IN MEMORIAM BERNARD HAITINK (1929-2021)

 

Le dernier concert au Lucerne Festival © Lucerne Festival /Peter Fischli

Il y a des signes qui ne trompent pas, les médias « mainstream » audiovisuels français n’ont pas évoqué la disparition de Bernard Haitink, pourtant l’un des plus grands chefs d’orchestre de la planète classique. Haitink n’a jamais été médiatisé, n’a jamais passé le cercle des mélomanes, jamais invité à diriger le Concert du Nouvel An viennois – le précieux sésame qui fait passer un chef de l’anonymat médiatique à la « considération » grand-public. Il s’était retiré après un dernier concert le 6 septembre 2019 à Lucerne, à l’âge de 90 ans, un concert dont  Wanderer a rendu compte et où nous écrivions : Comme c’était aussi attendu, le maestro n’a pas voulu de manifestation particulière de reconnaissance et le concert s’est déroulé comme m’importe quel autre, sauf que chacun pensait à cette extraordinaire carrière faite de dignité, de modestie et de discrétion et à ce profil impassible et droit au geste mesuré qu’on ne reverrait plus. Et au programme, Beethoven, concerto pour piano no 4 avec Emanuel Ax et Bruckner, 7ème symphonie, une pierre de touche du parcours de Haitink.

Cette modestie que nous évoquions est un des traits essentiels de cette carrière, très régulière, dominée par un long mandat à la tête du Royal Concertgebouw Orchestra en 1961 et 1988 et un partage entre Amsterdam et Londres où il a dirigé le London Philharmonic Orchestra de 1966 à 1979, a été aussi été directeur musical du Festival de Glyndebourne de 1978 à 1988 puis directeur musical du Royal Opera House Covent Garden de 1987 à 2002.
Sa gloire auprès des mélomanes s’est développée dans les dernières années, dans la mesure où avec l’âge il atteignait le statut de chef mythique, comme c’est l’habitude avec les chefs ultra octogénaires. L’exemple d’Herbert Blomstedt est emblématique à ce propos. Rappeler cette carrière, c’est souligner qu’il a été un chef symphonique de très grande réputation, une référence dans Bruckner, et, moins mis en exergue, un chef de fosse d’expérience, et quelquefois surprenant.

Mon expérience personnelle de Bernard Haitink a été au disque assez rapide, parce que j’achetai très tôt son Ring enregistré entre 1988 et 1991 avec l’orchestre de la Radio Bavaroise (Symphonieorchestrer des Bayerischen Rundfunks) qui avait surpris à sa sortie et notamment son Rheingold. On sera peut-être surpris, mais dans ma jeunesse de mélomane, Haitink était une figure plutôt secondaire par rapport aux chefs en vogue dans les années 1970 ou 1980, comme Sir Georg Solti, Carlo Maria Giulini, Klaus Tennstedt, Lorin Maazel, Seiji Ozawa, Claudio Abbado et naturellement Herbert von Karajan. Considéré comme un chef très solide, à la tête d’un orchestre de grande référence (son nom est lié pour toujours au Royal Concertgebouw, symbole d’excellence régulière, de solidité et de permanence.

Et pourtant, Haitink m’a souvent étonné quand je l’ai entendu sur le vif, en concert comme en fosse. Le geste mesuré, le son plein, mais clair, et surtout l’emprise étonnante sur les orchestres. À ce titre, j’ai assisté à toutes ses « Master class » de direction d’orchestre à Lucerne, avec l’orchestre du Festival Strings de Lucerne. Cet homme à l’apparence paisible avait auprès des jeunes chefs un ton direct et sans concessions, respectueux mais quelquefois rude : alors quelquefois il prenait la baguette « pour montrer » et subitement, par un de ces mystères insondables de l’art du chef d’orchestre, le son de l’orchestre changeait, l’intensité incroyable naissait là où précédemment sous la baguette d’un aspirant chef rien n’avait émergé, avec une économie incroyable du geste ; alors Bernard Haitink ironisait  sur les jeunes chefs qui se déhanchaient en des gestes spectaculaires sans aucun effet réel sur le son. Un geste minimaliste et lui déclenchait un son au relief notable. J’ai découvert à cette occasion une personnalité directe, forte, à l’opposé de l’idée que je m’étais faite.
Autre souvenir à dire vrai incroyable, son Tristan und Isolde de 2010 à Zurich qui m’a profondément marqué. J’en ai rendu compte dans ce Blog et on peut s’y référer :
Cette fois-ci, à Zürich, le vétéran Bernard Haitink dirige la production maison de Claus Guth (créée l’an dernier par Ingo Metzmacher), qui fit couler beaucoup d’encre, avec une distribution non moins efficace et particulièment en forme ce dimanche soir. Ce fut là aussi à la fois une très belle soirée, et une surprise énorme tant la direction de Haitink impose un rythme et un style d’un dynamisme et d’une vitalité qui laissent rêveur. La salle relativement petite de l’Opéra de Zürich permet à des voix pas forcément grandes de se faire entendre. Elle permet aussi des interprétations plus “retenues” et un travail analytique de qualité. Haitink est très attentif à chaque inflexion de l’orchestre, qu’il mène avec une énergie peu commune, et ainsi propose une interprétation très dramatique, très tendue, laissant moins de place à l’attendrissement et beaucoup plus d’espace aux explosions de la passion. la présence permanente de l’orchestre, son engagement, une pâte sonore virulente en constituent les éléments essentiels. Le suivi des instruments (avec quelques problèmes sur les cuivres), la parfaite clarté de l’ensemble, la distribution du dispositif (le cor anglais solo, les trompettes en proscenium de troisième balcon), tout fait de ce Tristan un très grand moment. La relative discrétion médiatique de Bernard Haitink fait penser de manière erronée que cette discrétion se retrouve au pupitre, rien de cela et la performance orchestrale est une de celles dont on se souvient longtemps. C’est une interprétation d’une jeunesse et d’une passion peu communes ! Est-ce là le travail d’un chef qui a dépassé quatre vingts ans? Que nenni, c’est là un travail de jeune homme sauvage et échevelé : totalement inoubliable !
L’Isolde prévue (Waltraud Meier) avait déclaré forfait après un conflit avec le chef : deux caractères forts qui ne sont pas arrivés à pactiser. La mise en scène de Guth est forte, intelligente, reste encore au fil des années une des plus intéressantes du chef d’œuvre de Wagner. Mais en l’occurrence, ce soir-là, malgré les regrets dus à Meier et bien que le travail scénique fût vraiment stimulant, c’est l’interprétation du chef qui m’a à jamais marqué.
Ce Tristan est encore musicalement très vif en moi, 11 ans après à quelques jours près, et se range dans mes Tristan de l’île déserte.
Haitink, c’est la modestie, la rigueur, la régularité mais aussi la force d’invention et de surprise. Comme Abbado, comme Karajan, comme Bernstein, il quitte le monde comme s’il n’avait plus rien à y faire parce qu’il ne dirigeait plus.
Dernière évocation de l’abbadien que je reste, Haitink a plusieurs fois remplacé Claudio au moment de sa maladie en 2000 et en 2013, lorsqu’il était clair que Claudio ne dirigerait plus. Il avait cette disponibilité sans ostentation ni affectation. Un Monsieur en somme.

© Tolga AKMEN and Tolga AKMEN / AFP

 

 

LE COMBAT DES CHEFS : ABBADO ET MUTI FACE À TOSCANINI

 

Arturo Toscanini (1867-1957) ©DR

Il y a comme un paradoxe quand on observe la vie musicale italienne vue de l’extérieur où l’opéra semble être l’essentiel, où en dépit de de la bonne qualité des orchestres, un seul (et encore) celui de l’Accademia di Santa Cecilia de Rome a une réputation internationale, mais où le nombre de chefs d’orchestre de toutes générations est impressionnant. Au sommet, Riccardo Muti, Riccardo Chailly, Daniele Gatti, puis Gianandrea Noseda et Michele Mariotti, ainsi que Daniele Rustioni, mais on voit aussi notamment dans les fosses de théâtres européens d’excellent chefs comme Riccardo Frizza, Francesco Lanzillotta, Gianluca Capuano et les grands chefs baroques, Rinaldo Alessandrini, Giovanni Antonini, Fabio Biondi. C’est impressionnant. Trouvez aujourd’hui en Allemagne un chef allemand, en dehors de Christian Thielemann dont la gloire ait dépassé les frontières, alors que c’est LE pays de la musique classique.

Alors l’Italie, impressionnant réservoir de grands chefs, cultive aussi leur légende, depuis le premier d’entre eux, Arturo Toscanini, dont la gloire mondiale vient de sa carrière entre Italie et USA, de son statut de trait d’union entre Verdi vivant et toute la tradition post-verdienne, mais aussi de son répertoire important (il fut un très grand chef wagnérien – avec un Parsifal bayreuthien mythique parce que toute trace sonore en a disparu). Au sommet de la pyramide mythique , il est encore grandi par son militantisme anti-fasciste (bien qu’il ait été au départ plutôt favorable au mouvement) et anti-nazi (fondation du Festival de Lucerne après l’Anschluss).
Comment ce mythe est-il utilisé pour la communication  médiatique autour des chefs d’aujourd’hui, une petite anecdote sans grande importance nous en donne un indice.

Les gazettes italiennes, et même quelques médias français (c’est dire !) se sont fait l’écho du concert de Riccardo Muti (avec les Wiener Philharmoniker) le 11 mai prochain qui marquera la réouverture de la Scala de Milan à son public après l’une des plus longues périodes de fermeture de son histoire. Il faut d’abord se réjouir hautement de cette réouverture, comme de celle de tous les lieux de spectacle qui commence à essaimer en Europe.
Et puis, les gazettes italiennes ont titré:
La Scala repart de Muti (en souvenir de Toscanini) titre par exemple La Repubblica dans ses pages milanaises.
En effet le 11 mai est la date anniversaire du concert historique (11 mai 1946) donné dans le théâtre reconstruit (un bombardement américain l’avait détruit) par Arturo Toscanini qui revenait diriger à la Scala dont il avait été le directeur musical à plusieurs reprises jusqu’à son auto-exil en 1931. Ainsi cette date devint aussi un symbole de reconstruction de l’Italie après la guerre, et aussi de la clôture de l’ère fasciste, puisque Toscanini le chef des chefs était revenu d’exil.
Scala et Toscanini devenaient symboles de la fin de la tragédie.

La réouverture du théâtre en 2021 se veut donc dans la continuité un symbole à plusieurs entrées, renforcé par la présence sur le podium de Riccardo Muti, ex-directeur musical de la Scala, mais avec un orchestre invité et non l’orchestre du théâtre.
La logique eût voulu évidemment qu’une réouverture aussi emblématique se fît avec l’orchestre de la Scala et son directeur musical Riccardo Chailly.
Mais là, autre Riccardo et autre orchestre.
Voilà les arcanes complexes de la vie de ce théâtre adoré, mais dont le directeur musical actuel a une présence à (longues) éclipses et une action brumeuse qui reste encore à définir.
La présence de Riccardo Muti et des Wiener Philharmoniker donne évidemment un grand lustre à la soirée, mais perd en même temps son côté emblématique, sauf à associer la figure de Riccardo Muti à celle d’Arturo Toscanini, sport préféré d’une partie de la presse italienne depuis des dizaines d’années.
Il est vrai que Riccardo Muti deviendra le prochain 28 juillet octogénaire, et donc en bonne logique « mythe vivant » comme j’aime à le dire. Et de fait, son âge vénérable et son rôle dans le monde musical mondial en fait la mémoire de référence de la musique classique (et notamment lyrique) en Italie où il officie depuis plus de cinquante ans : il vainquit le concours Guido Cantelli en 1967 et à 30 ans succédait à Klemperer au Philharmonia Orchestra. Il devint alors avec Claudio Abbado, plus âgé de 8 ans, le symbole de la vitalité musicale italienne, avec la rivalité qui va avec.
Mais c’est lui que l’on compara très tôt à Toscanini et cette comparaison, cette lointaine fraternité l’a suivi jusqu’à aujourd’hui.

Pourquoi ?

Riccardo Muti (né en 1941) aux temps de la fougue de la jeunesse

En fait, Riccardo Muti se fit connaître par des interprétations verdiennes de feu, au rythme haletant et aux tempi d’une folle rapidité, un Verdi explosif tel que le souvenir de Toscanini l’avait magnifié. Comme Toscanini, Muti afficha jusqu’aux années 1980 une volonté de dégraisser Verdi, d’appliquer à la lettre les indications des partitions verdiennes (notamment les fameux aigus non écrits mais imposés par les chanteurs et la tradition).
Mais il s’assagit au moment où il devint directeur musical de la Scala.
La comparaison s’arrête là.

Je m’intéresse depuis des dizaines d’années à la vie musicale milanaise, souvent clanique à l’instar de la vie du foot : il y eut à la fin des années 1950 les callassiens et les tebaldiens, il y eut inévitablement les mutiani et les abbadiani dès la fin des années 1970. Et de fait les personnalités des deux chefs étaient si opposées, leurs opinions politiques si différentes qu’il était assez facile de les opposer.
On s’intéressait moins au répertoire symphonique et notamment à la manière dont Abbado faisait  connaître à la Scala un nouveau répertoire orchestral, dont Mahler, Hindemith, Berg, mais pas seulement. On lisait plutôt les deux chefs à l’aune presque exclusive du répertoire lyrique puisque les chefs italiens se vendaient souvent comme chefs d’opéra plus que chefs symphoniques (alors qu’un chef au souvenir hélas discret aujourd’hui comme Carlo-Maria Giulini marqua toute la fin du XXe par de fabuleux concerts)[1].
En France, dans mes jeunes années mélomaniaques, Abbado était lu presque exclusivement comme verdien, tout comme Muti . Dans les années 1970, Muti sortit un enregistrement d’Aida qui fit grand bruit (avec Caballé), mais surtout il entra en concurrence avec son « rival» puisqu’ils sortirent tous deux, la même année (1976) un Macbeth : celui de Muti fut très injustement oublié au profit de celui d’Abbado, encore aujourd’hui considéré comme légendaire.

Claudio Abbado ©Financial Times

Mais Abbado à la Scala avait un répertoire plus large que Verdi : Berg (Wozzeck), Prokofiev (L’amour des trois oranges), Moussorgski (Boris, qui révolutionna l’écoute de Moussorgski) et dans Verdi il privilégia un Verdi considéré  plus intellectuel, plus exigeant que Trovatore (cheval de bataille de Muti à l’époque, qu’il a même failli diriger à l’Opéra de Paris en 1973). Abbado ne dirigea d’ailleurs jamais la « trilogie populaire » (Rigoletto, Traviata, Il Trovatore) que Muti dirigea plusieurs fois et enregistra.

Muti avait alors une sorte d’aura spectaculaire, l’image d’un ouragan qui emportait tout. J’étais déjà « abbadien », mais le Muti de cette époque (la fin des années 1970) était audacieux, « disruptif » comme on dirait aujourd’hui et déchainait un incroyable enthousiasme : j’adorais ces moments brûlants d’urgence, de jeunesse, de vie immédiate.

Mais les années passées à la Scala furent bien loin d’être comparables à ce surgissement des années 1970, et notamment à l’action de Toscanini dans ce théâtre.
Les années Toscanini, ce furent les années où la modernité entra à la Scala, non seulement par le répertoire, mais aussi par les organisations, fin du système des palchettisti (les loges possédées par les grandes familles), voire aussi la modernité scénique : Toscanini demanda en 1923 à Adolphe Appia de mettre en scène Tristan und Isolde en 1924 par une lettre demeurée célèbre : « Je n’ai pas peur des innovations géniales, des tentatives intelligentes, je suis moi aussi toujours en marche avec l’époque, curieux de toutes les formes, respectueux de toutes les hardiesses, ami des peintres, des sculpteurs, des écrivains. La Scala mettra tous les moyens, moi tout mon appui pour que la tragédie des amants de Cornouaille vive dans un cadre neuf, ait une caractérisation scénique nouvelle. »[2].
Même si la production n’eut pas le succès escompté, il reste que c’est la seule production d’Appia, génial théoricien du théâtre et notamment du théâtre wagnérien, dont on ait gardé le souvenir. Et c’est Toscanini qui lui a offert cette occasion.
Mais, au-delà du personnage et de ses colères homériques (une autre part de la légende), ce qu’on doit à Toscanini, c’est surtout l’élargissement du répertoire, avec Wagner notamment, car il imposa Wagner à la Scala, d’abord avec Die Meistersinger von Nürnberg, puis avec Tristan, il y dirigea Parsifal, Lohengrin, Walküre, Siegfried ou Götterdämmerung, mais aussi Gluck, Berlioz, Meyerbeer, Charpentier (Louise), Bizet, il fit entrer Pelléas et Mélisande au répertoire, mais aussi Moussorgski (Boris Godounov). Il faut considérer qu’à l’époque, c’était une innovation considérable : songeons que Wozzeck (Berlin, 1925), ne fut créé à la Scala (au scandale de verdiens bon teint) qu’en 1952. (lire la critique de Time d’alors : http://content.time.com/time/subscriber/article/0,33009,859731,00.html)
« A few last-ditch Verdi-lovers turned out to express their disapproval, greeted the opening curtain with whistles, catcalls and shouts of « Vergogna, vergogna! » (Shame, shame!) ».
L’image de rénovateur, d’ouverture, de modernité reste attachée à Toscanini, en dehors de son rapport filial à Verdi qui est une donnée de départ.
Au contraire, Muti s’est installé – c’est presque une posture idéologique – comme refusant la modernité des mises en scène : un seul exemple, il quitta Salzbourg au début de l’ère Mortier s’indignant contre la mise en scène de Karl-Ernst Hermann de La Clemenza di Tito. Il croyait provoquer un cataclysme contre Mortier, mais ça fit pschitt…
À la Scala, il fit émerger un répertoire « classique » (Gluck, Cherubini, Spontini) qui certes n’avait pas été vu à Milan depuis longtemps, et se contenta de diriger essentiellement le répertoire italien, laissant le reste à des collègues. Une exception avec Wagner, un Fliegende Holländer en trois actes séparés par des entractes (cela ne se faisait plus depuis longtemps ailleurs, mais à la Scala, des règles syndicales l’avaient paraît-il imposé), un Parsifal décevant qui avait attiré le ban et l’arrière ban des wagnériens (car on parlait d’une possibilité de le voir dans la fosse de Bayreuth) et un Ring plutôt brinqueballant (plusieurs metteurs en scène sans projet unificateur et un Rheingold concertant).
Sans recherche de metteurs en scène « novateurs » sinon Ronconi ou Strehler qui n’étaient déjà plus dans les années 1980 des débutants pleins d’avenir, ou Graham Vick, voire Carsen, alors limites de la modernité acceptable chez les lyricomanes italiens, il installa une routine de luxe qui n’a rien de comparable avec l’action de Toscanini, ni même d’Abbado en termes de répertoire.
Muti se positionnait là où son « rival » n’allait pas : l’exemple de Rossini est clair: là où Abbado s’était concentré sur les trois grands Rossini bouffes (Italiana, Barbiere, Cenerentola), Muti se positionna sur le Rossini de la fin (Guglielmo Tell, Moïse, tous deux avec Ronconi d’ailleurs) et même avec humour: à la fin d’un concert, en bis, il donna une ouverture ignorée du Viaggio a Reims, immense succès d’Abbado.
À chacun son pré carré : il fit Mozart au début les années 1980 (Nozze, Cosi puis Don Giovanni) Abbado au tout début des années 1990 à Vienne (Nozze et Don Giovanni) (une production scaligère de Nozze dans les années 1970 n’avait pas été une réussite), Muti fit Falstaff en 1993 (Abbado en 1998), dans la belle production « lombarde » de Strehler de 1980 à l’origine confiée à Lorin Maazel, il fit très tôt Otello à Florence en 1980 (stupéfiante, inoubliable direction musicale dans une production qu’il n’aimait pas) quand Abbado fit Otello très tard dans la carrière (à Salzbourg à en 1996 avec un concert berlinois fin 1995). À part Wagner, Muti n’aborda ni Strauss, ni Debussy, ni les russes mais signa une magnifique production de Dialogues des Carmélites, en 2004, année de son départ du théâtre milanais.
De même son répertoire symphonique reste-t-il plutôt réduit par rapport  aux deux autres grandes références italiennes d’aujourd’hui, Riccardo Chailly et Daniele Gatti.
La carrière de Muti dément, pour l’essentiel de son déroulement, et notamment à la Scala, toute l’œuvre de Toscanini dans ce même théâtre. C’est pourquoi l’obstination de certains médias italiens à le comparer à la légende Toscanini est une sorte d’abus, de facilité de com.

Ce souci de la posture de « grand classique » fut accompagné du souci ne pas croiser le rival Abbado (plus proche de Toscanini par ses choix lyriques d’ailleurs) …  Il veilla aussi à éviter de voir Abbado revenir à la Scala, puisqu’il refusa qu’il dirige avec ses Berliner Elektra (sous le prétexte que s’il voulait revenir, il devait diriger l’Orchestre de la Scala) [3]– d’où le refus d’Abbado (qui était rancunier) de diriger à la Scala jusqu’en 2012 (soit 8 ans après le départ de Muti).
Et le voilà, lui qui avait refusé Abbado et les Berliner, qui revient à la Scala à la tête des Wiener, le soir le plus emblématique de l’histoire de ce théâtre.
A chacun sa vérité.

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[1] Qui fut aussi chef lyrique : songeons que c’est Giulini qui dirigea Callas dans sa Traviata légendaire dans la MeS de Visconti.

[2] Lettre de Toscanini à Appia datée «Milano 1923», publiée dans AttoreSpazio-Luce chapitre “Adolphe Appia e il teatro alla Scala”, par Norberto Vezzoli, Milan, Garzanti, 1980, p. 32.

[3] Il y dirigea cependant un concert avec les Wiener en 1992

IL Y A SEPT ANS CLAUDIO NOUS LAISSAIT SEULS

Claudio Abbado lors du dernier concert avec les Berliner Philharmoniker en tant que Chefdirigent (13 mai 2002) au Musikverein de Vienne (© Cordula Groth)

Sept ans déjà et plus s’éloigne le choc de cette disparition, plus lancinant est le manque, comme une béance en soi qui ne se comble pas. Certes, au niveau strictement musical, de nouvelles figures et de nouveaux profils de la direction d’orchestre sont apparus, d’autres profils ont pris une place importante dans le paysage, la vie continue et l’on n’a pas arrêté de fréquenter les concerts. L’art a besoin de ses figures de proue, de ce renouvellement, de cette évolution naturelle. Il y donc à chaque fois des motifs nouveaux de plaisir…
Enfin, pas tout à fait par les temps qui courent.
Alors Abbado a rejoint les « mythes du passé », s’ajoutant à Toscanini, Walter, Furtwängler, Karajan, chacun avec un profil spécifique, irremplaçable, chacun lié aux temps pendant lesquels il exerça son art.
Abbado ne nous stimule plus pendant les concerts, il ne nous bouleverse ni ne nous étonne plus « en direct » : il est inscrit désormais dans notre imaginaire musical.
Mais pas seulement.
Pour ceux dont je suis qui ont vécu de nombreuses années rythmées par ses concerts et ses représentations d’opéra, il y un vide qui va au-delà de la simple musique et du concert de la veille, des soirées sans fin à évoquer et essayer de revivre ces moments éphémères de la musique qui sont en réalité si durables.
Le journaliste Kai Luehrs-Kaiser l’a bien compris dédiant rien moins que 26 rendez-vous de deux heures à la figure de Claudio Abbado, chaque dimanche de 15h à 17h sur RbbKultur, la radio berlinoise.
Quel artiste, quel homme politique, quel acteur a pu bénéficier de 52 heures d’émission de radio en un cycle de plusieurs mois ? Et quel musicien ? Surtout dans cette ville de Berlin si riche en figures de la musique, et où à côté des 12 ou 13 ans d’Abbado à la tête des Berliner, s’affichent les 34 ans de règne d’Herbert von Karajan.
Et pourtant, c’est de Berlin que nous viennent ces émissions et c’est à la Bibliothèque Nationale de Berlin qu’est déposé le fonds Abbado, les archives personnelles du chef.  Entre Berlin et Abbado, il y a une histoire forte qui va au-delà de l’orchestre et sur laquelle il serait passionnant de réfléchir.
À sept ans de sa disparition, et au moment où, à mesure que les droits de diffusion disparaissent, s’accumulent les traces sonores de ses concerts, je pense à la nature des traces indélébiles de l’art de Claudio Abbado sur ma vie. Sans doute le point le plus importante est qu’il fut un maître pour moi. Non pas au sens général, comme on parle d’un grand philosophe, d’un grand écrivain, d’une grande figure : en ce sens c’est une évidence.
Non, c’est au sens intime, individuel, le maître qu’un individu finit par reconnaître parce qu’il comprend qu’il a façonné ses goûts et ses choix. Pourtant il ne fut jamais discursif y compris durant les répétitions, on le lui reprochait assez et il parlait plus volontiers et plus librement de foot que de musique. En musique, Il n’avait qu’un seul langage, c’était le concert. Et là, il était maître et enseignant.

Si j’ai appris à être mélomane assez tôt (vers 12 ans), si j’ai appris peu à peu à écouter Wagner, à intégrer l’opéra dans mon quotidien, j’ai commencé à sentir en moi une écoute « raisonnée » et non au fil de l’eau au moment où j’ai commencé à entendre plus souvent Abbado, mais sans qu’il soit au départ le seul. Quelques chocs de jeunesse : une symphonie de Brahms par Carlo Maria Giulini avec l’orchestre de Paris une semaine après la même par Karajan qui m’avait laissé froid ; Pelléas et Mélisande par Maazel à l’opéra. Aussi étrange que cela puisse paraître, Maazel me fit entrer en Debussy. Sans parler du Ring de Boulez à Bayreuth et notamment d’une Walkyrie 1977 qui fut un Sésame.

Trois moments clefs d’Abbado, Simon Boccanegra à Paris ,- mais Verdi était déjà en moi-, Wozzeck, toujours à Paris, qui fut un autre Sésame : je sentis grâce à Abbado cette musique de l’intérieur, et Boris à la Scala, autre miracle.
Vinrent d’autres secousses, Il Viaggio a Reims à la Scala l’un des enthousiasmes les plus fous de ma vie, et les pleurs de bonheur qui allaient avec.
Et puis, à l’autre bout de sa carrière au début des années 2000 :

  • D’abord en 2001, le 15 avril exactement au Festival de Pâques de Salzbourg, avec les Berliner Philharmoniker, l’exécution la plus folle, la plus hardie, la plus étourdissante de la Symphonie n°7 de Beethoven que jamais plus je n’entendis de cette manière, que ce soit d’ailleurs avec Claudio Abbado qu’avec d’autres chefs que j’apprécie.
  • Et évidemment, la Symphonie n°2 « Résurrection » lors de la première saison du Lucerne Festival Orchestra, où le miracle se produisit pendant la répétition générale, le matin du concert. Nous étions une petite cinquantaine de personnes, qui se regardaient, éberlués de ce qui littéralement, nous tombait sur la tête. Concerts, disque ne rendirent jamais à cette hauteur l’impression première de cette répétition générale.
    Ces deux moments sont uniques.

On écoutera jusqu’au bout ce que dit l’excellent Kai Lührs Kaiser de l’art d’Abbado. Pour mon humble part vais essayer très simplement d‘analyser quel écho avait en moi le phénomène Abbado, comment peu à peu, en entrant dans son univers musical, j’ai construit mon univers, mes références, mes connaissances et la part la plus vibrante de ma vie.
On a dit souvent que Claudio Abbado était d’un abord très simple et naturel, mais qu’en même temps ce n’était pas un « communiquant ». Il était de ceux qui parlent quand ils dirigent, ses mains (et sa main gauche…) ses yeux, son geste élégant et le langage de son corps faisaient signe. Il y a des chefs qui gesticulent et d’autres qui parlent avec leur corps, c’était fascinant de le regarder de l’Orgelempor du KKL de Lucerne.

À l’écouter dans tant de concerts et des répertoires si divers, j’ai appris, comme à l’école, grâce à la clarté de ses approches à me concentrer sur des instruments, à comprendre comment se construisait l’architecture d’une pièce musicale, à sentir aussi combien l’écoute dépendait de détails qu’on ne perçoit pas de prime abord : les salles différentes, les places différentes dans une même salle, ce qui rend le travail critique d’ailleurs si labile, si incertain, si sujet à caution.
Mais il y avait des caractères permanents :

  • Le jeu des regards et la force d’un geste apparemment léger qui déchainait à la fin de certaines symphonies de Mahler un son inouï. Il y a une communication non technique, non écrite chez Abbado d’autant plus importante qu’il parlait peu ou s’expliquait peu en répétition, il laissait faire la musique ou laissait faire de la musique.
  • La clarté et la luminosité du son : on entendait tout, chaque inflexion, chaque instrument, chaque élément et en même temps ce n’était pas là seulement un miracle technique. L’impulsion venait d’ailleurs, d’équilibres infinitésimaux qui faisaient qu’on s’attachait à l’un et à l’autre, ce pouvait être un visage, un geste, un jeu de regards, de ces regards qui circulaient d’un musicien à l’autre et tout cela faisait sens, même pas un sens explicable ou verbalisable, mais un sens émotif, quelque chose qui surgissait sans crier gare et qui envahissait le corps et l’esprit et qui faisait aussi partage. Combien de fois je me surpris agrippé au fauteuil, combien de fois les larmes coulèrent.
  • Lors de son dernier concert à Berlin en tant que Chefdirigent en avril 2002, où il donna les Rückert Lieder avec Waltraud Meier, entre le cor anglais de Dominik Wollenweber, et le chant de Waltraud Meier, il m’arriva une chose que plus jamais je ne connus, mes yeux ne voyaient plus, inondés par les larmes, dans un brouillard mouillé et lumineux avec une intensité et une violence qui un instant m’inquiétèrent. Telle fut cette exécution miraculeuse de Ich bin der Welt abhanden gekommen. Abbado fut et reste le seul à avoir pu provoquer en moi cet état.
  • Ce que voulait dire adhésion à un chef, notamment avec le Lucerne Festival Orchestra où tout l’orchestre était là pour lui, composé de musiciens qui souvent l’avaient eu comme chef depuis les premiers instants de leur carrière, ou ceux qui au contraire l’avaient connu sur le tard, mais qui en avaient fait leur maître (par exemple Hans Joachim Westphal, le violoniste qui avait commencé à Berlin sous Furtwängler). Il circulait quelque chose d’affectif, qui incluait public et artistes pour que le miracle se produise. Certains des Berliner par exemple, qui ne l’aimaient pas trop (il y en avait, comme dans tout groupe), reconnurent qu’après sa maladie, quelque chose en lui avait changé.
    Car je me souviens combien la critique, notamment française, trouvait souvent ses exécutions symphoniques froides voire « mathématiques » dans les années 1980. On appréciait souvent plus l’Abbado de l’opéra que celui du concert.

Et pourtant, au fur et à mesure, je me mis sans trop m’en rendre compte à avoir un mètre-Abbado dans la tête, c’est à dire appliquer une sorte de méthode d’écoute implicite commencée dans ses concerts, et que j’ai ensuite appliquée à d’autres chefs. En cela l’écouter fut un enseignement.

Car ce type d’écoute, ce type d’approche de la musique, cette manière d’être au concert, loin de faire de moi une sorte de fanatique de type « hors d’Abbado, point de salut », m’a donné une très grande disponibilité d’écoute, comme si à chaque concert, il y avait une table rase, un espace à conquérir. Il m’a éduqué à une sorte de « tolérance artistique ».
Même si je garde mes goûts, mes envies, Claudio Abbado m’a donné des envies de tolérance parce qu’il n’a jamais installé en moi cette horreur qu’est l’idée préconstruite, préconçue de ce que doit être telle ou telle musique, comment on doit la jouer, notamment le grand répertoire.

Abbado m’a tellement habitué à le trouver à chaque fois neuf, ou différent, à considérer à chaque fois que tout était à recommencer, d’un concert l’autre, que j’essaie de me rendre pleinement disponible, même si, et mes lecteurs le savent, je peux avoir et affirmer des préférences. Et ces préférences d’aujourd’hui sont souvent loin d’Abbado parce que je ne cherche pas en eux l’Abbado qui sommeille. Mais entre ces préférences il y a un point commun, c’est le fait de toujours aller de l’avant, de toujours reprendre les partitions et chercher plus loin, de rester modeste devant la page de signes à faire devenir son puis musique.
C’est cette modestie devant l’œuvre qui frappait, avec une manière de considérer les compositeurs à l’inverse de notre regard évaluateur ou mélomaniaque. Je me souviens un matin dans sa loge à Berlin, nous parlions d’une exposition que nous voulions lui dédier et nous voulions dédier des espaces spéciaux pour les compositeurs que nous estimions ses préférés, Mahler par exemple. Et il nous avait regardés incrédule en nous disant « E gli altri, poverini ? » (Et les autres, les pauvres ?), et nous avions compris qu’à partir du moment où il décidait de diriger une œuvre, quelle qu’elle soit, elle faisait partie du Panthéon, à l’égal de ce que nous considérions ses musiques de prédilection. À l’inverse, quand il ne ressentait rien, il renonçait, parce que pour jouer pour les autres, il lui fallait d’abord jouer pour lui. C’est ce qu’il nous expliqua lorsqu’il renonça à diriger la Symphonie n°8 la « symphonie des Mille » de Mahler en 2012 à Lucerne ce qui ulcéra certains spectateurs. Il nous dit « j’ai relu la partition, j’ai écouté mes enregistrements et non, je ne trouve rien de plus, je n’y arrive pas, je ne peux pas ! ». Il offrit à la place un mémorable Requiem de Mozart, mais ceux qui voulaient à toutes forces du Mahler renoncèrent.
Nous sommes là dans un rapport très intime à la musique, qui n’a plus rien à voir avec le spectacle, la consommation, mais qui a à voir avec un monde intérieur, celui qu’il offrait au public était en quelque sorte sa propre intimité d’artiste, sa propre sensibilité et non un quelconque goût de la performance.

Expérience de l’intimité, et aussi constant approfondissement des œuvres, ce qui évidemment élargit la disponibilité d’écoute, la tolérance, mais qui à l’inverse, a cultivé en moi le goût du concert, le goût du vivant, le goût du partage. La période actuelle sans concerts en direct et sans partage est à ce titre l’opposé de ce que fut toute ma vie.

C’est aussi pourquoi j’écoute peu de disques officiels d’Abbado, et bien plus souvent des enregistrements « privés » qui ont pour moi le parfum de mon vécu, et celui de l’intime. Même si certaines reprises vidéo sont des miracles : le Simon Boccanegra de l’Opéra de Paris, par exemple, que j’ai la chance de posséder (en VHS !) même si Claudio en a gardé un souvenir détestable.
C’est bien la question du partage par lequel j’aimerais conclure ici cette contribution à sa mémoire : chacun vit ces choses dans son intime, mais il s’est trouvé sur ce chemin tant d’amis, avec qui nous avons vécu cette aventure, des amis qui sont encore de ce monde et d’autres non, mais avec qui étrangement quand nous nous retrouvons, nous n’évoquons que rarement Claudio, sinon en passant : nous sommes ensemble et nous savons pourquoi et nous savons à cause de qui nous nous connaissons, mais c’est la joie simple d’être ensemble, d’être comme à ses côtés, occasions diverses et pas toujours musicales qui ne sont jamais des veillées mémorielles où nous évoquons les mânes du chef. Il n’y pas de mânes, puisqu’il vit en nous.

 

 

En répétition à Stockholm (Vasa-Museum) © Cordula Groth (détail)