Une soirée de stars se doit d’être légendaire
Une soirée qui promettait, et dont les fruits n’ont pas passé la promesse des fleurs.
Une soirée qui pose la question de la relation à la star, qui annihile l’esprit critique.
Et une soirée somme toute très acceptable, mais tout sauf miraculeuse.
Manon Lescaut de Puccini va avoir les faveurs de plusieurs théâtres, à cause de prises de rôles, de Jonas Kaufmann dans Des Grieux, d’Anna Netrebko dans Manon.
L’Opéra de Puccini, le seul que Claudio Abbado avait un moment caressé l’idée de diriger, n’est pas un opéra si simple à aborder, le troisième opéra d’un jeune compositeur de trente ans à peine, qui après Auber (en 1856) et Massenet (en 1884) se lance dans une version de la Manon Lescaut (pardon, L’histoire du Chevalier Des Grieux et de Manon Lescaut) de Prévost, l’une des œuvres les plus adaptées de la littérature française, dont on voit des avatars chorégraphiques, cinématographiques et lyriques jusqu’à nos jours. Massenet va même écrire une suite-pastiche de sa Manon dix ans après, Le portrait de Manon.
La Manon Lescaut de Puccini sur un livret de Domenico Oliva et Luigi Illica est un chef d’œuvre de l’ellipse. Quatre actes, quatre moments de la descente aux enfers : la rencontre et la fuite, Manon à Paris et nouvelle fuite avec Des Grieux, Manon en prison, Mort de Manon. Les raisons de la chute de Manon, concentrées dans la découverte par Geronte de Ravoir (personnage inventé par les librettistes, concentré de tous les vieux amants de Manon : il s’appelle Géronte…) de son infortune, et dans sa vengeance, restent là aussi assez elliptiques et peu expliquées : ce qui importe, c’est la parabole.
Contrairement à Massenet, Puccini garde l’Amérique très présente : au troisième acte, les femmes sont appelées à l’embarquement, et finalement Des Grieux y rejoint Manon. Le quatrième acte eût pu être aussi bien une renaissance, c’est en réalité l’ultime moment de chute : Manon et Des Grieux, sur les routes, fuyant on ne sait qui ou quoi, et Manon mourant d’épuisement et de soif. Dans le roman de Prévost, Des Grieux se perd (momentanément) lui aussi, et notamment au contact de Lescaut, le frère parasite.
Dans l’opéra, Des Grieux reste moralement irréprochable, Lescaut est sans doute un peu déluré, un peu profiteur, mais n’est pas un si mauvais garçon. On n’y échappe pas, à l’opéra, ce sont les femmes qu’on aime voir chuter. Et dans Manon Lescaut, l’héroïne fait problème, moins les hommes qui l’entourent
Puccini a toujours été fasciné par Tristan und Isolde, et a rêvé d’écrire lui aussi un duo d’amour, c’est la dernière partie de Turandot, malheureusement inachevée. Mais que ce soit Manon Lescaut, La Bohème, Tosca, La Fanciulla del West, tous racontent la même histoire de couple en proie à l’adversité, due à l’autre ou au monde, et empêchant le couple de s’épanouir. Ils sont fondés (sauf Tosca) sur le schéma : rencontre->bonheur->crise->mort. Fanciulla en revanche mise sur rencontre->bonheur->crise->happy end. Le plus cruel est Turandot, qui sacrifie l’amour sincère de Liù sur l’autel de la conquête de Turandot. Bref, avec des variations, c’est bien le couple et la cristallisation amoureuse qui sont au centre de ces histoires. Impossible de ne pas évoquer Tristan lorsqu’on écoute le fameux intermède de l’acte III de Manon Lescaut.
La vocalité du personnage de Manon, contrairement à ce qu’on pourrait s’attendre vu la tradition, vu le personnage et vu Massenet, n’est pas légère. Mirella Freni, qui l’a chanté au disque est sur scène une Mimi pendant toute sa carrière, elle a quand même abordé Manon Lescaut à la scène, comme me l’a rappelé un lecteur dans un commentaire (comment avais-je pu oublier) dans le dernier tiers de sa carrière, après 1980, lorsqu’elle a abordé des rôles plus lourds comme Aida, Adriana, Tatiana et Fedora. Au disque elle a été aussi Butterfly et Tosca, rôles qu’elle n’a jamais abordés à la scène, dans sa légendaire et salutaire prudence. Freni, je l’ai souvent répété, avait une voix de grand volume, et surtout une couleur mélancolique ou dramatique, elle portait dans la voix le drame du personnage. Il faut à la scène un « grand lyrique » comme on dit, presque un spinto, une voix à assise, pas un rossignol. In quelle trine morbide du deuxième acte, ou Sola, perduta abbandonata du dernier ne sont pas des airs pour cousette légère.
Des Grieux n’est pas un rôle si difficile pour le ténor, mais il faut un véritable interprète qui puisse passer de l’étudiant du début à l’amant frappé de la fin. J’ai dans l’oreille Domingo, voix solaire, timbre juvénile, très homogène du grave à l’aigu et interprète jusqu’au bout des ongles. Ce n’est pas non plus pour Kaufmann un rôle absurde : timbre sombre, voix vaguement barytonnante, cela convient bien à un Des Grieux songeur, ombrageux, cela convient à l’étudiant sage initial. Cela convient de mieux en mieux à mesure que l’intrigue se tend et s’assombrit.
Comme toujours chez Puccini, l’orchestre est bien plus complexe qu’il n’en a l’air au premier abord. Déjà on y lit une science consommée de la composition mélodie/harmonie. Une orchestration complexe, avec de surprenantes audaces aux bois ou aux cuivres quelquefois très exposés. Le final du second acte contient déjà Turandot, certaines harmoniques du dernier m’ont fait penser à Wozzeck ou Lulu. Comme Metzmacher a raison lorsqu’il affirme qu’on doit diriger Puccini comme l’école de Vienne… Le mépris affiché de Mortier pour Puccini dont j’ai souvent discuté avec lui, est l’un de ses seuls partis pris que je ne partageais pas…
Le personnage de Manon, j’entends celui du roman de Prévost, est un mystère (Manon, Sphinx étonnant !), une sorte de question sans réponse. Quoi de plus excitant pour un metteur en scène qu’une question sans réponse à laquelle, lui, le metteur en scène, va pouvoir répondre…
Jonathan Kent, metteur en scène de théâtre assez apprécié outre manche, et venu à l’opéra où il travaille, notamment aux Etats Unis où il a mis en scène la Première américaine de The Tempest de Thomas Adès, l’une des œuvres récentes les plus représentées dans l’univers lyrique, mais aussi à Glyndebourne (The turn of the Screw, Don Giovanni). Pour le Royal Opera House, il a fait Tosca c’est sans doute pour cette raison qu’on lui a confié cette Manon Lescaut.
Jonathan Kent a une réponse assez radicale pour évoquer Manon : c’est le caprice des hommes, un bonbon rose acidulé aux longues jambes (si longues !) portant des mini-jupes du début à la fin, un petit objet sans morale qui vit au jour le jour, au gré de ses désirs, une femme-objet aux mains d’un Géronte plutôt souteneur qui l’utilise pour séquences porno ou peep-show, une femme-sujet dès qu’elle revient dans les bras de Des Grieux (ce qui n’est pas le cas du roman).
Il construit un écrin d’aujourd’hui à cette histoire d’hier, comme on l’a fait souvent notamment au cinéma (Clouzot pour sa Manon en 1949 ou Jean Aurel dans Manon 70.) : rien de nouveau sous le soleil, ou plutôt sous la lune car visiblement pour Kent, cette histoire est exclusivement nocturne.
Dans un décor riche de Paul Brown, hôtel de passe et maison de jeu au premier acte, chambre à coucher dans un décor translucide qui aurait pu être conçu par Philippe Starck (le Peep show, c’est fait pour être vu…), défilé des condamnées à l’exil américain conçu comme un anti-défilé de mode sous l’œil de spectateurs d’un show de téléréalité au troisième, bretelle d’autoroute abandonnée avec affiche de Monument Valley au dernier acte, qui rappelle fortement le très fameux décor de Peduzzi dans Combat de nègre et de chiens de Bernard-Marie Koltès dans la mise en scène de Chéreau au théâtre des Amandiers en 1983. Une bretelle d’autoroute abandonnée symbole de route sans issue, d’impasse, de chute et d’abandon…sola perduta abbandonata.
Ce travail très au point de vue du réglage scénique, des mouvements, de la conduite du jeu, grâce à des protagonistes engagés : Kristine Opolais a des qualités d’actrices bien connues, Jonas Kaufmann est lui aussi toujours engagé et intense dans le jeu, et inutile de dire que Christopher Maltman, outre ses qualités vocales, est un extraordinaire acteur (rappelons par exemple son Don Giovanni).
Il reste que tout cela paraît assez inutile. Certes, quelques scènes dites torrides (bof, on a les chaleurs qu’on peut) pour épater le bourgeois viennent assaisonner le plat, ou quelques images assez puissantes (acte III et IV), mais au-delà, la réponse donnée par Kent est bien banale, n’apprend rien sur le personnage ou l’œuvre, reste plutôt dans le tout venant du cliché sous des habits modernisés. C’est coloré, cela se laisse voir, cela ne ravage pas les méninges laissées bien au repos : du spectacle, mais seulement du spectacle.
Du point de vue musical, en va-t-il autrement ?
Kasper Holten, directeur du ROH, a visiblement bien fait les choses en réunissant un plateau de luxe et de stars, et une compagnie de très bon niveau comme écrin. Maurizio Muraro, seul italien du plateau, est un excellent Géronte : il a le physique du rôle et une belle voix bien projetée de basse chantante.
J’ai beaucoup apprécié l’Edmondo de Benjamin Hulett, une jolie voix de ténor, claire, bien projetée, avec une très bonne diction comme souvent chez les chanteurs anglo-saxons. Les autres, comme par exemple la musicienne de Nadezhda Karyazina, sont tous à leur place et composent une compagnie très homogène.
Des trois principaux rôles, le plus convaincant est à mon avis Christopher Maltman : très à l’aise scéniquement, il compose un Lescaut déluré particulièrement juste, avec une voix, sonore, puissante, bien projetée, une diction impeccable, un sens du mot très élaboré et sachant particulièrement bien colorer. Un rôle qu’on redécouvre et qui devient une sorte de protagoniste, grâce à une présence scénique exceptionnelle : voilà un chanteur qui rayonne.
Kristine Opolais a de longues jambes, très longues, très très longues qui sont la vedette de la soirée…Le public a-t-il pour cette Manon le regard de Des Grieux ? Elle obtient un joli succès, certes, mais pas de triomphe : elle fait les notes, a le sens des notes filées, de la morbidezza, elle a les aigus (serrés quand même…), mais la voix manque du corps nécessaire pour interpréter cette femme-enfant. Elle a plutôt la voix d’une adolescente perdue dans un monde de loups et le destin d’un éternel Chaperon Rouge. Une voix qui convient peut-être au personnage voulu par Kent, mais pour moi un peu en dessous du nécessaire pour Manon Lescaut. En tous cas elle ne distille pas dans les grands airs cités plus haut l’émotion qu’on pourrait en attendre.
Et nous arrivons à Jonas Kaufmann à qui le public est prêt à tout pardonner. Il est évidemment toujours rayonnant en scène, il diffuse jeunesse, mélancolie, romantisme. À quoi rêvent les jeunes filles (et les autres)…
Je n’ai pas trouvé qu’il était ce soir-là dans un si bon soir. Cela se sent dans les attaques, systématiquement ratées ou sales, dans des fautes de rythme étonnantes, il perd l’orchestre quelquefois (oh, un quart de seconde…). La voix a toujours cette couleur sombre qui va bien à l’étudiant ombrageux, puis amoureux. Il me manque quand même un peu de soleil puccinien. Les aigus sont là, intenses, mais toujours aussi construits, ce qui dans un rôle aussi solaire que Des Grieux, nuit un peu à la fluidité du propos et au naturel. Quand on pense à un Bergonzi ou à un Domingo, on est loin. Dans ce répertoire, Kaufmann n’est pas incomparable, et je persiste à penser que dans le répertoire italien, tout ne lui va pas, ou du moins qu’il est plus irrégulier que dans le répertoire wagnérien, où il est plus novateur et moins exposé.
Je sais que beaucoup l’ont trouvé époustouflant d’émotion : voulaient-ils coller leurs rêve à la réalité, comme mettre un cube trop grand dans une bouteille ronde ? ou bien suis-de devenu trop exigeant ? À ce niveau de notoriété, je pense qu’on le doit.
Non ce soir, Jonas Kaufmann ne m’a pas étonné.
Le chœur du ROH dirigé par Renato Balsadonna, est conforme à la tradition, c’est à dire excellent, et l’orchestre techniquement sans grandes scories (quelques menus ajustements des cuivres, trop exposés), mais j’ai quelques réserves sur la direction d’Antonio Pappano. Voilà un excellent chef d’opéra (ses Troyens à la Scala étaient vraiment exceptionnels) qui ne m’a pas fait décoller une seule fois dans ce Puccini que j’adore. Je vibre à l’orchestre lorsque j’entends Donna non vidi mai ou le final du 1er acte.
L’orchestre voulu par Pappano, de la place où le me trouvais (élément qu’il ne faut jamais oublier de prendre en compte) est d’une grande clarté et expose tous les pupitres, mais sans vrai legato, sans grande fluidité et surtout sans pathos : c’est énergique, mais n’a pas de discours particulier et surtout ne distille pas l’émotion.
L’intermezzo du troisième acte est parfaitement dirigé, d’une lisibilité cristalline, mais fait-il chavirer ? Il manque pour moi quelque chose au niveau des émotions et du sensible, dans cette musique extraordinairement construite pour les faire naître. C’est peut-être là aussi mon oreille trop habituée à d’autres styles. J’avais eu une impression similaire avec Muti à la Scala, mais pas avec Maazel dans le même lieu, qui me paraît toujours un des grands pucciniens des quarante dernières années.
J’avoue que mon modèle dans Manon Lescaut est Giuseppe Sinopoli, un chef qui me laisse souvent sur la réserve (son Wagner !), mais c’est un compositeur, qui sait lire les lignes de force d’une partition avec l’œil du compositeur, et qui dans son enregistrement de Manon Lescaut (Freni, Domingo, Bruson) avec l’orchestre du ROH Covent Garden justement, se montre une machine à produire de l’émotion, de la pudeur, de la poésie. Cet enregistrement force l’admiration. On en est pour moi assez loin ce soir, même si l’ensemble est à la fois parfaitement défendable et honnête. Mais l’honnête quand on espère le mythique, cela veut dire quand même une lourde déception.
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