Une fois encore disparaît un pan de ma jeunesse, de ce moment où je découvrais l’opéra à l’Opéra de Paris. Peu après Franz Mazura s’efface Nello Santi, une autre de ces figures qui éclaira mes jeunes années de lyricomane pas encore averti. Ceux qui décorent mon mur des souvenirs lyriques s’effacent hélas les uns après les autres.
Nello Santi est un de ces chefs italiens (né à Adria en Vénétie en 1931), qui a construit l’essentiel sa carrière hors d’Italie (il a dirigé pour la première fois à la Scala en 2017…). Il y a dirigé à ses débuts (Rigoletto à Padoue), mais on l’a vu plutôt très vite à Londres, à Vienne, au MET, puis à Paris. Il a essentiellement dirigé à Zurich jusqu’à ces toutes dernières années, il est d’ailleurs devenu citoyen suisse. Les derniers temps, on lui reprochait de diriger fort, d’être zim boum boum en contradiction avec le désir de raffinement qui caractérise l’âge actuel de l’opéra: souvenons-nous du « Verdi come Mozart » revendiqué par Riccardo Muti lors d’une production de Trovatore à la Scala qui fut d’un ennui mortel.
Santi, c’est au contraire la grande tradition de l’interprétation verdienne, directement issue de Toscanini de qui il se revendiquait d’ailleurs.
Nello Santi, je l’entendis essentiellement à Paris, où il dirigea I vespri siciliani de 1974 à 1979 dans la belle production de John Dexter, mais aussi Otello, La Bohème, Il Trovatore, Nabucco, Simon Boccanegra jusqu’à la fin des années Liebermann). Il fut enfin appelé en 1991 à diriger à Bastille Manon Lescaut dans une des premières productions de Robert Carsen venue de l’Opéra des Flandres. Depuis, plus rien. Il n’était plus digne de Paris.
J’achetai aussi un jour un enregistrement pirate d’un Ballo in maschera qu’il dirigeait au MET où Leonie Rysanek en Amelia, dans un de ses soirs les plus noirs gratifiait d’un Ecco l’orrido campo devenu en l’espèce ecco l’orrido canto pour l’occasion où le célèbre soprano entama tout sur un mauvais pied, avec des problèmes de justesse en escadrille face à un Bergonzi solaire.
Nello Santi restera pour moi lié à la découverte des Vespri Siciliani, un opéra cher à mon cœur depuis, lié aussi à ma récente découverte de Verdi (j’avais commencé par Aida à Caracalla en 1965, Il Trovatore puis I Vespri Siciliani en 1973 et 1974 à Paris) : mon troisième Verdi, avec lui en fosse, fut la révélation définitive. Et c’était un « chef à l’ancienne », au sens où il dirigeait à l’italienne sans partition, et qu’il était pour les chanteurs d’une sécurité à toute épreuve, attentif aux voix, aux rythmes et qu’il donnait à Verdi avec une palpitation extraordinaire, cette vie fabuleuse qui alors ne cessait de me séduire et de m’emporter.
Il ne fallait pas chercher chez lui les raffinements extrêmes ou une révélation maniaque des architectures internes d’une partition, mais il avait un sens du théâtre, un sens de l’œuvre un sens du chant qui littéralement emportait comme dans un tourbillon : il a toujours eu un grand succès à Garnier parce qu’il représentait ce Verdi « all’italiana » que le public nouveau que Liebermann et sa programmation avait suscité attendait et adorait. Aujourd’hui, c’est une conception un peu dépassée, considérée comme routinière, et Santi a été rangé dans les magasins d’antiquités, du moins de ce côté-ci des Alpes où la critique était devenue très sévère et un peu distante sinon méprisante avec lui.
Et pourtant, quelle vivacité, quelle sève, quel sang : il savait emporter un orchestre, lui communiquer une flamme, une ardeur qu’on entendait alors rarement. Il était l’un des derniers héritiers directs d’Arturo Toscanini, à qui il vouait une admiration sans bornes, et pouvait être comparé à Antonino Votto ou Francesco Molinari Pradelli, c’est à dire l’héritier d’une tradition qui aujourd’hui s’est éteinte avec lui, garantie d’un ton parfaitement idiomatique.
L’un des dernières fois que je l’ai entendu, c’était à Zurich, en 2007 dans André Chénier de Giordano et j’avais une fois de plus revu avec émotion sa silhouette massive, sa manière énergique de diriger, d’accompagner les chanteurs (même si le volume dans la salle de Zurich aurait pu être un peu retenu), sa sûreté avec l’orchestre et la respiration qu’il donnait à l’œuvre.
Il a été un zurichois d’adoption tant il y a dirigé. Il fait partie de ces chefs qui respiraient le répertoire italien, avec une conception qui représente la permanence d’une tradition que les allemands appellent les Kapellmeister », ces chefs qui garantissent un style, une continuité, et qui président à la cohérence sonore des orchestres. Nello Santi, c’était une figure qui représentait la solidité musicale et un style italien qui manquera quelque peu aujourd’hui.
J’ai pour lui une reconnaissance profonde, qui tient au rôle qu’il a joué dans ma découverte de Verdi et de son feu intérieur, qui me marquera pour longtemps : c’est pourquoi je lui ai toujours voué une admiration affectueuse.
Étiquette : Carlo Bergonzi
HOMMAGE A LEONTYNE PRICE: ERNANI de Giuseppe VERDI (enregistrement SONY) MET 1962 (Price, Bergonzi, Tozzi, MacNeil, Dir: Thomas Schippers)
La collection publiée par Sony autour de la mémoire sonore du Metropolitan Opera contient un certain nombre de joyaux dont cet Ernani enregistré le 1er décembre 1962, dirigé par Thomas Schippers, avec Carlo Bergonzi, Leontyne Price, Cornell Mac Neil et Giorgio Tozzi.
Au moment où Leontyne Price fête ses 89 ans, j’ai eu envie de réécouter cet enregistrement et d’en rendre quelque compte, pour dire mon enthousiasme, et aussi parler d’une œuvre chère entre toutes.
En France, d’Ernani point d’écho, au moment où l’Opéra affiche certes Trovatore, mais n’a jamais vraiment défendu que le répertoire verdien international et ne défend même pas le répertoire du Verdi français, dont Le Trouvère est un exemple (version avec variations et ornementations spécifiques et final revu) .
Certains pensent même qu’Ernani est à ranger aux rang d’Alzira ou d’autres Battaglia di Legnano, œuvres secondaires voire oubliées. Or Ernani dépasse et de loin Giovanna d’Arco récemment vu à la Scala, voire Nabucco et doit être rangé dans les chefs d’œuvre du compositeur italien. D’abord parce que derrière le librettiste Francesco Maria Piave se cache Victor Hugo et que les situations et les personnages ont une consistance nouvelle qui annonce les grandes œuvres futures, ensuite parce que certains airs (Ernani, Ernani, Involami d’Elvira, ou infelice e tuo credevi.. de Silva), duos/trios (le trio du premier acte No crudeli d’amor non m’è pegno etc… ) et ensembles (Un patto ! un giuramento ! chœur des conjurés) s’inscrivent immédiatement dans les grands moments verdiens du répertoire.
Peu de productions dans le paysage, la dernière grande reprise le fut l’an dernier par James Levine au MET, qui la saison dernière a montré qu’il restait l’un des plus grands chefs verdiens de l’époque avec cet Ernani en mars 2015, puis Un ballo in marchera le mois suivant. J’ai eu la chance de voir les deux, et Ernani était plus réussi (musicalement) que Ballo in maschera, même si la production semblait exhumée des poussières du passé .
J’en ai rendu compte et la distribution composée d’Angela Meade, de Francesco Meli, de Placido Domingo et de Dmitri Belosselsky défendait merveilleusement l’œuvre, tandis que James Levine rendait à cet opéra le relief et la grandeur qu’il mérite.
En 1962, c’était Thomas Schippers. Ce chef trop vite disparu était l’un des grands chefs lyriques de l’époque, notamment mais pas seulement pour le répertoire italien (on lui doit aussi une très belle Carmen avec Regina Resnik), tension, pulsation, rythme. Son Ernani (qu’il a aussi enregistré en 1968, mais avec une distribution un peu moins convaincante chez RCA) est ici un exemple de ce qu’était le MET dans les années 60, de ce qu’était une soirée mémorable (avec un choeur exceptionnel) et quels échos elle portait dans le public, avec la tradition américaine d’applaudir à l’entrée de la vedette, mais aussi l’absence totale de da capo et de reprises, ce qui serait impensable aujourd’hui (Levine l’an dernier faisait les da capo).
Pour écouter une version « authentique », il faut écouter Muti (j’en ai aussi rendu compte) avec Ghiaurov, Bruson, Freni, Domingo (en Ernani cette fois), où Freni nous semble encore merveilleuse de vérité, mais n’étant pas tout à fait une Elvira, elle fut un peu contestée en 1982 …
Cet Ernani de 1962 est d’abord un belle preuve pour la direction de Schippers, énergique, claire, éclatante quelquefois, avec un chœur somptueux, une clarté qui étonne au départ, tant on a dans l’oreille un prélude plus sombre, voire sinistre dans les premières mesures. Il donne à l’ensemble un halètement typiquement verdien, où l’attention ne retombe jamais, où la musique de Verdi est portée à l’incandescence. Bien sûr, le son tout à fait correct n’a pas le relief d’un son « hifi », mais dès que les chanteurs ouvrent la bouche, on se rend compte que les arrangements sonores aujourd’hui ordinaires, sont inutiles face à Carlo Bergonzi et Leontyne Price. Dès qu’il se mettent à chanter, c’est une remise à zéro des curseurs verdiens d’aujourd’hui. C’est totalement incomparable. Et c’est là la magie du son en direct, sans filet, venu de la vieille salle du MET, sorte d’émergence de ce qu’était le chant verdien à l’époque, avec des chanteurs aujourd’hui un peu oubliés pour certains qui furent des grands à l’époque, pourtant bien servis par le disque, Cornell Mc Neil qui n’a jamais eu en Europe le relief et la gloire de ses collègues barytons contemporains, et notamment Tito Gobbi (Cappuccilli en était à ses tout débuts…mozartiens), et Giorgio Tozzi l’une des basses remarquables du MET, ces basses maison qui faisaient que le niveau du MET ne descendait jamais sous l’excellence. Et puis Bergonzi et Price, jeunes encore (Leontyne Price avait 35 ans, Bergonzi 38), étaient au sommet de leurs moyens.
Il faut entendre Leontyne Price tenir les notes de Ernani, involami et la cabalette qui suit pour comprendre ce que chanter Verdi voulait dire pour elle. Un contrôle sur chaque note, sur chaque inflexion, une étendue incroyable des graves aux notes les plus aiguës, une agilité bien présente, et dans l’aria, et dans la cabalette, avec un sens du rythme et de la couleur consommés. Il faut l’entendre aussi dans les ensembles, avec cette présence vocale phénoménale qui fait que chaque apparition était attendue avec impatience .
Bien sûr, Leontyne Price est le soprano verdien par excellence, qui porte haut la complexité d’un chant que très peu de chanteuses de ce niveau portent aujourd’hui. Anna Netrebko est une très grande chanteuse, elle a d’abord triomphé dans le bel canto, puis la voix a grossi, mais à un niveau tel qu’elle en a perdu un peu de ductilité (c’est net dans Giovanna d’Arco). J’ai toujours entendu en elle une Norma, qu’elle va aborder, un peu tard pour moi, l’an prochain. Et cette voix me paraît aujourd’hui bien plus convenir à Puccini et aux véristes qu’à Verdi ou Bellini. Et elle aborde aussi Wagner avec Lohengrin en mai prochain. Attention à ce que trop de faveur ne tue…
Leontyne Price a abandonné les scènes en 1985 – elle n’avait pas 60 ans- au moment où elle ne chantait plus aussi parfaitement, où planait la menace inévitable de l’âge, mais qui entend sa dernière Aida reste stupéfait du volume et du contrôle et surtout de l’étendue (les graves!), bref de la performance encore unique . On peut l’admirer dans les différents Trovatore qu’elle a faits avec Karajan, y compris le dernier (dont le Manrico est Franco Bonisolli).
Qu’on se réfère pour chavirer à ses années 60, qu’on se réfère à ses Leonora, ses Aida, ses Elvira. Elvira notamment, car c’est un des rôles de Verdi les plus difficiles, que peu de très grandes ont abordé, et pas toujours avec succès.
Je me souviens qu’Alexia Cousin, une des voix françaises les plus prometteuses qui a abandonné brusquement la carrière, avait osé Surta è la notte Ernani Involami après un récital pour jeunes chanteurs à la Scala, et je me souviens encore de la stupéfaction des spectateurs et notamment des connaisseurs : pour tous oser Ernani à cet âge, c’était vraiment hardi, voire téméraire.
Alors, Leontyne Price est la référence pour Elvira, à mon avis, tout simplement parce que personne depuis les années 1980 n’a chanté Verdi aussi bien qu’elle. Même Renata Scotto que j’ai entendue merveilleuse dans Trovatore, et dans Otello, rate un peu cet air d’Elvira (dans ce que j’en ai entendu au disque) un peu crié, même si les filati sont à se damner.
Angela Meade, entendue au MET l’an dernier, s’en tire avec tous les honneurs, avec moins de puissance que Leontyne Price, mais avec la ductilité, et l’homogénéité.
De toute manière, Verdi a toujours réussi aux chanteuses américaines : Zinka Milanov (qui était croate, mais qui a marqué le MET) Leontyne Price, Martina Arroyo, et aujourd’hui Sondra Radvanovski et Angela Meade font pour moi partie de ces voix faites pour Verdi.
Alors, honorez Leontyne Price en écoutant cet Ernani.
Mais il n’y a pas que Price, il y a aussi Carlo Bergonzi, qui dès le lever de rideau impose sa ligne, son élégance, sa maîtrise des volumes, ses aigus solides et tenus : sans effets autres que le chant pur, Bergonzi impose sa totale suprématie dans ce répertoire, que seul Placido Domingo peut lui disputer. Il a le volume et l’étendue (c’est un ancien baryton), il a la force et il a aussi et surtout une pureté sonore qu’aucun ténor ne lui dispute, pour le coup. Il faut entendre comment il module dans son premier air les deux vers
il primo palpito d’amor,
d’amor che mi béò
et comment il entame la cabalette et la manière dont il tient la note finale après avoir miraculeusement chanté gli stenti suoi, le pene, Ernani scorderà.
Nous sommes à des niveaux aujourd’hui non atteints, et je conseille vraiment les lecteurs curieux de chant verdien de s’y replonger, pour comprendre la distance qui nous en sépare.
Souvent, la suprématie des deux protagonistes laisse dans l’ombre les deux autres, Silva et Carlo, la basse et le baryton : Muti dans son enregistrement ne les avait pas oubliés, ils en sont sans doute avec Domingo (à son meilleur dans l’enregistrement de Muti) les phares, dans un enregistrement où les hommes dominent, malgré une Freni vibrante, mais techniquement à la peine : Ghiaurov et Bruson montrent eux aussi ce que chanter veut dire. Ghiaurov n’a pas été remplacé comme basse verdienne, à une époque, la nôtre, où nous n’en manquons pas, mais pâles et souvent sans véritable expressivité. Ghiaurov avait la technique, l’étendue, le volume, la profondeur sonore et l’expressivité (Filippo II !!), dans Silva, il est phénoménal…
Giorgio Tozzi est l’une de ces basses un peu oubliées aujourd’hui qui a fait les grandes heures du MET et des enregistrements de cette époque. Italien d’origine né à Chicago, il a chanté tous les grands rôles de basse du répertoire, Verdi bien sûr, mais aussi Moussorgski et Wagner ou même Debussy (Arkel). Comme Leontyne Price, il est lié à mon enfance, puisque les deux faisaient partie de la distribution de mon premier enregistrement de la Symphonie n°9 de Beethoven, par Charles Munch et le Boston Symphony Orchestra (Leontyne Price, Maureen Forrester, David Poleri, Giorgio Tozzi) que j’ai encore dans mes « vinyles ».
Même s’il n’est pas dans sa meilleure forme, il reste impressionnant dans infelice…e tu credevi avec une voix assez claire (il a commencé comme baryton), et un style d’une certaine retenue, sans exagérations démonstratives; la voix est merveilleusement homogène et les aigus tenus (ancora il cor).
Cornell MacNeil est Carlo, le roi Charles Quint : à l’époque il a 40 ans, et va connaître une carrière exceptionnelle de baryton Verdi (à 63 ans c’est lui qui est Germont dans le film La Traviata de Zeffirelli avec Stratas et Domingo en 1985), la mémoire de l’opéra semble l’avoir un peu oublié, et pourtant, on le rencontre dans bien des enregistrements dont l’Aida de Karajan (avec Tebaldi et Bergonzi) , Rigoletto avec Joan Sutherland (Sonzogno 1961) ou le fameux Ballo in maschera de Solti (1961) avec Nilsson et Bergonzi. C’est LE baryton de ces années-là, pur produit de l’école américaine (il a d’ailleurs commencé dans le Musical). Carlo est le rôle qui l’a lancé dans la carrière internationale puisqu’il le chante à la Scala où il remplace Ettore Bastianini dans une nouvelle production d’Ernani aux côtés de Franco Corelli en 1959. À noter d’ailleurs que la Scala, entre 1958 et 2016, affiche trois séries de représentations d’Ernani, en 1959, en 1969 et en 1982 (dernière représentation en janvier 1983), signe évident de la difficulté à réunir des protagonistes de niveau qui puissent défendre l’oeuvre.
Cornell MacNeill est au sommet de sa forme dans ces années-là, il partagea la vedette avec les grands barytons américains de l’époque, Leonard Warren, mort en scène deux ans auparavant et Robert Merrill. Le moment à écouter passionnément dans cet enregistrement est son air du 3ème acte Gran Dio ! un air qui fait écho à celui de Filippo II du Don Carlo (avec le même violoncelle en arrière plan), un air de méditation et d’introspection : à 23 ans de distance, le père et le fils méditent sur le pouvoir, sur la fidélité, la vertu.
Il faut entendre les dernières paroles
e vincitor de’ secoli
Il nome mio farò
et les aigus qui scandent nome, mio, farò, et l’incroyable « si » tenu sur farò qui déchaine l’enthousiasme justifié de la salle.
Vous voulez entendre du chant verdien ? vous voulez entendre Leontyne Price dans ses œuvres, entourée des meilleurs chanteurs de l’époque ? vous voulez découvrir l’un des plus beaux opéras de Verdi et entendre tonner Hugo en filigrane ? Alors précipitez-vous sur cet enregistrement pour découvrir l’œuvre et jouir sans entraves du chant, puis achetez l’enregistrement de Muti dans une de ses interprétations les plus accomplies pour entendre un Verdi « archéologique » avec les da capo, les reprises, l’énergie et le lyrisme.
Et les deux à un prix raisonnable, autour de 18€…[wpsr_facebook]
CARLO BERGONZI A 90 ANS
Carlo Bergonzi a 90 ans, et c’est l’occasion de reparler de lui et de rappeler quel artiste il fut.
Tout en ayant laissé des enregistrements mythiques, tout en ayant été une des vedettes du chant des années 50 et 60, Carlo Bergonzi n’a peut-être pas eu la gloire insolente d’un Mario del Monaco ou même d’un Franco Corelli, qui faisaient délirer les foules. Mais il a eu un parcours d’une régularité exemplaire. C’est sans aucun doute le plus grand ténor verdien de l’après guerre, Écouter chanter Bergonzi, c’est prendre une leçon de chant. Une leçon de technique : aigus, notes filées, pianissimi, contrôle, projection, chaleur du timbre, clarté de la diction, émission, phrasé, tout passe, à la perfection. Pas un ténor ne fit Riccardo de Ballo in maschera avec cette facilité.
Il a commencé comme baryton juste après guerre et va retravailler sa voix pour amorcer assez vite, au début des années 50 une carrière de ténor qu’il va poursuivre jusqu’au début des années 80, où il donna un concert à la Scala stupéfiant par la technique et par le souffle.
Un coffret de deux CD vient de paraître chez DECCA, qui fait éclaire par des extraits significatifs ce parcours exemplaire. On doit évidemment préférer des auditions complètes, mais pour celui qui veut découvrir l’art de Carlo Bergonzi, ces deux CD constituent sans conteste une entrée intéressante.
On dit toujours que Bergonzi, c’est d’abord un ténor verdien. Ce qui pourrait être atavique, vu sa naissance en Emilie-Romagne, au cœur de la campagne verdienne, à quelques encablures de Sant’Agata.
Et de fait, qui l’a entendu dans Un Ballo in maschera ou Aida peut comprendre ce que chanter Verdi veut dire. Je suggèrerais cependant au curieux désireux de rentrer dans cet art, d’écouter d’abord Vesti la giubba de I Pagliacci de Leoncavallo. Un air particulièrement connu, chanté à un moment ou l’autre par tous les grands ténors, un air de bravoure: des aigus, des graves, l’expression de la douleur, démonstrative et une relative brièveté qui doit frapper. Habituellement le ténor commence dans une couleur sombre, puis monte à l’aigu (ridi Pagliaccio !) en poussant très fort, concentré sur le forte qui doit exprimer la désespérance. Bergonzi ne donne jamais l’impression de forcer, la montée à l’aigu semble naturelle, sans que la voix se resserre, sans que la gorge soit sollicitée (ou du moins sans qu’on en ait l’impression) et l’aigu sort, très large, très ouvert, avec une facilité déconcertante. C’est stupéfiant. Qui a jamais entendu une telle maîtrise et une telle facilité apparente ? C’en est même presque contreproductif, car avec une telle facilité, on pourrait avoir l’impression que l’interprète est moins concerné, moins engagé. Il n’en est rien, car tout est dans l’expression et la modulation de chaque note. Écoutez le premier « ridi Pagliaccio » avec ce r roulé et une légère couleur sarcastique, puis le second, le plus spectaculaire, tellement homogène, tellement ouvert, tellement plein, qui se termine par des inflexions piano à crever de douleur. Karajan s’est engagé derrière, lui qui savait suivre les chanteurs au millimètre et qui les accompagnait à l’orchestre comme on le fait au piano. Jamais peut-être on a eu une telle impression de maîtrise, et une interprétation définitive sans autre outil que le chant et la voix, sans roucoulades, sans cris, sans expressionnisme aucun. Unique.
Une voix qui semble naturelle, et qui pourtant a été très travaillée puisque qu’elle est passée de baryton à ténor, comme ces danseurs qui avec un éternel sourire font les plus redoutables saut, résultats d’heures et d’heures d’exercice, Carlo Bergonzi a semblé accéder à tous les grands rôles du répertoire italien sans effort aucun. C’est qu’il soigne aussi le mot, dans sa sculpturale expressivité, veillant toujours à être compris, à être clair, mais aussi veillant à ce que la note sur le mot soit modulée, de manière à ce que sens, son, et sentiment soient ensemble au rendez-vous : une voix veloutée, sans aspérités jamais, sans aucune acidité, d’une qualité égale qui laisse échapper seulement la musique, non pas au sens d’un art du son, mais d’un art du sens.
Carlo Bergonzi a été prudent dans ses choix, il n’a chanté que du répertoire italien, et connaissait à la fois toutes ses possibilités et ses limites. Le timbre était moins lumineux que celui d’autres ténors, moins ensoleillé si l’on veut, ce qui peut faire préférer dans certains rôles (Le Duc de Mantoue dans Rigoletto) des voix plus juvéniles, plus claires, mais on ne peut qu’admirer le contrôle, la fluidité, la sécurité. Dans Puccini, ce contrôle vocal, cet art des notes filées, cet art du chanter piano que bien peu de ténors possèdent (et c’est ce qui fait la singularité d’un Kaufmann aujourd’hui dont c’est la carte de visite), rendent aussi son Puccini à la fois pudique et sensible, à mille lieues du cirque des décibels. Écoutez cette manière dont le do final de Che gelida manina sort, presque à l’improviste, mais écoutez surtout les dernières mesures avec une note tenue jusqu’au silence qui montre vraiment ce que chanter veut dire…
Dans Verdi, Bergonzi utilise toutes ses qualités précédemment soulignées, facilité, homogénéité, diction, simplicité du propos qui se cache seulement derrière une interprétation musicale sans rien rajouter, sans aucun effet histrionique. Mais son Verdi tient compte à la fois de ses années de baryton (il a chanté Germont, Rigoletto par exemple) qui ont sculpté et assis le registre grave qu’il n’a jamais perdu, mais aussi de la technique belcantiste, (sans qu’il ait abordé ce répertoire, si l’on excepte un incroyable Nemorino de l’Elisir d’amore et Edgardo de Lucia di Lammermoor) ce qui est plus rare, due à un art de la respiration et une tenue de souffle à peu près uniques. C’est un ténor qui n’a pas été tant remarquable par les aigus, que par un registre central étendu, qu’il maintiendra sans scorie et avec une sécurité confondante jusqu’à la fin de sa carrière. C’est cela qui en fait un Riccardo exceptionnel du Ballo in maschera, il sait tenir une note sur une longue phrase jusqu’à l’extinction du son et cela c’est unique, et Riccardo est plutôt central, sans aigus ravageurs comme peuvent l’être Manrico (Trovatore) et Radamès (Aida), rôles qu’il abandonna au crépuscule de la carrière. En cela, il se rapproche de celui qui lui a succédé dans les grands rôles verdiens, Placido Domingo qui aujourd’hui fait une fin de carrière de baryton, là par où Bergonzi avait commencé. On trouve chez eux deux la même musicalité et le même sens du son et de la tenue de souffle, mais là où Bergonzi reste incomparable c’est par la technique de fer et la naturalezza qu’il a gardé bien au-delà de son adieu officiel à la scène (il a eu des apparitions sporadiques jusqu’à 2001). Les chanteurs qui durent le plus, ce sont ceux qui ont travaillé le souffle : à Magda Olivero qui chantait Adriana Lecouvreur à 82 ans, on demandait le secret de sa longévité, elle répondait : « la marche en montagne ».
À ceux qui veulent découvrir Carlo Bergonzi, je conseille ces deux disques qui viennent de paraître, à ceux qui veulent en jouir, je conseille le gros coffret des 17 Cds Carlo Bergonzi, the Verdi tenor, toujours chez DECCA. Pas un ténor d’aujourd’hui ne chante ainsi.
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Je viens d’apprendre son décès. Il n’aura pas beaucoup profité de ses 90 ans. Quelle année difficile pour la musique classique. La meilleure manière de lui rendre hommage c’est écouter ses disques, je viens de réécouter son Ballo in maschera avec Leontyne Price, Shirley Verrett, Reri Grist et Robert Merrill, sous la direction d’Eric Leinsdorf. Simplement anthologique. Les trois dernière plages du CD1 (Ecco l’orrido campo et le duo) font trembler d’émotion.
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