Revoir après quelques mois une production qui a marqué est toujours intéressant pour stabiliser les impressions : il était par exemple singulier de constater que tous les amis qui avaient vu la production à sa création ce printemps ont plus apprécié la mise en scène de David Bösch qu’à l’époque, signe qu’elle se stabilise et qu’elle vit. Autre enseignement important : des dizaines d’imbéciles patentés revendaient leur place parce que Jonas Kaufmann ne chantait pas Walther. Or ce n’est pas Walther qui fait Meistersinger, mais Sachs et l’orchestre. Aussi bien le médiocre Walther affiché n’a pas gâché loin de là notre plaisir et nous sommes tous sortis du Nationaltheater enthousiastes et heureux, voire tourneboulés par ce que nous avons entendu.
Une fois de plus s’est appliquée la théorie du trépied : voix, chef et mise en scène font l’opéra, un seul fonctionne et c’est bancal, si deux fonctionnent, cela passe bien, si trois fonctionnent, c’est le nirvâna. Ici nous étions à 2,5 (parce que toute la distribution a fonctionné sauf Eva et Walther) et c’était pourtant le Nirvâna puissance paradis.
Voilà pour donner la mesure (démesurée) d’une représentation qui marque ces Meistersinger comme les plus beaux du moment, et qui déchainent un indescriptible enthousiasme du public (de la masse diraient certains critiques dubitatifs).
A l’évidence, c’est le chef Kirill Petrenko et son orchestre de retour d’une tournée triomphale en Europe qui ont, avec le chœur extraordinaire, emporté le morceau et fait qu’on est passé d’une représentation des Maîtres Chanteurs à LA représentation. Par bonheur elle était retransmise sur staatsoper.tv, le streaming de la Bayerische Staatsoper, et les cyber-spectateurs l’ont pu constater, comme les spectateurs de la salle.
La distribution a un peu évolué depuis juin dernier. On retrouve Wolfgang Koch en Sachs, et c’est heureux, on retrouve aussi Eike Wilm Schulte en Kothner, Benjamin Bruns en David, mais Pogner est cette fois Georg Zeppenfeld, Magdalene Claudia Mahnke, Beckmesser Martin Gantner, tandis qu’Emma Bell était Eva, et Robert Künzli remplaçait Burckhard Ulrich, lui-même prévu initialement pour se substituer à Jonas Kaufmann, malade pour une longue période.
On avait donc une relative curiosité pour découvrir ce ténor venu de Hanovre où il est en troupe. Ce fut une déception. Personne ne s’attendait à un nouveau Kaufmann, et les deux premiers actes (qui ne sont pas il est vrai ceux où Walther s’exprime le plus) se sont passés sans encombre, même si le chant n’était pas très incarné et la voix mal projetée.
Cela s’est gâté au troisième acte, attaques douteuses, problèmes de justesse, aigus dardés sans ligne de chant, graves peu audibles, mais surtout moments très ingrats pour un chant sensé être un modèle…le personnage est moins charismatique que celui interprété par Kaufmann, mais mieux vaut cesser de penser à ce qui a été perdu. Quand on pense que la prestation de Kaufmann a été considérée par certains comme décevante, on constate ici la distance. Avec deux remplacements successifs, pour un rôle aussi délicat que Walther, c’était le risque…mais on rage un peu en pensant que l’avant-veille sur la même scène Klaus Florian Vogt, autre grand Walther, chantait Florestan dans un Fidelio par ailleurs magnifiquement distribué.
Eva était Emma Bell, entendue jadis à la Scala dans l’Elettra d’Idomeneo, une chanteuse valeureuse, à la voix puissante, trop puissante peut-être notamment à l’aigu. La voix est mal contrôlée, les graves manquent de corps, et dès le premier acte les aigus déséquilibrent la prestation. On craignait pour le quintette qui risquait d’être un peu vacillant, mais ce fut son meilleur moment, aidée en cela par un Kirill Petrenko très attentif et accompagnant au millimètre ses chanteurs. Eva est un rôle difficile, donné souvent aux chanteuses wagnériennes ou straussiennes en devenir : Elisabeth Schwartzkopf en fut une inoubliable, mais aussi Gwyneth Jones, Helen Donath et d’autres comme Anja Harteros, initialement prévue qui fut pour moi dans ces quinze dernières années la plus belle (à Genève, aux côtés de Vogt). Le rôle n’est pas vocalement celui d’une frêle jeune fille car il exige du corps, de l’énergie, de la vigueur. J’y attends impatiemment un jour Hanna Elisabeth Müller. Eva n’est pas une oie blanche, c’est une fille qui sait ce qu’elle veut et même un peu perverse, une croqueuse de pomme en quelque sorte. Emma Bell l’interprète avec aisance, mais le chant n’est pas pour moi pleinement celui qu’on attend dans Eva. À une semaine de distance, j’ai entendu à Berlin (Komische Oper) l’Eva de Johanni van Oostrum autrement plus émouvante et juste. Il en sera question dans un article prochain.
Heureusement que Wagner n’a pas prévu pour son opéra-comique de concentrer toute l’intrigue autour des deux personnages, mais au contraire de diffracter la distribution pour équilibrer les rôles. A part Sachs, qui est un rôle écrasant, Beckmesser, Pogner, David, Magdalene, voire Kothner ont une vraie présence vocale et scénique dans l’œuvre, même s’ils n’ont pas une présence égale. Wagner joue les équilibres inévitables de l’opéra-comique, avec sa galerie de portraits mis tour à tour en relief.
Tareq Yazmi, l’un des membres de la troupe de Munich de très grande qualité, est un Nachtwächter de choix, sonore, à la présence vocale marquée sans surchanter pourtant. Notable intervention.
Martin Gantner était Beckmesser y compris en juillet dernier puisque Markus Eiche (qui chantait en juin) était à Bayreuth. On avait en jun loué l’incroyable prestation de Eiche, dont la voix est notable, et qui était sans doute l’un des meilleurs Beckmesser vus ces dernières années. Beckmesser est d’ailleurs très rarement mal distribué, et toujours à des chanteurs aux qualités éminentes : à Bayreuth, Adrian Eröd et surtout Michael Volle furent des Beckmesser de référence, plus loin en arrière, on ne peut oublier Hermann Prey: tous marquèrent le rôle sur la scène du Festival avec tous les mêmes qualités vocales et de diction. Beckmesser demande un chanteur à l’articulation impeccable et si possible un chanteur de Lied (Prey !). Un Gerhaher ne serait pas incongru dans ce rôle.
Ce n’est pas la musique qui fait problème chez le personnage de Beckmesser c’est le rapport texte /musique : son erreur finale vient qu’il est extérieur au texte sans donner à sa musique la couleur qui lui correspond : c’est d’ailleurs pourquoi il faut justement un parfait diseur ; c’est bien là le credo d’un Wagner convaincu que texte et musique doivent procéder du même auteur : là est le secret de la poésie.
Si Martin Gantner n’atteint pas l’aisance scénique de Markus Eiche, s’il n’a pas son timbre chaleureux, il reste que sa composition est vraiment convaincante, et qu’il est à l’aise avec la mise en scène. C’est un Beckmesser qui est loin de déparer dans la distribution et obtient un immense succès très mérité. Sa scène du balcon sur le chariot élévateur, sous la fenêtre d’une Eva-Magdalene qui ressemble à Mélisande aux longs cheveux est un moment délirant et très réussi. Par ailleurs, il dit le texte avec netteté et précision, et le chant n’est jamais problématique ou décevant. La voix ne manque d’ailleurs pas de qualités : clarté, lisibilité, timbre agréable. Tout ce qu’il faut à un Beckmesser.
Georg Zeppenfeld dans Veit Pogner est miraculeux, simplement : clarté, diction, profondeur, humanité : son chant est d’une intelligence rare, le personnage est immédiatement sympathique. Zeppenfeld a une présence forte qui s’impose, et son timbre assez clair convient parfaitement au contexte. Chacune de ses apparitions est l’occasion d’un triomphe.
Eike Wilm Schulte est de nouveau Kothner, plus en voix qu’au printemps. Et donc il impose ce personnage d’ex-Merker, l’ancienne gloire qui joue l’ancienne gloire. Eike Wilm Schulte fut un baryton de caractère, particulièrement apprécié. Il est encore très crédible, la voix est bien marquée, la projection et la diction impeccables et la silhouette particulièrement sympathique.
De nouveau Benjamin Bruns est David : un David bien chantant, si bien chantant que derrière ce David on entend un Walther…Contrôle vocal, diction impeccable, jolie ligne, nuances, couleurs : tout y est et ce David est l’un des meilleurs qu’on puisse entendre aujourd’hui. La voix a gagné aussi en projection et en volume ; utilisée avec intelligence, de couleur presque mozartienne, très raffinée et séduisante: une prestation remarquable, tout comme le printemps dernier.
Claudia Mahnke était Magdalene, un rôle difficile comme celui d’Eva, bien évidemment dans l’ordre des seconds rôles. C’est un rôle qu’il est difficile de faire valoir et de faire exister. Et Claudia Mahnke, dont on va vu la magnifique Brangäne à Bayreuth cette été où elle remplaçait Christa Mayer, a décidé de jouer la fluidité, la simplicité et la fraicheur, et donc une sorte de présence discrète, vocalement bien assise, mais sans insister, sans jamais gonfler le volume. Là aussi, c’est le jeu de l’opéra-comique qui s’impose, le jeu avant le chant, le texte avant la musique, mais toujours avec une singulière présence
Reste Wolfgang Koch : à lui seul il vaut le voyage. Hans Sachs est l’un des rôles écrasants du répertoire, un rôle qui réclame de l’endurance, et qui d’acte en acte a de plus en plus à chanter, si bien que le monologue final du 3ème acte
Verachtet mir die Meister nicht,
und ehrt mir ihre Kunst!
est souvent marqué par la fatigue, voire l’épuisement de l’interprète : c’était le cas chez Michael Volle à Zürich, chez Hawlata à Bayreuth, chez Tomas Tomasson à Berlin il y a dix jours…Seul je me souviens d’un Karl Ridderbusch encore assez vaillant en 1981 à Munich.
Wolfgang Koch n’échappe pas à la règle, mais il a un tel art du dire et de la couleur qu’il sait masquer la fatigue.
Ce qui frappe chez Koch, c’est le naturel de l’expression : il ne chante pas, il joue, il dit, il converse : on n’est jamais dans un chant démonstratif, mais toujours dans un vrai personnage d’opéra-comique sur le fil du rasoir stylistique, jamais vulgaire, d’une aisance confondante, d’une intelligence du texte si fine que c’en est passionnant de l’écouter simplement dire avec des changements de rythme, des couleurs incroyablement variées, des moments d’une très grande intensité jamais surjoués. Il faut l’entendre dire « Wahn überall Wahn » au troisième acte à la manière d’un Falstaff avant la lettre avec une lassitude discrète dans le ton. Si Koch dominait l’italien, il serait d’ailleurs un Falstaff exceptionnel dont il a l’allure et le style. Il n’y a aucun doute, il est Sachs, il n’y en a pas d’autres aujourd’hui sur le marché lyrique ; il domine le rôle à la manière d’un Domingo chantant Otello. On ne voit plus qui pourrait lui disputer le primat.
Ce primat, c’est celui du travail, de la modestie, de l’intelligence. Koch est incomparable, notamment quand il est dirigé par Petrenko (même s’il fut un Sachs splendide à Berlin avec Barenboim) avec qui il partage la respiration et le rythme qui répond mot à mot et note à note aux sollicitations du chef. Qui était à Bayreuth en 2015 se souvient d’un souverain deuxième acte de Walkyrie, où il fut un Wotan époustouflant d’intériorité. On est là dans cette veine, où jamais la relation du texte à la musique n’est trahie, où la relation texte/musique tisse un lien d’une totale évidence. Wolfgang Koch n’est à rater sous aucun prétexte dans ce rôle.
Le chœur de la Bayerische Staatsoper est ici irremplaçable dans une œuvre créée dans ce théâtre il y a 148 ans : il montre, tout comme l’orchestre, que Meistersinger von Nürnberg est dans les gènes ; il fallait pour le comprendre s’arrêter devant ce « Wach auf » dont le point d’orgue est tenu jusqu’à l’impossible et qui donne le frisson. Mais dans la nuance, dans le choral à la manière de Bach, comme dans le grand ensemble final (un défilé des corporations à tomber par terre) il est ici exceptionnel et on peut le dire irremplaçable.
La mise en scène de David Bösch, je l’ai écrit, est apparue plus convaincante à la deuxième vision. Non qu’elle m’eût déplu en juin, mais la mise en scène d’Andrea Moses à Berlin diffusait une émotion d’une intensité qui n’est pas aussi sentie ici. Le travail de David Bösch rappelle l’ambiance particulière de L’Orfeo, présenté au Prinzregententheater il y a deux ans et repris lors de la saison 2014-2015, spectacle poétique, souriant, imaginatif, qui a laissé des traces profondes chez les spectateurs. Il dessinait alors et aujourd’hui un monde un peu marginal, dans un « quartier » un peu déglingué, dont certains ont réussi (Pogner avec sa « belle » voiture marquée à son nom mais néanmoins poussiéreuse) et d’autres moins. Comme pour L’Orfeo, le centre qui focalise l’attention est un véhicule, le Bulli Volkswagen pour Monteverdi, et aujourd’hui la fameuse camionnette Citroën type H qui abrite la cordonnerie de Hans Sachs, dont le nom est affiché au-dessus au néon (qui deviendra « ach » au troisième acte). Bösch joue beaucoup sur l’ironie, une ironie sympathique et chaleureuse, comme ces références permanentes à 1868, la création des Meistersinger à Munich, jusque dans la plaque d’immatriculation de la camionnette.
L’idée du quartier périphérique est plus marquée encore au deuxième acte où le chavirari final finit en opposition police (le malheureux Nachtwächter) et bande de jeunes : le groupe des apprentis autour de David est d’ailleurs toujours légèrement agressif. Ce monde est fermé, et dit ses traditions à travers la tradition des Meistersinger (dont les photos sont projetées), et la tradition des groupes fédérés par une activité, le chant pour les uns, le foot pour les autres, avec la bière pour liant.
La « Festwiese » utilise les modes du temps, la pub, les commentaires en style télévisuel, mais une télévision pauvre en moyens, aux images hésitantes, floutées, brouillées, maladroites, qui font évidemment sourire ou rire. Il faut attendre la dernière image pour comprendre le sens d’une production qui conduit à la fin des Maîtres : Beckmesser revient en scène veut tirer sur Sachs isolé pour se retourner finalement l’arme, pendant que la génération suivante (Eva et Walther) a quitté la fête sans se retourner. C’est bien l’idée qui est ici développée : la survivance des traditions, leur perte de sens et leur fin : calicots et décorations s’écroulent comme un monde de Klingsor détruit, mais sans héros ni croix.
De croix d’ailleurs, il est question dès le premier acte, où le choral initial n’est pas dans l’église, mais apparaît en procession, au travers d’un décor fait d’échafaudages d’une sorte de studio de tournage : l’église n’est plus un monde clos initial où les maîtres officient, elle est dans la rue, dans ce vaste hangar où tous passent et se réunissent.
On comprend pourquoi David Bösch plaît : son théâtre n’est pas idéologique, loin d’un Regietheater qui poserait des questions théoriques et politiques, mais un théâtre de l’humain, avec ses doutes et ses enthousiasmes, avec ses sourires et ses mélancolies. Un théâtre qui cherche des racines populaires (c’était déjà net dans L’Orfeo) ou qui cherche la vérité des personnages, plus que celle du contexte. C’est un théâtre qui utilise des images d’aujourd’hui, mais sans porter jugement et qui devrait convenir à un public large : en tout cas il correspond ici parfaitement au genre : un décor marqué, des objets, une réalité envahissante et pourtant une très nette volonté de la poétiser, une sorte de poétique de l’objet qui n’est pas sans rappeler le « ready made » cher à Duchamp, dans un univers noir, aux couleurs pâles qui contraste avec les fêtes vivement colorées des mises en scène plus traditionnelles. Dans ce cas, « le noir te va si bien » parce qu’il n’est pas triste, mais laisse passer un voile d’uniformité dans un monde hétéroclite et diversifié, alors que le kaléidoscope coloré de travaux plus traditionnels renvoie beaucoup plus à des clichés plaqués et totalement artificiels.
Une mise en scène généreuse, humaniste, mélancolique aussi, qui constate les traces de ce qui fut et qui ne sera plus.
Enfin, ce qui tient ce spectacle et fait qu’on court le voir, c’est, last but not least, l’orchestre et la direction fabuleuse de Kirill Petrenko. Un orchestre totalement dédié, totalement dans les mains de son chef, totalement en confiance, en confidence, qui montre à quel point il fait corps avec son directeur musical. Et quels pupitres ! Un hautbois à se damner, un violon solo doux-amer, des cuivres jamais tonitruants, jamais imposants, mais toujours fluides, toujours en fusion particulière avec le reste de l’orchestre, sans imposer ni volume ni puissance, mais cherchant seulement à faire musique.
Kirill Petrenko prend à revers les partisans d’un Wagner « couillu », il joue à plein le jeu de l’opéra-comique et de la prééminence du texte, l’orchestre accompagnant le texte et le dialogue par une approche pointilliste, d’une clarté inouïe, laissant entendre tout l’orchestre et tous les détails de la partition, mais au service du théâtre, au service du dialogue, au service de l’échange. Il joue le jeu de la « Gesamtkunstwerk », de l’œuvre d’art totale où chacun est à sa place. Pourtant, Petrenko est partout : j’ai écrit quelque part qu’il était une sorte de Shiva de la direction musicale, attentif au moindre détail, et accompagnant le plateau avec un souci de précision tellement rassurant pour les chanteurs : il dirige le quintette en joailler, avec une finesse d’approche incroyable, et un souci des équilibres qui permet la fusion des voix, dans cette distribution où certaines voix étaient un peu hétérogènes. Il réussit à équilibrer le quintette et à en faire un des moments incroyables de la soirée. Même impression pour le final du 2ème acte et surtout la transition vers l’ensemble final, acrobatique et prodigieuse, et peut-être encore plus avec le « concertato » final du premier acte. En bref, on ne sait où donner de l’oreille tant cette musique ne fait pas fresque, mais mosaïque sonore où chaque son est une tesselle qui brille tour à tour, donnant à l’ensemble une vie inouïe, un dynamisme unique, une énergie, une vitalité au service de l’œuvre, tout cela avec une modestie au service de la musique qui étonne et qui met la salle en folie tant l’impression domine de redécouvrir la partition.
Car c’est bien le caractère d’une approche qui apparaît toujours neuve : ayant entendu Petrenko en juin, j’étais « préparé » en quelque sorte : je venais pour la direction et pour Koch, et j’ai été exaucé. Et pourtant, c’est encore la stupéfaction qui domine, l’étonnement de redécouvrir, non, de découvrir ce qu’on croyait connaître, ce qu’on attendait et qui a de nouveau le parfum de l’inattendu, et de la surprise, incroyable et délicieuse, d’une œuvre entendue – dans une belle production pourtant – la semaine précédente à Berlin, et de constater une fois de plus l’insondable nouveauté de notre vieux compère Richard Wagner grâce à ce nouveau prophète de la direction musicale. [wpsr_facebook]
Die Meistersinger von Nürnberg avec Kirill Petrenko, c’est une de ces rencontres qu’on attend avec impatience, tant l’œuvre est un opéra de chef, et tant les expériences wagnériennes de Kirill Petrenko, et notamment Das Rheingold, l’œuvre qui du point de vue de l’exploitation du théâtre et du dialogue de théâtre s’en rapproche le plus, nous ont préparés à un type d’approche qui convient merveilleusement à ce chef. On connaît depuis octobre (la magnifique production de Berlin) le prodigieux Sachs de Wolfgang Koch, et on en attend ici la confirmation. On ne connaît pas en revanche le Walther de Jonas Kaufmann, qui devrait donner une idée de ce que peut-être le « bel canto » germanique .
Source d’interrogation aussi, la production de David Bösch, un artiste qu’on voit désormais affiché sur toutes les scènes allemandes; lorsqu’il fit son Simon Boccanegra à Lyon, il était inconnu. C’est, deux ans après, une star de la mise en scène. Les choses vont vite.
Pour ceux qui ne connaissent pas bien l’œuvre, je conseille vivement aux lecteurs hispanophones, et même aux autres car l’intercompréhension des langues romanes est une réalité, la lecture de l’article propédeutique d’Alejandro Martinez sur Les Maîtres Chanteurs, Wagner et la Tradition.
J’ai si souvent écrit ces dernières années sur Die Meistersinger von Nürnberg que je ne veux pas (trop) me répéter. Je renvoie donc le lecteur à mes articles sur la production de Karlsruhe de Tobias Kratzeret celle de Berlin d’Andrea Moses d’octobre dernier toutes deux référentielles, pour des raisons différentes. Celle de Berlin passionnante au niveau scénique était emportée par une distribution et une direction musicale exceptionnelles. Les deux productions posent les grandes questions qui sous-tendent l’œuvre de Wagner, qui reste pour moi la plus complexe et la plus riche de toute sa production, celle de Karlsruhe pose la question artistique et celle de la réception scénique, et celle de Berlin pose la question de l’Allemagne, l’Allemagne d’aujourd’hui, face à une œuvre qui a été malgré elle emblématique du nazisme.
La production de David Bösch montre qu’il connaît parfaitement les dernières productions de l’œuvre, notamment depuis Katharina Wagner à Bayreuth qu’il cite (utilisation du pot de peinture et du pinceau, et Festwiese devenue une sorte de concours Eurovision, ici Pognervision), mais aussi la valorisation des « Maîtres chanteurs » des générations précédentes (belle trouvaille de la production berlinoise, citée ici par la mise en valeur du Kothner de Eike Wilm Schulte, 76 ans et grande référence des années 80 et 90), ou le traitement du personnage de Sachs, qui n’est pas très éloigné du traitement qu’en donne Andrea Moses à Berlin. On peut aussi se demander si l’idée du départ final des amoureux n’est pas venue d’une connaissance directe ou indirecte de la production de Pierre Strosser à Genève (2006) où Eva (Anja Harteros) et Stolzing (Klaus Florian Vogt) partaient, valise à la main, après avoir refusé la dignité de Maître Chanteur.
Tout cela pour dire que les regards sur Die Meistersinger von Nürnberg, depuis une dizaine d’années, ont profondément évolué, et on peut dire que l’approche très sarcastique et prodigieusement intelligente de Katharina Wagner à Bayreuth a libéré le regard.
J’ai lu un peu de bêtises sur l’approche de David Bösch, qui est tout sauf légère et humoristique, malgré la présence de gags (l’expression d’ailleurs ne me plaît pas parce qu’elle ne correspond pas à la situation) : le personnage de Beckmesser ici n’est pas du tout ridicule ; pour s’en persuader il suffirait de rappeler la pantomime du 3ème acte où, entrant dans la maison de Sachs assis dans son fauteuil roulant (après le charivari du 2ème acte), il est surpris par Eva et lui offre timidement un bouquet, qu’elle finit après une hésitation par refuser. Tant de choses ici traversent l’esprit, l’hésitation d’Eva, visiblement touchée, le regard désespéré de Beckmesser, sa volonté destructrice – il veut brûler le camion de Sachs en maniant un bidon d’essence, puis ses papiers, et aussitôt après il s’apprête à se servir du Lied comme mèche pour se supprimer, début d’une attitude qui culminera à la scène finale par son suicide après avoir tenté d’abattre Sachs- c’est juste avant d’allumer la mèche-Lied qu’il lit le papier et comprend qu’il faut le garder-; c’est assez mal parti pour en faire un clown, mais j’attends qu’on me le prouve. Même son chant du 2ème acte, perché sur un élévateur en posture instable, est motivé : bien sûr, au premier degré cela fait rire, mais ensuite, l’instabilité est emblématique de la situation du personnage et surtout la position hasardeuse sur une plateforme instable provoque naturellement une instabilité vocale que Sachs s’empresse de traduire en fautes à coups de marteau.
Ce Beckmesser-là, tragi-comique, est assez proche de celui de Katharina Wagner, isolé, incompris, en marge. Et Markus Eiche par son chant noble et sérieux, à l’opposé des simagrées d’un Bo Skovhus à Paris, est cohérent avec la vision scénique : il n’est jamais ridicule, mais bien plutôt pathétique. Son apparition finale avec son costume à paillettes et son Marcel à résilles, accentue le décalage et l’éloignement d’avec les autres, lui aussi y joue son destin d’individu, lui aussi se sait comme Walther, en marge de ce petit monde, et il va jusqu’au bout, pour se singulariser, pour se faire remarquer d’Eva, désespérément.
David Bösch replace Die Meistersinger von Nürnberg dans l’écrin voulu par Wagner, celui d’une petite communauté utopique qui ne cesse de se survivre à elle-même, c’était chez Andrea Moses à Berlin, dans l’Allemagne reconstruite à la recherche d’une identité qui ne soit pas un nationalisme, c’est ici à travers la petite communauté très fermée, comme une zone de non-droit ou de droit autonome, d’une « cité » ( j’ aime l’expression, qui renvoie aussi bien à l’entité politique de l’antiquité grecque qu’à l’entité sociale de nos banlieues), monde de béton couvert d‘antennes paraboliques. On le voit aussi à la manière dont la police – le Nachtwächter – est traitée, comme venue de l’extérieur, qui dérange la vie du groupe et qui finit par être molestée (ballet des matraques faisant le signe de croix finissant en bagarre menaçante dont Beckmesser est aussi la victime). C’est bien ici un monde d’aujourd’hui qui est représenté, comme si d’ailleurs on y tournait le film des Meistersinger, le décor du premier acte est un plateau de tournage et on y voit au fond les façades décor qui cadrent le deuxième acte. Un film, c’est à dire encore un monde encore plus clos, une histoire fermée, avec un début, une ligne, et surtout une fin…
Sachs, maître chanteur et maître chausseur, est un artisan vagabond, c’est ce qui lui reste du Walther qu’il a dû être jadis. Et sa camionnette Citroën (le type H né en 1948) est bien la trace qui reste de cette vie de jadis, elle est une présence symbolique forte (marquant aussi la génération de Sachs), mais en même temps une menace d’absence et de départ, lieu géométrique de ce monde où l’artisanat devient aussi le foyer de l’art (voir le discours de David sur le chant au premier acte) : mais la camionnette de Sachs, d’où sortent les chaussures parfaites et l’art parfait des maîtres est un tout petit monde, loin de l’utopie universaliste et platonicienne rêvée par Wagner : après les crises, après les regards divers sur la signification de l’œuvre, arrive la modernité d’un tout petit monde, une sorte de village gaulois où certains survivent (Sachs) d’autres ont réussi comme Pogner avec sa belle voiture, son costume blanc et sa chemise noire, qui suscite le concours de chant ou ce qu’il en reste pour afficher sa générosité, sa réussite, mais aussi le dévoiement des valeurs voulues par Wagner.
Ce monde des Maîtres, vu par Bösch, est un monde déjà à l’imparfait. Et l’arrivée de Stolzing, bien vivant, bien présent, bien d’aujourd’hui, un vagabond-wanderer avec son sac et sa guitare, est dès le début contradictoire avec ce monde ; d’ailleurs, dès la première scène, il entraîne Eva en la tirant de sa procession pour la pousser dans un pick-up. L’enlèvement hic et nunc avant celui projeté du 2ème acte. Le petit monde de « Nürnberg-la-cité » est aussi traversé au sens propre par la religion (plusieurs fois le signe de croix) et par cette procession initiale bien ordonnée et bien traditionnelle d’où Eva est extraite, dont l’ordre est dérangé par un Stolzing qui n’a rien à faire des curés : un monde moderne, certes, un monde à part, certes, mais un monde de religion fossile d’où les Lumières sont bien absentes. Notre aujourd’hui en somme.
Dans cet espace, studio de tournage (tout noir…le noir et le gris sont les couleurs dominantes de la scène), studio de répétition, tout le premier acte, où se cristallise le débat autour de l’art, se déroule à la fois, traditionnel et non. L’arrivée des apprentis et des jeunes est beaucoup plus désordonnée, malgré leurs costumes de pensionnaires d’institution religieuse, la mise en ordre de l’espace pour la réunion, autour d’une estrade qui ressemble à un ring qui prend dans certaines mises en scène un temps infini est ici réduite à son minimum. Le gouvernement des maîtres et leur histoire est marquée par des classeurs qu’on apporte ou qui sont perchés sur les échafaudages. On voit bien que tout n’est que survivance ou archive, Die Meistersinger von Nürnberg sous respirateur, et Walther ne prend pas ces rites ou ces restes de rites avec grand sérieux. Son attitude rappelle en plus souriant, plus « gentil », moins insupportable, celle du Stolzing vu par Katharina Wagner. Kaufmann est impayable, irrésistiblement sympathique dans ce rôle de Walther-qui-s’en-fout. Car Bösch ne voit dans Walther que celui qui va chercher à conquérir Eva « à la régulière » en essayant de devenir maître. Le personnage de Walther est cohérent d’un bout à l’autre de l’opéra, jusqu’au bout, il reste un Wanderer, jusqu’au bout, il poursuit son but unique, conquérir Eva, et jusqu’au bout, il reste aussi un artiste qui passe sans égard pour les pères ou les maîtres. D’ailleurs, furieux d’avoir été refusé, il brise le buste de Wagner à la fin de l’acte I.
À l’acte II, quand le couple (comme dans Tristan) se retrouve seul, que Lene-Brangäne s’est effacée, ils finissent par se cacher derrière la camionnette, mais sans cesse Walther observe ce qui se passe entre Sachs et Beckmesser, et notamment, il entend la leçon de chant donnée par Sachs.
David Bösch est un conducteur d’acteur remarquable et donne à chacun un rôle, un petit geste, une attitude. Tout est profondément vital, tout est naturel et fluide, rien d ‘apprêté, rien de théâtral au sens péjoratif du terme, ce petit jeu de Walther dans cette scène, où Kaufmann est magistral, prodigieux de naturel, en est l’un de ces exemples. D’ailleurs l’attitude du personnage, sa manière de se tenir en scène, sa manière de poser le corps, tout cela est très précisément travaillé : quand Kaufmann chante le Lied pour le concours, il n’a plus du tout la même attitude de chanteur que lorsqu’il s’y essaie dans les autres actes et c’est là l’une des idées très originales du travail mené sur Stolzing.
L’histoire que nous raconte Bösch, c’est l’histoire douce-amère de la fin des Maîtres, ou plutôt, de l’impossibilité de mener une utopie collective dans le monde d’aujourd’hui où l’individu revendique son existence et son bonheur privé, c’est évidemment le cas de Beckmesser, à la fois complexé par Sachs et vraiment amoureux d’Eva, qui essaie d’investir le concours aux fins de reconnaissance artistique et amoureuse, et qui finit par l’autodétruire, c’est le cas de Stolzing, qui ne se lance dans la conquête du titre de Maître que pour conquérir Eva, d’ailleurs à peine a-t-il fini son air au troisième acte qu’il grimpe à la tribune vers elle, indifférent aux vivats de la foule. Il poursuit ce but et n’en a rien à faire des Maîtres Chanteurs, avec un égoïsme d’ailleurs marqué et une relation à Sachs au total assez indifférente.
Pour une fois, Madgalene et David existent sur le plateau, grâce aux personnalités scéniques marquées de Okka von der Damerau et Benjamin Bruns, qui campe un David qui serait presque un jeune Beckmesser, soucieux de respecter à la lettre toutes les règles, dans son costume mal coupé et son style vieillot, qui suscite la raillerie de ses amis. Ceux-ci réussissent à le saouler à la fin, et il manque de vomir sur le trophée (autre signe de la fin des maîtres) en une parodie de la parodie : là où Beckmesser s’écrabouille, David n’en est pas si loin, l’élève de Sachs ivre risque de ruiner le bel ordonnancement de la fête.
Le traitement des femmes n’est pas l’essentiel de la comédie de Wagner : une Anja Harteros avait réussi à faire exister Eva. Il faut attendre le troisième acte pour que la personnalité de Sara Jakubiak s’impose, mais l’apparition de Magdalene déguisée en Mélisande dans la loge de proscenium, pendant que Beckmesser la séduit restera une des images désopilantes de cette soirée, qui n’en compte pas tant que ça.
On le voit, nous sommes loin d’un spectacle superficiel et passe partout. David Bösch réfléchit sur le sens de l’utopie wagnérienne aujourd’hui et sur sa survivance, au même titre que d’autres traditions (voir les jolies photos du programme de salle, comme toujours luxueux) de vie collective (le foot) et de fêtes de la cité, aux prises avec la marchandisation. La Festwiese, avec ses vidéos mal fichues, mal montées, ses images qui sautent, l’ironie de la Pognervision avec la mire de l’Eurovision, les commentaires projetés qui ressemblent aux aboiements des animateurs TV, jusqu’à la manière un peu vulgaire dont est annoncé le Kothner de Eike Wilm Schulte, tout cela nous indique à la fois le souci de mimer un monde désormais obligé, mais avec les moyens du bord. Et quand tout est dit, quand la fête est finie et que sous des paillettes désormais hors de propos Stolzing part avec Eva, les écrans se coupent et deviennent neigeux. La fête et finie et les banderoles s’écroulent. Loin de faire une simple actualisation, Bösch impose une vision grise de la survivance des traditions et de ce que la collectivité y investit, en s’appuyant en même temps sur les travaux qui l’ont précédé, en les rappelant, et il rejoint le pessimisme de Katharina Wagner. La production d’Andrea Moses à Berlin était plus souriante, plus ouverte, la collectivité finissait par vaincre et l’optimisme était de rigueur. Chez Bösch, la mort de Beckmesser marque aussi une certaine mort d’un art ritualisé et fossilisé, au point que m’a traversé l’esprit de voir sur scène la mort de la musique classique ou de l’opéra…Ainsi, on se trouve devant une mise en scène sérieuse, profonde, passionnante même, d’une grande intelligence, même si j’ai personnellement préféré et Kratzer (Karlsruhe) et Moses (Berlin).
Pourtant, rien de fossilisé dans ce que nous avons entendu, mais au contraire l’exemple même de la vitalité, dominé par un chef d’orchestre, je devrais dire un homme-orchestre du nom de Kirill Petrenko. Bien évidemment, je vais rappeler d’abord la question centrale de la Gesamtkunstwerk chez Wagner, et notamment dans Meistersinger, où la musique n’accompagne pas les chanteurs et le plateau, parce qu’elle est elle-même le plateau. Autant ce que Bösch montre sur scène est l’invasion de la revendication individuelle face aux manifestations collectives, autant ce que montre Petrenko dans la fosse, c’est une aventure collective, où scène et fosse sont profondément et subtilement tressés, où il n’y a pas de « vedettes », où les chanteurs ne cherchent pas à briller, à faire du son. Dans cette approche, le son, y compris dans la Festwiese, n’est pas le but, ni la représentation, mais il est exactement ce que voulait Wagner, la fête collective, la manifestation collective d’une utopie qui est utopie musicale. Ce qui me frappe d’abord, c’est que l’histoire que Bösch nous raconte ne peut fonctionner qu’avec une approche qui mobilise plateau et fosse dans l’expression d’une musique globale où personne ne prend le pas sur l’autre, c’est l’aventure collective du théâtre musical qui nous est racontée ici, avec une attention aux paroles, avec une attention à la moindre des mesures, au moindre des instruments (jusqu’aux sourdines, traitées pour chaque instrument – les cuivres !- de manière diversifiée) qui devient alors personnage d’un univers collectif. N’en déplaise aux « adorateurs » du son bien sonore qu’on entend souvent dans cette œuvre, n’en déplaise aux amateurs de pâmoisons wagnériens, Petrenko ne travaille pas le son, mais sans cesse le ton, et le sens. Il essaie à chaque moment de trouver le ton juste d’une situation et donc, par force, il n’y a pas de moments musicaux, mais une continuité, une linéarité dramatique qui force l’admiration, et l’admiration éperdue. On avait déjà remarqué cela dans son Ring à Bayreuth, ce souci d’épouser les mouvements du drame, sans se laisser aller à l’onanisme sonore. C’est une vision de Wagner sans doute nouvelle, et qui demande une précision redoutable, parce que si l’on entend tout, et même ce qu’on a jamais entendu, dans la moindre modulation, c’est pour que l’action se déroule, pour que Gesamtkunstwerk fasse sens par un travail d’orfèvre qui a dû demander à l’orchestre – phénoménal – un engagement de tous les instants pour ne jamais se faire entendre pour se faire entendre mais pour faire entendre. Tout va ensemble ici et l’extraordinaire accueil du public (une petite trentaine de minutes de triomphe), les rappels à n’en plus finir, les hurlements à l’arrivée sur scène du chef, sont aussi l’expression d’une surprise. On n’arrivait pas à réaliser que cela pouvait aussi sonner comme ça. Car c’est le drame qui prime et la parole ; la parole, car c’est une comédie, et une comédie en musique. C’est la parole qui dicte ses lois à la musique, et qui dicte les sourdines, les silences, la retenue. D’où l’extrême soin à la diction de chacun des protagonistes, d’où aussi – oserais-je ce sacrilège ?- une manière de faire qui rappelle le rôle de la musique dans l’opérette, qui accompagne l’action, qui entoure les paroles. C’est un Wagner de « forme opérettique », avec un volume sonore volontairement contenu quelquefois, avec une « légèreté » qu’on n’avait jamais entendue ainsi dans l’œuvre. Quand on entend ce que Petrenko fait de Fledermaus, on comprend ce qu’il peut faire de Meistersinger.
Que le lecteur m’excuse : j’essaie simplement d’expliquer ce que cette direction a de singulier, combien elle imprime à l’œuvre qu’on a si souvent surgonflée au niveau sonore un regard qui se dilue sans cesse dans les dialogues, dans les mots, des mots qui sont des maîtres mots parce qu’il n’est question dans cette œuvre sur l’art que de l’art du dire, que des mots et de leur agencement, que de poésie. Et littéralement, Petrenko prend Wagner au mot, et cela devient magique, parce qu’on comprend alors tout de la signification de l’œuvre. Il ne prend pas prétexte d’un moment (le prélude du 3ème acte, voire le quintette – au demeurant parfait, si singulier et si simple – c’est cette simplicité même qui provoque l’émotion) pour montrer les muscles, il évoque une situation, et la mise en scène intelligemment ouvre le rideau avant la fin du prélude, pour montrer une continuité, pour montrer une méditation, car le prélude du 3ème acte, ce n’est pas de la musique, c’est l’âme de Sachs qui déjà, a renoncé volontairement. Ainsi trouve-t-on dans ce travail et l’eau et le feu, et la lumière et l’ombre, une énergie et doublée d’une intensité incroyables, presque démoniaques, et en même temps une linéarité et une fluidité qui stupéfient.
Alors, au service d’une conception si neuve, si radicale aussi, Kirill Petrenko le démiurge a mis tout le monde « au diapason » : le chœur d ‘abord, le magnifique chœur de la Bayerische Staatsoper, qui peut-être jamais n’a chanté avec cet engagement : le « Wach’auf » du début de la Festwiese, tenu au-delà du raisonnable et pour notre enchantement et notre étonnement fut un signal, le signal du texte, qui parle de l’universalité, d’occident à orient, qui parle de jour, qui respire à lui seul. Même impression au final du 2ème acte, où j’ai l’habitude d’entendre un orchestre rythmer le crescendo, et Petrenko place le chœur au centre de la tension et du rythme, c’est le chœur qui fait tension et crescendo. Dans ce crescendo rossinien où chez Rossini l’orchestre palpite pour faire palpiter le chœur ou les ensembles, c’est ici une démarche presque inversée où c’est le chœur, les voix humaines, les fragilités ou les solidités humaines, qui conduisent la scène. Ce fut unique.
Il faudrait pour rendre justice à ce travail de dentelle musicale envisager non seulement d’évoquer le plateau et les solistes, mais chaque pupitre pris individuellement, tant chaque pupitre constitue un personnage singulier dans cette vision globale : l’orchestre, comme le plateau est récit, est histoire. Nous ne sommes pas dans une configuration habituelle où l’orchestre accompagne les solistes, et ainsi « commenterait », nous sommes dans une configuration d’une action partagée, sans aucun commentaire, puisque la musique est action, puis le soliste est action. Dans la comédie, effectivement, il y a une volonté de mise en relief des événements et des effets de situations en direct.
J’ai souvent interpellé la scène d’entrée de Beckmesser dans le bureau de Sachs au troisième acte où la musique de Wagner détermine les gestes et les mouvements du personnage (à moins que ce ne soit l’inverse), mais en tous cas invente un fonctionnement qui sera largement repris dans le dessin animé plus tard. Dans la mise en scène de Bösch, où Beckmesser est en fauteuil roulant, la pantomime est d’autant plus difficile, et la mise en scène réussit à suivre aussi les mouvements de la musique en élargissant la pantomime : entrée de Beckmesser, arrivée d’Eva, don du bouquet, refus d’Eva, désespoir de Beckmesser, recherche de vengeance, bidon d’essence, renonciation, allumage raté d’une allumette pour brûler les papiers de Sachs ou s’immoler soi-même et enfin découverte du Lied. Tout cela, en rythme, tout cela en suivant les mouvements de la musique, à moins dans ce cas que ce ne soit la musique qui ne suive les mouvements de Beckmesser et notamment la dialectique action-renonciation-vengeance. L’interaction est totale et musique et mise en scène se contraignent l’une l’autre. On ne peut donc parler du plateau comme une entité autonome, chaque parole, chaque geste, chaque couleur trouvant un écho précis dans l’orchestre – d’où cette impression de découverte de sons nouveaux, d’interventions ou de phrases musicales nouvelles. Simplement, Kirill Petrenko révèle par ce travail incroyable l’extrême complexité de la partition, l’extrême foisonnement d’une musique exclusivement dédiée à colorer le texte et ne fonctionnant jamais de manière autonome. Alors, comme dans la fosse, le plateau doit refléter cette complexité de la parole qui génère elle-même ses propres notes, et d’une partition qui est – Wagner lui-même le disait- au service du texte. Si l’on ne perçoit pas la prééminence du texte, on perd ce qui fait la singularité de cet opéra, et ce qui en fait en quelque sorte la vision théorique de Wagner sur la Comédie, un substitut du livre de la Poétique d’Aristote qui est perdu . C’est pourquoi Strauss réussit si bien à Petrenko : son Rosenkavalier, la version féminine de l’histoire de Meistersinger, est aussi référentiel car c’est aussi une comédie en musique, et en écho.
Ainsi du destin de Jonas Kaufmann sur ce plateau où tous de Sachs au dernier des choristes, et jusqu’au dernier des pupitres, participent à l’élaboration collective d’un texte et jouent « en collectif » la musique de cette œuvre dont la mise en scène conteste la pérennité. Œuvre collective, cela veut dire que personne, ni orchestre, ni voix ne doit avoir de prééminence, que seul le déroulé textuel doit éclairer. D’où un orchestre qui semble étouffé à certains moments, vouloir qu’il sonne plus n’est que la preuve d’une incompréhension fondamentale et de l’œuvre, et de l’entreprise ici mise en jeu. Jonas Kaufmann a été jugé par certains « peu à l’aise », moins à l’aise que dans d’autres rôles, « en petite forme », ou un peu discret. Pourtant, je pense qu’il a donné ici une vraie leçon, une leçon de modestie, une leçon d’intelligence, une vraie leçon artistique. Il ne cesse, tout au long de l’œuvre, de mimer le parcours artistique qui part du premier air du premier acte, maladroit, mais riche de potentiel au départ, pour arriver à la « maîtrise » du Lied de la Festwiese, où immédiatement, par la franchise de l’attaque, par l’alternance d’héroïsme et de lyrisme, par l’engagement même, il montre à la fois que c’est un chant de maître, qu’il donne tout, qu’il se jette dans l’arène, mais non pas pour le plaisir de dire un beau texte et de chanter un bel air, mais pour conquérir sa belle : le chevalier qui dédie à sa belle son tournoi, parcours inverse d’un Tannhäuser qui oublie Elisabeth et le monde où il est lors du tournoi, pour défendre une thèse et un art…Le Walther de David Bösch et de Jonas Kaufmann est un vagabond de l’art, – il le dit d’ailleurs – dont les seuls règles sont l’inspiration et la fureur de l’instant. Le monde des maîtres et des règles lui est inconnu, et il va s’y soumettre non pour faire de l’art mais pour séduire et conquérir. Walther pour être cohérent avec lui-même ne peut devenir maître, qui signifierait soumission au travail. La soumission au travail, elle est temporaire : la fin justifie les moyens. Walther est un voyageur (avec bagage) qui dès la première scène se trouve prêt à enlever Eva dans un pick-up. Cette revendication individuelle de bonheur personnel, c’est l’art qui va lui permettre de la satisfaire : des maîtres il se moque du début à la fin. C’est bien l’anti-Beckmesser, qui pour les mêmes raisons que lui (la conquête d’Eva) va se réfugier derrière les règles dont l’autre se moque, tous deux chantent remarquablement, mais l’un est libre et l’autre pas.Et il n’y a pas d’art sans liberté. Walther est bien voleur de feu.
Alors l’acteur Kaufmann se montre d’une liberté et d’une agilité étonnantes en scène, jamais de cabotinage, jamais de posture, il joue et chante avec un naturel confondant, et surtout, il sait graduer son chant : il chante très bien du premier au troisième acte, sans aucun doute, mais comme m’a dit un ami « c’est drôle, il ne chante pas comme d’habitude », comme si on ne reconnaissait pas dans ce Walther-là la star dont on a l’habitude. Effectivement, il chante très bien mais sans jamais exagérer, sans « maniérer » la parole, sans même ses mezze voci dont les vociomani font des gorges chaudes. L’enjeu de tout ce parcours, c’est de chanter le Lied final et de montrer la différence. Pour la première fois, j’ai perçu la différence entre le chant magnifique qui précédait, mais encore habituel, et le chant extra-ordinaire du Lied, fait d’énergie, de douceur, de désir frémissant, fait d’une personnalité conquise, comme Sachs le lui a enseigné, conquise et conquérante. Ce passage-là, d’un chant « amateur » plein de potentialités au chant dominé et « maîtrisé », Kaufmann nous l’a fait percevoir, et c’est au sens propre, magistral.
Le cas de Wolfgang Koch est différent. Koch est avant d’être un chanteur, un diseur : jamais il ne donnera de la voix pour la voix, mais il en donnera s’il faut pour la situation, pour le jeu, pour le texte. Je me souviens, lorsque tout jeune, il fit avec Boulez « Von heute auf morgen » de Schönberg, comment il savait colorer, comment déjà il infléchissait la voix et la pliait au sens. On peut difficilement comprendre son chant si l’on n’a pas dans l’oreille son deuxième acte de Walkyrie, peut-être le plus magistral jamais entendu en ce qui concerne l’expressivité et l’émission. Il y avait dans la fosse un certain Petrenko, qui épousait chaque mot. C’est ce qui se passe ici, du chant habité par le sens, où ce qui se dit est primordial, où entendre chaque inflexion est essentiel, parce que toute l’œuvre est là. Sachs ne cesse de parler des mots, je l’ai déjà évoqué, et Wagner veut produire ce que Sachs dit, et veut montrer le tissu inextricable du texte, du sens et de la musique, faisant de la musique un chant proféré. Ce qui frappe dans ce chant, c’est – on me pardonnera ce truisme, c’est qu’il est chanté, c’est que la parole seule ne peut rien si elle n’est pas chantée, c’est que le sens vient de l’alliance du verbe et de la note, c’est que le texte est expressif parce qu’il est chanté, mais chanté pour produire du sens et pas du son. Il est à l’unisson de Petrenko, et c’est aussi pourquoi ils travaillent bien ensemble. Koch n’est pas un artiste qui s’affiche, n’est pas un histrion, mais c’est un artisan de la parole, et en ce sens, il ne chante pas Sachs, il est Sachs. Il est au moins le Sachs voulu par ce chef, un Sachs profond, un Sachs humain et un Sachs authentiquement artisan, dans le rôle et dans son interprétation. Et dans une perspective très différente à Berlin, avec un Barenboim au sommet, il réussissait aussi à transmettre cette magistrale leçon de modestie, à servir humblement les paroles et un texte, avec une musicalité et une expressivité rares. Bien sûr, dans une perspective de ce type, inutile de chercher la note qui ou que…il cherche d’abord la note en situation, mais la voix laisse tout le temps entendre son potentiel, sans jamais en abuser. Hawlata était un Sachs d’une rare intelligence, qui servait magnifiquement la « conversation », mais pas la note…Volle avait les deux, et la profondeur de la basse, mais avait du mal à tenir la distance d’un rôle écrasant. Koch c’est d’abord un extraordinaire naturel, avec une voix qui n’a pas la profondeur de certains Sachs, mais qui a en revanche la chaleur, la clarté, la sonorité, voire une certaine jeunesse, celle du cœur et pas celle de l’âge, et qui sait, tout comme Kaufmann, se fondre dans un ensemble, dans une troupe, et Meistersinger est un opéra de troupe. Magistral, lui aussi. Leçon de chant, leçon d’intelligence, leçon de profondeur, leçon de modestie.
Markus Eiche est Beckmesser, il fait partie de ces Beckmesser à la voix magnifique. Volle en fut un, anthologique plus que son Sachs à mon avis, Hermann Prey en fut un, incroyable de dignité et merveilleux chanteur. Eiche n’est jamais une caricature, il affronte le rôle sans cesse avec cette voix chaleureuse et profonde, sans rien abdiquer, et même s’il est maladroit et si le personnage est autodestructeur. Ce n’est jamais un comique, même dans les situations les plus périlleuses (au deuxième acte) ; rarement dans une mise en scène Beckmesser fut plus émouvant, y compris lorsqu’il arbore ce costume à paillettes impossible à la fin : bien sûr il fait rire, mais de ce rire fataliste et vaguement gêné, pas le rire devant le clown, mais devant le décalé, celui qui se trompe, celui dont on sait qu’il court à l’échec. Et donc un rire un peu triste. Markus Eiche est lui aussi un modèle de diction et d’élégance de l’expression. Voilà un chanteur (de la troupe de Munich) qui ne déçoit jamais dans les rôles qui l’embrasse, et qui une fois de plus démontre qu’il se classe parmi les grands. C’est aussi pourquoi j’ai moins apprécié le Beckmesser de Skovhus à Paris, certes bon acteur, mais dont la voix ne trahissait jamais la grandeur désolée du personnage.
David est dans cette mise en scène un personnage plein de relief, et Benjamin Bruns, un des très bons ténors de la jeune génération, est un David de haut vol, qui rejoint les grands David du passé (Graham Clark par exemple). Son chant est très contrôlé, et d’autant plus qu’il joue le personnage de l’élève appliqué, celui qui applique les règles du chant enseignées par Sachs : il doit être en quelque sorte la voix de son maître. Et il est vraiment accompli dans ce rôle. Son premier acte est tout à fait convaincant, il est doué d’une diction de très grande qualité et il a ce chant un peu « italien » avec des effets, qui colle parfaitement à un personnage qui « chante tout en s’exerçant à chanter » ; il y a chez David un côté Beckmesser dont on espère que la relation avec Magdalene l’éloignera, car Beckmesser est avant tout terriblement seul, quand David ne l’est pas ; sauvé par Magdalene (ah ces noms bibliques, David, Eva, Magdalene, Hans, comme pour rendre encore plus utopique le monde évoqué par les Maîtres), il a un avenir…
Justement, Magdalene n’est jamais un rôle facile, comme une ombre d’Eva, une Brangäne un peu plus funny quand même, et j’ai rarement entendu une Magdalene convaincante, mais Okka von der Damerau excelle dans la mise en valeur et vocale et scénique, bref dans la révélation d’un rôle qui ne semble pas vraiment intéresser habituellement. La voix est claire, puissante, très présente, le personnage bien posé, vif, jeune, plein d’entrain. Okka von der Damerau est un pilier de la troupe de la Bayerische Staatsoper, totalement engagée, très populaire auprès du public, jamais décevante, et avec une voix puissante, bien projetée, qui donne ici à Magdalene un relief particulier qui la fait vraiment exister.
Anja Harteros était prévue au départ pour Eva. Pour l’avoir vue à Genève, où elle révéla une Eva tendue, dramatique, vocalement supérieure. Je sais ce que nous avons perdu. Eva est difficile à distribuer car la voix doit être corsée (troisième acte très exigeant), même si le rôle est celui d’une jeunette. Si Freni avait chanté du répertoire allemand, c’eût été un rôle idéal pour elle. J’ai eu la chance d’entendre Lucia Popp, et ce fut inoubliable aussi. Mon cœur oscille donc entre Lucia Popp et Anja Harteros à la scène. Au disque, j’ai bien de la tendresse pour la jeune Gwyneth Jones avec Böhm à Bayreuth. Sara Jakubiak , de la troupe de Francfort, est un soprano américain attentif à l’expression et à la diction, même si elle est un peu pâle au moins dans les deux premiers actes. Elle révèle au troisième acte une présence vocale et dramatique notable et bienvenue, qui corrige l’impression un peu effacée qui semblait prédominer, Il est vrai aussi que la mise en scène, qui marque très nettement l’évolution des personnages, en fait au troisième acte un être plus adulte, plus conscient de soi, alors que dans les deux autres actes elle est plutôt une jeune fille amoureuse et un peu joueuse. Et avec la maturité du personnage vient une voix plus affirmée, mieux dominée, plus convaincante. Mais on le sait, dans Meistersinger, les femmes n’ont pas (trop) la part belle, et même Eva, avec ses ambiguïtés notamment dans son jeu avec Sachs, n’est pas si innocente voire un tantinet perverse. Si Kratzer à Karlsruhe avait vraiment insisté sur cet aspect, Bösch s’y intéresse moins, faisant d’Eva une femme qui cherche tout de son côté pour rejoindre Walther, quitte à instrumentaliser Sachs, et (presque) Beckmesser. Walther et Eva instrumentalisent Sachs, mais Eva à la fin revient embrasser Sachs rêveur assis sur l’estrade du concours…un baiser qui se veut tendre mais qui est cruel.
Habillée un peu comme une poupée (on dirait Olympia), Eva est aussi la projection de tous ces hommes, une sorte de muse qui est un peu effacée par tous ces regards qui se projettent sur elle. Et son troisième acte est aussi un moyen de casser ce statut et d’en faire non une poupée qu’on essaie d’investir, mais une femme qui choisit, et Jakubiak rend bien cet aspect.
Tout le reste du plateau est vraiment remarquable témoignant de la qualité de la troupe de la Bayerische Staatsoper, dont la plupart des Maîtres sont issus, des maîtres moins investis que dans la mise en scène de Berlin, où ils étaient presque leurs propres personnages. On signalera Tarek Nazmi dans le Nachtwächter (un rôle que Friedemann Röhlig, qui ce soir chante Hermann Ortel, avait remarquablement tenu à Bayreuth) et bien sûr Christoph Fischesser, un Pogner assez jeune, dans son habit blanc un peu m’as-tu vu, un peu vulgaire et dans sa belle voiture. La voix est expressive, plus claire qu’habituellement pour Pogner (Groissböck à Paris avait une voix plus profonde) et le personnage a cette discrète maladresse du « parvenu », c’est assez bien vu par David Bösch.
Enfin, last but not least, l’appel au vétéran Eike Wilm Schulte pour Kothner, l’ancien « Merker », lui qui fut aussi un interprète de Beckmesser s’inspire de l’idée d’appeler des anciennes gloires du chant pour les Maîtres à Berlin. Au seuil de ses 77 ans, Eike Wilm Schulte a encore une voix forte, marquée, sonore et c’est aussi le sens de cette œuvre que de marquer la continuité des traditions et la transmission de l’art.
Une soirée inoubliable, voilà ce que furent ces Meistersinger munichois, non pour tel ou tel, mais pour un travail d’ensemble, un travail de troupe au sens noble du terme où tous ont concouru au triomphe final, choristes, musiciens, chanteurs, parce qu’ils ont été orchestrés, collectivement et individuellement, par un Petrenko démiurgique, dont la capacité à embrasser la totalité du plateau et des musiciens en même temps ne laisse de fasciner. Il en résulte un travail d’une précision et d’une intelligence qui stupéfient, un travail artisanal sur le texte, le son, les voix qui ressemble à s’y méprendre à ce que David évoque à Walther au premier acte. Nous avons vraiment assisté à une leçon de Maître, qui est la leçon des Maîtres-Chanteurs de Wagner. Notre « Merker » personnel a inscrit cette soirée en lettres d’or sur notre grimoire lyrique, si bien qu’on est déjà plongé dans les agendas pour voir quand ces Meistersinger miraculeux, uniques, j’ai écrit ailleurs historiques et je le maintiens, seront reproposés. [wpsr_facebook]
Aller voir Der Rosenkavalier à Vienne, Munich ou Dresde, là où Richard Strauss est chez lui, et où ses œuvres, quelles qu’en soient les conditions de réalisation, sont interprétées par des orchestres qui ont ce répertoire dans les gènes est toujours une riche et belle expérience. Les trois maisons d’ailleurs sont très différentes, chacune blessée pendant la deuxième guerre mondiale, chacune avec sa tradition, chacune ses chefs de prédilection, chacune ses productions, même si quelquefois elles sont presque communes (comme pour celle du Rosenkavalier, confiée à Vienne comme à Munich à Otto Schenk). À Munich l’ère Wolfgang Sawallisch a permis d’afficher pratiquement tout le répertoire straussien. À eux deux, Wolfgang Sawallisch et Carlos Kleiber y ont personnifié Strauss, Carlos Kleiber notamment à travers Rosenkavalier dont il reste vidéos et Cds, Sawallisch pour tout le reste.
À Vienne, c’est plus complexe. DerRosenkavalier dans cette production a été créé le 13 avril 1968 sous la direction de Leonard Bernstein, avec Christa Ludwig (die Feldmarschallin) Gwyneth Jones (Octavian) et Reri Grist (Sophie), elle a été reprise 366 fois, et donc chaque année, avec des chefs variés, Silvio Varviso, Josef Krips, Carlos Kleiber (en 1974 et 1994), Adam Fischer, plus récemment Peter Schneider et Jeffrey Tate, et bien entendu l’ex-GMD Franz Welser-Möst, qui a aussi dirigé la production salzbourgeoise (autre lieu straussien) cet été.
C’est donc à Vienne ce soir une représentation de répertoire (la 359ème), avec une très bonne distribution, Soile Isokoski et Peter Rose, spécialistes consommés de l’œuvre, Alice Coote (Octavian) Chen Reiss (Sophie), plus neuves, précédées d’une flatteuse réputation et donc intéressantes à découvrir.
Mais ce qui attire ce soir, c’est la présence au pupitre de Kirill Petrenko, GMD de la voisine et concurrente Munich, à 400km de là. Il a laissé à Paris lors de la traditionnelle présence annuelle (il faut désormais parler au passé) du Bayerische Staatsoper au Théâtre des Champs Elysées un Rosenkavalier en version de concert qui a marqué. Et à Munich, il est désormais l’attraction des mélomanes. Mais à Vienne, il a en fosse l’Orchestre de la Staatsoper (c’est à dire le fond des Wiener Philharmoniker), et on est très curieux, impatient même, d’entendre cet orchestre qui ne ressemble à aucun autre sonner sous sa baguette dans Richard Strauss.
Disons le d’emblée, dès l‘introduction, on a compris qu’on va avoir affaire à un de ces moments suspendus qui jusqu’à la fin va nous tenir, nous séduire, et même, même nous étonner. C’est une direction qui explose de vitalité, d’énergie, et immédiatement le son de Vienne nous submerge. J’avais souligné combien le même orchestre ou à peu près sonnait magnifiquement, mais fort à Salzbourg. Ici c’est toujours aussi beau, chaud, rond, avec des cordes à couper le souffle emmenées par Rainer Küchl soi-même qui tout au long de la soirée prodiguera des solos de violon à se damner. Mais c’est en même temps un son équilibré, qui ne couvre jamais le plateau, qui se dilue dans mille petites notes miroitantes et d’une extraordinaire clarté et précision.Comme de juste, on entend tout, et comme de juste, on découvre encore tout, car Kirill Petrenko est partout, il suit le plateau avec une incroyable attention, en grand chef de fosse qu’il est, mais il a de menus gestes pour donner les départs de tel ou tel instrument, et c’est alors une symphonie de diamants : les harpes, merveilleuses de tendresse, les bassons, sublimes, la clarinette, à se damner. Tout l’art de l’orchestration de Strauss apparaît, avec en plus, une ligne, incroyablement vivante, vitale dirais-je, parce qu’il émerge de ce travail une vie, jamais démonstrative, jamais contente de soi, jamais en représentation, mais au contraire au plus près de l’action, au plus près du plateau, au plus près de l’intrigue : ici la tendresse, là l’ironie, ici le comique, là la mélancolie : comme toujours avec les grands chefs, l’orchestre nous parle, nous raconte quelque chose de cette musique : comme la fin du 1er acte est accompagnée, avec sa couleur crépusculaire et tendue, j’ose le dire, depuis Carlos Kleiber je n’avais pas entendu ça. Kirill Petrenko a comme Kleiber ce souci du rendu, cette fidélité à l’œuvre, cette énergie immédiate, explosive, qui vous soulève le cœur.
Evidemment, on l’attend dans les moments orchestraux que chaque amoureux de cette œuvre a en lui : l’introduction du 2ème acte et le monologue de Ochs, avec la valse, qui vous porte, qui vous emporte, qui vous enivre. Et évidemment comment ne pas participer, ne pas sourire, ne pas entrer corps et âme là-dedans. Bien sûr l’introduction du 3ème acte, un chef d’œuvre de virtuosité, mais en même temps de burlesque, une sorte de musique de cirque vertigineuse, mais le cirque revu par l’énergie et la jeunesse, voire la tendre sauvagerie de ce Rimbaud de la musique, on a d’ailleurs à peine le temps de s’attarder sur tel ou tel instrument tellement l’action nous emporte.
Et bien sûr, je ne parle même pas du duo de la rose, où les voix semblent suspendues au-dessus de la ligne musicale ténue, dans une justesse de rythme et de tempo qui vous fait dire qu’on a là une évidence, je ne parle pas non plus de la scène finale, du trio où chaque voix est soutenue, et avec l’orchestre en quatrième voix, qui attire les larmes et du duo final merveilleusement tendre, merveilleusement humain, merveilleusement juste, jusqu’à l’apparition du jeune serviteur noir, accompagné par une musique qui a une précision presque cinématographique, presque un dessin animé.
J’ai passé ce soir à Vienne non pas la plus belle, la plus grande la plus..la plus…Non, j’ai retrouvé le merveilleux qui me fascinait à l’opéra quand j’étais un jeune mélomane, j’ai retrouvé l’émotion de mes premiers Chevaliers (Ludwig, Minton, Popp et Horst Stein, qui était remarquable), en fait, j’ai redécouvert combien le Rosenkavalier est une œuvre construite pour vous faire fondre, pour vous étreindre, pour vous toucher et même pour vous faire pleurer sans savoir pourquoi.
Il est servi par une distribution qui n’est sans doute pas la plus rutilante du marché lyrique d’aujourd’hui, mais qui a épousé magnifiquement les intentions du chef, et que le chef a porté de bout en bout avec un amour consommé (il fallait le voir sourire, porter la main à son cœur, soutenir les chanteurs).
J’attendais moins d’engagement de Soile Isokoski, et elle m’a étonné ; je l’attendais froide, j’ai trouvé ce chant sensible, juste, distingué et en même temps engagé. Une vraie grande maréchale, mûre, authentiquement humaine. Une maréchale automnale, et en même temps une voix ronde, pleine, chaleureuse, et beaucoup de subtilité et de couleur dans la voix: son monologue final du 1er acte était à la fois retenu et bouleversant.
Chen Reiss, sans avoir la voix aussi pleine et aussi contrôlée que les grandes Sophie de ma vie (Lucia Popp, inégalable, Helen Donath d’une merveilleuse poésie) a la tendresse, la puissance d’émotion, la fragilité du personnage. Sophie n’est pas un rôle si facile : il faut une assise large et un vrai contrôle, une voix faite et en même temps un timbre jeune et frais. Aujourd’hui j’attends dans ce rôle Lisette Oropesa, je suis sûr qu’elle sera une grande Sophie. Mais Chen Reiss existe bien plus, de manière bien plus accomplie et intéressante que Mojka Erdmann à Salzbourg cet été qui n’avait ni existence, ni intérêt.
Alice Coote était souffrante et a fait faire une annonce, mais elle a chanté. Il est donc difficile de juger véritablement de la performance. Néanmoins, le timbre est vraiment magnifique, même si les aigus ce soir étaient un peu courts. La composition en Mariandl reste désopilante. Il lui manque un soupçon de sens dramatique, mais elle a aussi une grande poésie dans la voix. Mes Chevaliers du cœur ? Yvonne Minton, Brigitte Fassbender sans doute, mais surtout Tatiana Troyanos, qui m’a fait découvrir qu’Octavian pouvait être ambigu, déchirant, hésitant. Mon Chevalier de l’île déserte, c’est elle. Il faudra revoir Alice Coote.
Peter Rose en Ochs fait ce qu’on attend dans Ochs, une sorte de Falstaff en perruque poudrée. Et dans ce personnage, il est aujourd’hui inégalable et formidable en scène. Même si l’incroyable Groissböck à Salzbourg, la trouvaille de la distribution et de la mise en scène, nous a fait voir une toute manière d’aborder le personnage qui nous séduit et convainc totalement.
Très bon Faninal, de Clemens Unterreiner, membre de la troupe, dans un rôle un peu difficile et pour tout dire rarement intéressant (malgré les critiques injustes à son endroit, j’avais aimé Adrian Eröd à Salzbourg) à qui Unterreiner réussit à donner du relief sans le rendre ridicule. On retrouve le vétéran Alfred Šramek dans le Polizeikommissar et la plupart des rôles secondaires sont très correctement tenus (Caroline Wenborne en Jungfrau Marianne Leitmetzerin), mais un très bon point au chanteur italien de Benjamin Bruns : on a entendu ce jeune ténor à Bayreuth (Steuermann de Fliegende Holländer) avec un beau succès. Dans le chanteur italien, il montre à la fois puissance, ligne de chant, contrôle vocal, tout cela suffisamment pour faire de sa brève intervention un vrai moment, et une belle démonstration de chant maîtrisé et juste. Quand je pense au massacre qu’en avait fait Marcelo Alvarez à la Scala…
On le voit, une distribution équilibrée, bien construite, qui sans être faite de vedettes, tient magnifiquement la scène, et naturellement très bien soutenue par le Kirill Petrenko.
Reste la mise en scène. Le lecteur connaissant mes goûts en matière de théâtre et de mise en scène à l’opéra se dira sans doute que j’ai souffert en silence en revoyant la mise en scène d’Otto Schenk. Et ce lecteur là aura tort. D’abord, j’ai vu de très belles mises en scène de Rosenkavalier (celle de Wernicke à Salzbourg, à Paris et à la Scala en est un exemple) tout le monde garde en mémoire les merveilleux décors de Ezio Frigerio à Paris dans la mise en scène de Rudolf Steinböck qui l’était moins, Kupfer à Salzbourg cet été m’a vraiment plu, mais dans l’ensemble, dans cette œuvre si référentielle (Vienne, le XVIIIème, Mozart, Cherubin etc…), une mise en scène traditionnelle ne me gène pas si elle est bien faite. Ici, Otto Schenk l’a refaite à la demande de Dominique Meyer, les mouvements, les gestes, les attitudes sont vraiment très justes, il y a une vraie vie souterraine dans ce travail et c’est l’une des grandes mises en scène de Otto Schenk, qui n’a pas d’âge, ou qui n’accuse pas son âge vénérable c’est donc un très beau travail. Elle fonctionne, en soi et sur le public. Et puis elle correspond tellement aux images qu’on a au fond de soi du Rosenkavalier qu’on ne peut que l’aimer. L’apparition de la Maréchale au 3ème acte, c’est presque l’apparition de toutes les Maréchales qui ont hanté ce lieu : on les imagine comme ça, on les aime comme ça, on les veut comme ça.
Comment prétendre mieux que pareil Rosenkavalier, pas mieux au niveau de la justesse, pas mieux au niveau de la vérité, pas mieux au niveau du naturel : le mérite en est de la direction évidemment qui transcende la soirée. C’est à dire qu’il dégage définitivement Rosenkavalier et même Strauss de ce lieu commun crème et gâteau dont on l’accuse quelquefois ou dont on fait ses choux (à la crème) gras. Souvenez-vous de Fleming, maréchale crémeuse…Aucune pâtisserie dans ce Rosenkavalier aux volutes ioniques, aux formes arrondies mais rigoureuses du plus pur style Louis XV, à l’élégance racée : rien que l’essentiel, la catharsis de l’essentiel.[wpsr_facebook]
Est-ce le voisinage du Ring ? Est-ce la direction complètement novatrice de Kirill Petrenko ? Est-ce la mise en scène de la complexité du monde voulue par Frank Castorf ? Il reste que, comme pour Lohengrin, l’impression en sortant de ce Fliegende Holländer sans être mitigée, est moins enthousiaste que les années précédentes. Pour les descriptions détaillées de la mise en scène de Jan Philipp Gloger, je vous renvoie aux comptes rendus respectifs de 2012 et 2013.
Que les impressions varient, c’est plutôt un bien. Où serait le plaisir si chaque année on voyait une copie de l’année précédente ? Gloger avait bien modifié entre 2012 et 2013 un certain nombre de données (on était notamment passé du rouge au noir), mais peu de modifications entre 2013 et 2014, sinon dans la distribution où Kwangchul Youn succède à Franz-Josef Selig dans Daland.
La mise en scène de Jan-Philipp Gloger part d’une donnée simple : la rencontre de deux errances, celle d’un homme d’affaire, las des rencontres tarifées, des halls d’hôtel et de voyages, qui a envie de se poser et de connaître enfin l’amour, et celle d’une jeune fille rêveuse, lasse de son travail à la chaîne, qui aspire enfin à vivre une histoire.
Ils se rencontrent, ils s’aiment, ils meurent. Un Hollandais qui prendrait ses modèles chez Roméo ou chez Tristan. Peu de fantasmagorie ou juste ce qu’il faut pour ne pas épurer à l’excès, pas d’océan, pas de vaisseau ou juste du barque, pas de fileuses, mais des ouvrières qui fabriquent à la chaîne des ventilateurs…Daland fabrique et vend du vent…et finira, image finale, par vendre des effigies des deux amoureux, un peu comme le père Al Fayed chez Harrods a exploité jusqu’à la garde le filon Dodi Al Fayed/Lady Di.
Un travail assez clair, rigoureux, mais dont les profondeurs sont vite épuisées On dirait vulgairement qu’on en a vite fait le tour, c’est très évident à la troisième vision. Voilà une ligne, suivie, cohérente, bien gérée (les personnages comme Mary ou le Steuermann sont très bien profilés), qui ne devrait pas (trop ) choquer les amateurs de Vaisseaux, de tempêtes ou même de tempêtes sous un crâne, car le filon psychologique ou même psychiatrique (Senta vaguement schizophrène) n’est pas exploité du tout. Ici, Senta n’est pas une rêveuse, mais plutôt une révoltée.
Du point de vue musical, Chritian Thielemann mène l’ensemble à un rythme soutenu, très dynamique, avec un souci du détail marqué, notamment dans les parties plus lyriques ou plus contenues. C’est un travail exemplaire de direction musicale : rien ne manque, les fortissimi, les forte, les moments plus tendres, avec un orchestre qui le suit avec une parfaite précision et un bel engagement. L’exemple même de ce qu’on attend d’un Fliegende Holländer, une approche sans état d’âme, démonstrative, d’une sûreté sans failles, mais peut-être aussi sans surprise. Et c’est à cela que je pensais en écoutant la fosse : j’ai eu ce à quoi je m’attendais, ce que j’avais eu et apprécié les années précédentes ? Rien de plus. Je vois un rictus agacé sur le visage du lecteur…mais qu’est ce qu’il lui faut de plus ?
Peut-être me manque-t-il la surprise (la surprise du chef…), l’étonnement, ce plus qui fait que telle œuvre avec le même chef n’est pas exactement comme la veille, qu’il y a des variations, une variété, une invention, des tentatives. Rien de tel dans ce Vaisseau, tout à fait remarquable mais, remarquable comme un chef d’œuvre architectural qui est là une fois pour toute : comme sur le viaduc de Millau, on passe, on repasse, c’est toujours remarquable, mais le travail de Norman Foster n’évolue pas, il a inscrit dans ce viaduc une fois pour toutes son génie, et nous admirons.
Chez Thielemann, c’est un peu cela, remarquable, mais un peu extérieur, comme fouillé et proposé une fois pour toutes et sans vraie sensibilité. Cela vit sans respiration, sans l’humain sensible, et avec un tantinet d’arrogance.
Me voilà bien critique : il ne s’agit aucunement de critique, mais d’une opinion, d’un ressenti, appuyé sur ce je ne sais quoi et ce presque rien qui a traversé mon écoute.
Du point de vue du chant, nous nous trouvons face à une équipe très homogène, qui tient très largement la route : le Hollandais de Samuel Youn a toujours ses qualités d’élégance, de phrasé, de timbre chaleureux et velouté, et toujours ce petit manque de projection et de largeur vocale qui n’en fera sans doute pas un Hollandais de légende, mais au moins le personnage voulu par la mise en scène, qui doute, et bien plus humain que d’habitude. Pour ma part, j’aime beaucoup cet artiste.
Kwangchul Youn a cette qualité remarquable de solidité et de régularité qui fait qu’on est toujours sûr de l’égalité du résultat et du rendu, mais avec des variations de couleur, avec une vraie recherche dans la manière de rendre le mot, une sensibilité au texte qui fait les grands chanteurs pour Wagner, il est en plus le personnage voulu, gentiment roublard, commerçant dans l’âme, accompagné de son âme damnée, le Steuermann Benjamin Bruns, la vraie surprise de ce cast vieux de trois ans, excellent vocalement, avec une vraie puissance, un timbre clair et sûr, et surtout magnifique en scène dans son rôle d’intendant et de gestionnaire de l’entreprise Daland. Beau succès aussi du Tomislav Mužec, comme l’an dernier, un chanteur jeune, intense, au joli timbre et très émouvant.
Christa Mayer n’est pas une Mary inoubliable, mais y en a-t-il ?
Reste Ricarda Merbeth.
Énorme succès, proportionnel aux aigus impressionnants, notamment à la fin. Mais Y-a-t-il une vie après les aigus ? Pour un soprano, oui, théoriquement. Pour Ricarda Merbeth, apparemment non. Une Senta d’une grande froideur, très peu expressive, très peu ressentie, sans âme et sans tripes. Une machine à faire des aigus, comme souvent je le lui ai reproché, une chanteuse qui ne me dit rien, qui ne me communique rien, qui n’a rien de la vibration d’une Pieczonka, pourtant vocalement bien plus hésitante et plus fragile…Senta, c’est justement une vibration et une sensibilité, une chaleur, un rêve qui passe. Ici, tout passe avec la même puissance, et sans rien d’autre qu’une exposition de décibels.
Au total, et malgré ces remarques tatillonnes, un bon Fliegende Holländer, une belle soirée à Bayreuth comme devrait être son ordinaire, et comme n’est pas son extraordinaire.[wpsr_facebook]
J’ai tweeté hier « Thielemann fantastique dans Der Fliegende Holländer« . Réponse dubitative quasi immédiate d’un auditeur déçu d’un « triste » concert de Thielemann. Les lecteurs de ce blog savent que je suis loin d’être un inconditionnel du chef allemand. Mais hier soir à Bayreuth, force est de reconnaître que sa direction du Fliegende Holländer était exceptionnelle. À vrai dire l’exécution de l’an dernier était déjà très bonne, mais celle-ci la dépasse encore .
Il en va souvent ainsi de Christian Thielemann, un jour bien, un jour mal, un jour fabuleux: il est (du moins c’est ainsi que je le ressens) assez irrégulier, voire surprenant, dans un sens comme dans l’autre. Je me souviens de son Ring à Bayreuth; première année, sans flamme, sans rythme, sans intérêt. Dernière année, énergique, tendu, dramatique à souhait. On n’est jamais en terrain sûr. En tous cas, cette année, c’était un soir magique, et ce dès l’ouverture.
Sa direction n’est pas romantique ni échevelée, elle est au contraire extrêmement fluide, sans exagérer sur les volumes sonores, mais en même temps dramatique, avec un tempo rapide (2h15 sans entracte) sans jamais sembler précipité. Les scènes plus lyriques, les duos d’amour sont conduits de manière très délicate, presque effleurées, et Thielemann insiste beaucoup sur certains pupitres, les bois par exemple, mais ne donne jamais aux cuivres un volume envahissant (à Bayreuth d’ailleurs les cuivres ne le sont presque jamais). Cela donne à la fois beaucoup de dynamique, une certaine tension, mais pas de ruptures, pas de contrastes trop exagérés: un travail exemplaire, qui essaie de montrer dans la partition un Wagner déjà mur (c’est la version de 1860) qui reprend son oeuvre de jeunesse au moment où il songe au Ring et à Tristan: Thielemann le donne à entendre d’une manière très claire, il donne à entendre un « post-romantische » Oper et non le traditionnel « romantische » Oper.
Cette direction est aussi (en collaboration avec le chef de choeur Eberhard Friedrich) un fort stimulant pour le choeur qui est tout à fait exceptionnel et très bien mis en valeur par les mouvements de la mise en scène, relativement limités (pas de bateau, pas de mer, pas de danses, mais quelques mouvements d’ensemble assez simples): c’est le choeur de Bayreuth, pour qui les années passent, sans que le temps n’ait de prise sur son excellence voire sa perfection, malgré les changements de chefs, et de choristes. S’il y a bien une permanence dans ce Festival, c’est celle-là.
Quant aux solistes, galvanisés par cette direction enthousiasmante, ils forment un ensemble à la fois homogène et de très haut niveau, même si une fois de plus, certains peuvent être magnifiques dans le Festspielhaus et sembler banals ailleurs, à cause de l’acoustique extrêmement avantageuse du lieu pour les voix.
C’est le cas pour Samuel Youn, un Hollandais plutôt noble, au timbre vraiment velouté, qui chante avec beaucoup d’élégance, et un peu moins de force: les aigus sortent, mais on en sent les limites. Cela convient à une mise en scène qui veut « humaniser » le Hollandais et ne pas en faire le fantôme tendu qu’on voit souvent: un anti Simon Estes (dans la mise en scène de Harry Kupfer) en quelque sorte. Il reste que dans ce contexte, c’est un Hollandais remarquable.
Nouvelle recrue de l’année, la soprano Ricarda Merbeth (qu’on n’avait pas vue à Bayreuth depuis le Tannhäuser de Philippe Arlaud/Christian Thielemann) ne compte pas parmi mes favorites: une vraie voix certes, mais seulement une voix, sans vraiment la chaleur ni l’engagement. Sa ballade ne m’a pas vraiment enthousiasmé, mais tout le reste est sans reproche, à commencer par les duos avec le Hollandais et avec Erik, et son final magnifique et totalement convaincant.
Elle succède au total avantageusement à Adrianne Pieczonka (prise à Aix pour Elektra) et a remporté un authentique triomphe.
Autre nouvelle recrue succédant à Michael König en Erik, le croate Tomislav Mužek, vraiment excellent, voix claire, puissante, tendue et tendre à la fois, interprétation très engagée: une découverte et un très gros succès.
Franz-Josef Selig est comme d’habitude, remarquable, voix profonde, large volume, une basse de référence (il chante Hunding dans le Ring de Castorf) et la mise en scène le fait « jouer », et on l’en sent heureux: il compose un personnage un peu ridicule et caricatural pris par sa soif d’argent, mais assez sympathique et naturel, il fait sourire, voire rire et sa composition d’un Daland un peu à côté de l’habituel (chef d’une PME qui fabrique des ventilateurs…) est vraiment réussie, tout comme celle du pilote (Steuermann) Benjamin Bruns, devenu son assistant porteur de dossiers et de parapheurs, et essayant de conquérir les marchés pour vendre à qui mieux mieux les dits ventilateurs: jolie voix, bien posée, un peu tendue à l’aigu, mais tellement à l’aise dans cette composition très réussie. Quant à Christa Mayer, elle chante une Mary assez présente, ce qui est suffisamment rare pour le signaler, et elle me semble meilleure que l’an dernier.
Au total, une distribution à la hauteur du rendez-vous, pour un ensemble musical de très grand niveau. D’où le triomphe total à la fin.
Jan-Philipp Gloger est un jeune metteur en scène de 32 ans, qui a signé là un travail qui sans être exceptionnel, est de très bonne facture (lire mon compte rendu détaillé de l’an dernier: depuis, les choses n’ont pas vraiment changé). Quelques modifications: les cartons qui entourent Senta ne sont plus rougis de traces de peinture (ou de sang), mais noircis (traces noires et non plus rouges) et le vaisseau en miniature brandi par Senta est cette fois un mannequin représentant le Hollandais. C’est l’amour de ce couple impossible qui est au centre de l’histoire, sans références à la légende, ni à la mer: l’Océan est une immense structure métallique qui peut être une ville vue de nuit, un ensemble de circuits électroniques, une salle des marchés avec ses chiffres qui défilent: bref, notre monde saisi par la soif d’argent, gouverné par l’économie (l’horreur économique) dont le brave Daland et son séide le Steuermann sont de purs produits voire de pures victimes. Senta refuse et ce monde, et le travail à la chaine où ses compagnes empaquètent des ventilateurs (allusion, on l’a dit, à ce mot « vent » tant de fois prononcé par le Hollandais). Il en résulte un travail épuré, assez « essentiel », un décor fixe, peu de détails, pas de vaisseau, pas de mer, pas de marins, juste une barque au début pour dire qu’on parle de mer.
L’essentiel pour Gloger, c’est cette histoire d’amour entre deux êtres qui découvrent en commun leur distance par rapport au monde tel qu’il est et qui se découvrent semblables. Un errant des mers, et une errante de la terre. Une histoire non dépourvue de violence (le Hollandais se scarifie pendant son monologue initial) cette vision reste néanmoins presque hiératique, avec sa vision finale du couple devenu objet pittoresque à vendre en poupées miniatures: l’océan économique a engloutis les amants.
Tournant le dos à des mises en scène centrées sur les fantasmes de Senta (devenu un lieu commun depuis Kupfer en 1978, voir Philipp Stölzl à Berlin ce printemps), Gloger fait une proposition nouvelle qui se tient; la réalisation, le décor ne laissent aucun espace au rêve romantique, aucun espace pour les effets, seule la brutalité et la froideur du monde pour les êtres marginaux sont au rendez-vous.
J’ai vu beaucoup de Fliegende Holländer cette année, c’est sans nul doute le meilleur. Effet Bayreuth? Effet Thielemann? Simplement, un Hollandais différent, et magnifique musicalement.
Bayreuth cette année, ce fut musicalement très intense, mais un peu trop bref pour mon goût. Beh, oui, à Bayreuth j’en veux toujours plus, et j’ai toujours du mal à m’arracher au lieu. Addiction, quand tu nous tiens…
En tous cas, ceux qui sont nostalgiques pourront toujours faire l’acquisition d’un des petits Wagner (des nains de jardin d’un nouveau genre) de Ottmar Hörl qui ont essaimé dans le parc et sur l’esplanade du Festspielhaus, installation ad hoc pour l’année Wagner, qui rappelle (toute proportion gardée certes) l’industrie du Lièvre de Dürer en plastique (et en édition illimitée) multicolore à Nüremberg, du même Ottmar Hörl.
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