À PROPOS DU RAPPORT SUR LA DIVERSITÉ À L’OPÉRA DE PARIS / Partie I: du Répertoire

Une nouvelle en soi anecdotique, l’une des nombreuses nouvelles de ce type qui depuis quelques temps essaiment les réseaux et les journaux m’a interpellé il y a quelques jours, transmise par le site de Norman Lebrecht (voir ce lien) : des œuvres de Debussy sont interdites à la Special Music School de New York (SMS) :

  • Golliwoggs Cakewalk[1]
  • Le Petit Nègre

La raison en est: « These 2 pieces are no longer acceptable in our current cultural and artistic landscape, we want to make SMS a place where our students feel supported, and these two pieces both have outdated and racist connotations ».
La SMS est la seule école publique de NYC qui enseigne la musique comme matière principale de la maternelle à la terminale…

Une autre nouvelle moins anecdotique m’a frappé, le choix d’une poétesse blanche Marieke Lucas Rijneveld pour traduire la poétesse noire Amanda Gorman a provoqué une polémique puis le retrait de la traductrice choisie au prétexte  que cette poétesse noire ne pourrait être traduite que par des traducteurs noirs, nouvelle loi non écrite.
C’est ce qui a incité André Markowicz, l’un de nos grands traducteurs, à publier une très belle tribune dans le journal « Le Monde » (Cliquer sur le lien) et un autre article très intéressant sur slate.fr qui développe un autre angle de vue.

Encore tout récemment, des professeurs d’Oxford veulent abandonner la notation musicale à cause de l’offense constituée par une notation qui note qu’une blanche=deux noires.
La multiplicité de ce type de nouvelles montre que la volonté notamment anglo-saxonne de refuser tout élément qui flécherait apparemment la suprématie blanche risque peut-être de tourner au grotesque…

Je me suis mis alors à repenser au « Rapport sur la diversité à l’Opéra National de Paris » commandé par Alexander Neef suite à un manifeste paru en fin d’été 2020 «De la question raciale à L’Opéra National de Paris » rédigé par 12 membres « non blancs » du corps de ballet et cosigné par 300 travailleurs de l’Opéra, qui nous a été présenté le 8 février dernier lors d’un « point presse » destiné à donner quelques nouvelles de la maison en ce moment de stase covidienne, par ses auteurs l’historien Pap Ndiaye, désormais directeur du Musée de l’Histoire de l’Immigration où il succède à Benjamin Stora, et Constance Rivière, secrétaire générale du Défenseur des Droits .
À vrai dire, comme le sujet est sensible aujourd’hui mais fait naître des polémiques aussi virulentes que stériles, je n’avais pas vraiment envie de l’aborder dans le Blog.
La parution du livre d’Elisabeth Roudinesco Soi-même comme un roi, Essai sur les dérives identitaires Paris, Le Seuil, 2021 m’a fait repenser à quelques questions posées par ce rapport, près de deux mois après sa publication, c’est-à-dire à tête plus reposée, et peut-être moins réactive. Car si la question posée est pleinement légitime, la manière dont le rapport y répond en évoquant un certain nombre de faits historiques et culturels, l’est moins… Faire du genre opéra un symbole de domination blanche, au mépris de considérations historiques étudiées de manière approfondie heurte ma familiarité avec le genre, mon sens de l’universalisme et ma conscience profonde d’appartenir à une humanité UNE, et non fractionnée en autant de catégories victimes qui « porteraient leur croix », les femmes, les blacks, les jaunes, les LGBT etc. etc, dont l’opéra serait un des fauteurs.

Le rapport sur la diversité

Il y a trois parties dans ce rapport que je transmets à la fin de ce post:

  • 1 : Histoire et tradition, l’Opéra, le ballet et la représentation des « autres »,
  • 2 : La Diversité, grande absente de l’Opéra,
  • 3 : Une politique de ressources humaines au service de l’ouverture et de la diversité.

Nous sommes une société aujourd’hui plurielle, dont tout membre, dans la mesure où il en a le talent ou les compétences, doit pouvoir accéder à n’importe quelle profession ou n’importe quelle institution artistique ou non, quelles que soient ses origines et la pigmentation de sa peau.
Il n’y a pas là l’ombre d’une discussion, pas l’ombre d’une argutie, pas l’ombre d’un doute. S’il est bon traducteur, un noir peut traduire une blanche, une blanche une noire, n’en déplaise à Janice Deul qui a provoqué la polémique Amanda Gorman aux Pays-Bas.
Ainsi n’importe quel danseur ou danseuse, quelle que soit la pigmentation de sa peau s’il/elle en a le talent et les capacités, peut et doit (s’il/elle le désire) trouver place au Ballet de l’Opéra National de Paris, l’institution la plus prestigieuse de France en danse académique mais aussi intégrer l’orchestre ou le chœur. Personne n’oserait nier cette évidence, et la présence dans l’institution de ces 12 signataires (à peu près 8% du corps de ballet) en est la preuve vivante, qu’ils reconnaissent très clairement d’ailleurs dans leur manifeste, même s’ils sont encore trop peu nombreux.

Ce qui m’a gêné dans le manifeste (plus technique que militant), puis dans le rapport, c’est d’abord l’usage du mot race et de ses déclinaisons, racisme bien sûr, mais aussi raciser, racialisme etc., des mots qu’on voit fleurir un peu partout et qui représentent un vrai danger politique, sémantique, scientifique et humain.
Puisqu’il est établi depuis des années que s’il existe une espèce humaine, il n’existe pas de races, pourquoi s’obstiner à employer des termes susceptibles de fracturer davantage l’humanité ?
Il semble qu’on s’emploie à diviser en catégories, en races, en tendances, en genres ce qui est UN. Tous les individus ne forment qu’une seule espèce. Et diviser en races, et « raciser », c’est simplement pratiquer ce qu’on dénonce, c’est à dire du racisme. Le racisme n’est pas un privilège blanc, hélas. Et Madame Janice Deul protestant pour qu’Amanda Gorman soit traduite par un traducteur noir, montre qu’elle est « raciste ». Que ne dirait-on pas – avec raison- si un éditeur interdisait à un traducteur de couleur de traduire un romancier blanc ?

L’objet du rapport

Ce rapport é été commandé par Alexander Neef suite au manifeste légitime des 12 danseuses et danseurs publié à la fin de l’été 2020; il trouvait ainsi dans la corbeille de la mariée une question de plus dans le millefeuille problématique constitué par la « Grande Boutique ». Il a demandé un rapport pour faire le point et l’aider à la prise de décision, c’est à la fois légitime, judicieux et de bon augure à l’égard des personnels.
Si ce rapport était une réponse pragmatique à des questions qui se posent réellement à l’Opéra de Paris, il serait le bienvenu. S’il soulevait « un lièvre », il serait le bienvenu. Toute personne artistiquement douée est un membre potentiel de plein droit de l’orchestre, du chœur, et du corps de ballet de l’opéra comme de toute autre institution artistique. Et s’il suggérait des solutions pertinentes, alors, pas de problème…

Cependant ce rapport ne se contente pas de donner des réponses ciblées à ces questions, il entame aussi, sous l’angle des questions de « race », une réflexion élargie à l’histoire de l’Opéra, au répertoire, au ballet, sans toujours avoir ni le recul ni l’à-propos nécessaires, ni même les connaissances pour se lancer dans des suggestions dans les lignes et entre les lignes.
Aucune observation faite sur cette histoire n’est vraiment étayée, ni même fouillée: c’est un survol superficiel.
Je n’ai aucune légitimité pour commenter des réponses ou des suggestions à des questions techniques ou de RH qui ont trait à l’organisation interne de l’Opéra ou à des questions de recrutement. Je me concentrerai donc essentiellement sur les questions générales abordées dans la première partie, qui présente l’histoire de l’Opéra avec une lentille singulièrement déformante, et idéologisée sous des dehors « humanistes » et « justiciers ». Je ne traiterai que de l’art lyrique, le ballet ayant déjà fait l’objet d’articles dont celui, excellent, d’Isabelle Barbéris, dans Le Figaro du 12 février.


De quelques titres qui sentiraient le soufre

Il y a dans ce rapport non seulement des approximations culturelles pour le moins surprenantes, mais aussi des présupposés qui paraissent aller de soi pour les auteurs, et qui me semblent au contraire discutables.
Ma première remarque concerne une incise p.30 : « En 2010, un article de Joseph Carman dans Dance Magazine appelait La Bayadère, Raymonda et Petrouchka à « une retraite bien méritée ».
Ce rappel fort opportunément placé en fin de paragraphe, après avoir analysé ce que Raymonda, La Bayadère ou Petrouchka peuvent transmettre de malaise ou de mépris de l’Autre, est pour moi une invitation implicite à faire de même. Une invitation indirecte à nettoyer le répertoire.

Certes, les œuvres artistiques ne portent que ce qu’on veut bien leur faire endosser, une œuvre quelle qu’elle soit et notamment les œuvres scéniques, dépendent de ce qu’on veut bien leur faire dire scéniquement et dépendent des regards extérieurs (« Que l’importance soir dans ton regard, non dans la chose regardée », disait Gide, je crois). Elles n’ont pas à être mises en cause en tant qu’œuvres, d’autant que la carrière d’une œuvre est faite de hauts et de bas : l’exemple de Cosi fan Tutte ignoré pendant le XIXe et aujourd’hui porté au sommet des opéras de Mozart en est un exemple, l’exemple des Huguenots ou de La Juive redécouverts depuis peu après un purgatoire de près d’un siècle en est un autre. Les théories de la réception ont bien analysé ces phénomènes. En revanche, on ne peut pas leur faire dire tout et son contraire, en masquant ce qu’elles disent vraiment.

Considérons le problème d’un autre point de vue.
Quand dans un Music-Hall de Las Vegas ou aux ex-Folies Bergères, on a vanté « Paris » avec les plumes et paillettes de ses p’tites femmes, ce Paris-là est aussi pittoresque et fallacieux que l’Inde de La Bayadère. Tout spectateur sait bien qu’on lui vend du rêve, de l’idée reçue, de la convention. Il en va de même de la Vienne du XVIIIe chantée dans le Chevalier à la Rose (qui se clôt par un page noir qui ferme le rideau – une erreur/horreur qu’il faudrait donc corriger) ou  de ce Canada représenté par l’opérette Rose-Marie de Rudolf Friml et Oscar Hammerstein qu’on a repris en France jusqu’aux années 1960 et évidemment de ces Indes Galantes telles qu’elles furent représentées par Maurice Lehmann dans les années 50.

Platon nous a appris par le Mythe de la Caverne à distinguer l’être de l’apparence, et l’ère baroque, ère de la naissance de l’opéra et du développement du théâtre fut en même temps l’ère de la prise de conscience des vertiges et des tromperies de l’apparence et de la plasticité des choses de ce monde.
Je dis prise de conscience, parce que le théâtre par ce jeu des apparences qui constitue le merveilleux, fait miroiter par contrecoup la possibilité du vrai et de l’être. Et la différence des prétendues races n’est elle aussi que le triomphe de l’apparence (puisqu’elle se fonde sur la couleur de la peau et sur quelque chose qui s’apparente à la physiognomonie qui a fait long feu): tout le vrai se heurte à cette absence de profondeur de vue. “Quand le chinois montre la lune, l’imbécile regarde le doigt.”

Le théâtre est justement un lieu de mise à distance de ces apparences qu’on sait trompeuses ; sur scène tout est possible, parce que nous savons tous que c’est faux, même si sur le moment nous y croyons sans y croire évidemment ; c’est la magie/convention du théâtre que de donner la possibilité à un homme de jouer une femme et l’inverse (sous les grecs, au temps de Shakespeare) à un noir de jouer un blanc, à un blanc de jouer un noir, à un voyant de jouer un aveugle etc… .

L’Inde de La Bayadère n’est pas plus l’Inde que la France représentée au cinéma dans Gigi de Vicente Minelli (1958), ou Paris dans les revues où Joséphine Baker chantait « j’ai deux amours, mon pays et Paris » ou Line Renaud vantait un Paris rêvé à Las Vegas. Tout le monde le sait et l’admet. Cela s’appelle une convention.
On me rétorquera que la vision des Indes ou d’autres œuvres, constitue dans le cas de l’opéra un regard dominant/dominé, ce qui n’est pas le cas des images  de Paris dans les revues.  Mais si ce pittoresque-là est convention, pourquoi l’autre, celui qui représente l’Inde, ne le serait-il pas ? Pourquoi devrait-on croire à l’un et pas à l’autre ? De plus, lorsque certains opéras comme Les Indes Galantes ont été créés (en 1735), quelles représentations  le grand public avait-il de ces mondes lointains, d’autant plus lointains que le mot « Indes » lui-même renvoyait à des réalités multiples et géographiquement éclatées ?
Le rapport fait grand cas des Indes Galantes de Rameau dans la production signée Clément Cogitore et présentée à l’Opéra de Paris en 2017, applaudissant à un spectacle disruptif qui faisait entrer la banlieue et la diversité sur la scène de l’opéra avec un grand succès. C’est visiblement le modèle affiché de ce qu’il faut faire vu le nombre d’allusions dont ce spectacle fait l’objet.
En fait, ce spectacle avait d’abord pour objectif de divertir le public (car Les Indes galantes est un divertissement) avec les moyens et les modes du jour ; la com qui a entouré la production en a fait un spectacle symbole de l’ouverture sociale “Ouvrir la scène au plus grand nombre devrait être un combat derrière nous”,  déclarait en interview un Cogitore prophétique.
Mais ce spectacle faussement subversif et attrape-tout ne faisait que ravir un public consommateur pour qui c’était le frisson à moindre frais et au fond, une tartufferie : « La banlieue sans scandale et le plaisir sans peur ».
Bien plus profonde et bien plus terrible la magnifique mise en scène de la même œuvre à Munich en 2016, par le chorégraphe Sidi Larbi Cherkaoui, dont la transposition dans un camp d’immigrés posait de vraies questions sur la colonisation et l’universalisme, interrogeait notre regard sur l’Autre et suscitait un malaise bien réel. Le spectateur curieux peut en voir la trace vidéo dans le DVD BelAir classique qui est paru en 2018 et lire le compte rendu dans ce blog.
Mais les auteurs du rapport se sont satisfaits de la surface des choses. Paris sera toujours Paris. Ce qui frappe surtout, c’est qu’ils apportent des réponses toutes faites à de fausses questions . Regardons de plus près ces œuvres lyriques qu’ils pointent d’un doigt accusateur.

Madama Butterfly

La question posée par Madama Butterfly est justement celle du regard de l’occidental sur l’Autre exotique, qu’il prend pour pacotille et qu’il nie en tant qu’humanité. Dans la trame même de Butterfly, c’est le blanc qui est un salaud, ce n’est pas la question de la yellowface (de Cio Cio San) dont tout le monde se fout. D’ailleurs Leontyne Price a chanté Butterfly et personne n’a crié au scandale : et pour cause, elle y était sublime (je me souviens d’un récital à Paris où elle chanta en bis l’adieu du troisième acte pétrifiant). Dans ce cas, on se moque de black- ou yellowface…
Une fois de plus, nos auteurs sont complètement à côté de la plaque pour un opéra qui, en 1904, démontre justement ce qu’ils veulent dénoncer. Puccini dénonce déjà lui-même l’idée du mâle blanc et de la domination culturelle des blancs. On est loin de la yellowface et, excusez du peu, on va bien plus profond.
La mise en scène de Jorge Lavelli venue de la Scala et proposée à Paris en 1978 qui faisait porter Butterfly à Pinkerton dans un “panier-cadeau” pointait déjà, à l’époque, le véritable sens de l’opéra et la réification de l”héroïne (Lotte de Beer dans Aida n’a rien inventé) qui était chantée par la… polonaise Teresa Żylis-Gara.

Butterfly (Teresa ŻylisGara) panier-cadeau MeS Jorge Lavelli © Daniel Cande

Otello

Le rapport ne pouvait éviter la question du blackface d’Otello. Verdi et Boito posent la question du « maure », mais ils la mettent dans la bouche de Jago, le traître, celui qui se moque « di quel selvaggio dalle gonfie labbra » (de ce sauvage aux grosses lèvres), de ce Iago à qui Boito fait chanter dans le fameux credo, : « son scellerato perché son uomo/E sento il fango originario in me (je suis scélérat parce que je suis homme/ Et je sens en moi la fange originelle) et « Credo che il giusto sia un istrion beffardo/ e nel viso e nel cuor/che tutto è in lui bugiardo, lagrima , bacio sguardo » (je crois que le juste est un clown moqueur, sur son visage, dans son cœur, et que tout est en lui mensonge, larmes, baiser, regard…).
Porté par Jago, le regard sur l’autre à détruire, notamment quand cet autre est Otello, est lisible dès le début, et le spectateur est d’emblée du côté du Maure.
Le blackface est simplement un reliquat du temps mimétique où l’opéra se devait d’être « vraisemblable », où la mise en scène se devait d’être d’un réalisme fidèle au livret (le Maure de Venise), comme lorsque Karajan dans son film Otello peinturlure Jon Vickers (la bien-pensance interdira sans doute ce film de 1973) .

Jon Vickers (Otello) et Mirella Freni (Desdemona) dans le film de Karajan (1973)

J’ai vu pour ma part bien des Otello non maquillés et là non plus, ce n’est pas le problème pour le spectateur, qui sait qu’au théâtre tout est convention,  comme je l’ai écrit plus haut. Ce type d’attitude critique qui se cristallise sur ce qu’on pense être emblématique confine à la bêtise ou à la censure.
Parce que l’objet de l’œuvre est ailleurs.
Otello est un opéra fondé sur un système agencé d’apparences : ce qui rapproche Otello de Jago, c’est une sorte de fraternité des mâles. Le héros est victime lui aussi de l’apparente fraternité de Jago, il est incapable de distinguer le vrai du faux et  de démêler l’être de l’apparence, tout comme dans le couple Orgon/Tartuffe par exemple… Il ne peut concevoir une telle trahison “entre hommes” alors qu’il imagine aisément  celle de sa femme. Le cliché n’est pas là où les auteurs croient le voir. Otello tue par jalousie, c’est un fait aujourd’hui d’une terrible banalité qu’on appelle féminicide, un crime largement partagé quelle que soit la couleur de peau.
C’est une leçon de connaissance de l’humain, une leçon sur l’aveuglement, sur les apparences trompeuses, sur la perversion du jugement, sur tout ce qui est idées reçues pour qui s’arrête à la surface des choses.

Turandot

Pour Turandot, l’autre opéra cité, nous retournons à la Yellowface, et à un autre système de représentations.
Bien sûr Turandot est la fille de l’Empereur de Chine et nous donne l’idée d’une Chine lointaine à l’insigne cruauté, à mettre dans le dictionnaire des idées reçues nées à la fin du XIXe sur les supplices chinois, qu’a popularisé un ouvrage comme le Jardin des supplices d’Octave Mirbeau, pourtant dénonciation ironique du meurtre dans tous ses états et de l’assassinat comme pratique universelle, occidentale et non.
Turandot est une représentation médiatisée par un regard occidental (du XVIIIe) de la Chine, d’abord parce que l’auteur du conte, Carlo Gozzi, vit au XVIIIe à Venise, à une époque de la mode chinoise à tous les étages : salons chinois, chinoiseries, jusqu’à l’agrégation inventée en France sur le modèle des examens de lettrés chinois, notre chinoiserie la plus prestigieuse.
L’exotisme, comme celui des Indes Galantes, y est une représentation, et les spectateurs y font fonctionner un fantasme né des récits de voyage et des objets rapportés qui remplissaient les demeures seigneuriales de l’Europe entière…
Que le théâtre fasse fonctionner l’imaginaire, c’est la fonction de tous les arts :  nous projeter hors d’une réalité hic et nunc. Les chinois se forgent aussi bien une vision de l’Occident, que nous un imaginaire de la Chine.
Ensuite, Turandot est une lecture « Commedia dell’arte », et donc médiatisée par Venise, par le théâtre local, par le conte, par une fantaisie qui se définit comme théâtrale, et non comme vérité, comme le souligne Puccini notamment à travers les trois ministres Ping, Pang, Pong issus d’un théâtre de comédie. Il y a dans Turandot ces aspects de divertissement, de pittoresque qui en réalité préparent un duo d’amour qui devait répondre au départ à celui de Tristan et Isolde et dont la mort prématurée de Puccini a empêché l’écriture. Il reste donc une œuvre déséquilibrée par beaucoup plus de pittoresque face à un seul moment fort, qui est la mort de Liù, l’esclave amoureuse qui se sacrifie, à l’instar des grandes héroïnes de l’opéra.
Puccini avait eu un souci bien plus rigoureux de l’exactitude dans la présentation du Japon pour Butterfly dont le message humaniste était autrement fort. Pour Turandot, il sait parfaitement manier le côté tape-à- l’œil d’un spectacle qui mêle plusieurs niveaux de lectures que la musique elle-même traduit.
Car la musique de Turandot est au même titre une représentation « sinosoïdale » (j’ose le néologisme) qui est l’occasion pour Puccini d’un extraordinaire exercice de style, avec l’utilisation d’instruments différents, de phrases musicales nouvelles, d’inventions mélodiques qui ont plus à voir avec le bouillonnement très occidental de la musique des années vingt que la caricature d’une Chine de pacotille, où la princesse Turandot est plutôt une cliente pour la psychanalyse naissante.
D’ailleurs, répondant au melting-pot culturel qui préside à la genèse de l’opéra , les noms des personnages sont un pot pourri tout aussi singulier : l’histoire est d’origine persane, les noms eux-mêmes sont d’origines diverses, Calaf est proche de Calife, Timur est un nom d’origine turque, Turandot signifierait « d’Asie centrale », Altoum ou turc ou mongol voire chinois.
Le conte a été exploité par Schiller, par Weber, par Busoni. Bref, voir la vraie Chine dans toutes ces sources diluées et diverses est tout de même un peu hasardeux. Et là aussi est au rendez-vous la complexité culturelle et non le simplisme d’une insulte à la « race ».
Alors, une Turandot grimée en chinoise qui serait encore ici une yellowface insupportable me paraît être une lecture forcée qui ne répond qu’à l’apparence. Pourquoi perdre son temps à fouiller cette complexité, cette épaisseur culturelle qui plonge ses racines dans l’histoire de la culture européenne et orientale, alors qu’on a sous la main une chose aussi simpliste : “du haut de notre culture, nous moquons la Chine et c’est vilain”. Alors que ce n’est pas exactement l’enjeu du débat.

Aida

Venons-en à Aida. Dernier opéra pointé du doigt par le rapport qui a reçu une éclatante illustration dans la mise en scène très mode de Lotte de Beer à l’Opéra de Paris. Cette mise en scène viendrait à point nommé illustrer rapport publié une dizaine de jours avant la première, tant le parti-pris de la mise en scène répond à ce à quoi le rapport s’attaque, à savoir la représentation que le blanc « sûr de lui et dominateur » se fait des peuples soumis et colonisés. Les deux événements se sont croisés sous les auspices de la bien-pensance.
Je ne reviens pas sur la mise en scène, au demeurant intéressante qui a fait l’objet d’un compte rendu dans le site wanderersite.com, mais j’essaie de comprendre comment Aida devient subitement un emblème de nos regards coupables de colonisateurs sur les colonisés.
J’ai vu Aida pour la première fois en 1965, j’avais douze ans, dans les ruines des thermes de Caracalla à Rome, dans une mise en scène de style Vérone, tout y était, avec chevaux et chars , dans une Égypte mâtinée de ruines romaines qui excitait encore plus l’imaginaire.
Aida fut sans doute l’un des plus grands exemples de pittoresque opératique, et on pourra discourir à l’infini sur les circonstances de sa création, sur la bourgeoisie triomphante et coloniale, mais aussi sur son avenir véronais qui commence au début du XXe siècle. Il reste qu’en 56 ans de pratique d’Aida, le spectateur naïf et premier degré que je suis, a vu sur scène des Aida diverses et pas forcément blackface. L’histoire d’Aida sur fond d’Égypte pharaonique est certes une histoire occidentale, européenne et bourgeoise, une histoire à l’egyptian-face en réalité, habillée par l’égyptomanie ambiante, dont on peut voir les prémisses dans Giulio Cesare de Haendel, Moïse et Pharaon de Rossini, et qu’on reverra dans Thais de Massenet ou Marouf savetier du Caire de Rabaud où le regard sur l’Égypte est là aussi fort conventionnel.
Toutes ces œuvres diffusent-elles le parfum de soufre qui mérite l’ostracisme ? Si c’est le cas, c’est tout le genre qu’il faut remettre en question, ce que n’est pas loin de suggérer entre les lignes ce rapport. Mais nous préférons y lire ici encore une réduction à l’apparence qui instrumentaliser le genre au profit de certaines idées à la mode.
En outre, en se plongeant dans le livret lui-même, l’esclave Aida amoureuse de Radamès l’égyptien: la réciprocité de cet amour prouve que Radamès regarde Aida comme un être humain et non comme une esclave ou une chose… Aida elle-même, esclave de la fille du Pharaon, ne saurait être non plus n’importe quelle esclave, mais une sorte de prise de guerre d’un niveau hiérarchique tel qu’il justifie sa place auprès d’Amneris : même esclave, Aida appartient à la même classe qu’Amneris et est donc forcément reconnue… Par ailleurs autant Aida chante sa patrie (et porte l’idée de patriotisme), autant Radamès fuit la sienne avec l’être aimé : il abandonne (assez facilement au demeurant) honneurs et patrie. Il est à l’opposé du héros tragique cornélien qui aurait à choisir entre amour et patrie : nous ne sommes pas chez Corneille, mais dans le mélodrame occidental du XIXe siècle. Adieu l’Égypte-habillage, adieu blackface, ce n’est pas non plus la question ici…
Ce sont bien des êtres et pas des choses dont il est question. La réification d’Aida par la marionnette de Lotte de Beer est une « forzatura »  (au contraire de la Butterfly de Lavelli qui pointe la même question, bien plus judicieusement): on force l’histoire à rentrer dans un schème. Mais l’histoire dit autre chose.


Répertoire et diversité

En posant la question du répertoire on pose une question d’histoire de l’art lyrique, qui se relie aux conditions de production.
La notion de répertoire en occident est relativement récente, née au XIXe, parce qu’au siècle précédent, une nouveauté succédait à l’autre et il ne serait pas venu à l’idée de reprendre un titre. Au contraire, le même titre selon le lieu où il était représenté, subissait des variations selon les voix, les exigences des artistes, de la censure ou du Prince. Et cette situation subsiste plus ou moins jusqu’au milieu du XIXe, même si on commence à rejouer (très partiellement) Mozart, Gluck, ou Rossini comme du répertoire d’aujourd’hui.
Et le genre-opéra aujourd’hui vit effectivement sur le répertoire, qu’on fouille de plus en plus loin, avec la redécouverte de la profusion de l’offre baroque par exemple. Mais il est abusif d’affirmer comme l’écrit le rapport (p.7) que l’histoire de l’opéra « est de ce fait en partie liée à la production de savoirs et de croyances sur les mondes extra-européens, en lien étroit avec leur colonisation ». En partie? Plutôt en infime partie. En effet, Orfeo, L’Incoronazione di Poppea, Médée, Alcina, Agrippina, Tancredi et tant d’autres qui plongent leurs sujets dans la mythologie et l’histoire de la Grèce et de Rome et dans les épopées de l’Arioste et du Tasse du XVIe siècle ne répondent pas à cette définition. Autre « forzatura »: « L’opéra européen était le point de vue sublime des dominants sur le monde », poursuit le rapport, comme si tous les opéras du XVIIIe et du XIXe n’étaient que reproduction à l’envi des Indes Galantes de Rameau.
Que faire des nombreuses Clemenza di Tito, de la plupart des opéras de Mozart, des sujets choisis par Gluck (Orfeo, Alceste, Iphigénie) ? Si on excepte Les Pélerins de La Mecque, le Cadi dupé ou Le cinesi, l’écrasante majorité des sujets des opéras de Gluck est prise dans la mythologie grecque ou romaine.
Il est vrai que les sujets des tragédies au XVIIIe, chez Voltaire notamment se teintent d’orientalisme, avec notamment Sémiramis ou Mahomet, qu’on reverra chez Rossini. Mais de là à faire de l’opéra un défilé de clichés sur le mâle blanc, il y a un monde…
Ainsi, avec un raisonnement filé jusqu’à ses ultimes conséquences, gardons-nous d’un Grand Inquisiteur de Don Carlos qui ne serait pas réellement aveugle, d’une Salomé ou d’un Hérode qui ne seraient pas juifs. Et gardons-nous de Porgy and Bess, cet opéra écrit par un blanc qu’il voulait voir jouer par des noirs… Arrêtons-là, la tête me tourne.
La tête tourne parce qu’on voit clairement les limites du raisonnement qui apparaît vite non comme raisonnement, mais comme caricature, qui fait du théâtre du passé un lieu de représentation anachronique du monde contemporain alors qu’il est lieu de transfiguration. Nos auteurs ignoreraient-ils cette évolution que le XXe a sanctionnée ?
Le raisonnement est simpliste parce qu’il présuppose un théâtre qui représenterait le monde par équivalence biunivoque, alors que le théâtre est totale liberté de ton et d’interprétation, et qu’il y a longtemps qu’on ne se pose plus la question d’une Aida noire, d’une Turandot asiatique et d’un Otello maure dans les mises en scène européennes d’aujourd’hui.
Il est vrai que les États-Unis ont une vision moins avancée que l’Europe dans le domaine de la mise en scène de théâtre et d’opéra. D’ailleurs, la plupart des metteurs en scène américains intéressants ont fait carrière en Europe.
Qui se pose aujourd’hui la question des races dans une mise en scène de Peter Brook, dans sa Flûte enchantée ou dans sa Tempête avec son Prospero noir ? Les auteurs de ce rapport semblent, pour l’opéra au moins, se poser des questions de représentation qui ne se posent plus aujourd’hui et depuis longtemps sur les scènes européennes. Rien d’étonnant puisque ce à quoi ils s’attaquent est dans les faits importé d’Outre-Atlantique. Comme si nous avions la même histoire.
En fait, les auteurs de ce rapport n’ont pas compris le sens du célébrissime « Madame Bovary, c’est moi » de Gustave Flaubert, qui loin de désigner l’auteur comme un clone de Madame Bovary, désigne tout lecteur comme une Bovary en puissance. Le personnage est objet d’identification du lecteur, comme il pourrait l’être du spectateur, indépendamment de la couleur de peau, du genre et de la catégorie dans laquelle on a tendance à ranger aujourd’hui les individus. Moi lecteur qui que je sois, suis Madame Bovary. Et c’est cette plasticité de l’identification qui est ici essentielle, et qui explique ce qu’est l’effet de l’art, littéraire, théâtral, lyrique sur nous et donc la parfaite inanité des jugements sur la nature des figurations au théâtre, parce que, paradoxalement, le théâtre n’est pas un art figuratif mais transfiguratif.

Sur la scène de l’opéra les choses sont même plus faciles. Parce que l’opéra est un genre très éloigné du réalisme au quotidien, très distancié : personne ne s’adresse à l’autre en chantant ou en vocalisant « dans la vraie vie ». Cet éloignement de tout réalisme offre un champ bien plus large que le théâtre parlé en termes de liberté. D’ailleurs, les chanteurs de couleur ne font pas un problème à l’opéra. Le cas du ballet, plus codifié est peut-être différent, mais c’est lui aussi un art tellement éloigné du réel, tellement projeté dans l’abstraction que des danseurs « non blancs » ne devraient pas avoir de difficulté à s’intégrer ; là non plus l’art ou le genre artistique n’est pas en cause, mais bien plus ceux qui le font et peut-être certains gardiens du temple trop zélés
Si les personnes de couleur n’accèdent pas à l’opéra ou au ballet, sur scène ou en fosse, ce ne sont effectivement pas les œuvres qui sont en cause, et commencer par jeter les œuvres à la  face du lecteur, c’est fausser le problème, le détourner et subrepticement installer l’idée que l’opéra n’a plus sa place dans les arts d’aujourd’hui parce que toutes les “identités” n’y auraient pas leur place et qu’il est enraciné dans un passé à la fois suranné et critiquable, que c’est un art élitiste réservé à un public choisi (sous entendu blanc). Cela s’appelle en termes vulgaires jeter le bébé avec l’eau du bain.

Conclusions

Quand j’étais jeune, j’avais dix ans à Alger en 1963, un prêtre m’avait dit et la chose me marqua très fortement que si l’on enlève la peau d’un catholique, d’un musulman, d’un juif, d’un blanc, d’un noir, d’un arabe, d’un jaune, on retrouve le même « écorché », impossible à distinguer… Pourquoi alors s’ingénier aujourd’hui à redistinguer, ce que des siècles passés ont fait en créant des conditions de tant de crimes et de massacres ?
Que les humains soient tous des individus différents, nul ne le nie, mais ce sont des différences tellement superficielles qu’elles contrarient tout classement, toute catégorisation et toute hiérarchie parce que ce sont des éléments visuels ; ce sont des données qui n’appellent aucun commentaire ni jugement de valeur parce que non qualitatives.

En ce sens les auteurs de ce rapport assènent des « vérités » qui n’en sont pas, jetant le doute sur un art qu’ils connaissent mal et auquel ils prêtent une histoire, un sens, des traditions qui n’en sont pas. En assénant des interprétations qui sont autant de déformations, ils accréditent des idées fausses. À ce titre toute la première partie est vraiment problématique.

On dirait que le manifeste des danseurs de l’opéra a été saisi au vol comme un élément à mettre en exergue, en ces temps où ces questions font partie des polémiques du jour, et même instrumentalisé.
Qu’en soi le rapport propose des solutions à la question posée sur la diversité à l’opéra non seulement ne choque pas mais au contraire ouvre des perspectives. Qu’ensuite les auteurs se plongent dans le répertoire pour pointer les œuvres « critiquables » ou évitables au regard du traitement de la « diversité » me paraît au contraire pervers.
D’abord parce que la censure n’est pas loin, même au nom des meilleures intentions du monde, dont l’Enfer est pavé comme on sait. Pour des raisons aussi nobles, on a voilé toutes les nudités de Michel Ange dans la Chapelle Sixtine, et pour des raisons moins nobles la Lady Macbeth de Mzensk de Chostakovitch a été censurée par Staline pour ne pas avoir obéi à une ligne musicale et morale, et les opéras de Meyerbeer ont disparu pour cause de judaïsme, en Allemagne bien sûr, mais aussi subrepticement en France dans les années Trente alors que ses grandes œuvres à succès de Meyerbeer étaient focalisées sur l’humanité face aux haines, raciales ou religieuses. Quand des œuvres gênent, c’est ceux qu’elles gênent qui font problème, non les œuvres elles-mêmes.
Si l’on doit censurer les œuvres ou les éliminer parce qu’elles déplaisent à une soi-disant communauté, ou parce qu’elles semblent porter atteinte à l’honneur d’une autre, tout finira au clou : Carmen pour les gitans, L’italienne à Alger ou l’enlèvement au Sérail pour leur regard sur les turcs ou les musulmans (avec la scène d’Osmin et de l’alcool…) et ainsi de suite.

Les auteurs qui essaient de montrer l’avenir possible du genre en cherchant des figures emblématiques des « minorités » semblent aussi découvrir l’eau tiède. Eric Owens qu’ils citent est l’un des plus grands sinon le plus grand Alberich de ce temps.  On le connaît depuis une douzaine d’années, et ils le découvrent parce qu’on leur a soufflé son  nom ; mais Alberich est un rôle de vilain, de méchant, et le faire chanter par un noir pourrait choquer sans doute, comme les noirs cantonnés aux rôles de délinquant dans les séries policières américaines d’il y a une quarantaine d’années. Et ainsi de suite, à l’infini. C’est le vertige des casuistiques, et on sait ce que vaut la casuistique depuis Pascal…
Que les auteurs se rassurent, Simon Estes, autre gloire du chant, chanta de son côté Wotan au MET… mais ils ne le citent pas, lui qui fut pourtant le premier homme noir à chanter à Bayreuth – et avec quel succès ! – le Hollandais en 1978, il y a 43 ans…
Justement, qui va sur le site du MET actuellement verra en titre l’Award gagné par Porgy and Bess et puis le rappel d’une exposition « Les voix noires du MET » qui avait été montée à cette occasion. Très bien, mais c’est aussi une singulière manière d’afficher sa « politically correctness » pour éviter de prendre des coups. Quelle qu’en soit la « couleur » une belle voix le reste et un bon manager d’opéra ne la laissera pas échapper. On a ainsi l’impression que le MET en quelque sorte, se « protège » d’accusations potentielles. L’opéra s’est ouvert aux chanteurs « non blancs » il y a désormais près de 70 ans, d’abord aux femmes, puis aux hommes, et à mon avis la question n’est plus là.

Au total, la réflexion proposée par ce rapport surfe sur la vague sans vraiment y plonger, partant de constats connus et justes sur le manque de diversité, les auteurs s’égarent dès qu’ils s’attaquent à la question  culturelle et historique. Néanmoins, la nécessité de corriger le tir ne dépend pas  seulement de l’Opéra, comme on le verra dans notre deuxième partie et ne concerne pas non plus seulement la diversité. En effet, la gestion de l’accès à la musique classique n’est pas du seul ressort de l’opéra et pose la question bien plus large et irrésolue de la démocratisation culturelle.
Il reste que du côté du théâtre parlé, on peut évidemment imaginer sans le sous-estimer l’agacement d’un spectateur de couleur ou d’une origine donnée dite « non blanche » de ne presque jamais voir sur scène un acteur de sa couleur de peau, ça commence très timidement à changer au cinéma, c’est plus embryonnaire sur la scène des théâtres (sauf dans le stand-up…). Cependant, faire cette mauvaise querelle-là à l’opéra, c’est un peu paradoxal, parce que c’est l’art scénique qui a su le plus tôt au-delà des apparences tirer parti de la diversité des talents. Mais il est plus facile de tirer sur l’opéra, art de niche « réservé », alors haro sur le baudet.

[1] Définition de Wikipedia : Le cake-walk ou cake walk est une danse populaire née parmi les Noirs du Sud des États-Unis, pour imiter avec ironie l’attitude de leurs maîtres se rendant aux bals. Apparu vers 1850, il fut importé en Europe vers 1900 via le Music-Hall.

Lien vers  le Rapport_sur_la_diversité_à_l_Opéra_de_Paris

HOMMAGE A LEONTYNE PRICE: ERNANI de Giuseppe VERDI (enregistrement SONY) MET 1962 (Price, Bergonzi, Tozzi, MacNeil, Dir: Thomas Schippers)

716sAAcunMLLa collection publiée par Sony autour de la mémoire sonore du Metropolitan Opera contient un certain nombre de joyaux dont cet Ernani enregistré le 1er décembre 1962, dirigé par Thomas Schippers, avec Carlo Bergonzi, Leontyne Price, Cornell Mac Neil et Giorgio Tozzi.
Au moment où Leontyne Price fête ses 89 ans, j’ai eu envie de réécouter cet enregistrement et d’en rendre quelque compte, pour dire mon enthousiasme, et aussi parler d’une œuvre chère entre toutes.
En France, d’Ernani point d’écho, au moment où l’Opéra affiche certes Trovatore, mais n’a jamais vraiment défendu que le répertoire verdien international et ne défend même pas le répertoire du Verdi français, dont Le Trouvère est un exemple (version avec variations et ornementations spécifiques et final revu) .
Certains pensent même qu’Ernani est à ranger aux rang d’Alzira ou d’autres Battaglia di Legnano, œuvres secondaires voire oubliées. Or Ernani dépasse et de loin Giovanna d’Arco récemment vu à la Scala, voire Nabucco et doit être rangé dans les chefs d’œuvre du compositeur italien. D’abord parce que derrière le librettiste Francesco Maria Piave se cache Victor Hugo et que les situations et les personnages ont une consistance nouvelle qui annonce les grandes œuvres futures, ensuite parce que certains airs (Ernani, Ernani, Involami d’Elvira, ou infelice e tuo credevi.. de Silva), duos/trios (le trio du premier acte No crudeli d’amor non m’è pegno etc… ) et ensembles (Un patto ! un giuramento ! chœur des conjurés) s’inscrivent immédiatement dans les grands moments verdiens du répertoire.
Peu de productions dans le paysage, la dernière grande reprise le fut l’an dernier par James Levine au MET, qui la saison dernière a montré qu’il restait l’un des plus grands chefs verdiens de l’époque avec cet Ernani en mars 2015, puis Un ballo in marchera le mois suivant. J’ai eu la chance de voir les deux, et Ernani était plus réussi (musicalement) que Ballo in maschera, même si la production semblait exhumée des poussières du passé .

J’en ai rendu compte et la distribution composée d’Angela Meade, de Francesco Meli, de Placido Domingo et de Dmitri Belosselsky défendait merveilleusement l’œuvre, tandis que James Levine rendait à cet opéra le relief et la grandeur qu’il mérite.

Thomas Schippers
Thomas Schippers

En 1962, c’était Thomas Schippers. Ce chef trop vite disparu était l’un des grands chefs lyriques de l’époque, notamment mais pas seulement pour le répertoire italien (on lui doit aussi une très belle Carmen avec Regina Resnik), tension, pulsation, rythme. Son Ernani (qu’il a aussi enregistré  en 1968, mais avec une distribution un peu moins convaincante chez RCA) est ici un exemple de ce qu’était le MET dans les années 60, de ce qu’était une soirée mémorable (avec un choeur exceptionnel) et quels échos elle portait dans le public, avec la tradition américaine d’applaudir à l’entrée de la vedette, mais aussi l’absence totale de da capo et de reprises, ce qui serait impensable aujourd’hui (Levine l’an dernier faisait les da capo).

Pour écouter une version « authentique », il faut écouter Muti (j’en ai aussi rendu compte) avec Ghiaurov, Bruson, Freni, Domingo (en Ernani cette fois), où Freni nous semble encore merveilleuse de vérité, mais n’étant pas tout à fait une Elvira, elle fut un peu contestée en 1982 …
Cet Ernani de 1962 est d’abord un belle preuve pour la direction de Schippers, énergique, claire, éclatante quelquefois, avec un chœur somptueux, une clarté qui étonne au départ, tant on a dans l’oreille un prélude plus sombre, voire sinistre dans les premières mesures. Il donne à l’ensemble un halètement typiquement verdien, où l’attention ne retombe jamais, où la musique de Verdi est portée à l’incandescence. Bien sûr, le son tout à fait correct n’a pas le relief d’un son « hifi », mais dès que les chanteurs ouvrent la bouche, on se rend compte que les arrangements sonores aujourd’hui ordinaires, sont inutiles face à Carlo Bergonzi et Leontyne Price. Dès qu’il se mettent à chanter, c’est une remise à zéro des curseurs verdiens d’aujourd’hui. C’est totalement incomparable. Et c’est là la magie du son en direct, sans filet, venu de la vieille salle du MET, sorte d’émergence de ce qu’était le chant verdien à l’époque, avec des chanteurs aujourd’hui un peu oubliés pour certains  qui furent des grands à l’époque, pourtant bien servis par le disque, Cornell Mc Neil qui n’a jamais eu en Europe le relief et la gloire de ses collègues barytons contemporains, et notamment Tito Gobbi (Cappuccilli en était à ses tout débuts…mozartiens), et Giorgio Tozzi l’une des basses remarquables du MET, ces basses maison qui faisaient que le niveau du MET ne descendait jamais sous l’excellence.  Et puis Bergonzi et Price, jeunes encore (Leontyne Price avait 35 ans, Bergonzi 38), étaient au sommet de leurs moyens.
Il faut entendre Leontyne Price tenir les notes de Ernani, involami et la cabalette qui suit pour comprendre ce que chanter Verdi voulait dire pour elle. Un contrôle sur chaque note, sur chaque inflexion, une étendue incroyable des graves aux notes les plus aiguës, une agilité bien présente, et dans l’aria, et dans la cabalette, avec un sens du rythme et de la couleur consommés. Il faut l’entendre aussi dans les ensembles, avec cette présence vocale phénoménale qui fait que chaque apparition était attendue avec impatience .

Bien sûr, Leontyne Price est le soprano verdien par excellence, qui porte haut la complexité d’un chant que très peu de chanteuses de ce niveau portent aujourd’hui. Anna Netrebko est une très grande chanteuse, elle a d’abord triomphé dans le bel canto, puis la voix a grossi, mais à un niveau tel qu’elle en a perdu un peu de ductilité (c’est net dans Giovanna d’Arco). J’ai toujours entendu en elle une Norma, qu’elle va aborder, un peu tard pour moi, l’an prochain. Et cette voix me paraît aujourd’hui bien plus convenir à Puccini et aux véristes qu’à Verdi ou Bellini. Et elle aborde aussi Wagner avec Lohengrin en mai prochain. Attention à ce que trop de faveur ne tue…

Leontyne Price dans Trovatore au MET à la même époque ©METOpera
Leontyne Price dans Trovatore au MET à la même époque ©METOpera

Leontyne Price a abandonné les scènes en 1985 – elle n’avait pas 60 ans- au moment où elle ne chantait plus aussi parfaitement, où planait la menace inévitable de l’âge, mais qui entend sa dernière Aida reste stupéfait du volume et du contrôle et surtout de l’étendue (les graves!), bref de la performance encore unique . On peut l’admirer dans les différents Trovatore qu’elle a faits avec Karajan, y compris le dernier (dont le Manrico est Franco Bonisolli).

Qu’on se réfère pour chavirer à ses années 60, qu’on se réfère à ses Leonora, ses Aida, ses Elvira. Elvira notamment, car c’est un des rôles de Verdi les plus difficiles, que peu de très grandes ont abordé, et pas toujours avec succès.
Je me souviens qu’Alexia Cousin, une des voix françaises les plus prometteuses qui a abandonné brusquement la carrière, avait osé Surta è la notte Ernani Involami après un récital pour jeunes chanteurs à la Scala, et je me souviens encore de la stupéfaction des spectateurs et notamment des connaisseurs : pour tous oser Ernani à cet âge, c’était vraiment hardi, voire téméraire.
Alors, Leontyne Price est la référence pour Elvira, à mon avis, tout simplement parce que personne depuis les années 1980 n’a chanté Verdi aussi bien qu’elle. Même Renata Scotto que j’ai entendue merveilleuse dans Trovatore, et dans Otello, rate un peu cet air d’Elvira (dans ce que j’en ai entendu au disque) un peu crié, même si les filati sont à se damner.

Angela Meade, entendue au MET l’an dernier, s’en tire avec tous les honneurs, avec moins de puissance que Leontyne Price, mais avec la ductilité, et l’homogénéité.
De toute manière, Verdi a toujours réussi aux chanteuses américaines : Zinka Milanov (qui était croate, mais qui a marqué le MET) Leontyne Price, Martina Arroyo, et aujourd’hui Sondra Radvanovski et Angela Meade font pour moi partie de ces voix faites pour Verdi.
Alors, honorez Leontyne Price en écoutant cet Ernani.
Mais il n’y a pas que Price, il y a aussi Carlo Bergonzi, qui dès le lever de rideau impose sa ligne, son élégance, sa maîtrise des volumes, ses aigus solides et tenus : sans effets autres que le chant pur, Bergonzi impose sa totale suprématie dans ce répertoire, que seul Placido Domingo peut lui disputer. Il a le volume et l’étendue (c’est un ancien baryton), il a la force et il a aussi et surtout une pureté sonore qu’aucun ténor ne lui dispute, pour le coup. Il faut entendre comment il module dans son premier air les deux vers
il primo palpito d’amor,
d’amor che mi béò
et comment il entame la cabalette et la manière dont il tient la note finale après avoir miraculeusement chanté gli stenti suoi, le pene, Ernani scorderà.
Nous sommes à des niveaux aujourd’hui non atteints, et je conseille vraiment les lecteurs curieux de chant verdien de s’y replonger, pour comprendre la distance qui nous en sépare.
Souvent, la suprématie des deux protagonistes laisse dans l’ombre les deux autres, Silva et Carlo, la basse et le baryton : Muti dans son enregistrement ne les avait pas oubliés, ils en sont sans doute avec Domingo (à son meilleur dans l’enregistrement de Muti) les phares, dans un enregistrement où les hommes dominent, malgré une Freni vibrante, mais techniquement à la peine : Ghiaurov et Bruson montrent eux aussi ce que chanter veut dire. Ghiaurov n’a pas été remplacé comme basse verdienne, à une époque, la nôtre, où nous n’en manquons pas, mais pâles et souvent sans véritable expressivité.  Ghiaurov avait la technique, l’étendue, le volume, la profondeur sonore et l’expressivité (Filippo II !!), dans Silva, il est phénoménal…
Giorgio Tozzi est l’une de ces basses un peu oubliées aujourd’hui qui a fait les grandes heures du MET et des enregistrements de cette époque. Italien d’origine né à Chicago, il a chanté tous les grands rôles de basse du répertoire, Verdi bien sûr, mais aussi Moussorgski et Wagner ou même Debussy (Arkel). Comme Leontyne Price, il est lié à mon enfance, puisque les deux faisaient partie de la distribution de mon premier enregistrement de la Symphonie n°9 de Beethoven, par Charles Munch et le Boston Symphony Orchestra (Leontyne Price, Maureen Forrester, David Poleri, Giorgio Tozzi) que j’ai encore dans mes “vinyles”.
Même s’il n’est pas dans sa meilleure forme, il reste impressionnant dans infelice…e tu credevi avec une voix assez claire (il a commencé comme baryton), et un style d’une certaine retenue, sans exagérations démonstratives; la voix est merveilleusement homogène et les aigus tenus (ancora il cor).
Cornell MacNeil est Carlo, le roi Charles Quint :  à l’époque il a 40 ans, et va connaître une carrière exceptionnelle de baryton Verdi (à 63 ans c’est lui qui est Germont dans le film La Traviata de Zeffirelli avec Stratas et Domingo en 1985), la mémoire de l’opéra semble l’avoir un peu oublié, et pourtant, on le rencontre dans bien des enregistrements dont l’Aida de Karajan (avec Tebaldi et Bergonzi) , Rigoletto avec Joan Sutherland (Sonzogno 1961) ou le fameux Ballo in maschera de Solti (1961) avec Nilsson et Bergonzi. C’est LE baryton de ces années-là, pur produit de l’école américaine (il a d’ailleurs commencé dans le Musical). Carlo est le rôle qui l’a lancé dans la carrière internationale puisqu’il le chante à la Scala où il remplace Ettore Bastianini dans une nouvelle production d’Ernani aux côtés de Franco Corelli en 1959. À noter d’ailleurs que la Scala, entre 1958 et 2016, affiche trois séries de représentations d’Ernani, en 1959, en 1969 et en 1982 (dernière représentation en janvier 1983), signe évident de la difficulté à réunir des protagonistes de niveau qui puissent défendre l’oeuvre.
Cornell MacNeill est au sommet de sa forme dans ces années-là, il partagea la vedette avec les grands barytons américains de l’époque, Leonard Warren, mort en scène deux ans auparavant et Robert Merrill. Le moment à écouter passionnément dans cet enregistrement est son air du 3ème acte Gran Dio ! un air qui fait écho à celui de Filippo II du Don Carlo (avec le même violoncelle en arrière plan), un air de méditation et d’introspection : à 23 ans de distance, le père et le fils méditent sur le pouvoir, sur la fidélité, la vertu.
Il faut entendre les dernières paroles
e vincitor de’ secoli
Il nome mio farò
e
t les aigus qui scandent nome, mio, farò, et l’incroyable « si » tenu sur farò qui déchaine l’enthousiasme justifié de la salle.
Vous voulez entendre du chant verdien ? vous voulez entendre Leontyne Price dans ses œuvres, entourée des meilleurs chanteurs de l’époque ? vous voulez découvrir l’un des plus beaux opéras de Verdi et entendre tonner Hugo en filigrane ? Alors précipitez-vous sur cet enregistrement pour découvrir l’œuvre et jouir sans entraves du chant, puis achetez l’enregistrement de Muti dans une de ses interprétations les plus accomplies pour entendre un Verdi « archéologique » avec les da capo, les reprises, l’énergie et le lyrisme.
Et les deux à un prix raisonnable, autour de 18€…[wpsr_facebook]

Leontyne Price en Elvira (probablement au San Francisco Opera)
Leontyne Price en Elvira (probablement au San Francisco Opera)

 

DISQUES CD & DVD: MES ENREGISTREMENTS PRÉFÉRÉS/ AIMER ERNANI, de Giuseppe VERDI et faire le point.

Ernani. Voilà un opéra relativement rare sur les scènes, encore que le MET l’ait programmé cette année avec Angela Meade. Très rare à Paris en tous cas, alors que le livret est calqué sur la pièce de Victor Hugo. Je n’ai pas souvenir d’un Ernani à l’Opéra de Paris, en tous cas pas dans les 50 dernières années. J’en ai vu qu’un seul, à la Scala, dirigé par Riccardo Muti dans la distribution A (Domingo Freni Bruson Ghiaurov) et la distribution B (Millo, Surjan, Bartolini, Salvadori) dirigée elle par Edoardo Müller, dans la mise en scène contestée de Luca Ronconi.
Créé à la Fenice de Venise en 1844, il eut un succès immédiat et fut très vite repris dans les opéras du monde. Classé dans les opéras de jeunesse, de deux ans postérieur à Nabucco, il en a les difficultés vocales, notamment pour le rôle d’Elvira, qui est un rôle exigeant agilité et puissance, et dont on n’a pas vraiment de titulaires aujourd’hui. A la Scala, c’est le seul rôle pour lequel Freni fut critiquée (mais elle fut aussi critiquée pour son Aïda avec Karajan à Salzbourg) et à entendre le disque et surtout au souvenir de la représentation, il semble qu’elle s’en sorte avec les honneurs. Je me suis donc fait une écoute confrontée entre trois enregistrements très différents :
Maggio Musicale Fiorentino de 1957 (Dimitri Mitropoulos, avec Anita Cerquetti, Mario del Monaco, Ettore Bastianini, Boris Christof

– Scala 1982 (Riccardo Muti, Mirella Freni, Placido Domingo, Renato Bruson, Nicolai Ghiaurov)
-MET 1962 (Thomas Schippers, Leontyne Price, Carlo Bergonzi, Cornell MacNeil, Giorgio Tozzi)

Je n’ai pas écouté les enregistrement alternatifs, même si je connais bien celui de RCA, peut-être mieux chanté encore par Leontyne Price, car elle y a un meilleur phrasé (enregistré à Rome, elle a peut-être bénéficié de répétiteurs locaux )

La version ci-dessous est sensiblement équivalente à l’autre version du MET, mais outre que je préfère Bergonzi à Corelli, baryton (Mario Sereni) et basse (Cesare Siepi) diffèrent

ErnaniCorelli

 

(NB)J’aimerais attirer l’attention sur la collection du MET, éditée chez Sony, qui présente quelques unes des grandes représentations dans les années 50-60, dans des distributions fabuleuses, même si les chefs sont quelquefois moins connus (Ex. une Walkyrie avec Nilsson, Rysanek, Ludwig, Vickers, Stewart) et à des prix très raisonnables.

Mais revenons à Ernani.
On remarque que dans les trois cas, les distributions sont d’un très haut niveau. Ce type d’opéra ne peut justement passer que dans ces conditions-là. Une remarque à ce propos, un DVD du MET affiche Pavarotti avec l’Elvira de Leona Mitchell. Leona Mitchell est une belle chanteuse, avec un registre central puissant,  mais qui ne peut rivaliser dans Elvira avec les autres têtes d’affiche dont il est question ici.

 

MI0001036564L’enregistrement de 1957 a un avantage certain, c’est qu’il affiche Dimitri Mitropoulos, un de ces chefs rigoureux, imaginatif, novateur, remarquables d’honnêteté et de modestie, et surtout excellent chef d’opéra dans Mozart, dans Verdi, et excellent chef symphonique par exemple dans Mahler (il est mort en répétant à la Scala la 3ème symphonie de Mahler). Il fut présent au MET dans les années 1950, en permanence: Rudolf Bing lui rend un hommage vibrant dans son livre “5000 nuits à l’Opéra”. Ce fut une chance pour le théâtre d’avoir sous la main un chef de cette envergure qui faisait l’ordinaire du théâtre et garantissait un extraordinaire niveau musical. Il sait à la fois alléger, donner une extraordinaire dynamique, accompagner, il a un sens dramatique aigu, souvent électrisant, suit à merveille les chanteurs; et et il dirige une équipe de rêve de l’époque, Mario del Monaco, aux moyens insolents, (ah! son aigu final de l’air initial “Mercè diletti amici”) mais toujours pour mon goût en équilibre instable pour la justesse, Bastianini d’une solidité à toute épreuve, et Christoff qui comme d’habitude, n’arrive pas à me convaincre autant qu’un Ghiaurov (avec Muti) ou même que Giorgio Tozzi (avec Schippers). Anita Cerquetti qui chante un peu à l’ancienne,  mais dans l’aria “Ernani Ernani involami” elle fait toutes les notes et même plus, avec cadences et c’est sublime, même si la cabalette “M’è dolce il voto ingenuo” semble la gêner un peu (ralentissement du tempo).
716sAAcunMLL’enregistrement de 1962 a un avantage, qui s’appelle Leontyne Price, au faîte de sa puissance et de ses moyens et un autre nommé Carlo Bergonzi c’est à dire ce qu’il y a à peu près de mieux dans Verdi. Quant à Thomas Schippers, emporté par un cancer du poumon à 47 ans en 1977, c”est un chef à qui l’on doit de grands enregistrements (Carmen avec Regina Resnik,  Ernani avec Leontyne Price chez RCA etc…) qui a collaboré avec Leonard Bernstein et qui fut très lié à Gian Carlo Menotti dont il a créé plusieurs œuvres. Sa présence au MET dans les années soixante nous vaut entre autres cet Ernani et des Meistersinger (toujours chez Sony). Il a 29 ans lorsqu’il monte sur le podium pour diriger Ernani, il le fait de manière énergique,  impose un tempo rapide, un halètement typiquement verdien et cela électrise le public. Quant à Carlo Bergonzi, il est fait pour Verdi: il a la largeur vocale, la solidité, les aigus, l’homogénéité. Malgré les coupures, traditionnelles au MET, malgré l’absence de reprises, cet enregistrement a la vigueur de la scène, avec une Leontyne Price extraordinaire de facilité, elle a le volume, les aigus déconcertants,  la dynamique, le contrôle sur la voix, la technique: la chanteuse née pour Verdi, et douée d’un timbre exceptionnel, même si en matière de phrasé il y a mieux : sur scène au MET, Leontyne Price est souvent difficilement compréhensible (comme je l’ai écrit plus haut, dans son Ernani chez RCA, fait en Italie, c’est meilleur de ce point de vue)

81LgY6ryTmLEnfin, l’enregistrement de Muti est bien évidemment meilleur du point de vue du son. Il est repris des représentations de la Scala de décembre 1982. C’était la deuxième apparition de Muti au pupitre de la Scala (sa première fut “Le nozze di Figaro”, dans la production de Strehler adaptée à la Scala, celle qu’on voit aujourd’hui à Bastille) et la première dans Verdi, brevet nécessaire pour accéder au poste de directeur musical (qu’il prendra en 1986). A l’époque, Muti était auréolé de ses Verdi électriques, explosifs, prodigieux de vitalité réalisés à Florence: les temps changèrent à la Scala, quand, au lieu de diriger Verdi , il se mit à le penser. Et ce fut d’un ennui mortel.  Mais cet Ernani avait bien le parfum des Verdi florentins,  même si ce fut un demi-succès notamment à cause de l’échec total de la mise en scène de Luca Ronconi, qui eut des conséquences sur la dynamique et les mouvements des chanteurs.

Mais musicalement, quel chef d’oeuvre! Pourquoi? D’abord parce que Muti, qui était alors réputé pour être d’une rigueur extrême sur les dérives de la tradition, refusant par exemple dans Trovatore l’Ut final de “Di quella pira”, propose une version qu’on peut dire presque définitive. Dans Ernani, pas d’ornementations, une grande rigueur mais un rythme explosif dès le départ (Choeur “Evviva beviam beviam”), comme souvent chez lui à cette époque (voir sa Traviata avec Scotto et Kraus) . Freni dans Elvira se place sans doute en retrait par rapport à Cerquetti, pour les ornementations, et à Price, dont elle n’a pas la puissance ni le volume. Mais elle a le sens dramatique, l’énergie, et le style, et surtout, elle est le personnage. Elvira, c’est un condensé de toutes les difficultés, volume d’Aida, agilités d’Odabella (Attila), lyrisme d’Amelia (Boccanegra). A l’époque, Freni chantait Elisabetta de Don Carlo, Aida à Salzbourg, elle chantait encore évidemment Amelia du Simon Boccanegra. Elle avait le volume, la rondeur vocale, le dramatisme dans la couleur. Au disque, elle apparaît  une Elvira très séduisante, très lyrique. Je ne suis peut-être pas objectif , mais je le revendique: je ne critiquerai jamais  Mirella Freni qui m’a tant et tant donné sur scène mais en l’occurrence je pense être juste. Les autres protagonistes, Renato Bruson, à la voix de velours, impeccable de style et Nicolaï Ghiaurov, toujours impressionnant et prodigieux de présence dans un rôle pas si difficile pour une basse, sont à mon avis supérieurs à leurs prédécesseurs; quant à Domingo, s’il n’a plus tout à fait les aigus, il a la chaleur, le timbre, la rondeur, l’engagement, l’humanité. Dans l’ensemble, à cause de Muti, et à cause de l’homogénéité du cast, cet enregistrement, qui a pour moi le parfum du souvenir (et ça compte), reste le plus complet et le meilleur du marché.
Certes, les autres ne sont pas négligeables, loin de là, et ils sont aussi accessibles à un prix très compétitif . Alors, vous ne voulez pas acquérir Muti, offrez-vous d’un coup Mitropoulos et Schippers (un des trois). Mais surtout, surtout, écoutez Ernani, un des plus beaux opéras de Verdi, trop peu connu en France, et qui mériterait une grande production (avec…Harteros par exemple).
Les enregistrements réalisés depuis Muti ne présentent pas d’intérêt, sauf le DVD du MET avec Luciano Pavarotti (aux aigus difficiles) qui bénéficie du Verdi massif, symphonique, énergique de James Levine, l’Elvira très correcte de Leona Mitchell (mais qui à mon avis n’arrive pas à égaler les autres), Sherill Milnes, toujours froid, n’a pas l’élégance stylistique d’un Bruson, et a perdu les aigus, un peu opaques, un Raimondi qui chante Silva comme Scarpia, et donc est bien loin de la profondeur de Ghiaurov.
Mais surtout évitez Bonynge Pavarotti Sutherland, complètement hors jeu.[wpsr_facebook]

Mirella Freni dans Ernani (Scala 1982)
Mirella Freni dans Ernani (Scala 1982)