Année Poulenc oblige (Cinquantenaire de sa mort en 1963), chacun y va de ses Dialogues des Carmélites. Après Bordeaux, Angers, Lyon, c’est au tour du Théâtre des Champs Elysées de présenter le chef d’oeuvre de Francis Poulenc dans une mise en scène d’Olivier Py. La distribution en est étonnante, puisque pratiquement la fine fleur des chanteuses françaises est sur scène ce soir: le chant français féminin se porte si bien qu’il peut sans crainte alimenter un carmel entier ou presque. On ne va pas s’en plaindre.
On attendait beaucoup d’Olivier Py, après Alceste de Gluck à Garnier et surtout une Aïda tout autre que céleste. Le même mois, il fait Hamlet de Thomas à Bruxelles et Carmélites à Paris: to be or not to be a dû être une question brûlante dans chaque lieu pendant les répétitions…
Soyons sérieux, des trois spectacles parisiens d’Olivier Py, cette production des Dialogues des Carmélites est sans conteste la meilleure des trois, esthétiquement très réussie, avec des idées fortes et des images qui marquent. L’immense succès, le triomphe de l’accueil du public et l’unanimité de la critique ne trompent pas. L’entreprise va à l’opposé de ce qu’a essayé Christophe Honoré à Lyon, là où Honoré allait vers le monde, le contexte, la difficile naissance de la République, les comportements ambigus des républicains (ou des résistants), et montrait des carmélites malgré tout ouvertes sur l’extérieur, Py embrasse résolument le point de vue de la réclusion et pose le problème du religieux: le salut, le martyre, la passion. Là où chez Honoré on avait un loft clair ouvrant sur la ville mais un peu déglingué, on a chez Py une boite noire, des murs, du béton, un espace clos sans être toutefois étouffant.
À l’évidence le décorateur Pierre-André Weitz s’est inspiré de l’architecture de Le Corbusier au couvent de La Tourette, près de Lyon. Une architecture de béton brut, rectiligne, peu éclairée, mais ouverte sur le jour par des fentes (comme le sont les éclairages de l’espace scénique), et malgré tout ouverte sur une nature entrevue (des arbres décharnés) un lieu complètement recentré sur lui-même. Écoutons Le Corbusier: « Ce couvent de rude béton est une œuvre d’amour. Il ne se parle pas. C’est de l’intérieur qu’il se vit. C’est à l’intérieur que se passe l’essentiel. » On pourrait reprendre mot pour mot l’expression au service de la lecture de cette production, toute tournée vers l’intérieur, fermée aux autres, fermée au monde, mais pas à l’amour de Dieu.
Reprenant le principe des phrases « motto » inscrites au mur qu’on a vu chez Christophe Honoré, ici s’inscrivent à la craie (comme dans Alceste) sur les murs les mots liberté (bientôt modifié en liberté en Dieu), puis égalité (devenu peu après égalité devant Dieu). Chez Honoré, le poids de l’extérieur et des agitations se lisait presque dès le début, avec ce groupe, omniprésent, de spectateurs du réveil du marquis de La Force; chez Py, rien ne se perçoit jamais de l’agitation extérieure, et d’ailleurs, la plupart des interventions des révolutionnaires se font de la salle, c’est à dire du monde; jusqu’au bout, les carmélites, même devant la guillotine, sont en clôture, ou vivent la clôture à l’intérieur d’elles mêmes , une clôture en groupe qui est évidemment en soi fraternité. Py nous fait vivre un monde coupé, sécurisant (notamment pour Blanche qui ne supporte pas l’agression de l’extérieur) un monde dont l’univers est la règle, suivre la parabole de la vie christique, qui nous est présentée à divers moments de l’action,
comme des images pieuses vivantes et des découpages de type origami (ogive, ailes, agneau mystique…) on voit ainsi Annonciation, Nativité, Cène, Crucifixion figurées par les carmélites, comme des intermèdes qui nous conduisent peu à peu à la Passion. Car l’idée est bien l’expression de la Passion dans ces dialogues qui sont autant de stations, comme des vignettes de ces histoires qu’on voit se dérouler sur les fresques des églises. Cette structuration en moments, en tableaux, avec des ellipses temporelles, on la voit dans Pelléas et Mélisande, dans Wozzeck de Berg et après Poulenc dans Die Soldaten de Zimmermann et dans le Saint François d’Assise de Messiaen. Honoré, en laissant pratiquement sans cesse sur scène le groupe des carmélites, fluidifiait le drame et cassait les moments, il mettait les doutes de Blanche ou de la Prieure sous le regard de tous. Py choisit l’intimité grise des âmes, et la forme précise de dialogues: beaucoup de scènes se passent entre deux ou trois personnages, selon un schéma qui tire (notamment dans la deuxième partie) vers l’ennui tant il se répète.
La scène initiale, chez le marquis de La Force, se passe devant le mur de la clôture, dont l’assemblage compose une croix qui s’ouvrira et se fermera sur la vision du carmel. Devant ce mur, le lustre de cristal allumé, seul signe du monde, et un espace réduit, comme un corridor, un lieu de passage de jardin à cour et de cour à jardin qu’on retrouvera à la fin, quand Blanche chassée comme les autres carmélites se retrouve dans sa maison vide où le lustre allumé est au sol.
Au contraire d’Honoré aussi, qui tirait le dialogue vers un naturel presque cinématographique, vers des conversations plutôt que des dialogues, Py (et sans doute aussi le chef Jérémie Rhorer) soignent le travail sur le langage, sur sa qualité et sa hauteur, je dirais presque son élévation. La diction est particulièrement soignée, les moindres inflexions marquent du style: à ce titre emblématique est la vision aristocratique du Chevalier de La Force, Topi Lehtipuu, dans un français impeccable de qui a l’habitude de la diction baroque, et presque artificiel, qui est à l’opposé de ce que faisait Sebastien Guèze chez Honoré, où dominait la folle jeunesse et l’immédiateté. On peut dire de même pour toutes les protagonistes, à l’exception voulue de Blanche, qui est ailleurs, y compris par le langage. Constance (Sandrine Piau) malgré l’expression de la jeunesse, reste douée d’un langage et un style impeccables (là où Sabine Devieilhe composait chez Honoré un personnage juvénile inoubliable et destylé). Cela m’a vraiment frappé: nous sommes dans le langage de l’élévation, dans un langage où la forme fait substance, un langage que Bourdieu appellerait distingué. Il y a donc dans ces dialogues jusque dans le style du discours un aspect cérémoniel qui sied à une marche au supplice. Le sommet dramatique de l’œuvre est évidemment la mort de la vieille Prieure, madame de Croissy, déjà élevée par la vision extraordinaire « vue d’en haut »: Ronconi avait déjà utilisé le procédé dans Le Conte du Tsar Saltan de Rimsky Korsakov et dans Lodoïska. La vieille prieure agonisante dans son lit est vue à la verticale, du dessus, et les religieuses dialoguent avec elle comme on dialoguerait avec le Christ en croix dans la prière. Car c’est bien à une crucifixion qu’on assiste, la vieille prieure dans ses cris sacrilèges à l’approche de la mort ne faisant que reprendre « Mon Dieu, Mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné » du Christ sur la croix: centre de la problématique de Blanche, Soeur Blanche de l’agonie du Christ, qui ne réussit pas à affronter la mort (là où Constance, havre de vie dans ce groupe de carmélites, a au contraire fait sienne l’équation « qui aime la vie, voit sereinement la mort »), centre de la problématique de la Prieure, qui avait aussi au départ de son noviciat choisi ce nom, et qui devant la mort, doit affronter la peur.
Ce lien entre Blanche et la Prieure est matérialisé par les efforts vains qu’elles font toutes deux pour se toucher, en un geste fameux pris à Michel Ange dans « La Création de l’homme » de la Chapelle Sixtine. Scène magnifique, aux éclairages somptueux (de Bertrand Killy) et magnifiée par l’impressionnante composition de Rosalind Plowright, désespérée, mais toujours avec style, une désespérance aristocratique qui fait pièce à la Prieure de Sylvie Brunet chez Honoré, qui jouait le déclassement total. Deux extrémités opposées du spectre, et deux lectures puissantes, égales, l’une conforme (Py), l’autre dérangeante (Honoré).
Car c’est là que je reste un peu dubitatif sur les choix de Py: voilà un spectacle travaillé, où les gestes des acteurs, où leur langage, où leur diction ont été balisés au millimètre, un spectacle esthétiquement non seulement soigné, mais d’une beauté supérieure (par exemple la scène finale où les carmélites disposées en cercle vont une à une au son de la guillotine, rejoindre le ciel étoilé, sous le regard extérieur de Mère Marie de l’Incarnation, debout au premier rang de la salle), et pourtant un spectacle attendu, où la conformité confine à la convention : ne pouvait-on pas éviter le regard manichéen sur les méchants révolutionnaires et les gentilles victimes (qui ont opté en groupe pour le martyre…et donc qui meurent en triomphe)? J’avoue avoir été gêné par l’expression caricaturale des violences: j’aimais mieux Honoré, dont la violence s’exprimait bien plus fortement, sans expressionnisme pour le coup. Et comme l’option de Py est attendue et que les données en sont claires assez vite dès la première partie, ce travail n’évite pas des moments en creux où l’ennui affleure.
La direction de Jérémie Rhorer bénéficie d’un orchestre prestigieux, le Philharmonia, aux sons ronds, aux reliefs accusés, et en cette dernière représentation totalement rôdé, mais elle reste elle aussi pour moi en deçà de l’œuvre. Tout est précis, conduit, en place: rien à dire de ce côté: Rhorer est un vrai « conductor ». Est-il pour autant un guide vers cette oeuvre qui nous en révèlerait les secrets et les filiations (Debussy, Moussorgsky, Ravel) ? J’ai mes doutes. Sa direction ne m’a rien dit, ne m’a pas parlé, ne m’a pas touché: elle a parfaitement accompagné le drame, elle l’a illustré: elle n’a ni fouillé, ni approfondi le tissu de la partition. Kazushi Ono à Lyon, avec un orchestre moins aguerri, techniquement peut-être plus imparfait, m’en disait beaucoup plus, montrait une tension autrement plus forte (il ne suffit pas de jouer fort pour jouer tendu) et travaillait beaucoup plus dans la plaie, au scalpel: Ono tirait l’oeuvre vers les tensions du XXème siècle, Rhorer fait un travail presque vériste, superficiellement dramatique, sans vraie profondeur pour mon goût.
C’est sur le chant qu’on n’a que des éloges à faire: des plus petits rôles (on a eu plaisir à entendre Annie Vavrille en Mère Jeanne et à nouveau cette délicieuse musicienne qu’est Sophie Pondjiclis – elle aussi en son temps sortie de l’atelier de l’Opéra de Paris- dans Soeur Mathilde) jusqu’aux personnages principaux:
la première Prieure de Rosalind Plowright est hallucinante de vérité. La voix est certes déconstruite, mais ces défauts restent assumés en grand style, avec des aigus encore impressionnants, et une incarnation prodigieuse: on se souviendra longtemps de ce Christ au féminin agité dans son lit et lançant ses imprécations. Voilà LE moment d’opéra de cette soirée. Il fallait que cette voix soit crépusculaire et hypertendue, il fallait qu’elle montre ses défauts, il fallait que le sang coule de la blessure: une merveille. Quant à ceux qui oseraient émettre des réserves sur cette performance, je leur dis « pardonnez leur, ils ne savent pas ce qu’ils font… ».
La Blanche de Patricia Petibon est simplement bouleversante, de puissance, de simplicité, de naturel, d’intelligence. la voix s’est élargie, l’aigu est épanoui, la personnalité prodigieuse, l’engagement exemplaire: elle existe, elle est, elle porte le drame. Je n’ai pas toujours été convaincu par cette artiste: elle m’a cette fois-ci enthousiasmé. Elle est à cette production ce qu’était Sabine Devieilhe à la production de Honoré: le diamant.
La Constance de Sandrine Piau pâlit sans doute de ce voisinage par l’expression d’une personnalité scénique plus en retrait, plus effacée. Mais la personnalité vocale, le style, la diction, la technique emportent l’adhésion, face à une Blanche éclatante, elle est peut-être en retrait scénique, mais vocalement merveilleuse d’émotion contrôlée. Elles s’opposent par la couleur et les options de leur chant, elles sont unies dans l’excellence musicale et la sensibilité.
Madame Lidoine est Véronique Gens, elle aussi merveilleuse de style et aussi de naturel. Véronique Gens est de celles qui ne sont jamais maniérées, jamais artificielles, elles vont directement au but, sans fioritures mais sans fautes de style, avec un contrôle et une technique sans failles. Malgré quelques aigus métalliques aujourd’hui, elle triomphe, parce que ce chant colle parfaitement à la peau du personnage, il est le personnage.
Enfin, Sophie Koch en Mère Marie de l’Incarnation a cette énergie et cette voix puissantes, et en même temps une présence d’une humanité confondante. C’est une magnifique performance, qui en fait à la fois un personnage effectivement imposant, et malgré tout soumis et obéissant. Elle subit l’humiliation de ne pas être élue prieure avec une égalité stoïque qui transparaît dans cette voix chaude et large, impeccable de style et au jeu remarquable (la scène avec le chevalier de La Force et Blanche, où elle est une sorte de chaperon attentif est à ce titre particulièrement emblématique).
En bref, un chant féminin français au sommet de sa forme, et une Plowright (britannique) grimpée tout droit dans la légende, avec cette incarnation hallucinée de Madame de Croissy.
Du côté masculin, Philippe Rouillon campe un marquis de La Force conforme à l’attendu, moins engagé idéologiquement que Laurent Alvaro chez Honoré, mais Py l’a voulu ainsi, avec une belle voix chaude, qui contraste avec la voix contrôlée, éduquée, de Topi Lehtipuu, l’un des meilleurs ténors de sa génération pour le répertoire du XVIIIème siècle, qui frappe par son maintien et son impeccable style, par sa diction d’une confondante clarté, mais qui gagnerait à avoir scéniquement une personnalité un peu plus marquée pour mon goût. Même remarque pour François Piolino, un prêtre élégant, au chant stylé, mais à la personnalité un peu plus pâle et moins affirmée que celle voulue par Honoré à Lyon (avec Loïk Felix, moins apprêté et plus naturel). Jérémie Duffaut dans le premier commissaire s’en tire aussi avec les honneurs.
Il reste que du point de vue du chant, aussi bien du côté des femmes que des hommes, on a vraiment eu droit à une performance de très haut niveau, difficilement reproductible à mon avis. C’est là sans doute le plus grand prix de cette production qui a su réunir à la fois des personnalités d’exception et des voix au sommet de leur art. Qui dira que le chant français est malade? En Italie, on serait bien incapable d’aligner tant de qualité autochtone sur un plateau.
Au total, un grand moment musical, un beau moment scénique, mais je reste plus convaincu, avec des moyens différents, mais autant d’intelligence et de sensibilité, par l’entreprise lyonnaise, qui fouillait la plaie jusqu’au malaise. Il reste qu’à deux mois de distance, deux productions de ce niveau sont un honneur pour la scène lyrique française.
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merci de me contacter quand le dialogue de carmélites par olivier Py , Jérémie Rhorer sortira en DVD .
Pure merveille qui nous a éblouis hier, le plus belle interprétation vue, merci de nous prévenir quand le DVD sera en vente !