Les images du spectacle sont celles de la distribution A (Lucrezia Garcia, Franco Vassallo, Stephan Kocan)
La nouvelle production du Macbeth de Verdi à la Scala pose à nouveau la question de l’identité de ce théâtre et des relations avec son (ou ses) public(s).
Il n’était pas absurde de proposer une nouvelle production d’une œuvre qui a fait les beaux soirs de ce théâtre depuis des dizaines d’années (il suffit de voir la liste des chefs et des Lady Macbeth qui se sont succédé depuis 50 ans) , en proposant cette année la version originale de 1847. D’autant que la dernière production de Graham Vick a été affichée de 1997 à 2008 et qu’elle n’est pas l’une des plus réussies de ce metteur en scène. En proposant à Giorgio Barberio-Corsetti de mettre l’œuvre en scène, Stéphane Lissner appelle l’un des metteurs en scènes en vue de la scène italienne, assez populaire à l’étranger. En appelant Valery Gergiev, il s’assure un chef de premier plan (encore qu’il ne convainque pas toujours dans Verdi), et il compose une distribution faite d’artistes plutôt jeunes, en s’appuyant sur la génération « émergente », cast A comme cast B et donne enfin à un chanteur italien dans la force de l’âge le rôle-titre, marqué à jamais par Piero Cappuccilli. Pas de soprano italien depuis des lustres (sauf en cast B Paoletta Marrocu) pour Lady Macbeth (Maria Callas, Birgit Nilsson, Shirley Verrett, Ghena Dimitrova, Maria Guleghina) et donc pas d’exception à la règle : Lucrezia Garcia (vénézuélienne) alternant avec Tatiana Serjan (russe) .
Le cast A affichait des chanteurs qui ont accédé récemment à la gloire internationale, Stefano Secco pour Macduff, Stefan Kocan la basse slovaque, Franco Vassallo peut-être plus connu dans ses rôles rossiniens que verdiens. Lucrezia Garcia est peut-être plus hasardeuse dans Lady Macbeth : on aurait pu afficher une artiste plus affirmée pour un rôle redoutable entre tous, encore fallait-il qu’il y en eût. Car beaucoup de chanteuses ont circulé récemment dans la Lady , mais jamais convaincantes Iano Tamar (Lyon, Berlin), Nadja Michael (Munich), Jennifer Larmore (Genève), Paoletta Marrocu (Zürich), Erika Sunnegårdh (Vienne). Il faudra donc attendre…
L’accueil violemment négatif qui a accueilli la production lors de la première pose aussi la question du public de la Scala. Le directeur d ‘un très grand opéra me disait qu’il n’accepterait jamais de diriger la Scala à cause de son public. Un public à la fois conservateur, peu éduqué à l’opéra et à ses évolutions (les représentations d’opéra du XXème sont, à de rares exceptions près, beaucoup plus difficiles à remplir), dont une partie des fans de lyrique du poulailler (« Loggione ») se pose systématiquement en gardien du temple (quel temple d’ailleurs?) en huant toute nouvelle production du répertoire italien et notamment verdien ou puccinien. Un public souvent peu sympathique ou peu disponible. En cela, il a plutôt évolué en mal. Même si j’ai plusieurs fois souligné la crise du chant italien et les difficultés de la Scala à afficher des succès dans le répertoire verdien.
Cette année, après des Wagner globalement réussis (triomphe de Lohengrin et succès d’estime du Vaisseau fantôme), un immense succès pour Falstaff (Harding-Carsen), un Nabucco en demi-teinte (Luisotti-D.Abbado), voilà un Macbeth très mal accueilli (Gergiev) qui n’en demandait pas tant. Fallait-il renoncer à ce titre parce qu’aucun théâtre n’est en capacité d’afficher une distribution aujourd’hui qui puisse égaler celles du passé, dans ce théâtre et ailleurs? Il faudrait alors renoncer à la moitié sinon plus du répertoire verdien. Depuis la période Claudio Abbado (1968-1986) et Paolo Grassi, et malgré les efforts de certains des successeurs (Cesare Mazzonis), les différentes administrations de la Scala n’ont pas vraiment réussi à « éduquer » un public devenu au fil des ans plus « touristique », plus conservateur, moins ouvert à la modernité. Certes, les années Lissner ont un peu corrigé le tir au niveau des productions, mais elles ont été plus soucieuses de l’effet immédiat que d’un travail très approfondi au niveau de l’éducation des jeunes et du public, pour lui faire accepter autre chose que du standard de luxe. La caractéristique de la politique Abbado était assez claire. Le directeur musical avait pour objectif de préparer et orchestre et public à des répertoires nouveaux et la stratégie portait plus sur les concerts symphoniques de la fameuse « saison symphonique » d’automne que sur les opéras. Abbado ne dirigeait pas plus que deux ou trois productions par an, mais était largement présents sur les concerts. La saison symphonique a disparu, et Milan est une ville indigente en matière de concerts. Les abonnements populaires (abonnements « ouvriers ») disparus, les concerts symphoniques, disparus si l’on excepte les quelques concerts du Philharmonique de la Scala, les concerts réguliers de solistes, disparus (sauf les concerts de chant). C’est à un travail approfondi avec un directeur musical qui soit aussi un (ré)organisateur (une sorte de Generalmusikdirektor à l’allemande) qu’il faudrait soumettre la musique à Milan. Ainsi, lors de ce Macbeth qui voisinait avec l’ouverture d’une de ces foires milanaises qui attirent les affaires, le public était largement international, particulièrement slavophone, comme il y a quelques années ces japonais qui venaient pour un acte dans une loge louée par une agence de tourisme prendre une photo et partir. A la Scala, on vient quelquefois pour l’opéra, souvent pour la Scala et y être, ou pour se retrouver entre soi, comme dans n’importe quel théâtre municipal de province. Objet touristique plutôt que culturel, la Scala risque bien d’y perdre son âme (je crains EXPO 2015) , si ce n’est déjà fait.
Dans ce contexte, une minime partie du public s’est bruyamment radicalisée (à trois ou quatre bien placés dans la salle, on peut largement créer une bronca mémorable!). Même si le public mélomane et averti n’est toujours qu’une minorité dans une salle d’opéra, c’est lui qui « fait » la salle, c’est lui la mémoire du théâtre, c’est lui la racine. Rappelons ce que disait Paolo Grassi, légendaire directeur du Piccolo Teatro avec Strehler, puis sovrintendente de la Scala: « La Scala est un chêne dont les racines sont au poulailler ». Et dans la nourriture italienne offerte à ce public, il y a bien peu de sources de satisfactions. Les productions verdiennes restent pâles.
Prenons l’histoire récente scaligère de Macbeth: la production de Strehler (qu’on peut voir encore puisqu’il en existe un enregistrement TV) fut une référence. Je l’ai vue non à la création, mais en 1985, sans Shirley Verrett mais avec Ghena Dimitrova, Piero Cappuccilli, Nicolai Ghiaurov, Claudio Abbado. Ce fut une pierre miliaire de mon parcours.Pourquoi n’en avoir point fait une sorte de référence maison, comme la Bohème de Zeffirelli. Graham Vick(1997) et aujourd’hui Barberio-Corsetti (2013) n’apportent rien de plus, et je dirais même sont en retrait par rapport à cette production de 1975. Ce sont des productions comme disent les italiens » d’ordinaria amministrazione ».
La production de Giorgio Barberio-Corsetti ne mérite absolument pas les huées qu’elle a reçues, ni les horreurs qu’on a débitées à son endroit. C’est un travail honnête, avec quelques jolis moments, dans un espace scénique organisé en deux façades nues sur lequel sont projetées des vidéos
(sang, photos de dictateurs – Staline et Hitler – entre autres) dans un temps indéterminé plutôt contemporain (des années 30 aux années 2000). Les deux façades tournent sur elles mêmes pour laisser voir des espaces intérieurs structurés par des escaliers. Les sorcières sont vues comme un groupe de clochardes et leurs interventions sont ponctuées de chorégraphies quelquefois acrobatiques (de Raphaëlle Boitel) ou ratées (la forêt de Birnam). le couple Macbeth/Lady Macbeth apparaît dès de départ comme isolé, mais si le propos est à peu près semblable, rien à voir avec la vision décapante de Dimitri Tcherniakov à Paris où le couple renvoyait clairement au couple Ceaucescu, donnant à Macbeth une couleur très actuelle et très lisible par le public. Rien de si clair ici, même si le travail sur la dérive du pouvoir est ici évident et presque obligatoire et si l’idée d’un processus qui dépasse l’histoire et le temps est rendue, on reste quand même sur sa faim: tout cela est bien timide (pensons à la radicalité d’un Van Hove à Lyon plaçant Macbeth à Wall Street et faisant du peuple révolté les indignados d’aujourd’hui). C’est bien timide et c’est confus parce que cela part dans toutes les directions, idéologique, psychanalytique, irrationnel sans véritablement s’engager dans un propos clair et vraiment lisible: il reste que tout cela ne dérange pas, ne devrait pas déranger un public d’opéra du XXIème siècle. Visiblement, le public de la Scala ou du moins certains de ces éléments n’a pas encore atteint l’âge mûr ou n’a pas encore les références suffisantes pour supporter cette timide (et fausse) modernité.
On a dit aussi pis que pendre de la distribution A et de la direction de Valery Gergiev. Je ne peux me prononcer puisque j’ai vu la distribution B, composée de chanteurs en général plutôt jeunes et plutôt prometteurs. Tatiana Serjan (Lady Macbeth) fait partie des valeurs confirmées et écume les scènes italiennes (elle refera Lady Macbeth au prochain Mai Musical Florentin, en alternance avec Raffaella Angeletti); sa Lady est solide, intense, elle a l’étendue du registre, les aigus redoutables (dont le dernier, le fameux contre ré bémol) et réussit une composition et musicale, et scénique qui impose le respect; son brindisi (si colmi il calice) s’impose du point de vue musical, même si le souvenir du personnage de Jennifer Larmore à Genève reste très présent en dépit des incertitudes du chant. Elle remporte avec justice un beau succès et fait sans nul doute partie des chanteuses qui tiennent le rôle et le défendent avec vigueur. Certes, la diction n’est pas trop claire, mais dans l’ensemble, rien de notable à redire sur la prestation.
Le Macbeth de Vitalyi Bilyy (formé à Odessa, en Ukraine) a un timbre juvénile, chaleureux, coloré, sa diction est acceptable, même si la couleur n’est pas suffisamment italienne. Stylistiquement cela gène, malgré un très joli phrasé qui montre un sens du chant et même du bel canto. Le chant et l’expression sont intenses, les aigus présents, même si insuffisamment projetés: seul le volume reste insuffisant, surtout dans une salle telle que la Scala et il est obligé de forcer dans les grands monologues. Indéniablement, dans une salle plus petite (Fenice, Pergola, Bologne) son Macbeth passerait mieux. Cela reste très honorable. Adrian Sampetrean (Banquo), d’origine roumaine, a un peu le même problème de volume. C’est une voix bien posée, au timbre plutôt clair pour une basse, à la diction impeccable, parfaitement compréhensible. Il lui manque un peu de profondeur et de volume pour s’imposer (dans les Banquo récents, je reste sur la magnifique impression produite à Genève par Christian Van Horn). Mais là aussi, la prestation est honorable.
Le succès public vient des deux ténors, Macduff (Wookyung Kim) et Malcolm (Antonio Coriano). Wookyung Kim remporte un triomphe à l’issu de son air O figli o figli miei… Ah, la paterna mano, voix claire, ronde, phrasé impeccable, tension, mélancolie, qualité interprétative, une voix à suivre, tandis que le jeune Antonio Coriano en Malcolm montre dans ses brèves interventions vaillance, justesse, et prise sur le public, un ténor italien à suivre lui-aussi. Actuellement, il est le Malcolm des scènes italiennes (Florence, Milan, Rome).
Le chœur est évidemment sans reproche, tant au niveau du volume, du phrasé que de l’intensité dans le final de lacte I (Schiudi, inferno, la bocca) ou le très fameux patria oppressa à l’acte IV, un grand moment d’émotion, musicale encore que la mise en scène (distribution de la soupe au peuple) soit un peu anecdotique: Christof Loy (oui…oui)avait fait beaucoup mieux à Genève.
Je nourris suffisamment de préventions envers Valery Gergiev pour souligner cette fois que son travail de direction et de « concertazione » m’est apparu en place, précis, attentif, notamment dans la deuxième partie, avec un magnifique Acte IV. J’ai plus de réserves sur le début, rapide, superficiel, sans âme, avec des notes en place mais une musicalité absente. Peu à peu s’impose un rythme et une respiration. Même si je continue à penser que Gergiev n’est pas un chef pour Verdi, il a une énergie et une vitalité qui manquent à bien d’autres. Au final, et malgré un début très discutable, c’est plutôt une bonne surprise.
On aura compris que si rien n’est totalement exceptionnel dans ce Macbeth, rien n’est non plus scandaleux, absolument rien. Une représentation honorable qui témoigne de l’état médiocre du grand chant verdien aujourd’hui. La soirée passa agréablement même si on est loin des étoiles, loin du Capitole, mais pas si près non plus de la Roche Tarpéienne.[wpsr_facebook]