Carlo Bergonzi a 90 ans, et c’est l’occasion de reparler de lui et de rappeler quel artiste il fut.
Tout en ayant laissé des enregistrements mythiques, tout en ayant été une des vedettes du chant des années 50 et 60, Carlo Bergonzi n’a peut-être pas eu la gloire insolente d’un Mario del Monaco ou même d’un Franco Corelli, qui faisaient délirer les foules. Mais il a eu un parcours d’une régularité exemplaire. C’est sans aucun doute le plus grand ténor verdien de l’après guerre, Écouter chanter Bergonzi, c’est prendre une leçon de chant. Une leçon de technique : aigus, notes filées, pianissimi, contrôle, projection, chaleur du timbre, clarté de la diction, émission, phrasé, tout passe, à la perfection. Pas un ténor ne fit Riccardo de Ballo in maschera avec cette facilité.
Il a commencé comme baryton juste après guerre et va retravailler sa voix pour amorcer assez vite, au début des années 50 une carrière de ténor qu’il va poursuivre jusqu’au début des années 80, où il donna un concert à la Scala stupéfiant par la technique et par le souffle.
Un coffret de deux CD vient de paraître chez DECCA, qui fait éclaire par des extraits significatifs ce parcours exemplaire. On doit évidemment préférer des auditions complètes, mais pour celui qui veut découvrir l’art de Carlo Bergonzi, ces deux CD constituent sans conteste une entrée intéressante.
On dit toujours que Bergonzi, c’est d’abord un ténor verdien. Ce qui pourrait être atavique, vu sa naissance en Emilie-Romagne, au cœur de la campagne verdienne, à quelques encablures de Sant’Agata.
Et de fait, qui l’a entendu dans Un Ballo in maschera ou Aida peut comprendre ce que chanter Verdi veut dire. Je suggèrerais cependant au curieux désireux de rentrer dans cet art, d’écouter d’abord Vesti la giubba de I Pagliacci de Leoncavallo. Un air particulièrement connu, chanté à un moment ou l’autre par tous les grands ténors, un air de bravoure: des aigus, des graves, l’expression de la douleur, démonstrative et une relative brièveté qui doit frapper. Habituellement le ténor commence dans une couleur sombre, puis monte à l’aigu (ridi Pagliaccio !) en poussant très fort, concentré sur le forte qui doit exprimer la désespérance. Bergonzi ne donne jamais l’impression de forcer, la montée à l’aigu semble naturelle, sans que la voix se resserre, sans que la gorge soit sollicitée (ou du moins sans qu’on en ait l’impression) et l’aigu sort, très large, très ouvert, avec une facilité déconcertante. C’est stupéfiant. Qui a jamais entendu une telle maîtrise et une telle facilité apparente ? C’en est même presque contreproductif, car avec une telle facilité, on pourrait avoir l’impression que l’interprète est moins concerné, moins engagé. Il n’en est rien, car tout est dans l’expression et la modulation de chaque note. Écoutez le premier « ridi Pagliaccio » avec ce r roulé et une légère couleur sarcastique, puis le second, le plus spectaculaire, tellement homogène, tellement ouvert, tellement plein, qui se termine par des inflexions piano à crever de douleur. Karajan s’est engagé derrière, lui qui savait suivre les chanteurs au millimètre et qui les accompagnait à l’orchestre comme on le fait au piano. Jamais peut-être on a eu une telle impression de maîtrise, et une interprétation définitive sans autre outil que le chant et la voix, sans roucoulades, sans cris, sans expressionnisme aucun. Unique.
Une voix qui semble naturelle, et qui pourtant a été très travaillée puisque qu’elle est passée de baryton à ténor, comme ces danseurs qui avec un éternel sourire font les plus redoutables saut, résultats d’heures et d’heures d’exercice, Carlo Bergonzi a semblé accéder à tous les grands rôles du répertoire italien sans effort aucun. C’est qu’il soigne aussi le mot, dans sa sculpturale expressivité, veillant toujours à être compris, à être clair, mais aussi veillant à ce que la note sur le mot soit modulée, de manière à ce que sens, son, et sentiment soient ensemble au rendez-vous : une voix veloutée, sans aspérités jamais, sans aucune acidité, d’une qualité égale qui laisse échapper seulement la musique, non pas au sens d’un art du son, mais d’un art du sens.
Carlo Bergonzi a été prudent dans ses choix, il n’a chanté que du répertoire italien, et connaissait à la fois toutes ses possibilités et ses limites. Le timbre était moins lumineux que celui d’autres ténors, moins ensoleillé si l’on veut, ce qui peut faire préférer dans certains rôles (Le Duc de Mantoue dans Rigoletto) des voix plus juvéniles, plus claires, mais on ne peut qu’admirer le contrôle, la fluidité, la sécurité. Dans Puccini, ce contrôle vocal, cet art des notes filées, cet art du chanter piano que bien peu de ténors possèdent (et c’est ce qui fait la singularité d’un Kaufmann aujourd’hui dont c’est la carte de visite), rendent aussi son Puccini à la fois pudique et sensible, à mille lieues du cirque des décibels. Écoutez cette manière dont le do final de Che gelida manina sort, presque à l’improviste, mais écoutez surtout les dernières mesures avec une note tenue jusqu’au silence qui montre vraiment ce que chanter veut dire…
Dans Verdi, Bergonzi utilise toutes ses qualités précédemment soulignées, facilité, homogénéité, diction, simplicité du propos qui se cache seulement derrière une interprétation musicale sans rien rajouter, sans aucun effet histrionique. Mais son Verdi tient compte à la fois de ses années de baryton (il a chanté Germont, Rigoletto par exemple) qui ont sculpté et assis le registre grave qu’il n’a jamais perdu, mais aussi de la technique belcantiste, (sans qu’il ait abordé ce répertoire, si l’on excepte un incroyable Nemorino de l’Elisir d’amore et Edgardo de Lucia di Lammermoor) ce qui est plus rare, due à un art de la respiration et une tenue de souffle à peu près uniques. C’est un ténor qui n’a pas été tant remarquable par les aigus, que par un registre central étendu, qu’il maintiendra sans scorie et avec une sécurité confondante jusqu’à la fin de sa carrière. C’est cela qui en fait un Riccardo exceptionnel du Ballo in maschera, il sait tenir une note sur une longue phrase jusqu’à l’extinction du son et cela c’est unique, et Riccardo est plutôt central, sans aigus ravageurs comme peuvent l’être Manrico (Trovatore) et Radamès (Aida), rôles qu’il abandonna au crépuscule de la carrière. En cela, il se rapproche de celui qui lui a succédé dans les grands rôles verdiens, Placido Domingo qui aujourd’hui fait une fin de carrière de baryton, là par où Bergonzi avait commencé. On trouve chez eux deux la même musicalité et le même sens du son et de la tenue de souffle, mais là où Bergonzi reste incomparable c’est par la technique de fer et la naturalezza qu’il a gardé bien au-delà de son adieu officiel à la scène (il a eu des apparitions sporadiques jusqu’à 2001). Les chanteurs qui durent le plus, ce sont ceux qui ont travaillé le souffle : à Magda Olivero qui chantait Adriana Lecouvreur à 82 ans, on demandait le secret de sa longévité, elle répondait : « la marche en montagne ».
À ceux qui veulent découvrir Carlo Bergonzi, je conseille ces deux disques qui viennent de paraître, à ceux qui veulent en jouir, je conseille le gros coffret des 17 Cds Carlo Bergonzi, the Verdi tenor, toujours chez DECCA. Pas un ténor d’aujourd’hui ne chante ainsi.
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Je viens d’apprendre son décès. Il n’aura pas beaucoup profité de ses 90 ans. Quelle année difficile pour la musique classique. La meilleure manière de lui rendre hommage c’est écouter ses disques, je viens de réécouter son Ballo in maschera avec Leontyne Price, Shirley Verrett, Reri Grist et Robert Merrill, sous la direction d’Eric Leinsdorf. Simplement anthologique. Les trois dernière plages du CD1 (Ecco l’orrido campo et le duo) font trembler d’émotion.
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