Deux metteurs en scène de la nouvelle génération en Allemagne, Andreas Kriegenburg et Falk Richter, se sont attaqués récemment à cette pièce emblématique du Sturm und Drang et du Drame bourgeois qu’est “Kabale und Liebe” (intrigue et amour) de Schiller, qui remonte à 1784. Et ils ont eu la même approche, celle qui consiste à transposer de nos jours cette histoire a priori si datée, en accompagnant la pièce d’un continuo musical.
La production de Andreas Kriegenburg remonte à 2009, celle de Falk Richter remonte à décembre 2008. C’est cette dernière qu’il m’a été donné de voir l’autre lundi à la Schaubühne. Le plateau est entouré de pendrillons de plastique noir, le sol est fait de praticables assemblés de parquet et de plexiglas, éclairé par en dessous, à plusieurs niveaux pour mieux définir les espaces, les espaces. Au milieu, deux micros, des violoncelles posés à terre (nous sommes chez Miller, un professeur de musique), au fond, un très gros ventilateur de scène. Un musicien (Paul Lemp) entre sur le plateau et joue de la basse à gauche et cinq violoncellistes accompagnent l’intrigue en la commentant musicalement. Pas un moment sans accompagnement musical.
L’histoire est assez simple: deux jeunes gens, Luise (Lea Draeger), fille de professeur de musique, aime Ferdinand(Stefan Stern), Major, fils du président de Walter(Thomas Bading), d’un niveau social infiniment supérieur. Le président de Walter veut marier son fils à lady Milford, maîtresse du Prince, (Judith Rosmair) ce qui ouvrirait de belles perspectives à la famille. Pour arriver à ses fins, il fait emprisonner sans raison les parents de Luise, et pour les libérer, fait forcer Luise par son secrétaire et âme damnée Wurm (le ver, en allemand)(Robert Beyer) à écrire une lettre où elle déclare qu’elle en aime un autre, Ferdinand tombe dans le piège, est désespéré, se suicide, et fait en sorte que Luise boive le poison. Quand elle comprend qu’elle va mourir, elle lui révèle la machination et la vérité, ils meurent ensemble. Cinq actes d’une œuvre à la fois sociale et passionnée, passionnelle, que Falk Richter va transposer de nos jours au moins pendant une partie de la pièce, raccourcie (seulement 1h35 linéaire) comme une montée au climax et à la crise. Nous sommes ainsi devant un couple de jeunes, explosant à la vie qu’ils respirent à pleins poumons, pendant que les parents Miller s’inquiètent (Kay Bartholomäus Schulze et Judith Engel). Conflit de génération, conflit de culture, les enfants refusent les différences sociales, au nom de l’utopie amoureuse. Mais une utopie encore fragile: Richter donne à la relation entre Lady Milford
Judith Rosmair @Schaubühne (Jean-Paul Raabe)
(la magnifique Judith Rosmair – la Célimène du Misanthrope/Menschenfeind…) et Ferdinand un parfum d’ambiguïté: un instant, il est séduit par cette femme, qui lui raconte sa jeunesse difficile et tragique, un échange physique a lieu, passionné, violent, et Lady Milford tombe réellement amoureuse. Chaque apparition de Judith Rosmair (qui est une femme superbe) irradie la scène, et elle en serait presque sous-employée dans ce rôle somme toute assez bref.
J’ai beaucoup aimé Lea Draeger dans Luise, elle change de jeu et de personnalité à mesure que la pièce avance, la voix évolue, les mouvements, le corps évoluent et elle arrive à illustrer par son jeue le parcours de l’insouciance au drame. Quant à Stefan Stern, il joue le jeune révolté sans avoir le visage d’un jeune premier, mais une voix très ferme, bien posée, et un jeu d’une grande fraicheur. On apprécie aussi le jeu du père Miller(l’excellent Kay Bartholomäus Schulze), un peu dépassé, un peu perdu dans cette histoire et Wurm, joué sans excès, en tous cas sans les excès qu’on voit dans l’opéra de Verdi Luisa Miller, et avec mesure et calme, ce qui le rend encore plus inquiétant (Robert Beyer). Le drame est rythmé d’accords de basse ou de violoncelle, répétitifs, minimalistes (on dirait du Phil Glass) au volume varié selon le degré de tension. Jeux de lumière violents, avec notamment au moment du suicide un éclairage jaune qui rend très belle la scène finale. et ce ventilateur qui, lorsqu’il se met en marche, inonde du vent de la tempête les premiers rangs de spectateurs (voilà le Sturm…).
On le voit, la performance des acteurs, est comme souvent, au-delà de l’éloge, avec des moments où l’on se laisse aller à la parole schillerienne avec délices, et où l’on constate une fois de plus que l’allemand, bien dit, est une pure merveille, qui force à l’émotion. L’allemand quand il est bien dit fait immédiatement monter les larmes.
Est-ce à dire que la mise en scène aide à l’émotion? pas vraiment, une mise en scène un ton en dessous, avec des idées assez banales et un peu trop systématique pour mon goût, des points obscurs (pourquoi les acteurs sont-ils vêtus en habits du XVIIIème dans la seconde partie après avoir été en costume d’aujourd’hui?), et des excès inutiles (Ferdinand qui retourne les praticables avec violence, pour rompre la belle ordonnance parquet/plexiglas et créer le chaos) qui ont un effet plutôt inverse sur la salle remplie de jeunes et d’étudiants. On en passe pas un mauvais moment, mais à mon avis Falk Richter a raté son coup, ne donnant pas à cette production la tension voulue (sauf en de rares moments) alors qu’il fait tout pour la créer, mais c’est tellement visible que les grosses ficelles se rompent. C’est dommage, mais écouter Schiller est un tel privilège, une telle jouissance, qu’on va lui pardonner: le plaisir que le metteur en scène ne nous a pas donné, les acteurs et le texte l’ont compensé largement.
Quelle idée saugrenue! Dans un blog que le drame wagnérien a envahi ou que la musique de Mahler irradie, que vient faire l’Auberge du Cheval Blanc? Que vient faire un titre exhumé de la poussière du vieux Châtelet dans une série de comptes rendus sur le Regietheater?
Justement (et injustement) l’Auberge du Cheval Blanc (Im weiss’n Rössl, titre original), mérite mieux que l’oubli méprisant dans lequel on l’a plongée. Et l’opérette se porte bien mieux en Allemagne qu’en France, où elle a été tuée, on se demande pourquoi, lorsqu’on a dédié le théâtre du Châtelet, qui en était le seul temple national, à la musique dite “sérieuse”. Les allemands et les autrichiens nous montrent bien que l’opérette, lorsqu’elle est montée comme il se doit, est un spectacle de belle tenue, et bien des chanteurs d’opéra s’y sont frottés: quand Schwarzkopf ou Gedda chantent “Le pays du sourire” ou “La Veuve Joyeuse”, c’est du sérieux ! D’ailleurs, la Veuve Joyeuse est la seule œuvre qui semble digne de nos grandes scènes nationales, puisque l’Opéra l’affiche dans quelques semaines.
Un deuxième motif, plus personnel, me pousse vers l’Auberge du Cheval Blanc. Ce fut le premier spectacle musical de ma vie, au Châtelet justement; j’avais six ou sept ans, au début des années soixante, dans une production qui eut à l’époque un très grand succès (avec Bernard Lavalette dans le rôle de Leopold) et j’ai pu constater, en revoyant cette œuvre à Berlin ces jours-ci, combien cette expérience d’enfance m’avait frappé, et quels souvenirs elle avait laissés. Ma sonate de Vinteuil c’est l’Auberge du Cheval Blanc de Benatzky…on a les références qu’on peut !
Enfin, troisième motif, c’est évidemment la mise en scène de Sebastian Baumgarten, après Carmen, après Tannhäuser, voir comment il aborde l’opérette est une expérience intéressante à vivre, car on ne peut pas se rater: il y a un public en général plutôt conservateur, plutôt âgé, qui attend ses airs et un certain style et qui exige de passer un moment de fête. Comment résiste l’œuvre de R.Benatzky à la moulinette du Regietheater?
En cette matinée dominicale, dans une ville de Berlin froide et ensoleillée, la foule arrive par grappes à la Komische Oper, une foule essentiellement âgée, qui remplit le théâtre à ras bord, un public à l’opposé de celui de Carmen, deux jours avant. Trois soirs, trois publics différents, et un même théâtre, c’est dire combien le lieu est accueillant pour tous les types de publics et c’est dire aussi sa popularité.
Pour ceux qui ne connaissent pas l’œuvre (dans les jeunes générations de mélomanes français, beaucoup n’en ont jamais entendu parler – cela fait 50 ans qu’on ne la représente pas à Paris), quelques mots sur l’histoire, qui se passe à la fin du XIXème en Autriche, au bord du lac de Saint Wolfgang, dans le Salzkammergut, à quelques dizaines de kilomètres au nord de Salzbourg, dans une auberge “Im weiss’n Rössl” qui existe encore aujourd’hui et qui fait payer cher ses attraits touristiques et son mythe.
Le chef des garçons de restaurant, Leopold est amoureux fou de sa patronne Josepha, qui lui préfère un de ses vieux clients, Siedler, un avocat. A la faveur de l’arrivée d’un client berlinois, Giesecke fabricant de caleçons, et de sa fille Ottilie, Siedler tombe amoureux d’Ottilie. Il se trouve être avocat de la partie adverse dans une guerre économique entre deux firmes de caleçons, celle de Giesecke, et celle de Sülzheimer, qu’il défend. Comment Léopold va-t-il essayer de manœuvrer pour favoriser cet amour, comment Josepha, à la faveur de la venue de l’Empereur, va comprendre qui elle aime vraiment, comment les couples se forment dans un monde qui se transforme, avec le développement du tourisme, des voyages, mais aussi des débuts d’une économie nouvelle (l’œuvre est créée en 1930), voilà les fils tissés de cette intrigue.
Souvent confondue avec une bluette qui vante les charmes d’une Autriche de carte postale, l’Auberge du cheval Blanc n’est pas une opérette autrichienne, mais plutôt berlinoise (créée à Berlin en 1930, pour un public berlinois habitué aux revues) et Giesecke le berlinois vante Berlin et ses lacs, plutôt que ceux du Salzkammergut, sous les applaudissements à tout rompre du public présent!
Dans cette œuvre, il est beaucoup question d’argent , de coûts et presque d’industrie touristique, il s’agit de vendre une image, un lieu, une auberge, un hôtel, il s’agit de penser à faire de la promotion! Il s’agit aussi de vanter la campagne face à la jungle des villes…tiens…tiens…
Enfin, en 2009, on a retrouvé dans des archives à Zagreb du matériel inconnu qui a permis de présenter à l’occasion de la Première de cette production, en 2010, une “Urfassung”, une version reconstituée de la version originale de 1930 plus longue, en 3h1/2, qui montre un visage complètement nouveau de cette opérette qui est en réalité une “revue-opérette” à la berlinoise, plus berlinoise qu’autrichienne. Une version avec orchestre en fosse et deux orchestres supplémentaires, un orchestre de jazz, une petite formation avec des cithares autrichiennes, et un pianiste qui accompagne les dialogues. Et surtout une musique qui tire bien plus vers Kurt Weill que vers Johann Strauss! C’est que la Berlin des années 20 et de la République de Weimar est la Berlin des revues, et du cabaret, et c’est de cette tradition là que l’œuvre naît. Cette “modernité” de la musique, bien loin de la ringardise dans laquelle on la range, m’a vraiment frappé. Ce qu’on sait de la création est aussi étonnant: elle fut présentée dans un théâtre de 3000 personnes, avec, dit-on, 700 personnes sur le plateau: ce fut un immense succès dont tirent trace les films réalisés à Hollywood et le destin mondial d’une œuvre dont l’auteur mort en 1957 a été classé par les nazis parmi les musiciens dégénérés: cette musique devait donc gêner le régime nazi aux entournures pour la classer ainsi (il est vrai que la plupart des auteurs qui avaient présidé à sa naissance étaient d’origine juive, ou homosexuels, ou communistes). Après 45, on en a fait une bluette romantique internationalisée, une opérette comme “Rose-Marie” ou d’autres, qui en fait ont totalement appauvri l’originalité musicale politique, ironique d’une œuvre qu’on a aplatie pour qu’elle réponde aux canons de l’opérette de l’époque et des films hollywoodiens.
On a donc droit à une version plus théâtralisée, chantée par des acteurs et non des chanteurs d’opérettes ou d’opéras (comme à la création semble-t-il), avec une vraie différence entre première partie avec les airs mondialement connus, et une seconde partie, plus dialoguée, dont le seul moment vraiment connu est l’air de Sigismund (Célestin – “on a l’béguin pour Célestin”- dans la version française). On s’étonnera moins aussi que dans ces conditions Baumgarten s’en soit emparé pour faire du théâtre, dans une ambiance musicale dirigée par l’excellent spécialiste du genre qu’est Koen Shoots.
Des acteurs qui chantent plutôt que des chanteurs qui jouent, c’est le choix qui a été fait en appelant la célèbre actrice Dagmar Manzel pour Josepha et l’époustouflant Max Hopp dans Leopold.
Le choix de Baumgarten est de montrer, comme il dit, le crach de l’opérette “de papa”, et ce qu’elle révèle en arrière plan. Eh, bien l’opérette ne craque pas, elle résiste au contraire, et elle entraîne dans son piège Baumgarten tout en emportant l’adhésion d’un public enthousiaste : Baumgarten s’éloigne bien sûr des minauderies du genre, et propose des voies qui nous dirigent vers des styles et des gags proches du cinéma muet, des revues à grand spectacle de l’époque, du mime, avec des corps gesticulants, s’écroulant, virevoltant, un décor unique peu daté de Janina Audick diversement éclairé d’une auberge (sur laquelle est écrit: “On commence lentement à comprendre qu’il faut vraiment être modeste”) dont les cloisons s’ouvrent et se ferment laissant voir les intérieurs comme ceux d’une maison de poupée, avec en avant-scène deux plongeoirs sur le lac (en réalité la fosse d’orchestre), deux douches latérales, et deux écrans vidéos qui laissent défiler des sortes de cartes postales. Les costumes de Nina Kroschinske ne sont pas vraiment “folkloriques” , sauf pour Josepha et pour quelques éléments plus pittoresques (les conseillers municipaux).
On joue donc le jeu de l’opérette mais en décalage, avec gags, jeux de mots, rapidité, mouvement, on en rajoute aussi (quelques allusions de Leopold à la manière de parler d’Hitler) en insistant sur des points plus liés aux contexte historiques qu’à l’intrigue elle-même (l’économie par exemple, avec un exposé sur les monnaies, le Mark et le Dollar qui fait rire toute la salle), le piano (Daniel Regenberg) accompagne les dialogues soit par du jazz, ou par des airs de l’œuvre, et rythme quelquefois les mouvements, comme s’il accompagnait un film muet.
Enfin pour montrer qu’on est au théâtre et dans la pacotille, l’Empereur est joué par une femme, Irm Hermann, ce qui finalement ne gêne pas un seul instant, tant le spectateur joue le jeu.
Il reste que la deuxième partie, plus dialoguée, présente quelques longueurs – il s’agit bien d’une revue-opérette, et donc le dialogue a beaucoup plus d’importance que dans l’opérette où il fonctionne comme simple lien entre deux airs, Baumgarten a peut-être voulu tuer le genre dans sa ringardise, mais il n’y ni provocation, ni entreprise de destruction: le succès énorme du spectacle auprès de ce public en est la preuve éclatante. On chante, on rit, on est heureux et on sort tout regaillardi. On n’a plus de Regietheater, mais du Theater, tout simplement.
Dans mon cas, je suis sorti tout étonné d’avoir retrouvé des airs enfouis dans ma mémoire, des images qui remontaient très clairement de la mise en scène de l’époque avec sa façade de chalet gigantesque, et je me suis rendu compte de l’importance induite de ce spectacle originel dans mon parcours personnel. Même si Baumgarten a évité le style Châtelet, il m’y a tout droit reconduit et malgré lui, dès les premières mesures, j’ai retrouvé mes émotions d’enfant.
Chants et danses de la mort…Danse macabre…pourraient être des titres alternatifs à cette Traviata de Hans Neuenfels, production 2008 de la Komische Oper, reprise cette année (avec des répétitions, et non simple titre du répertoire, comme l’indique l’expression “Wiederaufnahme”). On pourrait y ajouter le titre fameux essai de Catherine Clément “L’opéra ou la défaite des femmes”, tant ce travail souligne le chemin consenti vers la mort et consenti vers l’amour de l’héroïne verdienne. Hans Neuenfels signe là une production au total assez conforme à ce qu’on attend de Traviata, et sans véritable “provocation” du genre des rats de son dernier Lohengrin.
Musicalement, le chant est contrasté: la Violetta de Brigitte Geller est très correcte. La voix est bien posée, intense, la technique est maîtrisée, les notes aiguës sont là même si elles sont savamment préparées, l’agilité est là aussi, et les pianissimis du fameux “addio del passato” (ou son équivalent allemand, puisque l’opéra est chanté en allemand dans la version de W.Felsenstein) un peu difficiles, mais “passables”. Au total, une prestation intense, en place, rien à dire. Même remarque et voire un peu plus pour le Germont de Tom Erik Lie, très belle voix de baryton, qui sait parfaitement moduler, varier la couleur, et chanter avec engagement et intensité, un nom à suivre.
Il est plus difficile en revanche d’apprécier la prestation du ténor gallois Timothy Richards en Alfredo. La voix est plus large que haute, la souplesse et la ductilité font défaut, le chant tout en force n’est pas exempt de scories notamment du côté de la justesse, tout cela est bien fixe, et pour tout dire, pas vraiment passionnant. En tous cas, ce n’est pas un Alfredo, ni pour la couleur, ni pour l’éclat, ni non plus pour le jeu, que j’ai trouvé un peu fruste.
Notons au passage la Flora de Karolina Gumos, appréciée la veille dans Mercedès, et dont la voix marque une vraie personnalité.
Ce qui m’a vraiment séduit musicalement et fortement induit à suivre de plus près ce chef dans le futur, c’est la direction inspirée et engagée de Patrick Lange, jeune chef allemand directeur musical de la Komische Oper, ex-assistant de Claudio Abbado (quand on connaît ses saints…). J’ai rarement entendu une Traviata aussi fine, aussi intime, avec des pupitres aussi intelligemment mis en valeur, ce qui donne une vraie couleur mélancolique à l’ensemble et qui surtout tire profit avec bonheur d’un orchestre aux dimensions relativement plus modestes qu’un orchestre d’opéra habituel. Grande souplesse, engagement, attention soutenue aux chanteurs qui sont parfaitement suivis, voilà des qualités qui font de Patrick Lange un nom à suivre et que nos théâtres feraient bien d’inviter. Une vraie alternative à Daniel Oren et autres routiniers de luxe.
A cette couleur musicale très respectable correspond une mise en scène qui ne peut vraiment heurter un public conservateur. Hans Neuenfels propose donc une marche à la mort, dans un espace désespérément vide et froid: du noir, du métal, des panneaux coulissants qui délimitent un espace contre lequel les protagonistes se heurtent ou qui disparaissent en désarçonnant les personnages, comme si même l’espace leur échappait. Les costumes de Elina Schnizler sont plutôt du genre macabre-grotesque, un docteur Grenvil en Gilles/Polichinelle, une Flora en collant-squelette. Violetta elle-même porte un costume de soirée à frous-frous, puis redevient au deuxième acte premier tableau une femme simple,
au deuxième tableau chez Flora, quand elle revient au baron, elle porte un costume de prostituée, mini robe de cuir, perruque rousse (elle est d’ailleurs impressionnante dans cet accoutrement). Le vieux Germont en costume d’un vilain bleu avec une croix visible à 500m, et Alfredo en smoking blanc d’abord (l’apparition), puis en bûcheron du dimanche (deuxième acte, le retour à la terre), puis en costume du bleu sale paternel (deuxième acte, chez Flora), et enfin retour au blanc pendant la scène finale. Des costumes qui évidemment parlent, et correspondent aux différents moments du texte et de l’intrigue.
Neuenfels inscrit dès le début Violetta dans un destin de femme, mais un destin qui lui est interdit: quand défilent en fond de scène des mariées, des femmes enceintes, puis des veuves, elle vit dans un espace réduit à une relation au plaisir, représenté par un jeune acteur-danseur (Christian Natter) une sorte de souteneur, mais aussi de “Servant” illustrant une vie qu’elle refuse et qu’elle va abandonner. Elle chante le “E’ strano” du premier acte en jouant avec ce personnage, puis en l’éloignant quand Alfredo chante a capella. Lorsqu’au deuxième tableau du deuxième acte, elle revient à cette vie qu’elle abhorre, le “Servant” verra son cœur arraché, et servir de figure répulsive et magique lors de la scène du jeu de cartes, où au lieu de jouer aux cartes, le baron et Alfredo piquent avec des aiguilles dans ce cœur qui bat encore, seul au milieu d’un plat…
La scène de l’acte II entre Germont et Violetta est très réussie même avec ses quelques exagérations, où Violetta arrache la perruque blanche de Germont dès le début de la scène, marquant immédiatement qui sert le vrai et qui sert les apparences, où elle essaie de se blottir contre lui, cherchant une affection et où il se refuse,
où elle offre sa tête au billot dont Germont serait le bourreau et où elle chante un “amami Alfredo” à terre de manière assez bouleversante.
Au second tableau, chez Flora, elle chante l’ensemble final sur un podium où il est écrit “je suis une putain!”, ce qui évidemment tranche avec le texte qui est chanté et provoque un vrai choc.
Enfin, au dernier acte, par le jeu des panneaux coulissant, elle disparaît derrière laissant seuls en scène Alfredo et Germont, et Grenvil et Annina, comme perdus. Grenvil en Gilles/Polichinelle, sorte de clown triste, donne vraiment à ce moment une couleur déchirante. La fête est finie, les personnages sont seuls face à leur destin et leur remords (Germont entre noyé dans l’alcool, éperdu de remords). Et Violetta réapparaît pour mourir et tomber dans les bras d’Alfredo, comme une Pietà inversée où elle deviendrait christique.
On le voit, avec des idées, avec des moments vraiment justes et émouvants, chanté correctement et excellemment dirigé, on passe une soirée assez réussie, et le public, plus clairsemé que la veille (environ 70% de remplissage) fait un accueil très chaleureux à la production. Merci Patrick Lange, merci Hans Neuenfels.
J’ai décidé de m’offrir un week-end berlinois entièrement dédié au “Regietheater”. Après les réactions entendues sur les ondes et lues dans la presse sur le travail de Frank Castorf autour de la Dame aux camélias à l’Odéon, je pense que certains trouveront cette démarche suicidaire ou insensée…
Et pourtant, ce petit voyage à Berlin a plusieurs motifs qui m’apparaissent très légitimes.
Le premier est de comprendre comment travaille Sebastian Baumgarten: après son Tannhäuser de Bayreuth, je voulais en savoir plus sur d’autres productions, et la Komische Oper affiche en nouvelle production une Carmen qu’il met en scène et qui est un vrai succès public. Mais en plus ce week-end offrait une autre mise en scène de Baumgarten, Im weiss’n Rössl, plus connue en France comme “L’Auberge du Cheval Blanc” et la reprise d’une Traviata mise en scène de Hans Neuenfels (auteur du fameux Lohengrin de Bayreuth retransmis sur ARTE et qui a déchaîné les passions), deux Baumgarten + un Neuenfels, que demande le peuple !?
Mais cela ne suffisait pas, j’ai donc conclu ces journées par une soirée à la Schaubühne, pour voir Kabale und Liebe, de Schiller (qui a inspiré la Luisa Miller de Verdi), dans une mise en scène de Falk Richter dont j’ai vu une inoubliable version des “Trois Soeurs” de Tchekhov, dans ce même théâtre. Après quoi je serai réarmé pour affronter la production théâtrale en France, tiède et fade.
Quelques mots d’abord sur la Komische Oper de Berlin, théâtre qui porte ce nom depuis 1947, à l’instigation de Walter Felsenstein, et en hommage à l’Opéra Comique français né au XVIIIème siècle.
Situé à un pas d’Unter den Linden, sur la Behrensstrasse, le théâtre a été construit à la fin du XIXème siècle (1892) sous le nom de “Theater unter den Linden”, puis prend le nom de “Metropol-Theater” comme théâtre de revue et d’opérette. Il ferme en 1933 pour rouvrir un an après sous le nom de “Staatliches Operettentheater” (Théâtre National de l’Opérette) . En 1945, il est bombardé, tout est détruit sauf la salle néobaroque restée intacte. Il est reconstruit, puis agrandi.
La Komische Oper est surtout connue pour le travail qu’y a effectué Walter Felsenstein dont les mises en scènes restent encore un modèle du genre, et qui vont donner à cette salle de taille moyenne (1240 places) un statut emblématique des institutions culturelles est-allemandes.
Trois caractères essentiels :
– d’abord, c’est un théâtre qui, pour permettre l’accessibilité à tous, présente toutes les œuvres en langue allemande. Il est très aimé du public berlinois et populaire.
– un répertoire assez large qui va des standards populaires du répertoire aux opérettes et aux musicals: on y voit aussi bien “Die Meistersinger von Nürnberg” que “L’auberge du Cheval Blanc” ou “Kiss me Kate”.
– un théâtre dont l’identité, fondée sur l’apport de Felsenstein, est celle d’ un travail théâtral soucieux d’inventivité et de modernité, et ce sont donc les mises en scène qui souvent attirent l’attention. Le choix de travailler sur des mises en scènes très contemporaines attire la presse et centre l’attention sur la Komische Oper: sans cela la presse s’intéresserait beaucoup moins au travail qui s’y fait.
Aujourd’hui, dans une ville de Berlin qui finance la culture fortement endettée, où trois opéras se partagent le marché (Staatsoper, Deutsche Oper, Komische Oper), on peut se demander quel rôle donner à la Komische Oper: présenter des œuvres en allemand a-t-il encore un sens à l’heure du surtitrage (le système est installé, comme à Vienne ou à Milan, dans les fauteuils et le spectateur a le choix entre allemand, anglais, français et turc)? La Komische Oper a-t-elle un avenir? Il est clair que c’est un théâtre très aimé du public, lié à l’histoire de Berlin, , à sa tradition et le fermer serait traumatique. Alors, Andreas Homoki, l’intendant actuel, qui termine son mandat (il va à Zürich pour succéder à Alexander Pereira), a accentué encore la part d’une vision théâtrale très contemporaine, en invitant des metteurs en scène connus pour leurs positions radicales (Neuenfels, Bieito), mais donnant aussi la possibilité à des artistes plus jeunes de proposer des productions (Baumgarten, Kosky). Lui succèdera justement l’an prochain Barrie Kosky, australien, un autre enfant terrible de la scène contemporaine allemande et anglo-saxonne.
D’autres noms sont liés à la Komische Oper, le metteur en scène Harry Kupfer, les chefs Yakov Kreizberg, ou plus récemment, Kirill Petrenko qui en fut un temps le directeur musical. En général c’est une rampe de lancement pour jeunes chefs, et un temple pour les metteurs en scène novateurs.
Ainsi, après le Tannhäuser plutôt contrasté et discuté de cet été à Bayreuth, j’ai voulu en savoir plus, ou plutôt en comprendre plus sur le metteur en scène Sebastian Baumgarten, pour ne pas rester sur une impression mitigée, et essayer de mieux rentrer dans son univers. J’ai donc à mon programme cette Carmen, sa dernière production,qui remonte à novembre dernier, et Im weiss’n Rössl (L’auberge du cheval blanc) qui quant à elle remonte à Novembre 2010. Il s’agit donc de toute manière de productions récentes.
Quant à musique, j’ai rarement vu dans ce théâtre des production musicalement très médiocres, il reste que les deux autres opéras de la ville ont des troupes plus aguerries, et des chefs souvent plus avancés dans la carrière, mais pas forcément meilleurs.
Dernier acte – Photo Komische Oper
La distribution prévue en cette soirée du 13 janvier est plutôt la seconde distribution, avec un autre chef que celui de la première, Josep Caballé-Domenech (38 ans), directeur musical de l’orchestre de Colorado Springs, élève de David Zinman, qui a montré une grande énergie et un grand sens dynamique dans sa direction, rapide, mais juste, qui suit les chanteurs avec attention et donne une vraie couleur à sa direction, en somme tout sauf un batteur de mesure. Il a su insuffler un vrai rythme, qui convient bien à la mise en scène.
Les chanteurs, sans être exceptionnels, s’en sortent plutôt avec les honneurs, en premier lieu la Carmen de Katarina Bradic, très crédible physiquement, à la voix sombre, bien posée, assez puissante: une belle Carmen (sa Habanera est très réussie, et de plus chantée en français – le reste est en allemand-). Son Don José, Jeffrey Dowd, un ténor américain spécialiste des rôle plutôt lourds (Siegmund, Tristan, Frau ohne Schatten), en troupe à Essen, est loin de démériter et montre une belle intensité dans son chant. On préfèrerait évidemment l’entendre en français, mais il a du style, et le duo final avec Carmen est vraiment réussi. L’Escamillo de Günter Papendell, un des meilleurs membres de la troupe, à la voix très sonore et étendue, est légèrement décevant par rapport à ce que j’avais entendu précédemment (notamment dans Armide, de Glück, dans ce même théâtre, où il était vraiment remarquable). La Micaela de Erika Roos, tout jeune soprano lyrique, est très intense, possède déjà un chant très maîtrisé et impose sa personnalité en scène avec bonheur. Bonne Mercedès de Karolina Gumos, et Frasquita vaillante, à la voix un peu stridente, de la jeune Anastasia Melnik, de la troupe de l’Opéra Studio attaché à la maison. En somme, une distribution très honorable, sans vraie trouvaille, mais qui défend vaillamment la musique de Bizet et qui se glisse très bien dans les exigences de la mise en scène.
Sebastian Baumgarten a fait des choix moins radicaux que pour son Tannhäuser de Bayreuth, même si on reconnaît sa patte à la profusion d’idées, à la manière d’en rajouter, d’adapter les dialogues avec plus ou moins de bonheur, mais de garder tout de même l’essentiel du livret tout en le transposant de nos jours, dans un de ces quartiers maudits de la banlieue des villes. Le décor de Thilo Reuther représente au lever de rideau en premier plan une banque (Santander) éventrée sans doute par un attentat, et en arrière une de ces barres de cités , en état de délabrement avancé. Un décor de béton, explosé, où les soldats sont devenus des sortes de miliciens qui combattent les contrebandiers, ou plus des trafiquants révoltés que des contrebandiers d’opérette. Des vidéos s’égrènent, une fleur, jetée sur une route, des interrogatoires de police qui jouent sur le présent et le futur. Il n’y plus de cigarière, mais des femmes qui fabriquent sans doute des poulets conditionnés, et qui les plument et les jettent dans une marmite après les avoir sacrifiés en une étrange cérémonie vaudou où Carmen est presque invoquée. Pas de garde montante ni descendante. Des dialogues modifiés, avec une importance plus grande, beaucoup plus grande donnée à Zuniga que dans la mise en scène traditionnelle, quelques coupures (choeur des enfants, choeur “un, dos, quartos”), des personnages rajoutés, notamment une danseuse de flamenco (Ana Menjibar qui remporte d’ailleurs un très grand succès, peut-être le plus marqué de la soirée), qui s’insère dans les dialogues par de savoureuses adresses en espagnol, ou qui danse des intermèdes, accompagnée de deux guitaristes qui jouent aussi le rôle de continuo dans les dialogues (c’est d’ailleurs une bonne idée)…
Et malgré tout cela (je sens certains lecteurs pâlir), on a devant soi un spectacle fort, assez cohérent, avec de vrais moments de théâtre, qui viennent là où on ne les attendait pas: pas de rose jetée, mais un ballon de basket avec lequel joue Don José qui tombe sous les pieds de Carmen, qui renvoie la balle à José, où s’ensuit un échange qui passe très vite de l’indifférence à l’échange vrai, au regard, à l’accroche, et ce qu’on prenait pour une provocation supplémentaire prend sens et devient un des moments les plus forts du spectacle.
Carmen chantant sa Habanera n’est pas Carmen, mais une sorte de représentation fantasmatique de la mort, dans un costume très rigide, c’est la mort qui chante l’amour, enfant de Bohème. Elle ne devient Carmen qu’au moment de l’agression, très violente, en fin de premier acte, qui provoquera son arrestation. C’est cette violence qui frappe: un monde de mort, de violence, de rapports de domination homme/femme, où l’amour porte irrémédiablement à la mort. Avec une métaphore qui est celle de la Corrida: sur une vidéo apparaît en projection “On ne doit pas avoir de doute au moment de la mise à mort c’est la loi de la Corrida”, une corrida illustrée en vidéo par deux mains, une masculine, une féminine, qui courent sur deux corps. Amour=corrida=mort, un motif que Baumgarten utilisera évidemment au dernier acte lors du duo. On oscille en permanence entre hyperréalisme et idéalisme:
Micaela est idéalisée, vêtue comme ces Vierges siciliennes ou andalouses qu’on promène sur des chars, en cape de satin bleu, avec des lumières scintillantes dans les cheveux, et son second monologue au troisième acte est vu comme un rêve de José, alors que son entrée en scène au premier acte se confronte immédiatement au monde des hommes en rut, d’une violence plus forte que d’habitude. Il y a aussi hélas des moments où l’idée de la mise en scène tue l’intensité: dans le monologue des cartes (“La mort, toujours la mort…), Carmen entame une sorte de danse macabre chorégraphiée comme une danse de squelette, il faut bien le dire un peu ridicule. Une plus grande sobriété eût procuré un effet plus fort.
Au total un spectacle fait de profusion, avec l’exploitation d’idées somme toute banales sur l’œuvre (Eros/Thanatos, Carmen face à Don José comme le taureau face à son torero), d’autres meilleures, comme la violence qui naît de la très grande pauvreté, mais dans un style qui fonctionne et même séduit le public et dans une cohérence stylistique et plastique bien plus maîtrisée que dans le Tannhäuser de Bayreuth.
Incontestablement, ce spectacle est un grand succès, et attire un nombreux public, visiblement séduit (applaudissements et rappels sont interminables) et particulièrement jeune: 70% de la salle, pleine, a moins de trente ans, avec des classes et leurs professeurs, mais aussi des groupes d’adolescents, 14-15 ans, qui se sont mis sur leur 31 pour venir à l’opéra. Alors, si ce spectacle, pas totalement convaincant pour mon goût, mais plus réussi, incontestablement, que ce Tannhäuser de Bayreuth qui a tant fait couler d’encre, attire à l’opéra un public plus jeune, et plus disponible, alors, c’est qu’il atteint un but que bien d’autres n’arrivent pas à atteindre, et donc bravo l’artiste!!
Ce concert, annoncé officiellement il y a quelques semaines, a provoqué chez les mélomanes une énorme curiosité. Claudio Abbado en effet n’a pas enregistré le Chant de la Terre, et l’a dirigé à ma connaissance une fois seulement dans sa carrière, en septembre 1999 à Berlin (avec Deborah Polaski et Ben Heppner) . Un tel manque dans l’énorme discographie mahlérienne du chef ne pouvait que créer l’envie irrépressible de faire le voyage, d’autant que l’affiche était complétée par Anne-Sofie Von Otter et Jonas Kaufmann et que l’orchestre était les Berliner Philhamoniker. Il est rarissime qu’un tel concert supplémentaire ait lieu dans la saison, et la conséquence en a été des prix très élevés pour Berlin (jusqu’à 222 € alors que les prix maximum pour les concerts tournent autour de 90 € normalement), et contre toute attente, la salle a eu du mal à se remplir.
Il reste qu’elle était complète hier, un public tout acquis à Claudio: il est adoré du public berlinois qui a encore en mémoire les concerts prodigieux des années 90 et les projets menés sous son impulsion. Il avait donné ses concerts annuels la semaine précédente (les 13,14, 15 mai), Mozart, airs de concert (avec Anna Prohaska, soprano), Berg, Lulu suite ,(id.), Mozart, Concerto pour piano n°17 K 453 avec comme soliste Maurizio Pollini et l’adagio de la 10ème Symphonie de Mahler. Programme composite dont beaucoup n’ont pas compris la logique, mais qui a été accueilli de manière très positive par la presse berlinoise. Vous pourrez très vite vous en faire une idée, car le concert va être disponible sur le site (payant) du projet Digital Concert Hall .
Le concert du 18 mai, retransmis par Arte fera l’objet d’un DVD et/ou d’un CD sans doute, il comprenait donc d’abord l’adagio de la Symphonie n°10 exécutée la semaine précédente et ensuite le Chant de la Terre. Pour que puisse se clore se ce cycle Mahler commencé avec Berlin dans les années 90 et fini avec Lucerne (mais aussi Berlin!) dans les années 2000, il ne restera donc plus qu’à attendre la dernière pièce du puzzle Mahlérien, la Symphonie n°8 dite “des Mille”, mais on sait que Claudio Abbado entretient une relation distante avec cette oeuvre qu’il n’a enregistrée qu’une fois…
Entendre le Philharmonique de Berlin dans sa maison est toujours une expérience exceptionnelle, une fois de plus, on s’émerveille du lieu, une salle dont l’acoustique est légendaire et qui ne donne pas l’impression de volume ou de grandeur, on n’a pas l’impression d’être loin des musiciens, même lorsqu’on est tout en haut, ce qui était mon cas cette fois. Le public ensuite, très varié, avec beaucoup de jeunes, qui affiche toujours une certaine décontraction: on est loin du public compassé de certaines salles de concerts. Il y a bien sûr les places debout (surmultipliées ce soir!), mais aussi des gens tranquillement assis sur les escaliers. En bref, la Philharmonie n’est pas un de ces lieux figés, mais au contraire un espace ouvert qui respire et qui vit. L’orchestre quant à lui évolue, beaucoup de nouvelles têtes, beaucoup de jeunes et un son légèrement différent. Depuis l’arrivée de Simon Rattle, il y a 9 ans, il est évident que le son s’adapte au chef. On avait beaucoup reproché à Abbado d’avoir fait disparâitre le son Karajan. Ici on note l’évolution des cordes, qui semblent moins charnues, moins sensibles, et au contraire à l’extraordinaire perfection des bois et des vents. Ce soir, où les bois et les cuivres sont particulièrement sollicités, Emmanuel Pahud est à la flûte, nous croisant devant l’entrée arrière, il nous a lancé un prophétique “vous allez bien vous amuser ce soir!”, Stefan Dohr est au cor, et Dominik Wollenweber au cor anglais, mais il manque Albrecht Mayer au hautbois, empêché. Alors Abbado a fait venir le hautbois solo du Lucerne Festival Orchestra (et du Concertgebouw) Lucas Macias Navarro.
L’adagio de la 10ème symphonie ne fait pas partie de mes pièces préférées: je lui préfère de beaucoup les autres adagios sublimes de Mahler, celui de la 5ème (l’adagietto) de la 6ème ou de la 3ème. Et de fait la première partie est bien exécutée, mais assez banale, sans prise de parti pris véritable; il faut attendre l’intervention surprise et explosive des tutti (et notamment des cuivres dans le choral de la troisième partie) sur le thème qu’on a appelé celui de la catastrophe, qui envahit l’espace sonore et secoue les auditeurs de manière très profonde, très urgente, pour que l’orchestre semble s’engager plus et développer une palette sonore inconnue jusqu’alors et jusqu’à la fin, c’est un festival de couleurs, de taches sonores, presque de pointillisme plutôt chambriste qui fait tout entendre, qui révèle une sorte de lecture impressioniste, qu’on va retrouver dans le Chant de la Terre quelques minutes plus tard. C’est l’adagio qui fera discuter à la fin du concert. Certains l’ont trouvé “classique”, banal, d’autres ont trouvé l’orchestre moins engagé, d’autres enfin ont préféré les
prestations de la semaine précédente. Agitation mélomaniaque de fin de concert.
Le Chant de la Terre est composé de six poèmes traduits du chinois, de plusieurs poètes des VIIIèmes et IXème siècles de notre ère, Li Tai Po (701-762) est l’auteur du premier “Das Trinklied vom Jammer der Erde”, d’une extrême difficulté à chanter, du troisième “Von der Jugend”, du quatrième “Von der Schönheit” et du cinquième “Der Trunkene im Frühling”, Tschang Tsi (765-830?) est l’auteur de “Der Einsame im Herbst” et “Der Abschied”, le dernier poème du cycle est en réalité composé de deux textes différents, proches par le sens, et écrits par deux poètes amis Mong Kao-Yen et Wang Wei dans la même période. Mahler n’a jamais entendu son oeuvre, créé en novembre1911 (il est mort en mai) et celle-ci fait figure de clôture du cycle symphonique et d’adieu à la vie. C’est en effet un mélange de chant et de musique symphonique, même si l’orchestre a un effectif qui est l’un des moins importants de l’univers symphonique de Mahler. Ce qui crée l’univers si particulier du Chant de la Terre et son incroyable succès (jamais démenti, même quand les symphonies étaient peu jouées), c’est ce très particulier et très subtil mélange de joie, de déchirure, de gravité, printemps, automne, et mort cohabitent dans un jeu sonore où l’on entend des thèmes chinois, des sons à la limite de l’atonalité, des mouvements où l’orchestre repend le dessus (Der Abschied), et une sorte de fragmentation sonore en petites pépites, que je lis comme une sorte de pointillisme à la Sisley, mais qui au total produisent une unité profonde. L’utilisation du hautbois (phénoménal Macias Navarro) et de la flûte accentuent fortement à la fois l’écho mélancolique, mais aussi quelquefois la couleur printanière. On oscille sans cesse entre la déchirure et la joie immédiate. Le travail de l’orchestre est proprement ahurissant: il réussit à trouver une voix nouvelle, radiculament différente de ce qu’on avait entendu dans l’adagio, miroite en dizaines de “points” sonores qui s’épanouissent, sans que jamais on ne perde un seul élément de l’ensemble sonore: la harpe magnifique de Marie-Pierre Langlamet est d’une rare présence, les mandolines finales, si souvent étouffées par le reste, apparaissent avec un relief inoui, c’est bouleversant de bout en bout.
Une fois de plus, Abbado fait entendre une oeuvre qu’on croyait connaître et qu’on découvre d’une fraîcheur incroyable où se lisent jeunesse, vigueur, ironie, mélancolie, joie, amertume dans une ténébreuse et profonde unité, dirait Baudelaire. Oui les couleurs et les sons se répondent, oui, ce n’est plus de la musique, c’est un art syncrétique où se mêlent musique, poésie et peinture: jamais je n’ai tant pensé pendant l’exécution phénoménale de Berlin à une lecture “picturale” de l’oeuvre.
A pareil miracle devaient correspondre des chanteurs d’exception. Sans l’être, Anne-Sofie Von Otter a la voix sombre qu’il faut (elle n’est pas un alto à la Maureen Forrester par exemple) mais il lui manque du volume: la voix est petite, mais elle est tellement bien posée, le texte est tellement bien articulé et dit, la projection est telle qu’on entend tout, et surtout ce chant est d’un très grand raffinement: rien de surchanté, aucune surinterprétation, le texte est dit, là, comme ça, dans sa simplicité, d’une voix presque neutre, et c’est bouleversant. Rien de spectaculaire, rien de maniéré: le texte, le texte, rien que le texte, et la messe est dite.
Quant à Jonas Kaufmann…on pouvait craindre une voix fatiguée après sa très récente Walkyrie new yorkaise où il était miraculeux, nous l’avons écrit…et en réalité, ce fut prodigieux.
Le ténor du Chant de la Terre (notamment à cause du premier poème) doit avoir les notes suffisantes et la vaillance requise d’un Heldentenor, pour dominer l’orchestre. Mais une voix de Heldentenor ne convient pas aux autres textes, qui réclament ductilité, souplesse, variété des approches qu’un ténor lyrique peut seul donner. Jonas Kaufmann est à la fois lyrique et dramatique, il a cette qualité rarissime de pouvoir chanter des rôles très différents, et d’avoir une technique de fer et un contrôle vocal presque unique: il sait dominer l’orchestre de manière presque impensable, et en même temps adoucir sa voix jusqu’au murmure, ou lui donner une agilité inattendue. Si le premier poème laisse pantois devant la performance proprement inouïe, les autres requièrent plus de lyrisme, et une technique de chant redoutable car on ne doit jamais passer en force, mais tout en souplesse, avec un sens de l’adaptation du son à des contextes sonores très variés. Kaufmann se permet tout. C’est unique. C’en est même incroyable. Et d’une stupéfiante beauté.
Après ça, comment voulez-vous que le public berlinois, acquis d’avance, laisse partir les artistes: la salle hurlant, debout, une vingtaine de minutes de rappels, dont deux alors que l’orchestre est parti, et un Claudio rayonnant et détendu.
C’était un concert à ne pas manquer, qui n’a pas déçu les attentes et a provoqué dans le public – dont votre serviteur -, un délire total, une joie indicible, qui s’est prolongée longtemps après dans la soirée et que j’espère, vous pouvez sentir tant l’émotion m’étreint en y repensant. Si vous avez regardé la retransmission d’Arte, je souhaite de tout coeur que vous ayez pu percevoir quelque chose de cette joie profonde et presque mystique qui a saisi le public de Berlin. Il s’est passé là-bas quelque chose de l’ordre du miraculeux et je mesure l’incroyable privilège d’avoir été présent.
On s’en doutait, on avait vu la date bloquée mais c’était top secret: Claudio Abbado et le Philharmonique de Berlin marqueront le centième anniversaire de la mort de Gustav Mahler (18 mai 1911) par un concert unique et exceptionnel le 18 mai 2011 à la Philharmonie de Berlin. Le programme fait rêver: Adagio de la 10ème symphonie et surtout Das Lied von der Erde (le Chant de la Terre) avec Anne-Sofie von Otter et Jonas Kaufmann.
Le concert sera retransmis par ARTE le 18 mai à partir de 20h15 et fera l’objet d’un DVD.
Der aufhaltsame Aufstieg des Arturo Ui, production Heiner Müller (1995), Berliner Ensemble , Theater am Schiffbauerdamm, Berlin
Pour la troisième fois, j’ai voulu me replonger dans cette production qui remonte à 1995, que j’avais vue à la création avec Bernhard Minetti et Martin Wuttke, et revue au début des années 2000.
Après plus de quinze ans, la production de Heiner Müller n’a pas perdu son âme, ni son efficacité, sans doute grâce à Martin Wuttke sur qui repose à la fois le spectacle et sa longévité. L’acteur époustouflant, venu quelquefois en France, et qu’on a vu au cinéma dans “Inglourious Basterds” de Tarantino dans le rôle de Hitler, reste pour moi le plus grand acteur du théâtre européen. Mimiques, jeux sur la voix, performance physique (il est incroyable lorsqu’il mime la Svastika), performance de diction d’un texte selon des rythmes et des inflexions toujours différentes, jusqu’à l’incompréhensible débit d’une incroyable rapidité, tout cela avec une extrême rigueur et sans cabotinage, alors que le rôle tel qu’il est conçu s’y prêterait totalement. C’est le travail d’une vie.
Rien que pour voir cette hallucinante performance, le voyage à Berlin s’impose (prochaine représentation le 13 février).
La pièce, qui situe dans les bas fonds de Chicago (l’Allemagne), montre à la faveur d’une crise du trust des choux fleurs (L’industrie), la prise de pouvoir maffieuse d’un petit gangster, Arturo Ui, qui n’est rien au départ (il n’est qu’un chien, que Wuttke mime d’une manière désopilante) et que l’aristocratique Clark va chercher en pensant le manoeuvrer. Peu à peu, il prend de l’importance bouscule le vieux parrain (Dogsborough-Hindsborough) en place (une copie d’Hindenburg), prend des leçons auprès d’un vieux comédien (le rôle qui fut jadis de Minetti est confié au vétéran Jürgen Holtz, dont la voix, et surtout la diction sont un enchantement: dieu que la langue allemande est belle quand elle est dite comme cela) et finira par prendre aussi Cicero (L’Autriche) étendant son pouvoir par la démagogie et la menace.
Tous les acteurs sont à citer, ceux qui font partie de la bande à Ui, et qui figurent Goering (Giri, Volker Sprengler), Goebbels (Givola, Victor Deiß), Röhm (Roma, Martin Schneider), Margarita Broich dans Dockdaisy, le couple Dullfeet (Roman Kaminski et Margarita Broich, figurant les Dollfüss) et tous ceux qui composent la petite trentaine de participants de la soirée.
Inscrite dans un décor simple, des pylônes d’acier commençant en salle et un espace quasi vide et gris sur scène (sauf un podium qui est tribune, catafalque, statue au milieu de l’espace, la mise en scène est essentiellement) un travail sur le jeu et repose sur la troupe très homogène des acteurs de la représentation. Vu par Müller comme une sorte de grand opéra burlesque, le spectacle est émaillé d’extraits de Verdi, (Otello, Traviata) Schubert, Mozart, Liszt, mais aussi de Paper Lace , le groupe pop de Notthingham, avec leur chanson sur Al Capone “The night Chicago died”. En regardant Wuttke, une seule référence s’impose, celle de Chaplin. La puissance du texte est d’autant plus forte que le pouvoir s’installe tout en faisant rire: la scène où Ui, qui a une voix nasillarde, qui bégaye, qui est d’affligé d’un corps maigrelet et malingre, apprend à parler auprès du comédien est un morceau de bravoure absolument irrésistible, et l’effet produit ensuite à la fois ridicule et effrayant: les “trucs” chers à la propagande sont défaits, mais en même temps inquiètent car ils fonctionnent sur les foules, et la seconde partie, beaucoup plus courte, est de moins en moins drôle, finissant sur une marche triomphale ou tous les obstacles et opposants tour à tour s’écroulent et meurent. Pendant que triomphe Ui, en frac, devenu chef incontesté.
C’était la 378ème représentation de ce spectacle qui a fait le tour du monde. Il est proposé quatre ou cinq fois par an dans la saison et c’est toujours plein. Le système allemand de répertoire est aussi un conservatoire de patrimoine théâtral. Les théoriciens du théâtre et de la mise en scène, notamment en France, soulignent les aspects éphémères d’un spectacle, et l’absurdité de jouer un spectacle dont le metteur en scène n’est plus là depuis longtemps, on nous souligne qu’après un peu de temps, le spectacle n’est plus conforme à l’original, qu’il en devient infidèle etc…Je ne pense pas que le théâtre ne doive être que contemporain, hic et nunc. Certains travaux sont des “oeuvres” qui méritent la conservation quand les conditions sont réunies pour être fidèle à l’original.
Je m’inscris donc en faux: certes, sans Martin Wuttke, les choses seraient sans doute différentes, mais ce spectacle, après 15 ans, n’a rien perdu de sa force ni de sa fascination. Oui il fait partie du patrimoine du Berliner Ensemble en premier lieu, mais aussi du théâtre allemand et même européen. Et l’incroyable présence d’un public jeune (une majorité de spectateurs de moins de trente ans) plein d’adolescents, venus non pas avec le prof, comme souvent en France, mais seuls, avec les copains, pour voir du grand, de l’immense théâtre: c’est ce que permet le théâtre de répertoire, bien compris. Et de ce fait l’Allemagne a un vrai réseau de scènes qui permettent au public d’avoir chaque année accès à tout le spectre du répertoire théâtral, classique ou contemporain. En Italie, le Piccolo Teatro s’efforce de conserver les productions de Strehler, pour que soit assise une tradition qui est l’histoire même de ce théâtre. Et en France? où sont les grandes productions de ces 20 ou 30 dernières années? Comment revoir 1789 et 1793 de Mnouchkine dans leur urgence et leur vie? où sont les Molière de Vitez ou son Soulier de Satin? l’Hamlet de Chéreau? l’Illusion Comique de Strehler, ce chef d’oeuvre dont il n’existe aucune reprise vidéo? les Planchon? les grands Lavaudant faits à Grenoble? Productions disparues, enfouies dans le souvenir des spectateurs, mais aucun adolescent ne pourra aller voir ce théâtre là. Et c’est dommage.
Etant ce dernier week-end à Berlin pour revoir “La résistible ascension d’Arturo Ui”, en passant devant la Schaubühne, j’ai vu que Le Misanthrope (Der Menschenfeind) est programmé. La curiosité est grande de voir ce que le temple du “Regietheater” propose de faire de la pièce de Molière, et je prends l’un des tout derniers billets pour la représentation du samedi soir 8 janvier. Le Misanthrope est le spectacle d’ouverture de saison de la Schaubühne cette année (Première le 19 septembre 2010); la mise en scène est signée Ivo van Hove dont on a vu à Avignon en 2008 des Shakespeare très remarqués et à Créteil un travail passionnant sur Cassavetes. Ivo van Hove, actuellement directeur du Toneelgroep Amsterdam, depuis 2001, fait partie de cette génération de metteurs en scène flamands qui sont aujourd’hui à la pointe du travail théâtral européen. Dans la ligne de ses Shakespeare d’Avignon, il utilise crûment les classiques d’hier pour montrer crûment les problèmes d’aujourd’hui.
Le Misanthrope, qui fut la première pièce de Molière à être “actualisée” dans des mises en scènes (jouée en costumes modernes dès les années 60) se prête bien à ce type de lecture, elle qui dénonce à la fois les mythes (la vérité à tout crins, la “transparence” font aussi problème aujourd’hui, on le voit avec le débat autour de l’affaire Wikileaks) mais aussi les hypocrisies sociales, les réseaux, les faux semblants et les codes . Aussi personne ne peut s’étonner de trouver un décor très “high teck”, d’une immaculée blancheur, avec un mur d’écrans, et deux parois de verre séparant sur les côtés l’espace scénique de caméras vidéos ominiprésentes qui élargissent les points de vue et relativisent les regards, personne ne s’étonnera non plus que tout ce beau monde (pantalon, chemise ouverte, pieds nus, ou jupes très échancrées-sauf Arsinoé…en pantalon noir-) utilise les gadgets du jour: Oronte lit son sonnet sur un I-Pad, Alceste écoute son I-Phone pendant que Philinte lui parle, et les lettres de Célimène à Acaste et Clitandre sont elles aussi transformées en déclarations sur I-Pad. Des caméras vidéo suivent donc la représentation, sur scène offrant les acteurs au regard sous des angles divers , gros plans, orientations latérales, et hors scène (l’arrière scène représente des loges de comédiens), voire sur le trottoir ravagé par la fonte des neiges en ce Berlin hivernal. Les espaces de jeu sont multipliés grâce à ces vidéos où les acteurs jouent évidemment en direct. L’acte I est assez classique, même si l’ambiance est très grise, voire sombre. La scène avec Philinte est terriblement amère,et même la scène du sonnet d’Oronte est réglée (I-Pad compris) assez traditionnellement, et très bien réglée d’ailleurs (la manière dont Alceste se retient est désopilante). Tout bascule dans la grande scène IV de l’acte II où tout le monde se retrouve à écouter Célimène régler ses comptes avec des personnages de la bonne société.
AvantAprès
Nous sommes autour d’une table, chacun a apporté des victuailles, pâtes, pastèque, biscuits, gâteaux à la crème, vin et Célimène est la vedette du jour, elle fait ses portraits, tantôt aux convives tantôt au téléphone, quand Alceste rompt la fête sociale en s’allongeant sur la table, et commençant à s’asperger des victuailles présentes, il se verse de la sauce au chocolat, du “rote Grütze”, fruits rouges en gelée, il se couvre le visage de tartes, et enfin baissant son pantalon il s’enfonce dans un autre orifice des saucisses viennoises (vu en gros plan grâce à la caméra), pendant qu’une baguette de pain se substitue triomphalement à son appendice érectile. A partir de ce moment, ce n’est plus le Misanthrope, mais le Misantrash. Alceste bascule dans l’absolu de l’excès devenant toujours plus sale, toujours plus repoussant, gluant, devenant vraiment celui qu’on a envie de voir disparaître. Alceste poursuit Célimène jusque dans la rue, revient, les pieds nus infectes de saleté, avec trois énormes sacs d’immondices qu’il déverse sur scène, et pour finir, arrose toute la scène, et sa partenaire, avec une lance à incendie (ce soir elle lui a échappé des mains et a arrosé le public, donnant une couleur burlesque à une scène finale qui se voulait tout en retenue et qui de ce fait rate un peu son objectif).
Je sens bien à mesure que je raconte le spectacle, que le lecteur a l’impression d’une mise en scène encore déjantée, décalée, difficilement acceptable, comme en a quelquefois le secret le théâtre allemand.
Pourtant, trois jours après, j’y pense et je n’oublie pas.
Au-delà du gadget, des débordements et de l’excès, c’est bien de cet excès même dont la pièce est porteuse. Alceste par son exigence est proprement insupportable à son entourage, comme tous les personnages maniaques de la galerie moliéresque: c’est un destructeur, destructeur d’ordre social, destructeur de tissu social, destructeur d’amitié. En détruisant, il se détruit lui-même et cette destruction finit par faire rire, comme les tartes à la crème que se lancent les clowns. Tout finit dans une clownerie cynique.
En rendant le personnage extrême, difficile même à regarder tant il est repoussant et pathétique à force d’être repoussoir, Ivo van Hove se situe bien au centre dela problématique, orientant le regard du spectateur vers un ressenti probablement proche de ce que le spectateur du XVIIème siècle devait éprouver à la vue de ce zombie, détruisant ainsi tout le capital de sympathie qu’Alceste en général provoque chez le spectateur d’aujourd’hui.
Le cas de Célimène est un peu différent. La “coquette” du XVIIème devient chez Van Hove une sorte de femme libérée, libre de son corps et cultivant plusieurs relations parallèles, elle est comme chez Molière tout ce qu’Alceste n’accepte pas, et aussi tout ce qu’il supporte de manière désespérée chez elle, par la force de l’amour et du désir, fortement souligné sur scène. Elle tient les hommes non par le discours, mais bien par le corps : le corps de Célimène est agressivement omniprésent, et la belle Judith Rosmair prête au personnage ses formes séduisantes et avantageuses qui passent tour à tour dans les mains et sur les lèvres d’Alceste, d’Oronte, d’Acaste et de Clitandre.
Lars Eidinger est Alceste: sa voix douce et chaude fait contraste avec la violence démonstrative de l’engagement (qui doit lui valoir une longue douche au sortir du spectacle). Cet acteur, l’un des grands de la Schaubühne (on l’a vu dans Tesmar de Hedda Gabler et dans le docteur Rank de Nora-Maison de Poupée-montés par Thomas Ostermeier). C’est un acteur qui ose, qui s’expose, de manière incroyable, une véritable explosion. Sa performance en Alceste est étonnante, pour tant et tant de raisons, il est vraiment exceptionnel.
Notons aussi l’Arsinoé de Corinna Kirchhoff, bien connue du public allemand, toute de noir vêtue, très rigide et droite au milieu de tous ces corps qui bougent, à la voix égale et tendue, au milieu de toutes ces voix qui crient, elle est tout sauf ridicule, et de fait, la scène avec Célimène où chacune joue à “l’amie qui vous veut du bien” (Acte III scène IV) n’est pas aussi amusante que d’habitude, mais d’une extrême tension. Les autres comédiens sont remarquables, la mise en scène en fait souvent des spectateurs interdits des excès d’Alceste, Philinte (Sebastian Schwarz, 26 ans un des acteurs montants de la Schaubühne) quant à lui reste l’honnête homme équilibré, jusqu’au moment où il “éclate” lui aussi, tandis qu’Eliante (Lea Draeger) est un miracle de discrétion au milieu de ce monde agité.
Au total, ai-je aimé? Peut-on aimer un spectacle qui reste par bien des côtés difficile à supporter tant il “casse” les Misanthrope qu’on a l’habitude de voir? Après trois jours, cette représentation reste en mémoire, et plus on en remonte les fils, plus on en saisit les choix, il se produit une sorte de cristallisation. Van Hove nous montre l’insupportable social, il prend de la distance à la fois avec la société avec ses mythes passagers (les produits Apple à la mode) et celui qui la pourfend, complètement (auto)destructeur, et qui finalement à la toute fin, retrouve Célimène (ils s’embrassent sauvagement au baisser de rideau) après l’avoir honnie: voudrait-on dire qu’il retrouve le monde? et nous dire que tout cela était bien inutile?
S’il ya un domaine où la différence entre République Fédérale Allemande et République Démocratique Allemande (la DDR) n’est pas si profonde, c’est bien la musique classique et la scène musicale, et les observations faites au moment de la chute du mur, le rôle joué par la musique, les organisations d’un côté et de l’autre du mur montrent qu’au-delà des différences idéologiques, évidemment énormes, les différences du point de vue de l’organisation des théâtres à l’Est et à l’Ouest ne sont pas si importantes. En ces temps d’anniversaire, il m’apparaît intéressant de rappeler quelques faits.
La musique et le théâtre, la scène, sont des éléments importants de la formation “à l’Allemande”: depuis longtemps les universités forment en “Theaterwissenschaft” des étudiants qui deviennent ensuite critiques ou metteurs en scène, des académies préparent les acteurs, il y a de vrais cursus universitaires partout, et bien avant que le concept d'”études théâtrales” arrive dans l’université française. Il y a entre 250 et 300 théâtres en Allemagne, recensés dans le fameux “Deutsche Bühnen Jahrbuch”, le répertoire annuel des scènes allemandes,dont la plupart, dans une écrasante majorité, sont publiques, supportées essentiellement par les villes ou les Länder (le théâtre engloutit en général l’essentiel des budgets culturels des municipalités) et ces salles jouent des centaines de soirées par an, opéra, opérette, ballet, théâtre. Dans les villes petites ou moyennes, le théâtre municipal (Stadttheater) propose à la fois lyrique, ballet et théâtre. Dans les villes plus importantes, il y a un opéra, et un théâtre municipal, quelquefois, comme à Mannheim ou à Karlsruhe, deux salles dans le même bâtiment. Cela signifie que la proposition en matière d’opéra est beaucoup plus forte et ouverte qu’ailleurs en Europe, et que le marché des chanteurs y est très large. Cela veut dire aussi que si l’on ne peut s’attendre partout à des soirées mémorables, au moins, chaque allemand (et notamment chaque jeune) pour un prix raisonnable peut en n’importe quel point du territoire, avoir accès à l’essentiel des grands standards du répertoire à 30 km à la ronde (qui habite Mannheim, outre Mannheim, peut aller à Heidelberg (13km), Ludwigshafen (2km), Darmstadt (50 km), Francfort (80 km), Stuttgart (120 km), Pforzheim (80km), Karlsruhe (58km) ou même Baden Baden (90km) ou Strasbourg (130km). cela veut dire enfin que les troupes locales sont très enracinées, que les spectateurs sont très attachés à leurs acteurs, leurs chanteurs, leurs théâtres. Ce système du répertoire, très coûteux certes, permet aux jeunes chefs, aux jeunes chanteurs, de travailler un répertoire large en ayant l’assurance d’un salaire mensuel (la plupart des artistes en troupe ont un statut qui s’approche de celui de fonctionnaire municipal). La même chose vaut pour les acteurs. Et ce système permet au jeune public de se faire une vraie culture par le contact non avec le disque mais avec le spectacle vivant et ça, c’est irremplaçable. La tradition allemande est celle d’un théâtre public, vécu comme un service public, qui n’est pas un luxe, mais une nécessité sociale. La chute du mur a donné l’occasion de réfléchir sur ce système, beaucoup ont pensé qu’il ne tiendrait plus longtemps vu ses coûts, on discute toujours (notamment à Berlin!) de l’avenir des théâtres, mais pour l’instant, les choses tiennent encore, car toute fermeture de théâtre est vécue comme une blessure, à Berlin comme ailleurs en Allemagne.
Pourquoi préciser tous ces points, sinon pour dire qu’en DDR, oui dans l’ex-DDR et en République Fédérale, le système était à peu près le même, et que sur le plan du théâtre et de l’opéra, la réunification n’a rien changé à son fonctionnement, même si elle a changé les hommes, évidemment (mais pas toujours) et même si le théâtre à l’Est a beaucoup, mais beaucoup souffert dans les nouveaux Länder, de la réunification au départ. Je me souviens y avoir fait un voyage d’études en 1992, et tous les directeurs rencontrés disaient qu’il y avait une chute du public énorme, qui menaçait le maillage culturel de l’ex-DDR. En effet, il y avait un très grand nombre de salles, le public des salles sous le régime communiste était garanti par les usines environnantes qui achetaient des abonnements. Or, vers 1992, les entreprises fermaient les unes après les autres, provoquant chômage et désarroi, et bien sûr, plus d’abonnements de garantie pour les théâtres, d’autant que le public disait-on était plus intéressé par les feuilletons ou les émissions de la télévision que par les théâtres, qui rappelaient la période communiste: il a donc fallu revoir les politiques publiques, fermer des salles; mais, 20 ans après, les choses sont stabilisées. Un seul exemple: je me souviens à l’époque avoir visité le très charmant théâtre de Altenburg, en Thüringe. Il était dans une situation désespérée: je suis allé voir son site internet…je ne commente pas, je vous y renvoie, vous constaterez vous-mêmes ce qu’une petite structure de l’ex-Allemagne de l’Est peut produire aujourd’hui !(http://www.tpthueringen.de/frontend/index.php).
Parlons de Berlin: pour des raisons à la fois politiques et géographiques, c’est l’ex-DDR qui avait sur le territoire de l’ex-Berlin Est toutes les grandes scènes historiques de la ville, à commencer par la Staatsoper, le Deutsches Theater, et le Berliner Ensemble, mais aussi la Komische Oper (le théâtre de Felsenstein) et la Volskbühne am Rosa Luxemburgplatz. Car tout le quartier du centre (Mitte) se situait à Berlin Est. De facto dépositaire de la tradition historique théâtrale et lyrique, la DDR s’en est évidemment emparée pour redorer son blason et montrer qu’en matière d’identité culturelle allemande, elle n’avait pas de leçons à recevoir. D’ailleurs ses artistes (Theo Adam, Peter Schreier) essaimaient les scènes …de l’ouest et les enregistrements de l’époque pour les mêmes raisons, et ses orchestres (Gewandhaus de Leipzig et Staatskapelle de Dresde) continuaient d’être ce qu’ils sont encore, des orchestres de référence! (Mais il ne fallait pas trop être révolutionnaire, bien des jeunes metteurs en scène (Frank Castorf) vont être sanctionnés par le régime)
Je me souviens d’une tournée triomphale du Staatsoper de Berlin Est, au théâtre des Champs Elysées, qui présenta une Walkyrie bien sage au demeurant mais magnifiquement chantée, avec Theo Adam dans Wotan, début avril 1973. La musique de Berlin Est était alors une vraie référence. Cette situation aboutit bien sûr au trop plein berlinois d’aujourd’hui: trois opéras et trop d’orchestres et de grandes institutions théâtrales publiques coûtent très cher à Berlin aux finances chancelantes. Mais voilà, on ne ferme pas un théâtre si facilement à Berlin et en Allemagne, surtout là où chacun porte en lui une marque historique profonde. Ironie de l’histoire, la Staatsoper Unter den Linden ferme pour trois ans à la fin de la présente saison. Elle va s’installer à l’ouest, au Schiller Theater, à quelques centaines de mètres et dans la même avenue que son grand rival, la Deutsche Oper (l’opéra de l’ex Berlin Ouest). Pendant trois ans, l’Opéra à Berlin sera à Charlottenburg, et l’on passera d’un trottoir à l’autre pour goûter à l’un (Opéra de l’ex Berlin Est) ou à l’autre (Opéra de l’ex Berlin Ouest) , au style de programmation assez différent. Quant à la Komische Oper, marquée par la tradition à la fois de l’opéra populaire (tous les opéras sont donnés en allemand), et celle de la mise en scène (Felsenstein est passé par là), elle se spécialise de plus en plus dans des mise en scènes un peu particulières (Calixto Bieito par exemple), sous l’impulsion de Andreas Homoki, son directeur, qui part à Zürich dans deux ans. C’est l’avenir de cette salle (l’ex Est) qui pose le plus de problèmes.
Mais l’Est théâtral a depuis longtemps irrigué l’Ouest: bien des metteurs en scènes fameux des années passées sont des transfuges de l’Est, à commencer par Götz Friedrich, décédé il y a quelques années, qui fut le premier metteur en scène “new look” de Bayreuth (avec son Tannhäuser), et qui ironie là aussi, fut longtemps directeur de la Deutsche Oper (de l’Ouest), Harry Kupfer, à qui l’on doit à Bayreuth un Ring et un mémorable Vaisseau Fantôme, à Berlin un autre Ring, fut lui aussi un hiérarque du théâtre à l’Est puisqu’il dirigea la Komische Oper à la fin des années 70: il resta quant à lui à l’Est. Parlons aussi de Ruth Berghaus, dont les mises en scènes ensanglantèrent bien des opéras allemands ou autrichiens. Enfin, Frank Castorf, l’un des plus brillants metteurs en scène d’aujourd’hui, qui dirige la Volksbühne de Berlin a fait mettre au fronton du théâtre en lettres lumineuses “OST” (EST), revendiquant une identité culturelle marquée, et désireuse de s’identifier comme “Ossie” (venant de l’est, en langage populaire).
On le voit, la pénétration de l’Est dans le monde de l’Ouest a commencé bien avant la chute du mur, et cette chute au total a posé peut-être plus de problèmes aux artistes locaux, puisque Berlin a été l’objet de convoitises multiples!
Dernier point, si Barenboim dirige depuis bientôt vingt ans la Staatsoper de Berlin, ce n’est pas un hasard, l’artiste, très engagé par ailleurs, trouve sans doute symbolique d’être installé dans le théâtre historique de la capitale allemande, lui l’israélien d’origine argentine, qui défend la cause palestinienne et fonde un orchestre de jeunes qui justement transperce transcende ou ignore les Murs: l’ouverture et la disponibilité qui sont des caractères de cette ville vont bien à sa personnalité. Ce n’est pas un hasard non plus que l’année même de la chute du Mur, les Berliner Philhamoniker aient choisi à la surprise générale et de l’élu lui même Claudio Abbado pour mener leur révolution post Karajanesque! Ce n’est pas un hasard si Rostropovitch, ou Bernstein, se soient retrouvés au pied du Mur pour de mémorables concerts, ils ont porté les uns ou les autres le message social et politique de la musique. Et ce n’est pas non plus un hasard enfin, bien qu’on ne l’ait pas assez rappelé ces derniers jours que les premières grandes manifestations de Leipzig, qui allaient d’exporter à Berlin et provoquer la fin du régime, aient été portées par l’orchestre du Gewandhaus et de son chef Kurt Masur, qui a rencontré l’histoire à cette occasion!
Il y a bien des choses à rappeler sur les moments musicaux de cette période, sur les échanges Est/Ouest, sur le nouveau paysage musical et artistique des “nouveaux Länder” et de Berlin mais il n’y a pas eu rupture, il y a eu élargissement, remise en cause, changements de personnes, enjeux d’ambitions personnelles fortes, mais autour d’idéaux et de croyances qui étaient assez communes, et qui avaient déjà transcendé les murs et les frontières: la musique passe les murailles!