IN MEMORIAM CHRISTA LUDWIG (1928-2021)

Dans « Der Rosenkavalier » à l’Opéra de Paris en 1976

Même les mythes s’éteignent. Avec Christa Ludwig s’éteint la dernière d’une génération d’artistes qui ont illuminé l’opéra pendant des décennies, de la fin des années 1950 à la fin des années 1980. Christa Ludwig est une des rares chanteuses dont le nom m’était connu avant même que je ne fréquente assidûment l’opéra, c’é »tait un de ces noms qu’on voyait sur les couvertures de disques, et dont on entendait de loin en loin parler.
Elle fut ma première Maréchale, dans un Rosenkavalier donné à l’Opéra de Paris en 1976, aux côtés de Lucia Popp (Sophie) et Yvonne Minton, sous la direction de Horst Stein. Elle qui avait été Octavian dans le célèbre disque de Karajan aux côtés d’Elisabeth Schwarzkopf avait repris le rôle de la Maréchale à Vienne en 1971 sous la direction de Leonard Bernstein à l’occasionde nouvelle prodcution d’Otto Schenk (encore au répertoire viennois). Cinq ans après, elle était la première maréchale parisienne puisque Der Rosenkavalier entra au répertoire… en 1976.

Rheingold en 1976 (MeS Peter Stein, dir. Sir Georg Solti) .Les dieux: Christa Ludwig (Fricka), Helga Dernesch (Freia) Robert Tear (Loge) Heribert Steinbach (Froh), Theo Adam (Wotan), Marc Vento (Donner)

Je vis aussi sa Fricka dans Das Rheingold et Die Walküre sous la direction de Sir Georg Solti en décembre 1976, aux côtés de Theo Adam, Helga Dernesch, Franz Mazura,  Gwyneth Jones, Peter Hoffmann et puis son étonnante Ottavia dans L’incoronazione di Poppea aux côtés de Nicolaï Ghiaurov, Gwyneth Jones, Jon Vickers (que vous pouvez encore entendre et surtout voir sur un extrait vidéo Youtube:

https://www.youtube.com/watch?v=cslSuMe0f78

Elle fréquentait l’Opéra de Paris depuis 1972, un an avant Liebermann, puisqu’elle avait été La femme du Teinturier aux côtés de Walter Berry (son ex-mari), dans Die Frau ohne Schatten et je l’avais entendue pour la première fois dans l’Elektra de tous les sommets comme Klytämnestra aux côtés de Birgit Nilsson et Leonie Rysanek sous la direction de Karl Böhm.

Klytemnästra dans Elektra (1974), MeS August Everding, Dir. Karl Böhm

Oui, telle fut mon école de l’opéra, entre 20 et 25 ans, et Ludwig fut l’un de mes phares que j’entendis aussi plusieurs fois en récital, car elle était et elle est restée l’une des références du Lied. Le Lied, qui est une telle école de l’écoute pour un amateur d’opéra et qui pourtant disparaît dans la plupart des théâtres hors Allemagne et Autriche. Elle savait immédiatement captiver, par la perfection de l’émission, par son art de la couleur qui traçait immédiatement l’univers de la soirée. C’est notamment par elle que j’ai saisi la singularité des grands : on comprend tout ce qu’ils chantent parce qu’ils savent que l’opéra c’est d’abord le mot. Et cette interprète de Lied pouvait ainsi entrer de plain-pied dans Monteverdi et chanter Ottavia, parce que Monteverdi, c’est aussi d’abord le mot.

Souvenir souvenir, programme de salle de la tournée de la Scala à l’Opéra de Paris en 1979, le Requiem de Verdi

Je l’entendis enfin « à l’improviste » dans un Requiem de Verdi donné à l’occasion de la tournée de la Scala à Paris, sous la direction de Claudio Abbado, alors qu’elle remplaçait Agnès Baltsa et que Veriano Luchetti remplaçait Pavarotti.
Elle chanta d’ailleurs aussi le répertoire italien (Eboli, Ulrica, Lady Macbeth) et français (Carmen, Dalila). On trouve sur Youtube un Macbeth viennois de 1970 où elle est Lady Macbeth aux côtés de Sherill Milnes, Karl Ridderbusch et du jeune Carlo Cossutta sous la direction d’un Karl Böhm survolté.
Et pourtant, il y avait les grincheux (chaque génération a les siens), qui chipotaient sur sa Maréchale qu’ils disaient sans élégance par rapport à la Schwarzkopf qu’ils avaient entendue à Salzbourg. J’étais à des années lumières de ces bisbilles car le seul nom de Ludwig était pour moi un Sésame. Et sa Maréchale m’avait fait pleurer, mes premières larmes à l’opéra.

Dans « Der Rosenkavalier » (Die Feldmarschallin) Acte I (MeS Rudolf Steinboeck, décors et costumes Ezio Frigerio)

À l’instar de Gedda, de Nilsson, de Cappuccilli, de Freni et de Ghiaurov, Christa Ludwig m’ouvrit l’univers de l’opéra par la manière de dire le mot, la manière de poser les accents, la manière de rendre sensible le texte et sa musicalité, mais aussi par cette extraordinaire tenue en scène qui la rendait reconnaissable entre toutes.

Fricka dans Rheingold aux côtés de Theo Adam (Wotan) et à gauche d’Helga Dernesch (Freia)

Quelle Fricka impériale elle était aussi aux côtés de Theo Adam, dans son habit de soirée (costumes de l’immense Moidele Bickel) tellement distinctif dans la géniale vision de Peter Stein.
Aucun extrait sonore, ni visuel, ni aucune photo ne traînent sur le web de ces productions parisiennes disparues et qui continuent de vivre dans mes souvenirs, alors j’ai fouillé dans mes archives et trouvé des photos que j’ai reprises du livre de Rolf Liebermann, « En passant par Paris » chez Gallimard et d’un programme de salle religieusement conservé depuis 1979.

Autre pan de l’univers de la jeunesse qui s’envole, l’une des dernières légendes, mais la musique continue de vivre et ces souvenirs exceptionnels dansent dans la tête. Vous vivez, Madame.

IN MEMORIAM NELLO SANTI (1931-2020)

Nello Santi

Une fois encore disparaît un pan de ma jeunesse, de ce moment où je découvrais l’opéra à l’Opéra de Paris. Peu après Franz Mazura s’efface Nello Santi, une autre de ces figures qui éclaira mes jeunes années de lyricomane pas encore averti. Ceux qui décorent mon mur des souvenirs lyriques s’effacent hélas les uns après les autres.
Nello Santi est un de ces chefs italiens (né à Adria en Vénétie en 1931), qui a construit l’essentiel sa carrière hors d’Italie (il a dirigé pour la première fois à la Scala en 2017…).  Il y a dirigé à ses débuts (Rigoletto à Padoue), mais on l’a vu plutôt très vite à Londres, à Vienne, au MET, puis à Paris. Il a essentiellement dirigé à Zurich jusqu’à ces toutes dernières années, il est d’ailleurs devenu citoyen suisse. Les derniers temps, on lui reprochait de diriger fort, d’être zim boum boum en contradiction avec le désir de raffinement qui caractérise l’âge actuel de l’opéra: souvenons-nous du « Verdi come Mozart » revendiqué par Riccardo Muti lors d’une production de Trovatore à la Scala qui fut d’un ennui mortel.
Santi, c’est au contraire la grande tradition de l’interprétation verdienne, directement issue de Toscanini de qui il se revendiquait d’ailleurs.
Nello Santi, je l’entendis essentiellement à Paris, où il dirigea I vespri siciliani de 1974 à 1979 dans la belle production de John Dexter, mais aussi Otello, La Bohème, Il Trovatore, Nabucco, Simon Boccanegra jusqu’à la fin des années Liebermann). Il fut enfin appelé en 1991 à diriger à Bastille Manon Lescaut dans une des premières productions de Robert Carsen venue de l’Opéra des Flandres. Depuis, plus rien. Il n’était plus digne de Paris.
J’achetai aussi un jour un enregistrement pirate d’un Ballo in maschera qu’il dirigeait au MET où Leonie Rysanek en Amelia, dans un de ses soirs les plus noirs gratifiait d’un Ecco l’orrido campo devenu en l’espèce ecco l’orrido canto pour l’occasion où le célèbre soprano entama tout sur un mauvais pied, avec des problèmes de justesse en escadrille face à un Bergonzi solaire.
Nello Santi restera pour moi lié à la découverte des Vespri Siciliani, un opéra cher à mon cœur depuis, lié aussi à ma récente découverte de Verdi (j’avais commencé par Aida à Caracalla en 1965, Il Trovatore puis I Vespri Siciliani en 1973 et 1974 à Paris) : mon troisième Verdi, avec lui en fosse, fut la révélation définitive. Et c’était un « chef à l’ancienne », au sens où il dirigeait à l’italienne sans partition, et qu’il était pour les chanteurs d’une sécurité à toute épreuve, attentif aux voix, aux rythmes et qu’il donnait à Verdi avec une palpitation extraordinaire, cette vie fabuleuse qui alors ne cessait de me séduire et de m’emporter.
Il ne fallait pas chercher chez lui les raffinements extrêmes ou une révélation maniaque des architectures internes d’une partition, mais il avait un sens du théâtre, un sens de l’œuvre un sens du chant qui littéralement emportait comme dans un tourbillon : il a toujours eu un grand succès à Garnier parce qu’il représentait ce Verdi « all’italiana » que le public nouveau que Liebermann et sa programmation avait suscité attendait et adorait. Aujourd’hui, c’est une conception un peu dépassée, considérée comme routinière, et Santi a été rangé dans les magasins d’antiquités, du moins de ce côté-ci des Alpes où la critique était devenue très sévère et un peu distante sinon méprisante avec lui.
Et pourtant, quelle vivacité, quelle sève, quel sang : il savait emporter un orchestre, lui communiquer une flamme, une ardeur qu’on entendait alors rarement. Il était l’un des derniers héritiers directs d’Arturo Toscanini, à qui il vouait une admiration sans bornes, et pouvait être comparé à Antonino Votto ou Francesco Molinari Pradelli, c’est à dire l’héritier d’une tradition qui aujourd’hui s’est éteinte avec lui, garantie d’un ton parfaitement idiomatique.
L’un des dernières fois que je l’ai entendu, c’était à Zurich, en 2007 dans André Chénier de Giordano et j’avais une fois de plus revu avec émotion sa silhouette massive, sa manière énergique de diriger, d’accompagner les chanteurs (même si le volume dans la salle de Zurich aurait pu être un peu retenu), sa sûreté avec l’orchestre et la respiration qu’il donnait à l’œuvre.
Il a été un zurichois d’adoption tant il y a dirigé. Il fait partie de ces chefs qui respiraient le répertoire italien, avec une conception qui représente la permanence d’une tradition que les allemands appellent les Kapellmeister », ces chefs qui garantissent un style, une continuité, et qui président à la cohérence sonore des orchestres. Nello Santi, c’était une figure qui représentait la solidité musicale et un style italien qui manquera quelque peu aujourd’hui.
J’ai pour lui une reconnaissance profonde, qui tient au rôle qu’il a joué dans ma découverte de Verdi et de son feu intérieur, qui me marquera pour longtemps : c’est pourquoi je lui ai toujours voué une admiration affectueuse.

Le CD et le Mythe: ELEKTRA de RICHARD STRAUSS à L’OPERA DE PARIS (KARL BÖHM, BIRGIT NILSSON, LEONIE RYSANEK, ASTRID VARNAY ) (21 avril 1975)

Un rapide regard sur un site de vente de disques, je repère cette Elektra de légende, je la commande, là voilà en boucle dans mon lecteur, car la magie renaît immédiatement . Depuis cette Elektra, je cherche à éprouver sur toutes les scènes possibles une émotion qui soit semblable à celle qui m’a étreint en 1974 et 1975 (et non 1973 comme il est écrit sur le disque!), lors des représentations parisiennes: la seule qui fut interdite au vulgum pecus fut justement celle du disque, qui correspondait à une représentation  offerte par le chef de l’Etat, Valéry Giscard d’Estaing , à Walter Scheel, Président de la République Fédérale allemande en visite officielle en France. Sinon je vis les 4 de 1974 (avec Christa Ludwig en Clytemnestre) et les 3 restantes de 1975 (avec Astrid Varnay en Clytemnestre). L’audition de cette version, au son correct mais évidemment pas  hifi, remet les pendules à l’heure: le souvenir ne trompe pas,  il n’y a pas de comparaison possible ni avec le disque, ni avec les représentations auxquelles j’ai assisté ensuite, qui furent autant de recherches d’une émotion comparable et pourtant j’ai vu Eva Marton et Abbado, Gwyneth Jones et Solti, Hildegard Behrens et Maazel, Deborah Polaski, avec Abbado et von Dohnanyi, autant dire les grandes Elektra des trente dernières années, et les plus grands chefs. Mais personne n’égale pour moi le vieux Böhm déchainé et les dames (Nilsson, Rysanek, Varnay) en état de grâce.Je me suis livré à une écoute comparative de la scène d’entrée d’Elektra (Agamemnon, Agamemnon, wo bist du?) avec deux autres versions légendaires, Mitropoulos (avec Inge Borkh) et Karajan (avec Varnay)…l’urgence de l’orchestre, l’extraordinaire cri chanté de Nilsson procure le frisson. Est-ce le lien entre l’audition et mon souvenir? Est-ce le fait que cette Elektra fut ce qui fit basculer ma vie de mélomane de la passion à la folie et que je garde ce souvenir en moi comme l’un des dons les plus précieux que l’art m’ait donné? Peut-être…je sais bien que l’émotion esthétique dépend beaucoup des contextes dans lesquels on l’éprouve et non pas seulement de l’oeuvre d’art elle-même. Mais tout de même, les contrebasses qui concluent la scène des servantes, le crescendo orchestral et l’entrée d’Elektra: « Alleine »…tout projette l’auditeur dans une autre dimension. J’avais le souvenir d’une direction paroxystique, violente, inquiète, presque psychotique, et la direction est tout cela et elle accompagne et seconde les voix comme rarement, il y a quelque chose de fusionnel entre l’orchestre et les voix, et notamment celle de Nilsson. Certes, Böhm et Nilsson ont tant travaillé ensemble que ces rencontres ne pouvaient qu’être miraculeuses.Et d’une jeunesse inouïe: on sait combien la musique de Strauss est consubstantielle à l’art de Böhm, mais diriger avec cette violence et cette énergie incroyables à 81 ans (il est né en 1894), cela tient du miracle. J’ai bien le souvenir de ses sauts sur le podium (il dirigeait assis), de sa vivacité, de la clarté cristalline de sa direction, de la concentration de l’orchestre (les musiciens en avaient très peur, et le respectaient avec vénération): sa direction porte le plateau et le galvanise.
Birgit Nilsson reste pour moi la voix la plus incroyable jamais entendue à dans une salle d’Opéra. A 57 ans (elle est née en 1918) la voix est d’une fraîcheur, d’une énergie et d’une puissance uniques, avec  son impressionnant physique (elle avait un immense « coffre ») elle était un vrai personnage en scène, sans même esquisser le moindre geste. Et on entend le personnage dans ce disque, on entend la violence, la haine, la joie (oh ces « Orest! » dans la scène de reconnaissance de son frère!);une prestation superlative, sans doute unique dans les annales.

Leonie Rysanek à côté de ce monstre existait tout autant: on connaît l’incroyable énergie de cette artiste sur scène, et la puissance et la chaleur de cette voix: elle se refusa à chanter Elektra et Isolde sur scène par référence à Nilsson, mais elle enregistra une vidéo (dernier enregistrement de Böhm – terminé dit-on par Bernstein- qui reste encore une référence). Elle fut la Chrysothemis de réference et le duo Elektra-Chrysothemis (troisième tableau de l’oeuvre) restera un choc impossible à oublier, ni même à reproduire. La voix était d’une puissance et d’une présence sans égales, et se différenciait parfaitement de Nilsson: la voix de Nilsson était coupante, c’était de l’acier trempé, presque inhumain. Celle de Rysanek avait la chaleur du bronze, la luminosité de l’or, et l’humanité en plus. Elle emporta à Paris un triomphe mérité égal à celui de Nilsson.
Et avoir sur une même scène la Brunnhilde des années 50 et l’Elektra des années 60, Astrid Varnay, était  un privilège unique: le vrai cadeau de Rolf Liebermann. La Clytemnestre de Christa Ludwig (en 1974) avait légèrement déçu, elle était très légèrement en-deçà de ses deux collègues: Astrid Varnay sera pour moi Clytemnestre pour toujours. Je regrette amèrement de ne jamais avoir vu celle de mon amie Regina Resnik parce que sa prestation dans l’enregistrement de Solti est stupéfiante (il me suffit de l’avoir vue dans la Comtesse de la Dame de Pique en 1978 avec Rostropovitch pour comprendre quelle Clytemnestre elle pouvait être!), mais on a en Varnay sans doute son alter-ego.
Astrid Varnay avait exactement le même âge que Nilsson,  la voix n’avait plus cependant en 1975 sans doute la même solidité: mais j’ai encore dans l’oreille ses inflexions, ses rictus, sa diction, elle fut une Clytemnestre, à la fois terrible, mais aussi peureuse, méfiante, cruelle: le duo avec Nilsson est glaçant (Ah, ce rire final!), les deux monstres qui partagèrent les mêmes rôles et les mêmes scènes sont l’une et l’autre étonnantes,  le disque rend parfaitement cette délirante tension.
Ce qui frappe, c’est d’abord que texte et musique sont d’une étonnante clarté. Il est rare que les grands chanteurs ne soient pas de grands « diseurs ». Et aussi bien Nilsson que Rysanek et Varnay ont une parfaite diction on entend le texte, on entend aussi le ton, la couleur. Quelle sensation, même si çà et là on perçoit de menus défauts de justesse (ce fut chez Rysanek à la fin de sa carrière un vrai problème, voir sa Kundry de 1982 à Bayreuth…) qu’alors je n’avais pas perçus, pris par le drame qui se jouait sur scène!

Les messieurs dans Elektra (comme souvent chez Strauss) sont presque des comparses, on notera le très bel Oreste de Hans Sotin, à l’époque au sommet de son art, et l’Egisthe très correct de Richard Lewis. Mais toute la compagnie est à la hauteur de l’événement: on constate encore une fois que l’orchestre de l’Opéra de Paris est à l’époque tout à fait exceptionnel, comparable aux plus grands!

J’ai voulu signaler ce disque, dont l’acquisition s’impose à mon avis pour tout mélomane avide de témoignages historiques à la fois de ce qu’était le chant des années 1970, mais aussi ce qu’était l’Opéra de Paris, pour marquer le principal jalon de mon parcours musical, construit essentiellement sur deux spectacles fondateurs, pour des raisons différentes, cette Elektra et le Ring de Chéreau à Bayreuth. Viendront ensuite Boccanegra d’Abbado-Strehler , Rosenkavalier avec Kleiber et Gwyneth Jones, et la Lulu de Chéreau-Boulez.

Mais la stupéfaction née de la rencontre avec l’émotion brute dans sa totale violence, c’est cette Elektra qui me la donna.

ELEKTRA
Richard Strauss,
Böhm, Nilsson, Rysanek, Varnay, Orchestre et Choeurs de l’Opéra de Paris (2CD, Golden Melodram GM 3.0008)
  http://www.goldenmelodram.com

L’impossible BALLO IN MASCHERA, ou de la difficulté de chanter VERDI aujourd’hui.

Ce matin, en écoutant « Un ballo in maschera » dans un enregistrement pirate du MET de 1962 (Nello Santi dirigeait rien moins que Carlo Bergonzi, Leonie Rysanek, Robert Merrill) où Leonie Rysanek, la grande, l’immense Rysanek qui enchanta mes jeunes années dans Chrysothemis à l’Opéra de Paris (avec Nilsson et Varnay et Böhm…heureux temps), est totalement naufragée, la justesse chavirant avec le reste dans un intenable roulis dans « Ecco l’orrido campo ». On sait que sa voix bougeait et n’était pas toujours juste (Bayreuth 1982 dans Kundry!!), mais là c’est carrément une caricature, tout bouge, tout se noie, les ensembles sont à la limite du supportable tant elle est fausse. Pour compenser, j’ai écouté un autre « live », Abbado, Pavarotti, Verrett, Obratsova, Cappuccilli en décembre 1977 à la Scala et là tout autre paysage, la lumière, la perfection, un Pavarotti à son sommet, une Verrett totalement engagée, une Obratsova qui poitrine à plaisir, mais quelle personnalité, et un Cappuccilli somptueux, « énaurme » tel qu’en lui même enfin l’éternité le change; sans parler d’Abbado vif, attentif, nerveux, théâtral: une pure merveille (répétée un mois plus tard avec un seul changement, Mara Zampieri, que j’aime moins à cause de son émission tubée), suivie par un public passionné qui écoute avec une attention et une participation exemplaires le déroulement de l’opéra, on entend ses réactions, ses soupirs, sa satisfaction. Un vrai public participatif,qui respire à l’unisson avec la scène, quel moment!!

J’ai alors essayé de rassembler mes souvenirs, et penser aux rares « Ballo in maschera » vus sur une scène dans ma vie de mélomane. A la Scala (Gavazzeni, Pavarotti, Parazzini, Nucci), ce fut en 1986 un total naufrage et se termina dans les hurlements douloureux du public. Pavarotti, oui, bien sûr, mais comment pouvait-il être impeccable avec un soprano impossible, hurlant ou huhulant au choix, et un 2ème acte où Nucci et Parazzini semblaient un duo de chèvres bêlantes dans le trio (difficile à chanter il est vrai) « Odi tu come fremono cupi/Fuggi fuggi.. ».

Plus récemment à Paris, dans la production inexistante de Deflo, sous la baguette d’un Semyon Bychkov satisfaisant, Angela Brown en Amelia suivait les traces de Rysanek dans la perdition. A dire vrai, je n’ai jamais vu de Ballo in maschera satisfaisant, tout juste acceptable ou moyen, jamais exceptionnel: je n’ai pu voir Abbado à l’oeuvre, ni même Muti (dans ses bonnes années).
C’est un opéra très difficile à réussir, sans doute l’un des plus difficiles de Verdi, à cause de la diversité des voix qu’il exige (un contralto, un soprano coloratura, un baryton, un ténor, un soprano lirico spinto) à cause des multiples difficultés techniques et notamment du rôle d’Amelia, à cause de la difficulté des ensembles du 3ème acte (des sauts brutaux à l’aigu, proches du cri). Et c’est dommage, car c’est une des plus belles partitions de  Verdi (Deuxième acte et  final sont sublimes).

De cette attente vaine d’un « Ballo » de grand lignage, je me suis mis à réfléchir à la difficulté aujourd’hui de trouver des distributions impeccables de grands Verdi. On peut peut-être trouver de bonnes distributions de Traviata, de Rigoletto, même Macbeth mais Nabucco, Ballo in maschera, Trovatore, Ernani, Forza del Destino, Aida, Otello (depuis que Domingo ne le chante plus) sont aujourd’hui difficiles à distribuer ou bien n’attirent plus les grands théâtres. On a vu récemment des Don Carlo (et Don Carlos) assez satisfaisants, mais pas un Trovatore qui tienne la route. Il y a 20 ans ou 30 ans, on distribuait relativement facilement Verdi, mais il était presque impossible de trouver une distribution wagnérienne digne de ce nom: c’est l’inverse aujourd’hui.

Il y a évidemment des modes et l’opéra n’y échappe pas . On ne chante plus aujourd’hui comme il y a vingt ans, les voix ne sont pas les mêmes, on préfère de beaucoup les voix très dominées aux voix échevelées (Giovanna Casolla, avec son énorme volume a fait une carrière internationale digne, mais pas exceptionnelle) sans doute aussi à cause de l’écroulement du chant italien: on trouve sur le marché plus de chanteurs français de niveau international que de chanteurs italiens: l’Italie ne produit plus de grandes voix et l’école de chant se meurt, conséquence d’une politique imbécile de l’Etat, de la déreglementation du métier de professeur de chant, de la jungle des agents. Les écoles qui marchent sont l’école américaine/anglo saxonne: bonne préparation technique, chanteurs prêts à affronter le répertoire dès la sortie des écoles, et l’école slave, à la formation traditionnelle solide et aux voix volumineuses, tous ces chanteurs ont fondu vers l’Europe, qui a le plus grand nombre de théâtres (l’Allemagne notamment). mais tous vivent Verdi non dans leur chair, mais dans leur tête. Une Nina Stemme (suédoise) chante Aida et Leonora de Forza del Destino: elle en a le volume, mais pas l’âme. Karita Mattila (finlandaise) fut une Amelia Grimaldi appréciable avec Abbado (Simon Boccanegra 2000 à Salzbourg), et Anja Harteros (allemande d’origine grecque) en est une exceptionnelle aujourd’hui: les grands sopranos pour Verdi se nomment Sondra Radvanovsky (américaine) et Anja Harteros ( allemande), cette dernière avec un engagement vocal qu’on croyait disparu.
Du côté des ténors, on croyait être sorti du tunnel avec Rolando Villazon, on sait ce qu’il en est. Il y a Alagna, irrégulier, et Vittorio Grigolo, aussi irrégulier mais quelle voix!! Stefano Secco est un très bon artiste mais dans Carlo il atteint sa limite. Reste enfin Jonas Kaufmann, dont le répertoire italien n’est pas celui où il brille le plus (ses Alfredo et Rodolfo sont bons, mais n’ont rien à voir avec d’autres rôles germaniques de son répertoire), sans doute dans Don Carlo et dans Otello sera-t-il intéressant à écouter, sûrement dans la tradition d’un Vickers. Il y a quelques basses de très bon niveau (Prestia par exemple) et une série de très grands barytons (en grand nombre, à commencer par notre Ludovic Tézier). Mais aucun mezzo soprano de grand caractère pour Verdi. Luciana d’Intino ou Sonia Ganassi font très bien leur métier, mais ne sont tout de même pas les Eboli du siècle. On attend la Cossotto ou l’Obratsova du moment. Violeta Urmana quand elle était mezzo eût pu peut-être briller, elle est soprano aujourd’hui et soprano assez discutée.

On aime aujourd’hui des répertoires (baroque, Rossini, bel canto) où la technique, le contrôle sur la voix sont déterminants, des amis italiens appellent cela des voix sous verre, où la chair est moins importante que l’exposition technique: il faut pour Verdi une technique de fer, une voix large et puissante, et aussi travailler l’expression, l’explosion de l’expression: Mirella Freni, Julia Varady, Leontyne Price, Martina Arroyo, Renata Scotto et bien sûr Callas connaissaient ce secret. Tebaldi moins, mais la voix était tellement sublime. Aujourd’hui la voix la plus large et la plus contrôlée que je connaisse est celle de Sondra Radvanovski, sous employée dans les grands théâtres. Le monde découvre Anja Harteros mais elle ne peut pas chanter tous les répertoires. Néanmoins je ne suis pas sûr que même avec toutes les voix adéquates Verdi soit vraiment à la mode: on parle beaucoup du bicentenaire Wagner en 2013, mais on entend moins parler du bicentenaire Verdi, toujours en 2013, et c’est pour moi un signe, un mauvais signe. Signe peut-être que notre époque est moins en phase avec cette générosité innée, celle du coeur à fleur de peau et de l’émotion immédiate, palpable, de la chair de poule qui  vous prend quand on assiste à un beau Trovatore haletant, violent, bouleversant. On aime moins le théâtre de la chair que celui de la forme.

Enfin, Verdi ne pardonne pas: rappelons ce que disait Martha Mödl vieillissante encore distribuée à Munich: elle disait que chanter Wagner pour une voix vieillie n’était pas (trop) difficile, la voix était protégée par l’orchestre, par la science du « dire » qui savait masquer les failles (dans un répertoire voisin, Franz Mazura, 89 ans est une merveille dans Schigolch de Lulu). Chez Verdi , la voix est découverte et exposée, et toutes les failles sont audibles, on n’entend même plus que cela. J’écrivais il y a quelques jours que Wagner survivait à une interprétation médiocre, pas Verdi.
Verdi ne pardonne pas la médiocrité, c’est pourquoi notre époque l’aime sans doute moins.