explique que vous parlez si peu durant les répétitions ? Cela vous a valu la réputation d’un Sphinx.

C’est vrai que dans les répétitions j’ai la parole rare. Bien sûr, j’essaie de mettre en place séparément les passages tels que je les ai appris dans la partition, je laisse aussi souvent les groupes jouer séparément, non pas parce qu’ils ont besoin d’une correction mais pour les autres, afin qu’ils entendent par exemple ce que les bois jouent à ce moment. Ensuite vient la grande arche, le flux du Tout, et c’est le plus important.

Comment ce flux apparaît-il ?

Du courage de ne rien vouloir. De la conviction que la musique est vraiment cela ou peut être  cela. Quand je travaille une œuvre, j’en suis toujours totalement amoureux. Je ne peux appeler cela autrement. Peut-être cette emphase ou cette intimité se communique-t-elle à l’orchestre, et au bout d’un moment, ils en tombent amoureux aussi. Ce doit être quelque chose comme ça.

Vous avez revêtu des fonctions directoriales à la Scala de Milan, au London Symphony Orchestra, à l’Opéra de Vienne, au Philharmonique de Berlin. La liste des orchestres que vous avez-vous-même créés est presque plus longue : l’European Comunity Youth Orchestra, le  Chamber Orchestra of Europe, l’Orchestra Filarmonica della Scala, le Gustav Mahler Jugendorchester, le Mahler Chamber Orchestra, votre orchestre d’élite pour le Lucerne Festival, dans lequel beaucoup de stars jouent, et comme dernier enfant, l’Orchestra Mozart in Bologna. Vous défiez-vous des structures institutionnelles plus qu’auparavant ?

Je ne le dirais pas comme cela. Il s’agit de conscience musicale, de continuité, et de confiance mutuelle. En outre travailler avec les jeunes m’a toujours intéressé. Ils ont encore un autre point de vue, ils sont encore pleinement libres pour la musique. Cela m’inspire, et ce n’est donc pas si altruiste. D’ailleurs il n’est pas judicieux de parler de beaucoup d’orchestres différents, car les intersections pour partie sont très grandes. Selon les répertoires les distributions changent. Il n’y pas d’orchestres de jeunes d’un côté et d’orchestres d’élite de l’autre. Nous sommes au contraire une grande famille dans laquelle justement on s’aide mutuellement. Mais aujourd’hui, on a besoin d’une étiquette qui aille pour tout. Cela ne m’intéresse pas.

Le travail avec les jeunes est-il aujourd’hui ce qu’était pour vous le travail politique avant ? Dans les années soixante et soixante-dix, avec vos amis le compositeur Luigi Nono et le pianiste Maurizio Pollini, vous vous êtes produits dans les usines.

Les affaires humaines sont à la fin toujours les affaires importantes. Nous voulions alors faire quelque chose pour la diffusion de la musique nouvelle qui était l’objet en Italie d’une grande résistance, ne l’oublions pas.  Nous n’étions pas que « politiques ». C’est pourquoi nous avions fondé un cycle de concerts « Musica del nostro tempo » et à Reggio Emilia, pas très loin de Bologne, nous tenions des ateliers qui avaient pour titre Musica/realtà.

…Pendant lesquels Pollini sur scène protestait contre la guerre du Vietnam, et où Nono philosophait sur la synthèse entre Avant-garde et classe ouvrière. Dans un télégramme il écrivit un jour : « J’aimerais être ensemble avec vous dans notre Moscou chérie. ». Comment cela sonne-t-il pour vous aujourd’hui ?

Un peu étrange, c’est resté ouvert. On ne devrait pas transfigurer les choses anciennes. Je regarde de toute façon plus vers le futur que vers le passé. Et le beau, c’est que tout avance. L’Orchestra Mozart fait à Bologne un projet de musicothérapie, Tamino, où les musiciens vont dans les jardins d’enfants ou dans les institutions pour handicapés. Dans un autre projet, Papageno, nous jouons dans les prisons. Songez que quelques mois après ce concert, les prisonniers m’ont fait un cadeau, un bateau, fait d’allumettes, mais incroyablement parfait. Et maintenant ils ont même créé un chœur en prison. Cela montre que la musique a changé quelque chose pour ces hommes dans une situation si terrible. Et nos projets pour le futur Centre Culturel de Bologne avancent.

Cela ne sonne pas si social : c’est Renzo Piano l’architecte, et il y doit y avoir auditorium, musée, cinémathèque…

Et pourquoi la bonne architecture ne devrait-elle pas être sociale ? Il y a aura aussi un espace horticole et une pépinière où les enfants pourront étudier les plantes. Comment les hommes traitent la nature, c’est vraiment un problème immense, peut-être notre plus grand. J’ai réfléchi il y a des années déjà comment on pourrait empêcher les grandes inondations qu’il y a toujours en Italie. Il y a en Suisse un concept génial. On construit de grands bassins et des digues, et quand l’eau vient de 3000m, on en tire de l’énergie hydroélectrique, fabuleux.

Votre amour pour la nature est proverbial. Pour votre retour à la Scala après dix sept ans vous avez demandé comme cachet que soient plantés par la ville vingt mille arbres. On vous l’a d’abord assuré, mais il ne s’est pas passé grand-chose.

Si si, ils ont commencé à planter des arbres, mais ils ont commencé à la périphérie et ils avancent maintenant vers le centre. Il est exact qu’on ne plante pas d’arbres dans les grandes rues, là où l’architecture est prépondérante.

Si vous aviez 20 ans aujourd’hui, y aurait-il quelque chose de plus urgent que la musique ?
Je pense que dans ma vie il y a beaucoup de choses très importantes. Mes relations avec mes enfants, avec mes petits-enfants et mes amis. Dans les choses importantes compte la musique aussi, mais j’ai aussi un grand amour pour la littérature, la peinture, pour tous les arts, sans eux je ne pourrais vivre.

Que pensez-vous de l’âge ? Est-ce que vos 80 ans sont l’occasion pour vous de changer votre vie ?
Ah, vous savez, cet hiver est morte ma sœur Luciana. Elle a fait beaucoup pour la musique d’aujourd’hui ; en l’espace de trois ans sont morts deux de mes frères et sœurs. D’abord mon plus jeune frère et maintenant elle. Je crois qu’il faut que je fasse un peu attention.

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