Un triomphe.
Des dizaines de personnes demandant un billet à l’entrée, un enthousiasme débordant à la fin du spectacle : la Flûte enchantée fait recette. On ne se trompera guère en disant qu’elle fait toujours recette tant l’opéra de Mozart convient à tous les publics. À Noël en Allemagne on y emmène les enfants petits, ce samedi, la salle était pleine d’adolescents sortis en famille, et le public était aussi varié et diversifié que possible : même Stéphane Lissner était dans la salle, même Hugues Gall.
Depuis l’ouverture de Bastille, seule la production de Bob Wilson, l’un des premiers spectacles conçus pour Bastille a survécu plus d’une reprise (régulièrement programmée depuis sa création en juin 1991 jusqu’à la dernière reprise en 2003-2004.
Hugues Gall avait bien produit une nouvelle Flûte confiée à Benno Besson, qui a tenu à peine deux saisons (en 2000-2001 et 2001-2002) malgré de très honorables distributions mais on est revenu à Wilson en 2003-2004.
Celle de La Fura dels Baus, lors de la première saison Mortier, venue de la Ruhrtriennale, avait effarouché le public par son esthétique inhabituelle et l’approche appuyée par la substitution en 2004-2005 des dialogues de Schikaneder par un poème philosophique de Rafael Argullol. Lors de la reprise de 2008, on revint à la version Schikaneder, et la Fura dels Baus réadapta le spectacle resté célèbre dans la mémoire dévastée du public parisien par l’utilisation de matelas géants. C’était un spectacle fourmillant d’idées qui eût pu rester à l’affiche, mais jamais Nicolas Joel n’aurait repris cette production éloignée de ses canons habituels : il fallait donc passer à autre chose.
Pour des opéras très populaires du répertoire, l’installation dans le temps d’une production est en général la règle (par exemple la Tosca de Schroeter ou La Bohème de Jonathan Miller) car le titre attire du monde et permet amortissement et prise de bénéfice. Ainsi, au vu l’histoire de cette oeuvre à l’Opéra-Bastille, la production Wilson aurait pu avoir la durée de vie de sa Butterfly, et notre Opéra national eût fait quelques économies.
Nous en sommes donc en 23 ans à la quatrième production…et c’est Robert Carsen, le grand industriel des plateaux, qui en assure la création, enfin, pas exactement, puisque le spectacle a déjà un an et a fait un peu grincer des dents lors de sa création à Baden-Baden, en 2013, inaugurant le règne des Berliner Philharmoniker et de leur chef Sir Simon Rattle transférés pour des histoires de gros sous au Festival de Pâques de Baden-Baden après avoir régné depuis 1967 à Salzbourg .
Robert Carsen est une vraie garantie : une modernité acceptable pour le public conservateur de l’opéra, une esthétique en général soignée pour ceux qui aiment les belles images, et quelquefois, mais pas toujours, il a même des (belles) idées. Ainsi se justifie l’inflation de productions de Carsen sur les scènes lyriques d’aujourd’hui.
Cette production ne change pas l’idée force de l’œuvre proposée déjà en 1994 à Aix en Provence, à savoir l’alliance entre La reine de la Nuit et Sarastro, pour faire en sorte que s’unissent le couple Tamino/Pamina. C’est une vision très shakespearienne, qui fait penser à La Tempête: il y a du Prospero dans ce Sarastro, un Prospero qui n’aurait pas rejeté Sycorax (voir The enchanted Island, dans ce blog) et toutes les épreuves sont conçues à deux, y compris lorsque l’on vérifie que Pamina refuse d’assassiner Sarastro, même sur la suggestion maternelle.
Carsen part des incertitudes et des incohérences du livret de Schikaneder, notamment le changement radical de point de vue entre le premier et le deuxième acte, où Tamino passe sans coup férir du camp de la Reine de la Nuit à celui de Sarastro, sans qu’on sache vraiment pourquoi, pour proposer une approche plus logique: Sarastro construit tout le scenario, les épreuves, et même l’attitude initiale de la Reine de la Nuit, de manière à ce que, allié à la Reine de la Nuit, il conduise le couple Tamino/Pamina à l’amour, à l’union, à l’initiation, et qu’ainsi les initiés, confinés dans un royaume souterrain, une sorte de royaume des morts avant la mort, puissent enfin avoir accès au jour. Voilà une Flûte enchantée vaguement parsifalienne, où une société confinée, statique, pétrie par l’idée de mort va passer du noir au blanc, du Yin (la femme, en noir: les trois dames sont une sorte de clan des veuves) au Yang (le blanc) sauf qu’ici tout le monde est en noir, et que si la Reine de la Nuit représente les femmes en noir, Sarastro représente, lui, les hommes en noir – au visage couvert – et tout ce beau monde est mêlé lors des chœurs (sauf qu’il n’y pas de chœur de femmes chez Mozart…).
En fait, le monde des femmes et des hommes est occupé par la mort (Tamino chute dans une tombe creusée dès le premier moment, là où l’on va jeter plus tard Pamina) et vit dans des espaces qui font penser à de vastes catacombes (cercueils, vaste échelles conduisant au jour et aux tombes creusées). Peu à peu au second acte, on enlève les voiles noirs, on agit à visage découvert, et à la fin, tout le monde est en blanc. Le jour est arrivé.
Pour mieux asseoir le concept, on circule autour de la fosse (d’orchestre), et bien des scènes ont lieu au bord du golfo mistico. On comprend à l’image finale où chœur et solistes se penchent vers l’orchestre, que la seule fosse qui reste, et qui vaille c’est celle d’où sort la musique…de Mozart.
Robert Carsen et on peut le supposer, Philippe Jordan, ont opté pour une version avec les dialogues peu ou prou intégraux alors qu’ils sont souvent raccourcis. Mais la mise en scène n’en fait pas grand chose, sauf lorsque Papageno est en scène, dans ces moments de fraîcheur populaire que le chanteur autrichien Daniel Schmutzhard, ancien de la Volksoper de Vienne, sait valoriser avec métier; pour le reste, c’est quelquefois longuet.
La présence de la vidéo (Martin Eidenberger) qui puise son inspiration aux meilleures sources (merci Bill Viola) donne une belle image de l’ensemble du dispositif scénique, notamment, dans la deuxième partie, jouant sur les quatre saisons selon la situation de Tamino et Pamina, ou projetant un gigantesque portrait de Pamina lors du fameux Dies Bildnis ist bezaubernd schön.
Carsen a voulu explicitement que l’initiation maçonnique dans cette vision disparaisse : a-t-il alors voulu que ces maçons ne construisissent pas, mais creusassent : ces Maçons sont plus ou moins un club de fossoyeurs, des anti-maçons en quelque sorte. Là où il y avait compas ou triangle, il y a des échelles, porte d’entrée de ce monde vaguement infernal. Point trop besoin d’en rajouter sur les effets, même si l’épreuve du feu est particulièrement bien réalisée: ce monde du dessous est inquiétant en soi.
Il reste que cette vision générale permet à Carsen de véritablement obéir au texte très unanimiste de Mozart, en faisant de la scène finale une scène de réconciliation générale, où même le dernier esprit noir, le méchant presque définitif Monostatos, est intégré au groupe général par Pamina, et alors Monostatos…devient blanc. Magie quand tu nous tiens (il est vrai que François Piolino, qui chante le rôle, n’est pas grimé en noir…).
Bref, à la fin, tout le monde il est beau, tout le monde il est gentil et tout le monde il est autour de la fosse d’orchestre pour célébrer le divin Mozart.
Vision réconciliatrice d’une originalité étonnante faite pour attirer les bravos…et qui effectivement attire les bravos.
On peut gager qu’une telle mise en scène, vu le triomphe remporté, en a désormais pour longtemps à l’Opéra Bastille, et dès l’an prochain, elle sera reprise avec deux chefs jeunes et intéressants, Constantin Trinks et Patrick Lange. Magie des effets du tiroir caisse.
Soyons justes, sans être un immense spectacle, l’ensemble se laisse voir sans déplaisir, même si une fois qu’on a compris l’alliance des « parents » Sarastro/Reine de la Nuit pour faire que les enfants s’aiment, rien n’est plus inattendu.
Le problème pour ma part vient plutôt de la fosse.
Philippe Jordan propose, comme d’habitude un travail très au point, je dirais bien mis au point, millimétré, laissant entendre tous les pupitres, dans une clarté remarquable sans scorie aucune.
Mais en l’entendant, je me mettais, inévitable ancien combattant de l’Opéra de Paris, à repenser à l’entrée au répertoire de la Flûte enchantée à l’Opéra Garnier…en 1977 (si …si…pas si vieux) avec Karl Böhm, Kiri te Kanawa en Pamina (et Martti Talvela en Sarastro)…et…et…. J’ai encore dans l’oreille l’orchestre de cristal de Böhm, son inépuisable énergie, ses raccourcis fulgurants, sa poésie aussi dans la capacité qu’il avait à faire chanter l’orchestre, à lui donner d’ineffables couleurs, à le mener, à le diriger c’est à dire, littéralement, à lui donner une direction…
Et l’entendais hier soir dans cette fosse de Bastille un orchestre au son morne, sans aspérités, parfait mais mortel (ah, ça, on était en phase avec la mise en scène !), un orchestre sans éclat, sans risque, mené avec le conformisme de la perfection froide, sans la moindre émotion, qui distillait, osons le dire un certain ennui, notamment au premier acte, jamais inattendu : une forme sans doute, mais pas d’âme, pas de personnalité, pas de caractère.
Et qu’on ne me dise pas, comme je l’ai vu écrit plusieurs fois « c’est la faute de la grandeur de la salle, peu adaptée à une œuvre qui est un opéra intimiste »..d’abord, on disait pareil quand on fit à Garnier Cosi fan tutte perdu dans l’immense vaisseau de Garnier (sic..avec Josef Krips à la barre quand même…).
Mais lorsque Karajan dirigeait La Flûte enchantée de Giorgio Strehler au Grosses Festspielhaus de Salzbourg, a-t-on été cherché la grandeur de la salle ? Lorsque Simon Rattle l’an dernier a dirigé la même mise en scène dans le non moins immense Festspielhaus de Baden-Baden, à l’acoustique non moins ingrate, a-t-on incriminé la salle et son immensité ?
Après vingt ans de Bastille, on sait bien que s’il doit y avoir triomphe, tout le monde entend l’orchestre : souvenons nous du Don Giovanni de Haneke, ou des Nozze de Strehler. L’orchestre n’est ni plus ni moins nombreux, et plus personne ne parle de la salle ni de son acoustique. Prétextes que tout cela car la direction imprimée par Philippe Jordan était pour mon goût simplement éteinte, sans véritable sève, sans vie, sans âme, même si je reconnais qu’il a remporté un vrai succès au rideau final. Je n’ai pas entendu pour ma part de quoi m’esbaudir.
Le chœur de l’Opéra, bien préparé, a vraiment ménagé de beaux moments, en particulier le fameux O Isis und Osiris.
Du côté des chanteurs, c’est un peu contrasté : les trois dames (Eleonore Marguerre, Louise Callinan et Wiebke Lehmkuhl) et les trois enfants de l’Aurelius Sängerknaben de Calw (près de Stuttgart) étaient excellents, les uns très veuves un peu olé olé, des veuves indignes si l’on veut, à vouloir s’arracher le blond, jeune et frais Tamino et parfaites au niveau du chant, de la précision, du rythme. Et les trois enfants tantôt en footballeurs, tantôt en wanderer, mimant ceux qu’ils conseillaient, étaient vraiment impeccables de cohésion et de fraîcheur. Fraîche aussi la Papagena juvénile de Regula Mühlemann.
Le Sprecher de Terje Stensvold, un rôle donné souvent à des gloires passées (j’ai entendu Hans Hotter dans les années 80) est ici vraiment défendu avec honneur ; le baryton norvégien, entendu ces dernières années dans Wotan, a une voix sonore, bien posée, avec une impeccable diction. Un joli moment, même s’il est court.
Le Papageno de Daniel Schmutzhard, m’est apparu très conforme, par le style et par le jeu, aux grands Papageno des trente cinq dernières années (comme Christian Bösch par exemple), le timbre est agréable et séduisant, la couleur et la personnalité sont là, mais la projection et la puissance font un peu défaut. C’est dommage, mais pas rédhibitoire, tant le personnage est bien construit avec une indubitable présence scénique, sans plumes, sans couleurs, mais en simple wanderer avec son sac à dos et sa glacière abritant les oiseaux capturés.
Le Monostatos de François Piolino, s’il est vraiment très à l’aise en scène, dans son physique de garçon mauvais genre, a l’abattage scénique, mais pas vocal, car la voix peine à s’affirmer et à s’imposer.
Une relative déception vient de la Reine de la Nuit de Sabine Devieilhe, que j’avais tellement aimée à Lyon l’an dernier dans le même rôle. Le premier air est hésitant, la voix peine à se placer, les aigus et notamment le fa sortent à peine, de manière aigrelette.
Cela va mieux, bien mieux même, dans der Hölle Rache ; la voix retrouve sa sûreté, les piqués sont nets, les aigus présents et pleins. Rien à redire, sauf que sur l’ensemble, c’est une prestation inférieure à celle de Lyon – il est vrai que les deux salles n’ont pas les mêmes exigences en terme de projection ou de volume.
Franz-Josef Selig en Sarastro a dans la voix cette simplicité et cette humanité naturelles qui en font un personnage attachant, même si on entendu des Sarastro plus profonds et plus sonores. J’ai aimé la diction, parfaite, la clarté du discours, l’émission impeccable, c’est sans conteste l’un des meilleurs éléments de la distribution. Il remporte d’ailleurs un très grand succès.
Pavol Breslik en Tamino a un très joli timbre, une très grande élégance du chant, une solide technique, mais il a un côté gentillet, mozartien au mauvais sens du terme, sans véritable éclat ni personnalité, qui contribue à faire pâlir le personnage, à en effacer le caractère. Je trouve que Tamino a besoin d’une voix qu’on pourrait imaginer en futur Lohengrin, une voix plus affirmée (comme l’était naguère Gösta Winbergh, ou comme l’a chanté Jonas Kaufmann). Ce Tamino reste pour moi un peu trop transparent, même si le chant de Pavol Breslik ne mérite aucun reproche au niveau technique ou de l’exécution.
Julia Kleiter était déjà en 2004 et 2005 Pamina à l’Opéra de Paris, elle a aussi été Pamina sous la direction de Claudio Abbado. C’est dire que le rôle lui colle à la peau, et qu’elle l’incarne : c’est sans doute la seule à avoir cette voix incarnée : son Ach ich fühl’s est à la fois merveilleux de fraîcheur, de simplicité et d’émotion retenue. Avec Sarastro, elle est la seule du plateau a dominer le rôle à force de simplicité et de naturel. Un grand moment de musique de poésie et d’intensité. Elle domine le plateau sans conteste.
Le triomphe final, les rappels nombreux, montrent que le spectacle a eu prise sur le public et on ne peut que s’en réjouir. C’est un spectacle honorable, de bon niveau, sans avoir l’aura des réussites totales et incontestées. Peut-être une direction plus vive, une distribution un peu plus équilibrée permettrait de donner à la soirée ce qui lui manque, cette hargne mozartienne à la veille de la mort, cette fraîcheur sonore, cette jeunesse de la musique, qui est la victoire définitive de la vie.
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