THÉÂTRE À LA MC2 GRENOBLE : LE CONTE D’HIVER, de William SHAKESPEARE le 21 novembre 2013 (Ms. en scène Patrick PINEAU)

Le voyage des comédiens © Philippe Delacroix
Le voyage des comédiens © Philippe Delacroix

Le Conte d’hiver n’est pas la comédie la plus limpide de Shakespeare. Et d’abord, est-ce une comédie? A en lire les trois premiers actes, on peut en douter: le roi de Sicile Leonte fou de jalousie accuse sa femme de convoler avec son meilleur ami, le Roi de Bohème Polixène. Il ordonne à son fidèle Camillo de l’empoisonner mais ce dernier s’y refuse, confie à Polixène la situation, qui l’invite à le suivre en Bohème. Camillo fuit et Leonte perd donc à la fois son plus fidèle serviteur et son plus cher ami. Ensuite, il renie sa fille qui vient de naître, doutant de sa paternité,  et ordonne à l’un de ses affidés de la conduire dans un pays lointain puis de l’abandonner aux fauves ou aux ours, il perd son fils désespéré de voir sa mère rejetée et insultée, il perd sa femme qui meurt de chagrin, non sans avoir été réhabilitée par l’oracle de Delphes.

Le procès d'Hermione © Philippe Delacroix
Le procès d’Hermione © Philippe Delacroix

En bref, une sorte d’Othello en proie à une folie passionnelle, complètement isolé au milieu d’une cour qui n’épouse en rien sa folie: dans cette pièce,  il n’y a pas un personnage qui ne soit vertueux et les courtisans sont honnêtes, et loyaux. Au milieu de tant de vertu, Léonte est un fou furieux, qui finit par comprendre son erreur et  va passer le reste de son âge dans le repentir, aussi excessif et douloureux que ne l’était sa jalousie précédente.
Les quatrième et cinquième actes renversent la situation, renversent le temps, renversent la focale. On était en Sicile, on est en Bohème seize ans après, Leonte était au centre, et cette fois au centre de l’action sont Polixène, l’ami perdu, son fils Florizel éperdument amoureux de la sublime Perdita, fille de bergers, le fidèle Camillo, aux expédients toujours efficaces, dans un univers pastoral, coloré, joyeux, traversé d’un personnage qui dans la commedia dell’arte pourrait être une sorte d’Arlequin, un larron sympathique à la fonction dramaturgique mal identifiable, mais qui envahit la scène et l’intrigue sans réussir à la dévier. Perdita, au nom prédestiné, n’est pas fille de bergers, mais une enfant abandonnée et trouvée par les bergers qui l’éduquent, elle est d’une beauté unique et d’une noblesse inouïe pour une fille de bergère: c’est bien la fille rejetée par Leonte. Comme dans le monde du conte, les princes aiment les princesses, Florizel a bien reconnu en Perdita, sans le savoir, son égale. Malgré l’opposition initiale de Polixène et grâce aux artifices de Camillo, désireux de revenir en Sicile, les deux enfants se retrouveront, Leonte retrouve sa fille, et même sa femme, qui a vécu cachée jusqu’à ce qu’éclate la vérité. Tout est bien qui finit bien.
Le spectacle de Patrick Pineau rend bien l’opposition entre les deux parties, la première, plus (très)(trop?) tendue, plus (très) (trop?) dramatique, et la seconde, plus fantaisiste (les italiens diraient fantasiosa), laissant plus de part au rêve, et présentant des personnages ou naïfs, ou gentiment larrons, dans un monde d’où la vraie méchanceté ou la folie sont absentes. Un monde de la comédie, avec ses figures obligées où les pères s’opposent à l’amour des enfants (Polixène face à Florizel), avec les inévitables figures secondaires et pleines de ressources pour aider les amants (Camillo): un schéma somme toute moliéresque, et digne de la comédie moyenne inventée par Térence: un théâtre plus formel et superficiel qui s’oppose à la lourdeur du drame précédent . L’opposition des deux décors, efficacement structurés en éléments qui tournent sur eux-mêmes, bi-face pour deux mondes opposés, avec d’un côté un usage (raisonnable) de la vidéo (Sicile), de l’autre un monde plus théâtral,  une Bohème qui serait une sorte d’Arcadie circassienne, ou d’Arcadie de Cabaret, une Bohème entourée d’eau dans le monde des contes fantastiques de Shakespeare. On passe du monde des cauchemars à celui des songes, avec ses personnages multiples et quelquefois inexplicables, des sentiments simples et positifs, un monde où la malhonnêteté n’est que roublardise, d’un monde obscur où le noir domine à un monde plus coloré.
Quelques trouvailles intéressantes: l’usage de la vidéo, dans la première partie, comme monde mental de Leonte, qui voit le monde à travers le prisme de caméras de surveillance,  et qui vit dans l’ère du soupçon, belle métaphore de l’univers de la jalousie. À l’opposé, des visions de poissons, images d’un monde au contraire serein et apaisant, sinon apaisé. Vidéo aussi pour Mamillius, le fils de Leonte, qu’on ne voit jamais qu’à l’écran, image  d’éloignement, de distance, de frontière réel/virtuel qui se confirmera par sa mort prématurée (qui résout au passage la question de l’enfant-acteur…). Autre trouvaille, l’opposition Leonte-Polixène, l’un petit et blanc, l’autre noir ébène, au corps sculptural, qui s’opposent en lever de rideau dans des jeux de lutte qui anticipent le drame.
Dans la seconde partie, séparée de la première par un nécessaire entracte à la fonction dramaturgique de coupure temporelle (le temps lui même ouvre la seconde partie soulignant les 16 ans qui séparent les deux moments) et stylistique, beaucoup plus de mouvement, beaucoup plus de familiarité, beaucoup plus de personnages accessibles et simples (les bergers père et fils) un monde sans distinction de races, de classe puisqu’au bout du compte (et du conte) tout le monde devient gentilhomme, un monde plus échevelé et plus léger, monde du cirque, comme évoqué plus haut, avec une scène de théâtre bienvenue, un monde du voyage des comédiens, à mi chemin entre Marx Brothers et Pieds nickelés,

Pieds nickelés? Marx Brothers? © Philippe Delacroix
Pieds nickelés? Marx Brothers? © Philippe Delacroix

monde de masques, des masques d’animaux qui soulignent la profonde unité du monde faite d’une humanité qui épouse le monde animal ou l’animalité (un peu comme chez Walt Disney, ou dans les contes de Perrault, ou chez La Fontaine). Tout se termine avec un retour de la vidéo (nous sommes dans le décor du premier acte) qui raconte la succession de coups de théâtres (reconnaissances, mariage des enfants royaux, réconciliation de Polixène et Leonte) comme autant de titres de magazines people, de reportages TV à sensation, comme autant de concessions à la folie médiatique, qui prend la suite de la folie pastorale et du monde de cabaret qui a dominé cette seconde partie, et qui renvoie notre monde à cette irréalité-là (ce qu’on peut d’ailleurs discuter: c’est sans doute un peu facile) tandis que l’apparition finale d’Hermione, en Madone baroque entourée d’une aura d’étoiles, fait traverser la frontière de la vie et de la mort, de l’art et du monde, du réel et du représenté, en une farandole désordonnée à laquelle nous renvoie bien souvent Shakespeare, notamment dans cette oeuvre où tout et le contraire de tout se retrouvent sur le plateau.
Au service de cette lecture au total classique et respectueuse du texte et de ses multiples facettes et déclinaisons, une troupe très homogène, une « troupe » au sens traditionnel du terme, visiblement heureuse de jouer ensemble, très fraiche, très vive, à la diction cependant quelquefois défaillante, où chacun joue plusieurs rôles, d’où émergent des comédiens efficaces comme le Léonte de Manuel Le Lièvre, et le Polixène de Babacar M’Baye Fall, Aline Le Berre en Paulina (qui joue aussi le Temps)  et surtout l’excellent Autolycus de Fabien Orcier, une authentique figure de théâtre, qui traverse avec bonheur toute la seconde partie. Une production dans la tradition du théâtre de voyage et de tréteaux (ce spectacle né à Sénart fera une longue tournée dans toute la France), le théâtre des comédiens d’Hamlet, un théâtre, d’une certaine manière, de retour aux sources, immédiat et roboratif, sans prise de tête, mais avec la prise du cœur.[wpsr_facebook]

Scène finale © Philippe Delacroix
Scène finale © Philippe Delacroix (photo reprise d’une page du journal « Le Bien public »)

 

THÉÂTRE À L’ODÉON : MAß FÜR MAß (MESURE POUR MESURE) de SHAKESPEARE PAR LA SCHAUBÜHNE DE BERLIN le 14 avril 2012 (Ms en Scène :Thomas OSTERMEIER, avec LARS EIDINGER et GERT VOSS)

Lars Eidinger / Photo ©Arno Declair

Entre Der Menschenfeind (le Misanthrope) et Mass für Mass (Mesure pour Mesure), c’est un bien beau cadeau qu’Olivier Py a fait au public parisien, invitant la troupe de la Schaubühne, pendant ces trois semaines:  c’est bien une troupe qui a investi la scène parisienne, puisque, d’une pièce à l’autre, on retrouve quelques acteurs (Jenny König, Bernardo Arias Porras, Lars Eidinger) qui ont enchaîné les deux spectacles. Une troupe, et une individualité, Gert Voss, 71 ans, un des acteurs fétiches de Claus Peymann à Bochum d’abord, dont il fut l’inoubliable Arminius/Hermann dans Die Hermannschlacht (La bataille d’Arminius) de Heinrich von Kleist, l’un des plus grands spectacles de Peymann et du théâtre des trente dernières années en Europe, puis à Vienne où il le suivit. Il fut aussi un des acteurs préférés de Thomas Bernhard, fut enfin « Jedermann » de Hoffmansthal, à Salzbourg pendant des années, on l’a vu à Paris en janvier au Théâtre de la ville dans Einfach kompliziert de Thomas Bernhard, mise en scène de Claus Peymann, actuel directeur du Berliner Ensemble. Bref, une légende vivante du théâtre allemand, un de ces acteurs à la Bernhard Minetti qui marquent la scène une fois pour toutes. Entre Gert Voss (71 ans) et Lars Eidinger (36 ans), qui représentent deux générations d’acteurs géniaux de la scène allemande, tout le plateau de « Mesure pour Mesure » est composé d’acteurs plus jeunes, engagés  auxquels on ajoute le vétéran de la Schaubühne,  Ehrard Marggraf, 87 ans, un acteur dont la carrière s’est faite en l’Allemagne de l’Est, qui joue à la fois Escalus le conseiller prudent du duc, et la maquerelle Madame Overdone (Madame Exagérée), avec cette diction de l’allemand si extraordinaire, si fluide, si poétique, qu’on ne retrouve que chez les acteurs de cette génération.

Hans Hartwig, Bernardo Arias Porras/Photo ©Arno Declair

Dans cette pièce elle aussi « einfach kompliziert », simplement compliquée, qui nous parle du pouvoir et de ses excès tyranniques, de la grâce, de la foi, de la radicalité religieuse, des hommes dissolus, de la relativité des sentiments, du désir et de sa violence, mais aussi des ambiguïtés des êtres et des âmes¨, qui est une comédie, mais aussi une tragi-comédie, qui quelquefois frôle la tragédie, Thomas Ostermeier a cherché systématiquement à offrir une authentique vision shakespearienne, où la parole côtoie le chant (polyphonique – tous les acteurs chantent accompagnés du chant de Carolina Riaño Gómez  de la guitare de  Kim Efert, et de la trompette de Nils Ostendorf) où le rire côtoie les larmes, où la légèreté flirte avec la violence, où la mort est toujours là, qui guette les accidents de la vie pour frapper.  Rapidement, l’histoire est apparemment assez simple: le Duc de Milan, Vincentio (Gert Voss) qui connaît le passé de Angelo, un juriste apparemment vertueux et intransigeant  qui a abandonné une femme, Mariana juste avant de l’épouser parce que sa dot n’était pas assez importante, lui confie le pouvoir pendant une absence feinte (il va observer ce qui se passe sous les habits du moine Lodovico). Angelo, tout à sa volonté radicale de tout nettoyer (il tient un jet d’eau dont il arrose toute la scène) condamne à mort le jeune Claudio pour avoir mis enceinte Juliette, sa fiancée, à la veille du mariage, au nom d’une loi qu’il exhume et qui n’était plus jusqu’alors en usage. Son ami Lucio, un jeune dépravé, pousse  Isabelle, soeur de Claudio, qui a fait vœu de chasteté et va devenir novice, à aller implorer la grâce de Claudio auprès d’Angelo. Celui tombe fou de désir pour elle et va finir par exiger qu’elle se donne à lui en échange de la vie de son frère. Mais le duc veille, et tout finira bien(?), enfin, pas si bien puisque si Claudio sera sauvé, Isabelle épousera le duc sans avoir à dire mot, et Angelo devra épouser Mariana qu’il avait refusée précédemment.
Ostermeier, en mélangeant burlesque et tragique, en demandant à ses acteurs de jouer plusieurs rôles (Claudio est aussi Mariana, Escalus Madame Exagérée, le prévôt est aussi frère Thomas) et les acteurs masculins jouant aussi des rôles féminins,  se met dans une logique qui était celle du monde élisabéthain, y compris en laissant les acteurs qui ne jouent pas à vue, comme chez Brook, laissant au centre un espace vide pour le jeu, seulement rempli par un lustre, qui est lustre ou croc de boucherie. Les acteurs sont présents en scène à peu près 15 minutes avant le début, ils sont là quand le public entre dans la salle.  Mais faisant jouer en costume modernes, il pose aussi des questions d’aujourd’hui, qui ont une particulière résonance, comment devient-on un tyran ( comme le Néron de Britannicus, monstre naissant)? Comment au nom de la vertu et de la loi peut-on être profondément inhumain et injuste (question qui s’est posée sous la Terreur en France)? Comment la foi peut-elle mener au refus de sauver un être cher? Peut-on perdre sa virginité et donc sa grâce, pour sauver la vie terrestre d’un frère, qui a pêché? Quel est le bon gouvernement? Le duc apparemment représente le bien, et Angelo le mal, mais le duc est aussi un souverain, absolu, et Angelo, un être fragile, qui doute. Ostermeier nous montre Claudio, la victime, en version christique (cheveux longs, à moitié nu, incroyablement maigre), celui qui meurt pour tous les autres et pour racheter les autres (et donc sa sœur) mais il nous montre aussi Angelo, à un moment, tête en bas, les bras en croix, offert, se poser la question du pardon. Il nous montre le duc, déguisé en moine, bien près de succomber à la tentation représentée par Lucio, mais aussi  par Isabelle (il est sensible, comme Angelo, aux mains innocentes d’Isabelle posées sur son corps). Le duc représente le compromis, le politique, Angelo représente la rigidité, jusqu’à la tyrannie, au nom d’une vertu qu’il finira par ne plus pratiquer  lui même. Il demandera à Isabelle son corps, en échange du frère, mais, tel Scarpia, ayant obtenu ce qu’il veut (ou du moins ce qu’il croit) il donnera l’ordre de sacrifier Claudio quand même, le tout en un crescendo du désir que la mise en scène souligne avec un incroyable souci du détail infime qui fait sens. Le regard d’Angelo/Eidinger la première fois qu’il sent sur son corps la main d’Isabella, les gestes gênés qui s’en suivent, la fuite éperdue, tout cela est époustouflant de précision, de justesse, d’émotion rentrée. Toutes les scènes à deux sont des moments  de tension inouie. On reste ébahi par la voix froide, sans âme, de Angelo quand il commence à nettoyer (au karcher?) la scène et le pays, puis par sa coloration, peu à peu et surtout quand le désir humain, platement humain, l’envahit jusqu’à la monstruosité. On reste ébahi par le débit plein de calme, et de douceur, d’une voix si douce qu’on se demande comment elle peut passer la rampe, de Gert Voss, lorsqu’il s’adresse à ses partenaires, mais aussi lorsqu’il s’adresse au public, avec un si confondant naturel qu’on a l’impression qu’il n’y a plus de jeu, qu’on est au delà du jeu.

Stefan Stern /Photo ©Arno Declair

On reste ébahi devant la performance du jeune Stefan Stern (le Ferdinand de Kabale und Liebe vu en janvier à la Schaubühne de Berlin), en dévoyé, viveur, qui pense par le sexe, et qui dans ses échanges avec le moine Lodovico (le duc déguisé), semble en savoir beaucoup sur les vices du duc: ment-il? dit-il le vrai? la pièce ne le dira pas avec clarté. On reste confondu par la jeune Jenny König,  qui est si frêle, et qui est si forte dans sa manière de s’opposer, à Angelo/Eidinger, mais aussi à Claudio (qui est le très jeune et très talentueux – jolies mimiques, regards si expressifs- Bernardo Arias Porras).
Dans cette boite mordorée, close ou presque conçue par le décorateur Jan Pappelbaum: le centre est occupé par un lustre auquel pend pendant bonne partie de la pièce,

Jenny König /Photo ©Arno Declair

une carcasse de porc, qu’on va dépecer, décapiter, poignarder, symbole de cette « cochonnerie » qui se déroule sous nos yeux. Et les personnages quels qu’ils soient s’y confrontent, s’y lovent, se roulent dessus. Isabelle sera violée (ou presque) par Angelo sur cette carcasse dont il maculera de sang la robe immaculée de la jeune fille.
On ne cesserait de révéler des idées, des gestes, des moments qui nous laissent interdits, mais ce qui m’a le plus frappé, c’est qu’il y a des moments ou, spectateur, j’ai été touché non plus par les personnages, mais par la pure performance de jeu, complètement bouleversé d’admiration par les uns ou les autres (et en particulier par Gert Voss, que j’ai trouvé éblouissant, un de ces acteurs charismatiques qui peuvent en 2h30 tout jouer, avec un ton multiple et une voix presque égale,  avec des modulations d’une telle variété qu’elles confondent), mais surtout par l’art théâtral en soi, qui ce soir était comme un grand opéra qui faisait tomber sur le public une chape d’émotion palpable, tant quelquefois le silence était lourd.
J’avoue qu’il est difficile de distinguer ce qui est plus étonnant des le jeu pur de cette troupe prodigieuse, ou la mise en scène: c’est peut-être l’intrication d’un travail qui a trouvé sa troupe et ses acteurs.  Thomas Ostermeier et ses acteurs laissent en tous cas  à la fin tout le système ouvert: on sort mal à l’aise, car le dénouement ne dénoue rien: Mesure pour Mesure? Mon oeil!
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Ehrard Marggraf, Gert Voss, Lars Eidinger /Photo ©Arno Declair