SAISONS LYRIQUES 2017-2018: BAYERISCHE STAATSOPER – MUNICH

Siegfried (Production Andreas Kriegenburg) Munich 2013, © Wilfried Hösl

6 nouvelles productions, 31 productions de répertoire et un Ring représenté 3 fois dans son intégralité, ça fait au total 41 titres différents dont il est impossible de rendre compte dans son intégralité. La Bayerische Staatsoper, l’Opéra d’Etat de Bavière est riche et bien dirigée encore pour 4 ans (Klaus Bachler s’en ira en 2021) et Kirill Petrenko rejoindra Berlin, bientôt, tout en restant « Gast » c’est à dire chef invité jusqu’au départ de Bachler.

C’est bien là ce qui a été négocié pour que Munich ne perde pas Petrenko en route. Cela veut dire aussi qu’on est à la recherche d’un nouveau directeur musical, au profil international, au répertoire large qui devra relever le défi de succéder à un chef qui a pratiquement fait un sans-faute. J’ai eu la chance de voir toutes les productions dirigées par Kirill Petrenko et je serais bien en peine d’en désigner une qui soit une erreur de casting. Même La Clemenza di Tito critiquée par certains avait un air de neuf et d’incisif. Quant à Lucia di Lammermoor où on ne l’attendait pas ce fut une révélation. Pour le reste…
Munich mesure chaque jour la chance d’avoir un directeur musical, présent, actif, devenu en quelques années l’un des plus grands au monde. Sans aucunement d’ailleurs diminuer les mérites de Kent Nagano, qui fait désormais un beau travail à Hambourg, et qui fut lui aussi un très grand directeur musical à Munich.
Et puis il y a un intendant, Klaus Bachler, qui a su aussi construire une couleur à ce théâtre, diversifiant les nouvelles productions, jamais poussiéreuses, toujours « modernes » à des degrés divers que scandent les huées traditionnelles des premières, digne successeur de Peter Jonas à qui ce théâtre doit tant.
Pour le Wanderer, Munich est l’escale, le séjour obligé depuis plusieurs années, et pour tous les lecteurs qui veulent faire quelques voyages lyriques, Munich doit être une priorité, désormais accessible en TGV, en bus, et en vol Low cost depuis Paris.
Bien sûr, dans les représentations de répertoire, il y a des hauts et des bas (sur 31 productions, c’est inévitable), mais Munich est un théâtre qui sait se hisser au sommet dans tous les répertoires : qui va oser se mesurer au récent Andrea Chénier ? ou à l’actuel Tannhäuser ?
Je vais donc essayer de démêler l’écheveau de cette offre exceptionnelle, en parcourant les nouvelles productions, le Ring et quelques représentations de répertoire à l’offre alléchante, ainsi que les concerts symphoniques au lecteur ensuite le soin de tisser des couplages et des associations pour que le voyage soit musicalement rentable. Inutile de souligner qu’il faut d’abord se laisser guider par ce que Petrenko dirige, parce que si l’on trouvait encore quelques places il y a quelques années pour certains titres, les représentations dirigées par Kirill Petrenko sont désormais toutes prises d’assaut et complètes.

Nouvelles productions :

Pour 6 représentations en oct/nov 2017 (du 26 oct au 10 nov 2017) et deux pendant le festival (15 et 17 juillet 2018)

  • Le nozze di Figaro de W.A.Mozart. Voilà un titre essentiel pour un opéra de répertoire, qui va sans doute être repris des dizaines de fois et sur des années. Cette production va se substituer à celle de Dieter Dorn et Jürgen Rose qui remonte à 2001. C’est Christof Loy qui en assure la mise en scène (décors de Johannes Leiacker). Peu connu en France, et dirigeant essentiellement en Allemagne, le chef Constantinos Carydis en assure la direction musicale (il a eu un succès discret dans la nouvelle production de Pelléas et Mélisande l’an dernier). La distribution est dominée par Christian Gerhaher en Conte, aux côtés de la Contessa de Federica Lombardi, du Figaro d’Alex Esposito et de la Susanna d’Olga Kutchynska et du Cherrubino d’Anett Fritsch. Dans la distribution une Marzellina de haute noblesse : Anne Sofie von Otter.
  • Il Trittico de Puccini, nouvelle production mise en scène par Lotte de Beer, dans des décors de Bernhard Hammer, une nouvelle venue (des Pays Bas) dans le monde de la mise en scène, dont on parle beaucoup et qui est l’élève de Peter Kontwistchny. On lui confie une mise en scène dirigée par Kirill Petrenko, qui aborde, après Tosca, les trois opéras de Puccini d’un genre tellement différent. Pour la fin d’année sont prévues à partir du 17 décembre jusqu’au 1er janvier 6 représentations, et 2 représentations pour le festival en juillet, les 1’ et 16 juillet. La distribution est riche et alléchante :
  • II Tabarro : Wolgang Koch (Michele) et Eva Maria Westbroek (Giorgetta), ainsi que Yonghoon Lee en Luigi
  • Suor Angelica : Ermonela Jaho en suor Angelica et Michaela Schuster en Zia pricipessa
  • Gianni Schicchi : Ambrogio Maestri en Schicchi, Rosa Feola (Lauretta), Pavol Breslik (Rinuccio) et Michaela Schuster en Zita

C’est évidemment immanquable, bien sûr à cause de Petrenko, et aussi d’une distribution certes peu italienne (Ambrogio Maestri et Rosa Feola exceptés), mais avec des chanteurs parmi les plus importants du moment.

Une rareté, un Verdi français peu joué y compris en France (où Rolf Liebermann l’a proposé en 1974, mais en italien), on l’a entendu il y a quelques années à Londres, à Amsterdam, à Genève

  • Les Vêpres siciliennes, livret de Eugène Scribe, direction musicale de Omer Meir Wellber, qui cette année a triomphé dans Andrea Chénier. La réalisation scénique en est confiée à Antu Romero Nunes, à qui l’on doit Guillaume Tell il y a trois saisons (été 2014) dans ce même théâtre, une production honnête sans être exceptionnelle. Ce fut discuté, comme souvent le sont les mises en scène de cet artiste.
    La distribution, étrangement, n’a aucun français à l’horizon, puisqu’Hélène est confiée à Carmen Giannattasio, Henri à Bryan Hymel (je ne suis pas sûr que Bryan Hymel soit la voix du jour pour ce rôle), Montfort sera George Petean, et Procida Erwin Schrott. Certes, c’est une distribution bien internationale, mais presque convenable pour la version italienne, pas totalement convaincu de ces choix pour l’original français. C’est un grand opéra à la Meyerbeer, et les voix devraient être plus proches de celles des Huguenots que du Ballo in maschera. Henri est un rôle typique pour Florez, par exemple.

Un Leoš Janáček bien servi par les productions internationales, Aus einem Totenhaus, De la maison des morts (Z mrtvého domu) puisque Chéreau ou Grüber en ont livré des visions qui restent dans les mémoires, qui cette fois encore fera sans doute événement, puisque Frank Castorf fera sa première mise en scène à Munich.

  • Aus einem Totenhaus (Z mrtvého domu) pour 7 représentations du 21 mai au 8 juin (et le 30 juillet) dans la mise en scène de Frank Castorf et son équipe Aleksandar Denić pour les décors et Adriana Braga Peretzki pour les costumes et dirigé par l’excellente Simone Young. Dans la distribution, on relève les noms de Peter Rose, d’Aleš Briscein, de Charles Workman et de Bo Skhovusentourés de la plupart des éléments de la troupe excellente de Munich. Une production à ne pas manquer si on est amateur de Frank Castorf.

Vient alors le sommet de la saison, attendu par le landerneau lyrique et les Kaufmannolâtres, mais aussi les stemmolâtres, mais aussi les Petrenkistes :

  • Parsifal de Richard Wagner, dans une mise en scène de Pierre Audi et des décors de Georg Baselitz, dirigé par Kirill Petrenko, qui continue d’égrener un à un les plus grands opéras de Wagner (il y manque Tristan und Isolde, Lohengrin, Der Fliegende Holländer. Je ne suis pas sûr que Pierre Audi enthousiame autant que Romeo Castellucci dans Tannhäuser, mais on viendra pour voir les décors de Baselitz, et pour entendre une de ces distributions dont Munich a le secret et qui en fait la plus importante scène aujourd’hui, songez : Jonas Kaufmann (Parsifal) Nina Stemme (Kundry) Wolfgang Koch (Klingsor), Christian Gerhaher (Amfortas), René Pape (Gurnemanz) Bálint Szabó (Titurel).
    C’est la production d’ouverture du Festival, pour 5 représentations du 28 juin au 31 juillet, avec retransmission le 28 juin à la radio (BR Klassik) et le 8 juillet en streaming sur Staatsoper TV.
    Vous courrez, vous les wagnériens, d’autant que le Festival 2018 propose le Ring de Kriegenburg par Kirill Petrenko pour une semaine (voir plus loin).

Une des lignes de programmation de Klaus Bachler a été de proposer chaque année une pièce du répertoire baroque qui n’est pas vraiment la tradition de la maison : elle est réservée au magnifique et émouvant Prinzregententheater, réplique en plus petit du Festspielhaus de Bayreuth. Ce sera en 2018 du Haydn.

Orlando paladino, de Josef Haydn, dirigé comme de coutume par Ivor Bolton dans une mise en scène d’Axel Ranisch, cinéaste, acteur mais aussi metteur en scène d’opéra, puisqu’Orlando Paladino sera sa quatrième mise en scène (déjà deux productions à Munich et une à Hanovre) c’est un des bons représentants de la jeune génération. La distribution comprend Sofia Fomina, Hélène Guilmette, Mathias Vidal, Edwin Crossley-Mercer, Guy de Mey, David Portillo Tara Erraught et Dovlet Nurgeldiyev.

Peu de représentations :  quatre représentations du 23 au 29 juillet 2018.

Avant d’évoquer les titres du répertoire susceptibles d’intéresser, signalons que pour la dernière fois, Kirill Petrenko reprend deux fois en saison et une fois pendant le Festival Der Ring des Nibelungen dans la mise en scène d’Andreas Kriegenburg en saison en version étirée (à partir du 11 janvier) et pendant le Festival en version concentrée en une semaine (à partir du 20 juillet, histoire de faire la nique à Bayreuth qui commence le 25 juillet).
Ring 1 : 11/19/31 janv./8 févr.

Ring 2 : 13/22 Janv/3 févr./11 févr.
Ring 3 : 20/22/24/27 juillet

Quant à la distribution, elle est de celles qu’on ne rate pas : Wolfgang Koch (Wotan), Ekaterina Gubanova (Fricka), John Lundgren (Alberich), Nina Stemme (Brünnhilde), Anja Kampe (Sieglinde), Simon O’Neill (janvier)/Jonas Kaufmann(juillet) Siegmund, Stefan Vinke (Siegfried), mais aussi Markus Eiche, Ain Anger, Alexander Tsymbalyuk, Golda Schultz, Wolfgang Ablinger-Sperrhacke, Norbert Ernst, Hans-Peter König et tous les autres…

Soyez prudent pour les réservations : Koch, Stemme et Kampe, même sans Kaufmann, cela se prévoit, et avec Kaufmann…Ce sera la ruée, d’autant que ce sera sans doute le dernier Ring dirigé par Petrenko avant son départ et qu’à Bayreuth c’est une saison sans Ring, puisqu’après Castorf, le prochain Ring est proposé en 2020. Que de raisons pour déjà, réserver la période.

Au choix à opérer entre les 6 nouvelles productions, 3 éditions du Ring de Wagner s’ajoutent les 31 productions de répertoire.

Chaque production de répertoire attire pour un élément ou l’autre, ici le chef, là les chanteurs. Ainsi Anja Harteros chantera-t-elle une quinzaine de soirs dans Tosca, Andrea Chénier (toujours avec Jonas Kaufmann), Ballo in maschera (à ne pas manquer, avec Jean-François Borras en Riccardo) et Arabella, et Jonas Kaufmann, outre Andrea Chénier et Parsifal, est affiché dans Walküre (une soirée en juillet) et une soirée avec orchestre (Ô Paradis) dirigée par Bertrand de Billy le 10 décembre 2017.
Tosca en novembre 2017 avec Anja Harteros, en juillet 2018 avec Anna Netrebko
Andrea Chénier fin novembre-début décembre 2017 avec Harteros/Kaufmann
Ballo in maschera en février-mars (3 représentations)
Arabella en juin et juillet 2018 (dirigé par Constantin Trinks).

Notons au passage une série de Carmen avec en alternance Anita Rashvelishvili (Octobre 2017, direction Omar Meir Wellber) et Elina Garança (février 2018, direction Karel Mark Chichon) et que les nouvelles productions de 2016/2017 changent de chef : Die Gezeichneten avec la même distribution sera dirigé par Markus Stenz, autre bon spécialiste du XXème siècle, Lady Macbeth de Mzensk, toujours avec Anja Kampe sera confié à la baguette d’Oksana Lyniv l’assistante (excellente) de Kirill Petrenko ; c’est le jeune et talentueux Giacomo Sagripanti qui reprend La Favorite  en février 2018 avec Clementine Margaine, Matthew Polezani et Ludovic Tézier et Semiramide sans Joyce Di Donato, mais Albina Shagimuratova et sans Lawrence Brownlee, mais Michele Angelini sera dirigé pour trois représentations en juin 2018 par Riccardo Frizza.

Comme d’habitude, Kirill Petrenko se réserve peu de reprises, se concentrant cette fois sur Rosenkavalier (à ne jamais manquer) avec Adrianna Pieczonka en Marschallin et Peter Rose en Ochs (Mars 2018)
Le Petrenko 2018 sera donc au pupitre de
– Trittico (Puccini)
– Rosenkavalier (Strauss)
– Der Ring des Nibelungen (Wagner)
– Parsifal (Wagner)
Il dirigera aussi Tannhäuser au Japon en septembre 2017 (avec Annette Dasch et non Anja Harteros), pour les amateurs désireux de voyages encore plus lointains.

Mais n’oublions pas non plus les Akademiekonzerte, les 6 concerts symphoniques du Bayerisches Staatsorchester dont Kirill Petrenko dirigera trois:

  • les 8,9,10 octobre: Mahler, Brahms
    Gustav Mahler
    Lieder aus Des Knaben Wunderhorn
    Johannes Brahms
    Symphonie Nr. 4 e-Moll op. 98
    Kirill Petrenko
    Bariton Matthias Goerne
  • Les 19 et 20 mars, Brahms Tchaikovski
    Johannes Brahms
    Konzert für Violine und Violoncello a-Moll op. 102
    Peter I. Tschaikowsky
    Manfred-Symphonie op. 58
    Kirill Petrenko
    Violon Julia Fischer
    Violoncelle Daniel Müller-Schott
  • Les 28 et 29 mai 2018, Mahler
    Gustav Mahler
    Symphonie n° 7 en mi bémol majeur
    Kirill Petrenko

En conclusion, une saison bonne mais pas exceptionnelle, même s’il y a tant à voir, dont un Ring. La routine munichoise est toujours au-dessus de l’exceptionnel de bien des théâtres.[wpsr_facebook]

 

 

 

DE NATIONALE OPERA AMSTERDAM 2015-2016: LA KHOVANCHTCHINA de Modest MOUSSORGSKI le 13 MARS 2016 (Dir.mus: Ingo METZMACHER; Ms en sc: Christof LOY)

Image initiale et finale ©Monika Rittershaus
Image initiale et finale ©Monika Rittershaus

J’ai une particulière tendresse pour Khovanchtchina de Moussorgski, l’une de mes premières découvertes à l’opéra. C’était à Athènes durant le Festival d’été à l’odéon d’Hérode Atticus en 1972 ou 1973, lors d’une tournée de l’Opéra de Sofia qui était alors l’une des scènes intéressantes de l’espace est-européen : Athanas Margaritov dirigeait la version Rimski, Nicolaï Ghiuselev chantait Dosifei et ce fut un saisissement musical. Tant de poésie, tant d’intensité dans le contexte d’un merveilleux soir d’été grec sous les étoiles suffirent à inscrire l’opéra de Moussorgski dans mon Panthéon lyrique originel. C’est une œuvre qu’on ne représentait pas souvent alors, où Boris Godunov était la seule représentée de Moussorgski en occident. Il en est autrement aujourd’hui où il y a plus de Khovanchtchina que de Boris sur les scènes me semble-t-il. Personnellement, je préfère Khovanchtchina à Boris : plus d‘émotion, plus de poésie, plus de profondeur humaine peut-être aussi et une musique qui fait chavirer.
La question musicale de Khovanchtchina, c’est « Rimski…et après » ? car l’œuvre n’a pas été terminée par Moussorgski, et c’est Rimski-Korsakov qui a assuré l’orchestration d’une version jouée jusqu’aux années 80, c’est en effet au seuil des années 80 que le monde musical est revenu sur les versions Rimski-Korsakov des grands opéras de Moussorgski, Abbado en 1979 proposait à la Scala pour la première fois dans un grand théâtre un Boris Godunov en version originale (mise en scène de Youri Lioubimov) et très vite la question des éditions a été réglée : on ne joue pratiquement plus dans les grands théâtres occidentaux les version Rimski. Au XXème siècle, Diaghilev a confié une réorchestration de Khovanchtchina à Ravel et Stravinsky (qui a notamment retravaillé le chœur final). Enfin, Chostakovitch s’appuyant sur le travail d’édition de Pavel Lamm sur les originaux de Moussorsgki en a proposé en 1959-60 une version réorchestrée considérée aujourd’hui comme la plus fidèle.
Mais ces questions d’édition ont autorisé des options très diverses et des coupures nombreuses : Abbado à Vienne par exemple choisit de proposer la version Chostakovitch avec le final de Stravinsky.
C’est la version Chostakovitch qui est présentée à Amsterdam, sous la direction d’Ingo Metzmacher (qui revient sur les lieux de son crime, puisqu’il fut naguère le directeur musical de cet opéra sans orchestre – un général sans armée disait-il -) avec le Nederland Philharmonisch Orkest.
Khovanchtchina, dont le livret a été écrit par Moussorgski, pose, comme Boris Godunov, la question centrale des relations du pouvoir et du peuple, et des rivalités individuelles et politiques au sommet de l’état, pendant que le peuple subit et attend, et pendant qu’il est sans cesse manœuvré au profit de l’un ou de l’autre. Dans les deux cas, le pouvoir du Tsar, conquis par guerres civiles ou assassinats, reste toujours fragile, dans l’attente d’un sauveur putatif. Les cimetières de la politique sont pleins de sauveurs potentiels, irréels et irréels du passé. Et combien de sauveurs en devenir dans le monde d’aujourd’hui, les Vladimir, Marine, les Donald, les Viktor, mais aussi les Alexis ou les Pablo, voire en mode mineur et pathétique les Jean-Luc. Mêmes causes, mêmes effets.
Et c’est bien la question que pose Christof Loy dans sa mise en scène, une mise en scène moins cryptique que certains de ses autres travaux, qui est construite de manière cyclique, s’ouvrant et se fermant sur le tableau historique russe de Vassili Surikov (le grand peintre d’histoire) représentant le Matin de l’exécution des Streltsy (1881).

Sourikov, Le matin de l'exécution des Streltsy (1881), Moscou, galerie Tretiakov
Sourikov, Le matin de l’exécution des Streltsy (1881), Moscou, galerie Tretiakov

Les Streltsy (Стрельцы) étaient une sorte de garde prétorienne qui prit un mauvais parti dans la guerre de succession avec pour protagoniste la régente Sophie Alexïevna et qui mena à l’installation du pouvoir de Pierre Le Grand. C’est les luttes de pouvoir entre les deux frères Ivan et Pierre, et la régente Sophie qui forment la trame de Khovanchtchina, sur fond de lutte entre les anciens et les modernes, entre les tenants d’une orthodoxie pure et dure et les tenants de réformes, d’où la question des Vieux Croyants qui traverse l’œuvre. Enfin, l’autre question centrale de l’œuvre, c’est le pouvoir des Boyards, le pouvoir des grandes familles nobles face au pouvoir du Tsar, qui est aussi la question centrale de Boris Godunov. C’est en somme la même problématique que celle de la Fronde en France quelques dizaines d’années avant. Comme Louis XIV, Pierre le Grand a vaincu.
La Khovanchtchina, ou dernière épopée tragique des nobles face à un pouvoir central qui s’installe définitivement. Pensez Grand Condé, Grande Mademoiselle et Fronde, et vous comprendrez tous les enjeux de Khovanchtchina, ajoutez un zeste de Port Royal et de Jansénisme, qui fut aussi une menace contre l’absolutisme, et vous aurez les Vieux Croyants, qui finirent plus tragiquement. Tout cela pour rappeler un contexte historique un peu confus pour nous : mais l’histoire est une éternel recommencement, y compris quand les réactionnaires triomphent, et non les modernistes, comme dans la guerre d’Espagne. C’est toutes les guerres civiles et les enjeux des conquêtes de pouvoir que Moussorgski nous raconte ici
Christof Loy choisit de nous le dire, en partant du tableau d’histoire qui illustre le prélude et qui se reconstitue à la fin de l’opéra : les personnages enlèvent leurs oripeaux XVIIème et revêtent des costumes modernes pour raconter cette histoire de pouvoir et d’usurpation, de clans, de mafias aussi qui n’a plus rien d‘historique et qui est le spectacle de notre monde d’aujourd’hui, des pouvoirs traversés par les abus, la corruption, des sectes religieuses radicales (et leur suicide collectif), des petites et grandes trahisons, des privilèges et des vices, le tout devant un peuple plus ou moins prêt à embrasser le plus fort ou celui qui gave le plus, ou qui parle le mieux.

Ivan Khovanski (Dmitry Ivashchenko) et la foule ©Monika Rittershaus
Ivan Khovanski (Dmitry Ivashchenko) et la foule ©Monika Rittershaus

Cette histoire que Christof Loy veut la nôtre, il va nous la raconter avec une belle linéarité, une sorte de géométrie austère et tragique : pas ou peu de décor, quelques accessoires dont un cheval mort au premier plan, image des charniers qui accompagnent inévitablement ces conflits, image aussi d’une aristocratie, dont le cheval est l‘emblème, qui va laisser toutes ses plumes dans l’affaire.

Danses persanes, Ivan Khovanski (Dmitry Ivashchenko) ©Monika Rittershaus
Danses persanes, Ivan Khovanski (Dmitry Ivashchenko) ©Monika Rittershaus

Et pour cela, Loy va jusqu’au bout, y compris des abus, dénonçant un système de dépendance et d’esclavage qui trouve son climax dans le très fameux tableau des danses persanes, une « scène de genre » dans la plupart des mises en scène avec ballet oriental voire danse du ventre qui repose le public avant les crises du dénouement. Loy en fait une sorte de danse malsaine très tendue où de très jeunes filles sont données en pâture au Prince Ivan Khovanski (avec tout l’arrière plan pédophile qui révulse notre époque), c’est le moment le plus fort de la soirée, qui s’achève par son assassinat piloté par Shaklovity (Gábor Bretz), et effectué par une enfant, sorte de vengeresse de toutes les jeunes filles qu’on vient de voir, et qui fait du meurtre d’Ivan non seulement un meurtre politique, mais aussi une sorte d’action de légitime défense. C’est fort, c’est intelligent, et cela pose le pouvoir et ses excès à tous les niveaux de lecture sociale et individuelle. Quand le pouvoir abuse, il abuse partout.

Le meurtre d'Ivan Khovanski (Dmitry Ivashchenko), Shaklovity (Gábor Bretz) ©Monika Rittershaus
Le meurtre d’Ivan Khovanski (Dmitry Ivashchenko), Shaklovity (Gábor Bretz) ©Monika Rittershaus

Dans ce contexte historique, l’amour de Marfa pour Andreï Khovanski le fils d’Ivan prend un relief plus marqué : la fière représentante des Vieux Croyants aux prises avec les contradictions du sentiment et ses méandres, qui à la fois protège Andreï de lui-même (en intervenant pour la défense de la jeune Emma) et qui ne réussit pas à éteindre sa passion, contradictoire avec sa situation de « Vieille croyante », comme le lui reproche Susanna.

Emma (Svetlana Aksenova), Anita Rachvelishvili (Marfa) et Andrei Khovanski (Maxime Aksenov) ©Monika Rittershaus
Emma (Svetlana Aksenova), Anita Rachvelishvili (Marfa) et Andrei Khovanski (Maxime Aksenov) ©Monika Rittershaus

Un personnage complexe, difficilement lisible, mais en même temps figure emblématique de la tragédie, qui entraîne Andreï à la fin dans le suicide collectif, moins par idéal du martyr que pour passer ensemble et pour l’éternité le moment suprême. Mourant avec Andreï, Marfa ne meurt pas en martyr, mais blasphème puisqu’elle détourne le geste du martyr en geste suprême d’amour (évidemment, Moussorgski connaissait Norma, parce que c’est le même mouvement qui conduit au final tragique).

Marche au supplice ©Monika Rittershaus
Marche au supplice ©Monika Rittershaus

Lire cette mise en scène comme une nième transposition dans le style du Regietheater serait une erreur de lecture. Loy ne raconte pas l’histoire de la Russie, mais celle de Moussorsgki, 200 ans après, qui la lit comme un emblème tragique de toute l’histoire et du destin des peuples, l’œuvre de Moussorgski est actualisation : il respecte donc à la lettre pourrait-on dire les intentions du compositeur, proposant une lecture « actualisée » où les costumes modernes ( de Ursula Renzenbrink) deviennent d’une certaine manière des costumes de toujours : l’éternité a toujours les costumes du moment : l’intemporalité est marquée par une vision « contemporaine », le temps de toujours étant notre temps.

Golitsyn (Kurt Streit) Varsonofiev (Roger Smeets) ©Monika Rittershaus
Golitsyn (Kurt Streit) Varsonofiev (Roger Smeets) ©Monika Rittershaus

Et la relative linéarité, voire essentialité du déroulement, prend son sens alors, comme un travail sur les masses, sur le peuple (Khovanchtchina est un drame musical populaire), en le laissant occuper l’espace, unique protagoniste et unique décor de cet espace tragique (décor de Johannes Leiacker). Loy veut débarrasser l’œuvre de tout pittoresque (en jouant aussi sur les costumes, noirs et gris, d’où émergent quelquefois les Kaftans rouge-vif des Stretsly et centrer sur l’intemporalité des trafics et manœuvres politiques, sur le dos des peuples. Leur histoire, c’est notre histoire. Ainsi prend sens la reconstitution finale du tableau qui s’était déconstruit au départ : tout se termine par la fixité du tableau d’histoire, devant des rangs de bougies qui renvoient au bûcher, mais aussi au souvenir et à la mémoire, comme les bougies qu’on place devant la République à Paris. Commémorons, honorons et ravivons la mémoire, pour que plus jamais ça. Et pourtant, « ça » revient toujours. Les bougies s’éteignent comme la mémoire est volatile.

Loy signe ici un travail rigoureux mais simple, sans diversion, sans détails, presque essentiel. Moi qui ne suis pas loin de là un de ses sectateurs, j’ai trouvé qu’il avait fait là un travail qui force le respect.

Mais ce qui frappe dans cette production, c’est qu’elle forme un tout, et qu’à cette approche hiératique de l’histoire correspond un travail très intériorisé de la musique, un travail sombre, sans aucun maniérisme, sans décoratif inutile mené de main experte par Ingo Metzmacher.
Ingo Metzmacher, rare en France alors qu’il est l’un des chefs les plus importants de sa génération, est un chef qui a bâti sa carrière sur les œuvres du XXème siècle. J’engage fermement le lecteur (germanophone) à lire sa « biographie » qui est tout un programme « Keine Angst von neuen Tönen », en même temps qu’un voyage dans la musique d’aujourd’hui replacée dans le sillon de celle d’hier, avec des mots simples, des démonstrations claires, Metzmacher invite à l’audition et à la compréhension d’une musique qui semble se refuser à certains.
Et Metzmacher sait bien quel rôle Moussorgski a joué pour certains compositeurs du XXème siècle, Debussy (qui avait toujours Boris sur son piano), Ravel, Poulenc ou d’autres. Et quelle ouverture a constitué le retour aux versions originales, si avancées qu’elles paraissaient hors de propos ou fautives à un Rimski-Korsakov.
C’est donc en interprète de la musique d’aujourd’hui que Metzmacher aborde l’œuvre, valorisant notamment les bois, et contenant le volume des cordes, à qui un Rimski au contraire donnait plus d’importance dans les équilibres, utilisant les cuivres, mais non dans la rutilance, mais plutôt dans le drame (ils sont même sur scène), dans une interprétation qui à l’image de la mise en scène, évite totalement le pittoresque ou le gratuit. La palette des couleurs se met au service de l’action, et ainsi se construit un parfait système d’écho entre le plateau et la fosse où couleurs et sons se répondent, de manière ténébreuse.
Même les scènes de foule, et notamment le début qui pourrait se prêter facilement à une lecture pittoresque ( à travers le personnage du scribe notamment) garde cette concentration tragique, sombre et tendue. On pourrait aussi dire de même des danses persanes, qui n’ont plus rien de folklorique et dont la musique, vu ce qu’on voit en scène, sonne plus sarcastique sans avoir rien de cet orient de pacotille qu’on y entend quelquefois.

Le choeur dans l'une des dernières scènes ©Monika Rittershaus
Le choeur dans l’une des dernières scènes ©Monika Rittershaus

Il y est aidé par un chœur exceptionnel : le chœur d’Amsterdam, on le sait depuis le lointain Moses und Aron de Peter Stein avec Boulez, est l’un des plus engagés et ductiles des chœurs des opéras européens . Après avoir si fortement marqué le chœur du Grand Théâtre de Genève,  Ching-Lien Wu récemment arrivée n’a fait que renforcer ses qualités, notamment en matière de diction.
La distribution dans son ensemble montre de grandes qualités d’homogénéité. On y reconnaît le remarquable travail de Jesús Iglesias Noriega, le coordonnateur artistique du DNO. Il n’y a pas de failles dans l’ensemble des artistes, même si çà et là on peut évidemment émettre quelques remarques ou réserves.

Dmitry Ivashchenko, l’une des basses de référence de la jeune génération, formé en Russie puis en Allemagne, donne à Ivan Khovanski un « coup de jeune » : la voix est claire, puissante, les aigus bien projetés, et le personnage est parfaitement incarné, dans son mélange de verve populiste et de chef violent et autoritaire. Sa voix est flexible, aussi claire dans les graves que les aigus, bien homogène. Chacune de ses interventions frappe par sa présence.

Orpin Anastassov (Doisifei) et Anita Rachvelischvili (Marfa) ©Monika Rittershaus
Orpin Anastassov (Doisifei) et Anita Rachvelischvili (Marfa) ©Monika Rittershaus

Face à lui, l’autre basse, Orlin Anastassov est Dosifei. Le rôle de Dosifei a été marqué par les interprétations des grandes basses du passé, Nicolaï Ghiaurov, Nicolaï Ghiuselev, Fedor Chaliapine, c’est à dire des timbres sombres, des basses profondes, sonores, capables d’intériorisation. Et leur formidable personnalité faisaient du personnage le centre de l’action.
La mise en scène fait de Dosifei une des personnalités du drame, sans en faire le centre. Dosifei est aux marches du drame, que la chute des Stretsly entraîne dans la catastrophe (bien que Pierre le Grand leur pardonne, dans l’opéra – mais pas dans l’histoire). Et Orlin Anastassov n’a pas la personnalité écrasante des grands anciens. Il n’a pas la personnalité scénique, et surtout il n’a pas la personnalité vocale. Le timbre est trop clair, même si les notes y sont : où est la basse profonde à laquelle nous sommes habitués ? Une basse parmi d’autres pourrait-on dire. Et c’est peut-être la surprise de la production qui relativise Dosifei pour valoriser le collectif.
La dernière basse (dans l’opéra, chaque groupe de pression politique a sa basse, Stretsly, Vieux Croyants et partisans du Tsar) c’est Shaklovity, qui prépare l’arrivée du Tsar par de basses besognes. C’est dans cette production le hongrois Gábor Bretz : voix profonde, merveilleusement timbrée, avec un aigu triomphant et un grave sans failles, son air puissant et noir est l’un des grands moments de la représentation ; sans aucun conteste, c’est la voix de basse la plus somptueuse de la soirée, et les théâtres auraient bien intérêt à se l’arracher, c’est un artiste de tout premier plan.

Anita Rachvelishvili (Marfa) et Andrei Khovanski (Maxime Aksenov) ©Monika Rittershaus
Anita Rachvelishvili (Marfa) et Andrei Khovanski (Maxime Aksenov) ©Monika Rittershaus

Mais chaque groupe a son ténor aussi, Andrei Khovanski, le fils de l’autre, et l’ex-amant de Marta est Maxim Aksenov. Voix claire, bel engagement scénique, avec quelques menus problèmes d’homogénéité, notamment dans la montée à l’aigu. Dans ce rôle ingrat et assez bref,  la personnalité scénique est intéressante, vocale un peu moins, mais très honorable néanmoins.
Autre ténor, mais de caractère cette fois, le scribe (on se souvient l’importance que Moussorgski accorde à l’écriture et à la lecture dans ses livrets : voir Pimen, voir aussi la scène de Varlaam dans Boris, et ici cette figure populaire du scribe chargé d’écrire pour les autres). Andrei Popov est une jolie personnalité scénique et vocale, avec une belle projection et une notable expressivité.
Enfin Kurt Streit prête à Golitsyn son style. Le côté aristocratique du prince (qui lui aussi va chuter) est marqué dans cette manière très distinguée de chanter, diction, élégance, puissance aussi sont les caractères de ce Golitsyn, dont la « distinction » contraste avec les autres ténors. Une belle figure.
La plupart des rôles de complément sont d’ailleurs tenus avec les honneurs (Roger Smeets, Vasily Efimov,  Morschi Franz, Vitaly Rozynko et Sulkhan Jaiani) selon le vieil adage qu’on lit les grandes maisons à l’excellence des distributions des « petits » rôles.
Du côté féminin, signalons l’ Emma de Svetlana Aksenova, très fraîche et jeune, dont le timbre contraste avec celui très sombre de Marfa, contraste de couleur aussi qui aide à la construction dramatique, et la Susanna d’Olga Savova, un de ces mezzo soprano à mi chemin entre mezzo et soprano dramatique, comme le montrent les aigus marqués, puissants, tenus de sa courte, mais marquante intervention. Olga Savova chante Brangäne et Brünnhilde au Marinski, et n’a donc pas de difficulté particulière dans Susanna, sauf qu’elle réussit à faire de son intervention un vrai moment de tension, très remarqué.

Anita Rachvelishvili (Marfa) ©Monika Rittershaus
Anita Rachvelishvili (Marfa) ©Monika Rittershaus

Enfin, Anita Rachvelishvili renouvelle le rôle de Marfa, dont elle fait une création presque originale. D’abord, la mise en scène la met incontestablement en valeur. Physiquement, elle rappelle la Bartoli dans la Norma de Caurier/Leiser (Salzbourg et Zürich), notamment par l’engagement et la présence. On a souvent vu des Marfa vêtues de longs voiles noirs, un peu immobiles, plus tout à fait femmes et pas encore fantômes. La féminité du personnage frappe ici de manière très forte, et c’est aussi le travail de Christof Loy.
Et vocalement, la Rachvelishvili confirme ici sa familiarité avec le répertoire russe (elle était déjà supérieure dans Konchakovna du Prince Igor de Tcherniakov au MET). La voix est ici impressionnante sur tout le registre, avec des graves sonores et des aigus triomphants, une voix puissante et qui secoue, mais pas seulement pour ses capacités éminemment musicales, mais aussi pour une interprétation subtile, profonde, très intérieure, d’une richesse de palette étonnante qui en fait la référence de la soirée. On reste étonné de la profondeur de l’expression, mais surtout des progrès et de l’approfondissement de cet art du chant qui en fait l’un des immenses mezzos du moment. Ne la manquez sous aucun prétexte : c’est un privilège rare que d’entendre de telles prestations.

Foule et violence ©Monika Rittershaus
Foule et violence ©Monika Rittershaus

Une fois de plus Amsterdam démontre être l’une des scènes qui compte en Europe aujourd’hui : comme toujours une production soignée, comme toujours une distribution équilibrée et de qualité, et comme souvent un chef de très haut niveau. Le voyage d’Amsterdam, si facile de Paris, s’impose. La série de Khovanchtchina est à peine en train de se terminer que s’annonce un autre chef d’œuvre du répertoire russe en juin prochain, La Dame de Pique (Mise en scène Stefan Herheim) avec en fosse le Royal Concertgebouw et au pupitre un certain Mariss jansons.[wpsr_facebook]

Fanfare et peuple pour la victoire du Tsar ©Monika Rittershaus
Fanfare et peuple pour la victoire du Tsar ©Monika Rittershaus