Le Conte d’hiver n’est pas la comédie la plus limpide de Shakespeare. Et d’abord, est-ce une comédie? A en lire les trois premiers actes, on peut en douter: le roi de Sicile Leonte fou de jalousie accuse sa femme de convoler avec son meilleur ami, le Roi de Bohème Polixène. Il ordonne à son fidèle Camillo de l’empoisonner mais ce dernier s’y refuse, confie à Polixène la situation, qui l’invite à le suivre en Bohème. Camillo fuit et Leonte perd donc à la fois son plus fidèle serviteur et son plus cher ami. Ensuite, il renie sa fille qui vient de naître, doutant de sa paternité, et ordonne à l’un de ses affidés de la conduire dans un pays lointain puis de l’abandonner aux fauves ou aux ours, il perd son fils désespéré de voir sa mère rejetée et insultée, il perd sa femme qui meurt de chagrin, non sans avoir été réhabilitée par l’oracle de Delphes.
En bref, une sorte d’Othello en proie à une folie passionnelle, complètement isolé au milieu d’une cour qui n’épouse en rien sa folie: dans cette pièce, il n’y a pas un personnage qui ne soit vertueux et les courtisans sont honnêtes, et loyaux. Au milieu de tant de vertu, Léonte est un fou furieux, qui finit par comprendre son erreur et va passer le reste de son âge dans le repentir, aussi excessif et douloureux que ne l’était sa jalousie précédente.
Les quatrième et cinquième actes renversent la situation, renversent le temps, renversent la focale. On était en Sicile, on est en Bohème seize ans après, Leonte était au centre, et cette fois au centre de l’action sont Polixène, l’ami perdu, son fils Florizel éperdument amoureux de la sublime Perdita, fille de bergers, le fidèle Camillo, aux expédients toujours efficaces, dans un univers pastoral, coloré, joyeux, traversé d’un personnage qui dans la commedia dell’arte pourrait être une sorte d’Arlequin, un larron sympathique à la fonction dramaturgique mal identifiable, mais qui envahit la scène et l’intrigue sans réussir à la dévier. Perdita, au nom prédestiné, n’est pas fille de bergers, mais une enfant abandonnée et trouvée par les bergers qui l’éduquent, elle est d’une beauté unique et d’une noblesse inouïe pour une fille de bergère: c’est bien la fille rejetée par Leonte. Comme dans le monde du conte, les princes aiment les princesses, Florizel a bien reconnu en Perdita, sans le savoir, son égale. Malgré l’opposition initiale de Polixène et grâce aux artifices de Camillo, désireux de revenir en Sicile, les deux enfants se retrouveront, Leonte retrouve sa fille, et même sa femme, qui a vécu cachée jusqu’à ce qu’éclate la vérité. Tout est bien qui finit bien.
Le spectacle de Patrick Pineau rend bien l’opposition entre les deux parties, la première, plus (très)(trop?) tendue, plus (très) (trop?) dramatique, et la seconde, plus fantaisiste (les italiens diraient fantasiosa), laissant plus de part au rêve, et présentant des personnages ou naïfs, ou gentiment larrons, dans un monde d’où la vraie méchanceté ou la folie sont absentes. Un monde de la comédie, avec ses figures obligées où les pères s’opposent à l’amour des enfants (Polixène face à Florizel), avec les inévitables figures secondaires et pleines de ressources pour aider les amants (Camillo): un schéma somme toute moliéresque, et digne de la comédie moyenne inventée par Térence: un théâtre plus formel et superficiel qui s’oppose à la lourdeur du drame précédent . L’opposition des deux décors, efficacement structurés en éléments qui tournent sur eux-mêmes, bi-face pour deux mondes opposés, avec d’un côté un usage (raisonnable) de la vidéo (Sicile), de l’autre un monde plus théâtral, une Bohème qui serait une sorte d’Arcadie circassienne, ou d’Arcadie de Cabaret, une Bohème entourée d’eau dans le monde des contes fantastiques de Shakespeare. On passe du monde des cauchemars à celui des songes, avec ses personnages multiples et quelquefois inexplicables, des sentiments simples et positifs, un monde où la malhonnêteté n’est que roublardise, d’un monde obscur où le noir domine à un monde plus coloré.
Quelques trouvailles intéressantes: l’usage de la vidéo, dans la première partie, comme monde mental de Leonte, qui voit le monde à travers le prisme de caméras de surveillance, et qui vit dans l’ère du soupçon, belle métaphore de l’univers de la jalousie. À l’opposé, des visions de poissons, images d’un monde au contraire serein et apaisant, sinon apaisé. Vidéo aussi pour Mamillius, le fils de Leonte, qu’on ne voit jamais qu’à l’écran, image d’éloignement, de distance, de frontière réel/virtuel qui se confirmera par sa mort prématurée (qui résout au passage la question de l’enfant-acteur…). Autre trouvaille, l’opposition Leonte-Polixène, l’un petit et blanc, l’autre noir ébène, au corps sculptural, qui s’opposent en lever de rideau dans des jeux de lutte qui anticipent le drame.
Dans la seconde partie, séparée de la première par un nécessaire entracte à la fonction dramaturgique de coupure temporelle (le temps lui même ouvre la seconde partie soulignant les 16 ans qui séparent les deux moments) et stylistique, beaucoup plus de mouvement, beaucoup plus de familiarité, beaucoup plus de personnages accessibles et simples (les bergers père et fils) un monde sans distinction de races, de classe puisqu’au bout du compte (et du conte) tout le monde devient gentilhomme, un monde plus échevelé et plus léger, monde du cirque, comme évoqué plus haut, avec une scène de théâtre bienvenue, un monde du voyage des comédiens, à mi chemin entre Marx Brothers et Pieds nickelés,
monde de masques, des masques d’animaux qui soulignent la profonde unité du monde faite d’une humanité qui épouse le monde animal ou l’animalité (un peu comme chez Walt Disney, ou dans les contes de Perrault, ou chez La Fontaine). Tout se termine avec un retour de la vidéo (nous sommes dans le décor du premier acte) qui raconte la succession de coups de théâtres (reconnaissances, mariage des enfants royaux, réconciliation de Polixène et Leonte) comme autant de titres de magazines people, de reportages TV à sensation, comme autant de concessions à la folie médiatique, qui prend la suite de la folie pastorale et du monde de cabaret qui a dominé cette seconde partie, et qui renvoie notre monde à cette irréalité-là (ce qu’on peut d’ailleurs discuter: c’est sans doute un peu facile) tandis que l’apparition finale d’Hermione, en Madone baroque entourée d’une aura d’étoiles, fait traverser la frontière de la vie et de la mort, de l’art et du monde, du réel et du représenté, en une farandole désordonnée à laquelle nous renvoie bien souvent Shakespeare, notamment dans cette oeuvre où tout et le contraire de tout se retrouvent sur le plateau.
Au service de cette lecture au total classique et respectueuse du texte et de ses multiples facettes et déclinaisons, une troupe très homogène, une « troupe » au sens traditionnel du terme, visiblement heureuse de jouer ensemble, très fraiche, très vive, à la diction cependant quelquefois défaillante, où chacun joue plusieurs rôles, d’où émergent des comédiens efficaces comme le Léonte de Manuel Le Lièvre, et le Polixène de Babacar M’Baye Fall, Aline Le Berre en Paulina (qui joue aussi le Temps) et surtout l’excellent Autolycus de Fabien Orcier, une authentique figure de théâtre, qui traverse avec bonheur toute la seconde partie. Une production dans la tradition du théâtre de voyage et de tréteaux (ce spectacle né à Sénart fera une longue tournée dans toute la France), le théâtre des comédiens d’Hamlet, un théâtre, d’une certaine manière, de retour aux sources, immédiat et roboratif, sans prise de tête, mais avec la prise du cœur.[wpsr_facebook]