Acte I: L’orchestre Philharmonique de Berlin quitte Salzbourg après 45 ans pour aller à Baden-Baden créer un nouveau « Festival de Pâques »
Acte II: Le Festival de Pâques de Salzbourg a fait appel à la Staatskapelle de Dresde pour le remplacer, et à son chef Christian Thielemann comme directeur artistique.
Trois Festivals de Pâques en Europe en 2013: Lucerne, Salzbourg et Baden-Baden
C’est un moment assez mélancolique qui attend les spectateurs du Festival de Pâques de Salzbourg, fondé par Herbert von Karajan en 1967 et dont l’existence était conditionnée par ces deux noms: Karajan et Philharmonique de Berlin. Salzbourg (Eté et Pâques) était le seul lieu où Karajan dirigeait des opéras à partir des années 70, et bientôt, il n’en dirigea plus qu’à Pâques et jusqu’à la fin (Tosca, en 1989). C’était le lieu par excellence de l’épiphanie du Maître, qui faisait courir les fans irréductibles ou les mélomanes fortunés, vu les prix pratiqués et le caractère très exclusif de la manifestation.
Mélancolie, oui, parce que les berlinois s’en vont.
Et le Festival de Pâques sans les berlinois, c’est pour moi comme une omelette sans oeufs.
Un point d »histoire d’abord: une amie très chère, mémoire quasi infaillible du Philharmonique de Berlin qu’elle fréquente depuis des dizaines d’années a bien voulu faire la liste des opéras présentés, sous Karajan et après.
Commençons par l’ère Karajan:
1967 Die Walküre (Karajan)
1968 Das Rheingold / Die Walküre (Karajan)
1969 Siegfried / Das Rheingold (Karajan)
1970 Die Götterdämmerung (Karajan)
1971 Fidelio (Karajan)
1972 Tristan (Karajan)
1973 Tristan / Das Rheingold (Karajan)
1974 Die Meistersinger (Karajan)
1975 Die Meistersinger / La Bohème (Karajan)
1976 Lohengrin (Karajan)
1977 Il Trovatore (Karajan)
1978 Il Trovatore / Fidelio (Karajan)
1979 Don Carlo (Karajan)
1980 Parsifal (Karajan)
1981 Parsifal (Karajan)
1982 Der Fliegende Holländer (Karajan)
1983 Der Fliegende Holländer (Karajan)
1984 Lohengrin (Karajan)
1985 Carmen (Karajan)
1986 Don Carlo (Karajan)
1987 Don Giovanni (Karajan)
1988 Tosca (Karajan)
1989 Tosca (Karajan)
En lisant cette liste on comprend pourquoi les gens couraient…même si régulièrement les mises en scène et les distributions faisaient discuter (je me souviens de Fiamma Izzo d’Amico dans Tosca par exemple). Je n’étais pas un fan de Karajan, mais son Acte III de Parsifal à Garnier en 1980-81(vu au premier rang d’orchestre en place « étudiants » car la salle n’était pas pleine) reste une expérience inoubliable. Je n’avais jamais entendu un son pareil, une pareille jouissance sonore qui confinait à l’ivresse dans la scène finale. Il reste que j’ai commencé à fréquenter Salzbourg à Pâques après sa disparition, au moment où Solti prit les rênes. Car nous en sommes à la troisième crise: à la mort de Karajan, la question de l’avenir du Festival de Pâques, si profondément lié à son fondateur s’est déjà très sérieusement posée. Les festivaliers étaient prêts à payer pour Karajan, le seraient-ils pour entendre d’autres chefs? On a même en 1990 appelé le Gewandhaus de Leipzig et son chef Kurt Masur, avant de confier les rênes du Festival à Sir Georg Solti (1992-1993). Ce n’est que lorsque Claudio Abbado a décidé en 1994 de continuer l’aventure commencée par Karajan que la situation s’est consolidée.
Voici donc le Festival de l’ère post Karajan:
1990 Fidelio (Masur /Gewandhausorchester Leipzig!)
1991 Le nozze di Figaro (Haitink)
1992 Die Frau ohne Schatten (Solti)
1993 Falstaff (Solti)
1994 Boris Godunov (Abbado)
1995 Elektra (Abbado)
1996 Otello (Abbado)
1997 Wozzeck (Abbado)
1998 Boris Godunov (Abbado)
1999 Tristan und Isolde (Abbado)
2000 Simon Boccanegra (Abbado)
2001 Falstaff (Abbado)
2002 Parsifal (Abbado)
2003 Fidelio (Rattle)
2004 Cosi fan tutte (Rattle)
2005 Peter Grimes (Rattle
2006 Pelléas et Mélisande (Rattle)
2007 Das Rheingold (Rattle)
2008 Die Walküre (Rattle)
2009 Siegfried (Rattle)
2010 Die Götterdämmerung (Rattle)
2011 Salome (Rattle)
2012 Carmen (Rattle)
Abbado a élargi l’assise du festival, en ajoutant des concerts réguliers de son orchestre de jeunes préféré, le Gustav Mahler Jugendorchester (GMJO) (on eut d’ailleurs droit en 1995 à un Lied von der Erde dirigé par Bernard Haitink avec le GMJO qui fut proprement anthologique); en créant la série Kontrapunkte, dédiée à la musique contemporaine, il élargit aussi les possibilités d’écouter de la musique, dans l’ambiance plus intime du Mozarteum. Il eut moins de chance avec les productions dont certaines ne méritent pas la mémoire. Restent un Boris Godunov (Herbert Wernicke) qui reste la référence absolue des vingt dernières années, un Wozzeck (Peter Stein) qui fut une réussite totale (un spectacle inoubliable, pour moi le Wozzeck de référence, à tous les niveaux, mais qui ne fut hélas jamais enregistré), le Tristan de Grüber n’était pas mauvais scéniquement, pas irremplaçable cependant, mais tellement plus fort musicalement, tout comme le Parsifal de 2002, merveilleux musicalement, très décevant scéniquement parce que Peter Stein a toujours dit qu’il n’avait aucun atome crochu avec cette musique. Quant au Falstaff , il valait pour Abbado, mais la mise en scène de Declan Donellan fut très plate, en tous cas bien moins réussie que celle de Luca Ronconi avec Solti en 1993, spectacle merveilleux s’il en fut.
L’ère Rattle aura marqué par le Ring, car l’entreprise créait un lien avec les origines du Festival, même si ce fut scéniquement moyen (sauf l’Or du Rhin). Mais pour une fois, la coproduction avec Aix en Provence permit au public français de voir et d’entendre ce Ring avec les Berlinois et Rattle. Ce qui aura marqué l’ère Rattle ce sera peut-être cette Passion selon Saint Mathieu faite avec Peter Sellars en version semi-scénique, qui fut un beau moment à Salzbourg, et sublime à Berlin.
Le festival de manière immuable a lieu le week end des Rameaux et puis le week end de Pâques pour quatre soirées: 2 concerts symphoniques dont un avec un chef invité (cette année Zubin Mehta pour la huitième de Bruckner), un concert choral et un opéra ainsi qu’une répétition publique. Il ouvre avec l’opéra et clôt avec l’opéra.
Il est soutenu par un financement presque exclusivement privé, des sponsors (Banque et Audi) et les « Förderer », les soutiens du festival composés sous Karajan par l’ensemble du public (la salle du Grosses Festspielhaus a 2200 places , sur deux cycles cela faisait un peu moins de 4400 personnes, car les deux derniers rangs sont traditionnellement réservés aux étudiants.) Pour aller à Salzbourg Pâques, il fallait débourser le prix du billet et l’adhésion comme « Förderer » du Festival (aujourd’hui 300 Euros minimum). L’arrivée d’Abbado a maintenu le nombre à 3000/3500 personnes environ. L’ère Rattle a connu une chute au départ (environ 2000) puis le Ring a permis une augmentation à 2500 puis le nombre est retombé à 2100. Voilà qui crée un manque à gagner en termes de trésorerie, et qui est un indice d’insatisfaction.
Pour les « Förderer », les soutiens, leur fidélité, c’était bien sûr la garantie de voir Karajan diriger, mais aussi d’entendre les Berlinois dans un contexte moins anonyme, de retrouver des gens qu’on a connus dans le public (car les places sont conservées chaque année), et donc, Karajan ou pas, s’est installée une ambiance très particulière dans ce festival, moins « jet-set » qu’on l’a dit. Pour certains mélomanes qui sont là depuis 45 ans, c’est une immense déception et un déchirement que de voir partir les Berliner Philharmoniker, parce que Salzbourg n’offre plus les confortables rentrées économiques du passé, et que les jeunes musiciens de l’orchestre, aujourd’hui majoritaires, n’ont pas les mêmes liens avec la tradition et l’histoire que les musiciens plus anciens, dont certains ont connu Karajan.
Déjà il y a trois ans s’est posée la question d’un départ, mais les « jeunes » se sont laissés convaincre et les Berliner sont restés. Dans cette affaire, ce sont les musiciens qui décident, et non le directeur artistique, Simon Rattle: la société des Berliner est une République démocratique autonome…A peine un an plus tard, alors même que l’on étudiait les décors du Parsifal de 2013 (alors prévu avec Rattle), la nouvelle est arrivée que les Berliner partaient: cette fois-ci, les « vieux » n’avaient pas réussi à convaincre.
Le Festival de Pâques sortait d’une crise très grave de management, avec soupçon de détournement de sommes importantes. On avait appelé un nouveau manager, Peter Alward, sorti de sa retraite tout exprès, et voilà ce nouveau manager face à un dilemme, tout laisser tomber ou proposer une suite.
La suite, ce sera Christian Thielemann, assistant de Karajan pour Parsifal à Salzbourg en 1980, qui va incarner la continuité, et la Staatskapelle de Dresde, une phalange prestigieuse dans la grande tradition germanique qui va reprendre le flambeau. Et bien des festivaliers vont rester.
En partant à Baden-Baden, les berlinois espéraient peut-être entraîner le public de Salzbourg. Mais Baden-Baden n’est pas Salzbourg, avec son attrait touristique, son histoire, sa mémoire et les habitudes enracinées des festivaliers. Baden-Baden est un jeune festival qui joue toute l’année, une sorte de saison thermale de grand luxe, qui attire le public par les noms de stars et par la variété de l’offre (opéra, ballet, chanson, symphonique, Lieder etc…). De plus, la salle est immense, l’acoustique difficile, et l’offre berlinoise, pour séduisante qu’elle soit, atteindra au départ surtout un public régional plus qu’international. D’autant que Sir Simon Rattle n’a pas l’attrait d’autres chefs: bien des amis à moi iront entendre Andris Nelsons, mais ni les concerts de Rattle, ni même « Die Zauberflöte » premier opéra affiché (4 fois, il sera sans doute difficile de remplir les quatre représentations) en 2013.
Et en discutant avec les musiciens de Berlin, du moins ceux que je connais depuis des années, je me rends compte que beaucoup regrettent ce départ et ne font pas de pari sur les évolutions de l’avenir.
Baden-Baden a réussi, après bien des efforts, à attirer le Philharmonique de Berlin, qui va lui donner une « affiche » d’appel, mais il faudra à mon avis étoffer l’offre pour véritablement créer un mouvement de public: ce matin à la répétition publique offerte aux « soutiens » (un beau concerto pour violon de Brahms avec Guy Braunstein en soliste), les Berlinois et Rattle ont été fortement interpellés par un abonné de longue date qui s’estimait trahi dans la mesure où il offrait son financement pour les Berlinois, et pour Salzbourg, au nom de la musique, et d’une continuité, et d’une tradition. Voilà le sens qu’il donnait à son geste. Les Berlinois partis, il s’estime, fort justement, floué. Et n’a pas envie de continuer l’aventure avec eux.
Thielemann, avec le Requiem de Brahms et Parsifal l’an prochain, c’est une affiche attirante pour Salzbourg, il y a plus de risque à Baden-Baden…On verra le résultat, mais ce départ est à mon avis, une erreur stratégique dictée par le court terme et peut-être l’appât de gains illusoires. Tant pis pour eux.
[wpsr_facebook]
J’apprends ce changement, cette révolution, que j’ignorais. Salzburg sans les Berliner, oui, en effet, c’est comme Pâques sans chocolat. Quant à Thielemann, avouant récemment adorer écouter Mylène Farmer au volant de sa voiture, eh bien… sans commentaires sur les goûts musicaux du Maestro… je ne suis jamais allé à Salzburg, je n’irai donc vraiment jamais. Triste, triste, triste !