OPERNHAUS ZÜRICH 2015-2016: IL VIAGGIO A REIMS de Gioacchino ROSSINI le 23 DÉCEMBRE 2015 (Dir.mus: Daniele RUSTIONI; Ms en scène: Christoph MARTHALER)

Il Viaggio a Reims, Ensemble ©Monika Rittershaus
Il Viaggio a Reims, Ensemble ©Monika Rittershaus

Je n’ai qu’une référence pour Il Viaggio a Reims, la production (1984) princeps de Luca Ronconi à Pesaro représentée alors dans l’espace assez réduit de l’auditorium Pedrotti, revue en 1985 à la Scala, puis à Vienne, puis à Ferrare et de nouveau à Pesaro dans les années 1990. Une de ces productions qui n’a jamais vieilli, qui a gardé toujours sa force, sa joie, sa folie, car c’était une folie qui à la Scala et Pesaro, impliquait la ville par ce cortège royal qui la traversait pour arriver à l’heure dite du final, sur la scène du théâtre et dont on voyait l’avancée en direct sur écran. À Vienne, c’était hélas un film.

Paris a failli voir ce Viaggio a Reims, au théâtre des Champs Elysées, mais les places étaient tellement chères que l’entrepreneur lui même, voyant que la salle ne se remplissait pas, y renonça, et ce fut Ferrara qui récupéra les représentations. Ainsi, depuis 1825, Paris, pour qui le spectacle a été conçu, n’a pas revu de Viaggio, et jusqu’en 1984, l’œuvre, de circonstance et abandonnée au bout de 5 jours ne fut plus jamais plus représentée.
Une folie aussi la distribution d’alors, Valentini Terrani, Cuberli, Ricciarelli (Caballé à Vienne), Gasdia, Ramey (Furlanetto a Vienne), Merritt (ou Araiza), Chausson, Gimenez, Raimondi, Nucci, Dara…tant de stars rassemblées pour des numéros d’un oratorio mis en scène sur la plus ténue des intrigues, pour le plus explosif des spectacles.
Et puis Abbado, Abbado, Abbado qui orchestrait cette folie et qui orchestrait même un bis tellement le triomphe était indescriptible, à la Scala notamment où à chaque fois, fut repris le « grand concertato a quattordici voci », final de la première partie et qui laissait le public dans la plus stupéfiante des joies.
Après de telles expériences, quand ce fut tout, ce fut tout. Au moment où l’œuvre fut reprise dans d’autres mises en scènes et avec d’autres chefs, un peu partout dans le monde, je n’eus jamais le courage de m’y confronter. Quand on a eu le génie, même le très bon vous paraît fade.

Qu’est ce que Il Viaggio a Reims ? En terme de dramaturgie, ce n’est rien, strictement rien puisqu’il ne se passe rien : un certain nombre de voyageurs européens se retrouvent dans un hôtel de Plombières, en route pour le sacre de Charles X à Reims, mais un problème de diligence les oblige à rester, puis à changer de programme en allant aux fêtes de Paris qui va aussi célébrer le sacre.
Il n’y a pas d’action ou si peu, et pas d’intrigue, ou des micro-intrigues aussi multiples que microscopiques.
Pour Rossini, le propos était simple, faire une sorte de festival joyeux, à l’occasion de l’avènement de Charles X, une fête du chant, un digest de tout le savoir rossinien en matière de pyrotechnie vocale : du lyrisme, de la vocalise, du poétique, de l’ironie, du burlesque, le tout en musique, un peu comme un spectacle qu’on monterait à l’occasion d’un grand événement aujourd’hui sous la Tour Eiffel sur un pot pourri de musiques connues. Ce fut tellement un unicum que Rossini en reprit les musiques pour environ 50% du Comte Ory trois ans plus tard. Il Viaggio a Reims, c’est d’abord du spectacle, c’est l’opéra qui fait la fête.

Je pense que la production de Ronconi, tellement emblématique, aurait pu être conservée, tant elle est intemporelle, et qu’elle suffirait à notre plaisir. C’est le type de production qui colle tellement à une œuvre qu’on n’arrive pas à s’en détacher. Il en existe une vidéo officielle (de Vienne) et une de Pesaro en 1984, reprise par la RAI et qui existe dans les archives,  bien meilleure, malgré l’orchestre de la Staatsoper, Caballé n’y est pas si bonne et Ricciarelli était bien plus convaincante Qui trouve cette retransmission RAI aura gagné le gros lot.

 

J’ai donc décidé de rompre le jeûne à l’occasion des représentations de Zürich, qui m’ont attiré par une distribution jeune qui m’est apparue équilibrée, par la direction de Daniele Rustioni qui est un chef très intéressant (futur directeur musical de l’opéra de Lyon à partir de 2017) et surtout par la mise en scène de Christoph Marthaler, que j’aime beaucoup et dont l’approche pouvait correspondre à ce qu’on peut faire de l’œuvre aujourd’hui, puisqu’on peut s’y permettre tout et son contraire.
Si ce ne fut pas une révélation (on peut difficilement entrer en compétition contre les mythes, et notamment lorsque ces mythes reposent sur une vérité vérifiable), ce fut une très bonne soirée, qui m’a laissé sinon de très bonne humeur, on verra pourquoi, signe, et la tête pleine de cette musique que j’adore et c’est un signe.
L’orchestre de Zürich (Le Philharmonia Zürich) est un orchestre de fosse suffisamment plastique pour jouer aussi bien Wagner que Verdi, aussi bien Donizetti que Strauss. Pour Rossini, c ‘est toujours un peu plus difficile de trouver le ton juste : il y a des questions techniques de phrasé, de rythmes, mais aussi de vélocité et de volume qui ne sont pas toujours faciles à appréhender (c’est d’ailleurs la même chose pour les chanteurs, où les chanteurs latins (italiens ou hispaniques) réussissent en général beaucoup mieux à dire, mâcher, projeter le texte. Ce qui fait défaut à l’orchestre, c’est un sens du volume qui soit en phase avec cette musique qui doit rester légère, même lors de « forte » ou « fortissimo », Daniele Rustioni a beau faire des signes désespérés pour « contenir » le volume, ce fut justement plusieurs fois sans effet, ce n’est pas tout à fait l’orchestre pour ce type d’œuvre, même s’il n’y pas de particulière scorie, le son est un peu épais et ne correspond pas tout à fait à ce qu’on attend.

En revanche, il y eut de grandes réussites : les premières mesures, si importantes pour donner le ton, qui semblent émerger du silence d’une manière si fluide, la deuxième partie dans son ensemble, qui est souvent du remplissage musical (Rossini ne s’est pas donné beaucoup de peine), mais qui avait un rythme et une ligne poétique intéressante, avec une bonne réussite du point de vue de la pulsion du « Gran pezzo concertato a quattordici voci » placé cette fois dans la deuxième partie et non comme final de la première, pour donner plus de consistance à la deuxième partie, musicalement plus faible. L’accompagnement des femmes était particulièrement réussi aussi, mais il faut dire qu’elles étaient beaucoup plus en phase avec la musique que leurs collègues masculins, notamment basses et barytons.

Dans l’ensemble Daniele Rustioni s’en sort bien, avec un geste précis, et très spectaculaire aussi, très engagé dans l’action et suivant les chanteurs avec beaucoup d’attention et de précision. On sent qu’il aime ce répertoire, en tous cas, il le fait voir.
Du côté du chant, comme je l’ai écrit, il y a plus de réussite du côté féminin que masculin, y compris dans les petits rôles (bien par exemple la Maddalena de Liliana Nikiteanu qui ouvre l’opéra), Madame Cortese est Serena Farnocchia, qui fait une très bonne carrière dans les grands rôles du répertoire italien. Elle est une Madame Cortese efficace (la patronne de l’Albergo del Giglio d’Oro), la voix bien en place, bien projetée, au volume bien contrôlé ; il lui manque quelquefois un peu de douceur (de morbidezza), mais dans le contexte et dans ce rôle là, ce n’est pas rédhibitoire.

Il Viaggio a Reims, Julie Fuchs  (Folleville) ©Monika Rittershaus
Il Viaggio a Reims, Julie Fuchs (Folleville) ©Monika Rittershaus

Julie Fuchs en Comtesse de Folleville (la « française »), est irrésistible avec son faux air de Marilyn Monroe, mais elle est surtout impressionnante par le chant, gratifiant d’un feu d’artifice vocal, de suraigus tenus, de notes filées, d’agilités. Ce fut un grand moment de chant et surtout la promesse d’autres performances ; en tous cas, c’est là un de ses chevaux de bataille désormais, elle est vraiment extraordinaire.

Il Viaggio a Reims, Rosa Feola (Corinna) ©Monika Rittershaus
Il Viaggio a Reims, Rosa Feola (Corinna) ©Monika Rittershaus

Rosa Feola (Corinna, personnage qui réfère à Corinne ou l’Italie, de Madame de Staël, qui a inspiré tout l’opéra) est elle aussi magnifique. J’ai dans l’oreille la Gasdia, et dans les souvenirs sa coiffure en forme de lyre avec laquelle Caballé jouait. Il faut pour Corinna un authentique lirico-colorature, non une voix de rossignol, mais une voix qui ait du corps et un registre central marqué, avec des aigus à toute épreuve, qui sache filer, vocaliser, monter à l’aigu avec beaucoup de fluidité. Rosa Feola a tout cela : sa Corinna est à la fois vocalement exemplaire (il le faut car Corinna est un rôle de chanteuse spécialisée en improvisation) mais son personnage est aussi intéressant et sort du modèle éthéré que peut être une Corinna traditionnelle. Sa Corinna est une jeune fille ouverte, qui sait séduire, avec une certaine maturité, une sorte de pré Rosine dont on sent qu’elle va beaucoup se jouer des hommes (ou jouer avec). Une prestation non seulement impeccable mais de très grand style.
Il sera difficile de séparer la contessa Melibea « la polonaise » et sa créatrice au XXème siècle Lucia Valentini-Terrani, trop vite disparue, et qui fut l’un des grands mezzos rossiniens (mais pas seulement) des années 80, sa voix grave, sa présence étourdissante, ses capacités infinies à vocaliser et à jouer sur les couleurs et l’expression, tout cela en fait une référence définitive.
Anna Goryachova a une jeune carrière encore, très diversifiée puisqu’elle chante aussi bien du baroque que Carmen ou Isabella de l’Italiana in Algeri. Sa Melibea (qu’elle a déjà interprétée sous la direction de Zedda en Flandres) ne fait pas oublier la Valentini-Terrani, mais défend avec beaucoup de présence et d’élégance le rôle duquel elle se sort avec tous les honneurs, vocalement c’est net, précis, bien projeté, et la présence scénique et tout à fait bien marquée.
Javier Camarena interprète il conte di Libenskof, « le russe », confié jadis à Merritt : il faut des aigus, il faut un style rossinien éprouvé, il faut une dynamique dans la voix : Camarena a tout cela, son Libenskof est particulièrement réussi et de tous les hommes c’est le mieux dans le rôle et dans cette musique qu’il pratique depuis longtemps. C’est un vrai rossinien et on le sent, soit dans les agilités, soit dans la manière de dire le texte, et bien sûr dans sa facilité à darder les aigus ou à les moduler. Il remporte un très gros succès très mérité.
Mais son jeune collègue Edgardo Rocha réussit aussi dans le rôle de Belfiore un peu plus pâle vocalement ; il exige aussi ses aigus, et un peu plus de lyrisme que le précédent, car Belfiore cherche à séduire Corinna, dont l’anglais Lord Sydney est amoureux, il est donc un peu plus tenore di grazia, et de grâce, la voix en a. Edgardo Rocha, qui a travaillé son Rossini avec Rockwell Blake et Alessandro Corbelli a une carrière belcantiste déjà affirmée. C’est une voix d’avenir, à n’en pas douter.

Scott Conner en Don Profondo rencontre un certain succès dans son air fameux « Medaglie incomparabili » où il imite les accents et les attitudes de tous ses compagnons d’infortune, bien mis en scène, puisqu’il est perché à l’étage et domine la scène, en final de la première partie. Notons qu’à travers « Medaglie incomparabili », Luigi Balocchi auteur du livret rappelle le titre de l’aria de Cosi fan Tutte « Smanie implacabili », le livret a aussi d’autres citations d’airs célèbres (« cruda sorte », de l’Italiana in Algeri par exemple), cela fait partie des jeux internes qui invitent au délire référentiel.
L’ air est très honnêtement chanté, mais on est loin de ce qui serait exigible et on est loin (bien entendu) de l’éblouissant Ruggero Raimondi. Les accents ne sont pas clairement identifiables, les mimiques restent embryonnaires, la couleur du texte n’est pas très variée. Il reste que c’est chanté, que le rythme y est, et que cela fonctionne sur le public ; mais pour chanter des airs de ce type, il faut maîtriser parfaitement l’italien et ses couleurs, il faut embrasser le rythme italien, percevoir aussi les accents étrangers en italien et leur fonctionnement ; Scott Conner en est loin.
Lord Sydney (interprété par Nahuel di Pierro) ni Don Alvaro (Pavol Kuban) ne sont des rôles marquants s’il ne sont pas confiés à une star, Ramey ou Furlanetto en faisaient quelque chose, cela reste ici très neutre et pour tout dire passable et sans grand intérêt. Le Baron de Trombonok (l’allemand) est chanté par l’ukrainien Yurij Tsiple qui s’en sort mieux que les autres, sa présence scénique, une voix bien placée, une projection correcte font qu’il est « notable » en scène. Il reprend du relief à la dernière scène où il chante l’hymne allemand.

Parmi les plus petits rôles, signalons le Don Prudenzio (le médecin qui devrait soigner les curistes et qui dans la mise en scène s’occupe du chat) de Roberto Lorenzi, jolie voix de basse, bien dans le style de Rossini, même si un peu raide, Rebecca Olvera qu’on a vu en Adalgisa auprès de la Bartoli et qui ici a le tout petit rôle de Modestina, et le jeune sud coréen Ildo Song qui remporte un petit succès personnel dans Antonio.
Jolie chorégraphie d’Altea Garrido pour le court ballet de la seconde partie et un ensemble donc homogène et honnête, dominé par les femmes et les ténors.

Il Viaggio a Reims, Ensemble ©Monika Rittershaus
Il Viaggio a Reims, Ensemble ©Monika Rittershaus

Tout ce petit monde évolue dans l’Albergo del Giglio d’Oro, à Plombières, c’est à dans un hôtel thermal, d’où un Spa, un pédiluve dans lequel des personnages un peu déglingués arrivent, typiques de Christophe Marthaler, maître de la déglingue.
Jamais contemporain dans ses décors (confiés comme toujours à Anna Viebrock), il prend cette fois pour modèle l’architecture de la fin des années 60 et surtout le Kanzlerbungalow de Bonn (Architecte Sep Ruf), qui servit jusqu’en 1999 de résidence officielle des chanceliers d’Allemagne, une maison de verre et de bois, très géométrique, au fond d’un parc qui posait en ces années de guerre froide de singuliers problèmes de sécurité, et même le pédiluve sur scène rappelle la piscine du lieu.
Le modèle est choisi à dessein : partant de la réunion fortuite de plusieurs étrangers (italien, russe, espagnol, allemand, anglais français), il prend prétexte du couronnement de Charles X (aujourd’hui peu parlant) pour faire de cette fête, une sorte de prétexte à entrevues diverses comme on le voit à l’occasion de cérémonies semblables : on assiste à un couronnement et dans les couloirs on échange.
Il s’agit donc pour Marthaler plus ou moins sérieusement d’inviter à voir dans cette intrigue une sorte d’Europe en petit, avec ses discussions, ses petites jalousies, ses manœuvres plus ou moins minables, d’où à un moment la signature d’un traité dans une des pièces pendant qu’on chante au premier plan, d’où aussi la présentation des personnages derrière un pupitre, d’où aussi les étoiles sur les pupitres qui forment le symbole de l’Europe tombant une à une ; car pour Marthaler (et pas seulement lui d’ailleurs), l’Europe brinqueballe. L’image un peu surannée du Kanzlerbungalow, à laquelle s’ajoutent ces européens un peu à côté de la plaque, se disputant pour des choses mineures, avec leurs petits mensonges et leurs petites trahison fait métaphore d’un Viaggio a Reims pour une cérémonie apparemment unificatrice, mais qui cache en réalité petitesses et indifférence.

Comme on le voit, le propos n’est pas si joyeux, mais l’idée d’Europe est bien présente dans l’œuvre, affirmée même dans certaines parties du livret, comme lorsque  Trombonok chante l’hymne allemand (à un moment où l’unité allemande est encore loin). Et Marthaler s’appuie sur cette idée développée tout au long de l’œuvre, qui vient de Madame de Staël (Corinne ou l’Italie) roman typiquement cosmopolite et européen.
Mais la joie explosive qui était le propos de Ronconi devient ici un objet un peu amer et mélancolique, comme toujours chez Marthaler, dont le regard n’est jamais foncièrement joyeux. Certes, le burlesque est là, les postures un peu surréalistes, un monde de personnages dont certains apparaissent errant au fond de la scène sans autre fonction de l’apparaître, un monde d’hôtel de thermes où l’on voit toutes sortes de pathologies, psychiques ou physiques, un monde dont les gestes sont comme mécaniques, qui prend beaucoup au monde des clowns, au cinéma muet, aux saynètes où à un geste ne correspond pas ce qui est dit (le chat que tout le monde soigne au lieu de soigner les humains par exemple).
La couleur même du décor, marron et gris, n’est pas joyeuse et a quelque chose de glacial et de tristounet, tout aussi bien que les portraits de célébrités qui ont dû ou pu passer par l’hôtel (rappelons que l’espace est celui du Kanzlerbungalow de Bonn, lieu de réception du Chancelier de 1970 à 1999, aujourd’hui Monument historique national, un espace qui a vu défiler les Grands et les Petits de l’époque), on y voit des gloires d’hier (Ludwig Erhard) comme d’aujourd’hui (Elisabeth II, Juan Carlos, Marine Le Pen, Sepp Blatter – et une coupe du monde traîne sur le bureau à l’étage, car on est à Zürich, le Vatican du Foot), images sans vie, cadres déposés contre le mur, sorte d’histoire qui passe et qui ne fixe pas.
Le monde, et l’Europe en particulier est une comédie burlesque, et presque chaplinesque donc par ricochet inquiétante par les relations à l’histoire qu’elle crée .

Il Viaggio a Reims, Delia (Estelle Poscio) ©Monika Rittershaus
Il Viaggio a Reims, Delia (Estelle Poscio) ©Monika Rittershaus

Marthaler avec son rire mécanique et grinçant  finit par ne plus faire rire : certes, on sourit souvent, on glousse beaucoup, mais pas beaucoup de place pour l’éclat de rire dans cette tranche de vie européenne à laquelle il nous fait assister. La deuxième partie, même agrémentée du « Gran pezzo concertato a quattordici voci » reste une sorte de succession de moments sans joie (même l’épisode des hymnes) où les personnages semblent « se résoudre à » plutôt que de montrer le dynamisme et la foi en l’avenir (festif) qu’on pourrait attendre. Et ainsi le grand final un peu grandiloquent concocté par Rossini semble encore plus plaqué et artificiel, même si le chœur est dans la salle et semble inviter à la Fête.

Il Viaggio a Reims, Ensemble ©Monika Rittershaus
Il Viaggio a Reims, Ensemble ©Monika Rittershaus

La fête de l’Europe est ratée, parce qu’elle est vide et Madame de Staël est un rêve: on n’y croit plus. Voilà la conclusion à laquelle on arrive en regardant cette production, aussi artificielle que l’Europe qu’elle évoque, aussi grinçante et au fond terrible, que tous ces gens (et portraits) sur scène (et dans la salle ?) sont inconscients, parce qu’inconsistants. À un moment ils évoluent en deuxième partie parmi les débris d’un avion qui s’est écrasé (sans doute par un attentat: voilà le type d’image d’Europe heureuse que Marthaler nous diffuse…

Il Viaggio a Reims, Ensemble ©Monika Rittershaus
Il Viaggio a Reims, avion… ©Monika Rittershaus

L’Europe est triste hélas…
Au terme de ce spectacle, très acéré comme toujours chez Marthaler, mais quand même pas toujours convaincant je sors mi figue-mi raisin, non par l’interprétation musicale, plutôt bien en place, avec une distribution équilibrée qui montre que même sans vedettes, on peut monter de manière très efficace cette œuvre, mais plutôt par l’ambiance générale. J’avais quitté Viaggio a Reims dans une ambiance optimiste, ouverte, joyeuse, associée pour moi à l’un des grands moments de mon existence de mélomane. Aujourd’hui, comme on dit « c’est pas la joie ». Et cette lecture de Marthaler, ce rire sans joie, n’est après tout qu’un signe des temps, sans même être un avertissement. Nous sommes dans le constat d’une certaine déchéance, d’une vacuité effrayante (la scène mécanique de la signature du traité, à quelques jours de la fin de la COP 21 est terrible par son réalisme et par ce qu’elle nous dit de la politique) et même d’un ennui inquiétant. Si l’existence de mélomane est encore une fête, celle du citoyen ne l’est plus, et c’est un peu ce que Marthaler nous dit en filigrane, mettant dans le même sac pourri et Blatter, et Le Pen, et les autres. Il y a du malaise dans ce travail. Marthaler réussit à retourner le propos.
C’était le dernier rendez-vous (un peu gris) de 2015, le premier de 2016 sera une fête, c’est promis, et c’est prévu.
BONNE ANNÉE à TOUS LES LECTEURS.[wpsr_facebook]

Il Viaggio a Reims, Julie Fuchs (Folleville) et le chat ©Monika Rittershaus
Il Viaggio a Reims, Julie Fuchs (Folleville) et à droite le chat ©Monika Rittershaus

OPERNHAUS ZÜRICH 2013-2014: ALCINA, de Georg Friedrich HAENDEL le 7 FÉVRIER 2014 (Dir.mus: Giovanni ANTONINI, ms en scène: Christof LOY) avec Cecilia BARTOLI

Alcina Acte I ©Monika Rittershaus
Alcina Acte I ©Monika Rittershaus

La salle de l’opéra de Zürich est spéciale. Elle est petite, le volume et la jauge sont réduits (1100 places). On peut s’en étonner pour la salle la plus importante de Suisse. Mais le plateau, l’ouverture de scène et la fosse sont assez larges (même si les dégagements empêchent le dépôt des décors, toujours sous des bâches à l’extérieur), pour permettre aussi bien d’accueillir des Wagner ou des grands Verdi que des opéras baroques aux effectifs plus réduits. Voilà une salle où épique et lyrique, intime et lointain peuvent se conjuguer parfaitement.

Le rapport scène-salle est idéal pour avoir une impression de proximité et pour des voix qui sans forcer, se font entendre.
Cecilia Bartoli a depuis très longtemps compris que c’était le lieu pour sa voix: c’est à Zürich qu’elle chante le plus à l’opéra et Alcina est une prise de rôle, d’un rôle chanté par les plus grandes: c’est par exemple celui choisi par Anja Harteros pour sa première apparition à la Scala en 2009, belle prestation, mais qui n’égale pas ce que nous avons entendu ce soir…
C’est aussi une prise de rôle pour Julie Fuchs (Morgane), Varduhi Abrahamyan (Bradamante) et Malena Ernman (Ruggiero) qui le 7 février a fait annoncer qu’elle était souffrante. Il n’en est rien paru. C’est enfin une prise de rôle pour le ténor Fabio Trümpy (Oronte), et la basse Erik Anstine (Melisso). C’est donc pour toute la distribution une prise de rôle, et c’est un coup de maître.
En effet, malgré la musique, on peut très rapidement tomber dans l’ennui ou la langueur, à cause de la dramaturgie particulière de ce type d’œuvre, de la succession des airs, d’une apparente légèreté du propos : une île gouvernée par une magicienne, des hommes qu’elle a séduits, pétrifiés ou animalisés, une île enchantée,  ses plaisirs et ses jours, et l’amour, toujours.
Christof Loy a fait là un travail remarquable, approfondi, plein de sens, avec une tension maintenue jusqu’à la fin. L’histoire qu’il raconte est à la fois celle d’Alcina la cruelle, vaincue par l’amour, celle des aimant et celle des mal aimés, mais en même temps celle du théâtre comme métaphore de cet enchantement. Vie et mort du théâtre des intermittences du cœur.

Cecilia Bartoli Acte I ©Monika Rittershaus
Cecilia Bartoli Acte I ©Monika Rittershaus

L’île enchantée d’Alcina, c’est un théâtre du XVIIIème siècle, dont on voit scène et dessous au premier acte,  loges des artistes au deuxième, et plateau et décors abandonnés au troisième. Trois lieux pour trois moments : l’enchantement au premier acte, bas les masques au deuxième pour des personnages qui retournent à eux-mêmes dans l’intimité de leurs loges, et au troisième, un anti-théâtre, un théâtre qui déchante pour des personnages revenus à leur réalité, le tout traversé par une Alcina qui n’est rien d’autre qu’une Maréchale désespérée avant l’heure.
Dans ce théâtre où circulent illusions et désillusions, Christof Loy sème à la fois la fantaisie et la mélancolie, l’humour et la tristesse. Il affirme dans une interview  dans le programme de salle combien dans ses opéras londoniens (Alcina a été créé en 1735 à Londres) Haendel est redevable à Shakespeare, et notamment à ces comédies telles que « Comme il vous plaira » où l’on passe de la comédie au drame, de la gaieté à la mélancolie, dans une atmosphère de magie impalpable.
Car si l’illusion baroque est évoquée comme référence, elle est totalement absente de la soirée : Alcina a usé de sa magie par le passé, menace d’user de sa magie dans le futur, mais en fait n’en use pas durant l’ensemble de l’opéra. En revanche c’est bien de l’illusion du théâtre dont use Loy, une illusion comique au sens où Corneille l’entendait, qui révèle les âmes et leurs entrelacs. Quelle est la part du réel ? Qui aime qui ? Où suis-je ? Que dit ce visage ? Que dit ce corps ? Voilà tout ce qu’en résumé le théâtre ici nous dit.
Et dès le premier acte, où les personnages en costume d’opéra (baroque), au milieu des danseurs, jouent toutes les apparences de l’amour, nous voyons intervenir en costumes de businessmen tels des intrus du réel dans ce monde enchanté, Bradamante et Melisso. Bradamante est elle-même habillée en homme, Ricciardo, pour mieux vérifier l’amour de Ruggiero et surtout voir sans être vue, dans un monde qui n’est pas le sien.
Mais voilà, le fil d’amour du théâtre et de la vie fait des nœuds: Bradamante aime Ruggiero, mais Ruggiero aime Alcina par magie (ou dans l’illusion du théâtre).

Bradamante (Ricciardo) Acte II ©Monika Rittershaus
Bradamante (Ricciardo) et Ruggiero Acte II ©Monika Rittershaus

Bradamante déguisée en Ricciardo fait naître l’amour de la sœur d’Alcina, Morgane, qui délaisse ainsi Oronte, premier des mal aimés. Tous les protagonistes sont chantés par des voix féminines, dans des rôles de femmes (Alcina, Morgane), ou d’hommes (Ruggiero, Ricciardo), mais Ricciardo est en réalité, Bradamante, déguisée en homme, et non pas un travesti…Il y a de quoi donner le tournis à la théorie du genre,  aux lois de l’amour…et interdire Haendel à tout jamais dans nos écoles…Seules voix masculines, Melisso (basse), et Oronte (ténor) ne sont pas des comparses dans ce réseau de relations complexes où l’apparence et l’être se confondent et se superposent: la mise en scène les traite en vrais personnages.

Malena Ernmann (Ruggiero) ©Monika Rittershaus
Malena Ernmann (Ruggiero) ©Monika Rittershaus

C’est que l’amour n’est pas chose simple : lorsqu’au deuxième acte les personnages semblent retourner à leurs sentiments premiers et reformer les anciens couples Ruggiero-Bradamante et Morgane-Oronte, les choses ne sont pas si claires, et il n’est pas facile de laisser choir un cœur : dans des images à la Così fan tutte avant la lettre, Christof Loy explore l’ambiguïté des situations et des relations, et l’amertume qui s’en dégage par des jeux de regards intenses, voire chavirants.
Le bonheur n’est pas encore une idée neuve.
Alcina va suivre exactement le parcours de la Maréchale chez Strauss. Elle s’amuse au premier acte, comprend au second acte qu’elle est elle-même prise à son propre piège. Mais elle aime en femme mature, qui vieillit : magnifique scène au miroir où elle se voit face à face avec la vieille dame qu’elle sera, et qui a les traits de cet amour vieilli qui accompagne pratiquement chaque scène, comme une projection à la fois souriante et terrible(Sylvia Fenz, véritable figure à la fois tendre et ironique qui accompagne tous les personnages).

Cecilia Bartoli Acte II ©Monika Rittershaus
Cecilia Bartoli Acte II ©Monika Rittershaus

Mais Alcina qui à la fin du deuxième acte en perd sa baguette magique (en fait un gratte dos…) comme Wotan sa lance, reste dangereuse, comme la bête blessée.
Ainsi le troisième acte semble par son côté échevelé une réponse à un second acte très intérieur, dans l’écriture scénique de Christof Loy . Dans ce théâtre presque à l’abandon, l’envers du décor marque l’impuissance d’Alcina (quand le décor  à l’endroit du premier acte marquait son triomphe) et l’énergie de son désespoir : à dessein l’épisode d’Oberto a été coupé. Plus de magie dans cette approche où l’héroïne cruelle et puissante semble au contraire devenue une femme malheureuse qui cherche à en finir. Sortant l’intrigue de l’illusion baroque et du récit magique, il finit par en faire l’histoire de cœurs qui se lacèrent et cherchent à se détruire.

Cecilia Bartoli (Acte III) ©Monika Rittershaus
Cecilia Bartoli et Cupido septuagénaire (Acte III) ©Monika Rittershaus

Mais comme chez Shakespeare, l’humour ne perd pas ses droits : l’appel de Ruggiero à son héroïsme passé et à sa force est traduit par une époustouflante scène de comédie musicale, où Ruggiero vocalise en faisant des pompes – oui vous avez bien lu – où Melisso et Bradamante se mêlent aux danseurs en un ballet endiablé, là où au premier acte ils traversaient le ballet baroque sans le voir. Un des moments les plus joyeux et des plus marquants de la soirée, qui déchaîne l’enthousiasme mérité du public.

Dans ce théâtre ruiné, aux décors abandonnés (un incendie au début du troisième acte ?), l’image finale inscrit encore pourtant quelque chose de l’illusion. Si l’ordre humain est rétabli, si les couples sont reformés, Alcina, seule, apparaît au loin, émergeant d’une trappe, en robe à paniers, en fée baroque du premier acte, auprès du lustre (réplique de celui de l’Opéra de Zürich). L’illusion persiste (et d’ailleurs Ruggiero tombe à genoux), le théâtre continue, the show must go on.
Dans une mise en scène aussi précise, aussi construite, aussi riche et argumentée, aussi convaincante, Christof Loy a réussi à impliquer dans le jeu l’ensemble de la distribution exceptionnelle à tous égards. Nous sommes face à une troupe d’acteurs-chanteurs bluffants où chaque air semble s’insérer à point dans le déroulement de l’intrigue, jamais pezzo chiuso, et toujours aperto, et s’accompagne d’un travail théâtral stupéfiant de précision.

Ruggiero& Alcina Acte II ©Monika Rittershaus
Ruggiero& Alcina Acte II ©Monika Rittershaus

Je suis resté abasourdi par le jeu des gestes et des mouvements de Cecilia Bartoli dans ses deux airs Ah! Mio cor immense moment de chant intériorisé et d’amour désespéré et ombre pallide, plus énergique, mais toujours teinté de désespérance. Cecilia Bartoli réussit sur l’ensemble de l’œuvre à incarner grandeur et décadence d’une femme atteinte, qui n’a rien de la méchante magicienne de théâtre, mais dont l’humanité blessée éclate au contraire à chacune de ses apparitions : vive au premier acte, parce qu’habillée en fée baroque, elle rentre au deuxième acte, vêtue de noir jusqu’à la fin, en deuil de sa vie et de son amour. On ne peut que saluer la performance technique, l’art de la nuance, l’art de l’expression et du phrasé, de la couleur, dans un chant qui n’est jamais démonstratif, mais monologue intérieur toujours incarné tout en réussissant à se fondre dans l’ensemble car les autres ne pâlissent pas devant cette magnifique performance.
Cecilia Bartoli fait de sa maturité (relativement à ses partenaires) un atout extraordinaire pour construire un personnage à distance, qui n’a plus de prise sur les choses, sur les gens, sur elle-même ; elle le fait avec une attention et une modestie, elle l’immense star, qui ne peut que provoquer une grande admiration. Brava l’artiste.

Ruggiero est Malena Ernman, mezzo-soprano suédoise qui a fait annoncer qu’elle était souffrante. Il faut vraiment faire preuve d’un pointillisme maniaque pour s’en apercevoir. D’abord, elle est tellement naturelle dans le personnage de travesti que sa nature féminine est bientôt oubliée, elle fait croire  de manière convaincante à ce rôle redoutable. D’abord emperruquée dans le premier acte où les personnages prisonniers de l’île enchantée sont tous éléments de l’opéra baroque mis en scène par Alcina, elle devient une sorte d’Oktavian au deuxième et troisième acte.

Sa prestation au troisième acte, notamment dans l’air Sta nell’Ircana pietrosa tana  est proprement étourdissante (voir youtube) : les agilités s’y conjuguent avec une ballet endiablé où elle accompagne des danseurs (Chorégraphie: Thomas Wilhelm) comme dans un Musical de Broadway. Chacun de ses airs correspond à un état psychologique différent, l’amour exclusif et inconscient pour Alcina au premier acte (sieguo Cupido), l’hésitation amoureuse très mozartienne de Mi lusinga il dolce affetto, et le magnifique il mio tesoro accompagné à la flûte par le chef lui-même, chef d’œuvre d’intériorité  dominé par une voix chaude, ronde, avec des agilités complètement maîtrisées et des passages de registre impressionnants. Malena Ernman propose un authentique personnage, d’une incroyable présence, mais surtout un feu d’artifice vocal d’une incroyable densité.

Ruggiero "Comédie Musicale" Acte III ©Monika Rittershaus
Ruggiero “Comédie Musicale” Acte III ©Monika Rittershaus

Varduhi  Abrahamyan est elle aussi une illustration dangereuse de la théorie du genre, tant sa personnification de Bradamante, déguisé en Ricciardo, supposé être l’ami de Bradamante est confondante de vérité, mais aussi de versatilité. Elle passe de l’un à l’autre à l’occasion des rencontres, tantôt plus féminine avec Ruggiero, tantôt de nouveau masculine et même mâle avec Morgane : elle est étonnante à tous les moments, dans toutes les situations. De plus sa voix sombre, très ductile, avec une diction exemplaire et un suprême sens de la couleur est douée de magnifiques agilités qui laissent espérer une grande réussite dans les rôles rossiniens (elle va chanter Isabella de L’Italiana in Algeri et elle a déjà été Arsace de Semiramide à Montpellier). Elle obtient donc un triomphe mérité, entre autres pour sa participation active au ballet de Musical du 3ème acte dont il a été question précédemment. Je l’avais déjà remarquée pour sa belle présence dans la Néris de Médée de Cherubini au TCE la saison dernière. Elle confirme l’impression première ; c’est un nom à suivre avec grande attention.

Julie Fuchs (Morgana) & Varduhi Abrahamyan (Bradamante) ©Monika Rittershaus
Julie Fuchs (Morgana) & Varduhi Abrahamyan (Bradamante) ©Monika Rittershaus

Dernière des quatre dames exceptionnelles de la soirée, Julie Fuchs à peine auréolée d’une Victoire de la musique classique 2014 remporte un éclatant succès dans Morgane. Elle chante beaucoup à Zürich (Marzelline, Morgane, Melanto du Ritorno d’Ulisse in patria de Monteverdi) car elle fait partie de la troupe depuis cette année. Cela signifie pour elle élargissement  du répertoire et appartenance à un des ensembles les plus solides d’Europe. Cela veut dire aussi qu’il faudra guetter les prises de rôle.
Je m’attendais à une voix très aiguë (elle chante Zerbinetta, mais pourquoi se fourvoyer dans Ciboulette ?). Elle a incontestablement les aigus et les suraigus. Mais ce qui frappe d’abord, c’est l’homogénéité vocale, c’est la tenue de souffle, c’est la manière d’ouvrir la voix après l’avoir retenue, c’est le sens de la nuance, mais c’est l’assise large de cette voix, dont le volume embrasse la salle. Je sens plus un soprano lyrique qu’un colorature, et un lyrique dont les qualités prédisposent à un très large répertoire pour lequel manquent de vraies voix. Le contrôle, les filati hallucinants, la présence scénique, magnifique, avec chez elle aussi une très grande versatilité scénique, de la fée baroque (elle est sœur d’Alcina), rousse splendide, en grand équipage,  à sa transformation méconnaissable en femme ordinaire et amoureuse au troisième acte lors de son duo avec Oronte.
Elle maîtrise les pièges du rôle, se plie de manière scrupuleuse aux demandes de la mise en scène et chacune de ses apparitions est un enchantement vocal : une telle sûreté, un tel contrôle paraissent stupéfiants chez une chanteuse en début de carrière. Comme on dit, elle a tout d’une grande.

Il y a quand même deux hommes (des vrais…car on s’y perd) dans cette distribution qui avec des moyens et une personnalité très différents réussissent eux aussi à tenir la scène : Fabio Trümpy, Oronte, surprend au départ. Son attitude scénique nerveuse, ses gestes brusques, à la limite un peu vulgaires, voulus par la mise en scène car c’est la figure du  jaloux, nuisent au départ à l’impression positive dégagée par un chant bien contrôlé, avec un timbre clair et une diction sans reproche, notamment dans les belles premières scènes du troisième acte . Quant à la basse américaine Erik Anstine, qui chante Melisso, la voix est peut-être moins intéressante, mais le personnage est très fouillé, notamment grâce au regard ironique de Loy sur ce serviteur plutôt zélé, sans doute amoureux de sa maîtresse Bradamante, et qui ne devrait pas lever la jambe trop haut au troisième acte. Il est une figure un peu humoristique , un peu décalée, comme un Sganarelle de Wall Street dans un ensemble particulièrement détaillé dans la sculpture des personnages.

La direction musicale de Giovanni Antonini accompagne cette explosion par un soutien sans faille au plateau. Il obtient de l’Orchestra La Scintilla, la formation baroque de l’orchestre de l’Opéra de Zürich, des sons clairs, nets, mais aussi raffinés, avec un dynamisme et une énergie marqués mais sans aucune sécheresse. Le continuo très présent (Violoncelle, harpe, clavecin) donne une couleur particulièrement poétique aux récitatifs. Une direction de vrai chef de théâtre,  qui colle parfaitement aux intentions de la mise en scène: les deux se répondent, en écho et donnent à la représentation un rythme, une intensité et surtout une cohérence et une homogénéité exceptionnelles…
On l’aura compris : nous tenons l’Alcina de référence, certains ont dit historique, et pourquoi pas ?
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Morgana (Julie Fuchs) & Oronte (Fabio Trümpy) Acte III ©Monika Rittershaus
Morgana (Julie Fuchs) & Oronte (Fabio Trümpy) Acte III ©Monika Rittershaus