J’ai décidé de m’offrir un week-end berlinois entièrement dédié au “Regietheater”. Après les réactions entendues sur les ondes et lues dans la presse sur le travail de Frank Castorf autour de la Dame aux camélias à l’Odéon, je pense que certains trouveront cette démarche suicidaire ou insensée…
Et pourtant, ce petit voyage à Berlin a plusieurs motifs qui m’apparaissent très légitimes.
Le premier est de comprendre comment travaille Sebastian Baumgarten: après son Tannhäuser de Bayreuth, je voulais en savoir plus sur d’autres productions, et la Komische Oper affiche en nouvelle production une Carmen qu’il met en scène et qui est un vrai succès public. Mais en plus ce week-end offrait une autre mise en scène de Baumgarten, Im weiss’n Rössl, plus connue en France comme “L’Auberge du Cheval Blanc” et la reprise d’une Traviata mise en scène de Hans Neuenfels (auteur du fameux Lohengrin de Bayreuth retransmis sur ARTE et qui a déchaîné les passions), deux Baumgarten + un Neuenfels, que demande le peuple !?
Mais cela ne suffisait pas, j’ai donc conclu ces journées par une soirée à la Schaubühne, pour voir Kabale und Liebe, de Schiller (qui a inspiré la Luisa Miller de Verdi), dans une mise en scène de Falk Richter dont j’ai vu une inoubliable version des “Trois Soeurs” de Tchekhov, dans ce même théâtre. Après quoi je serai réarmé pour affronter la production théâtrale en France, tiède et fade.
Quelques mots d’abord sur la Komische Oper de Berlin, théâtre qui porte ce nom depuis 1947, à l’instigation de Walter Felsenstein, et en hommage à l’Opéra Comique français né au XVIIIème siècle.
Situé à un pas d’Unter den Linden, sur la Behrensstrasse, le théâtre a été construit à la fin du XIXème siècle (1892) sous le nom de “Theater unter den Linden”, puis prend le nom de “Metropol-Theater” comme théâtre de revue et d’opérette. Il ferme en 1933 pour rouvrir un an après sous le nom de “Staatliches Operettentheater” (Théâtre National de l’Opérette) . En 1945, il est bombardé, tout est détruit sauf la salle néobaroque restée intacte. Il est reconstruit, puis agrandi.
La Komische Oper est surtout connue pour le travail qu’y a effectué Walter Felsenstein dont les mises en scènes restent encore un modèle du genre, et qui vont donner à cette salle de taille moyenne (1240 places) un statut emblématique des institutions culturelles est-allemandes.
Trois caractères essentiels :
– d’abord, c’est un théâtre qui, pour permettre l’accessibilité à tous, présente toutes les œuvres en langue allemande. Il est très aimé du public berlinois et populaire.
– un répertoire assez large qui va des standards populaires du répertoire aux opérettes et aux musicals: on y voit aussi bien “Die Meistersinger von Nürnberg” que “L’auberge du Cheval Blanc” ou “Kiss me Kate”.
– un théâtre dont l’identité, fondée sur l’apport de Felsenstein, est celle d’ un travail théâtral soucieux d’inventivité et de modernité, et ce sont donc les mises en scène qui souvent attirent l’attention. Le choix de travailler sur des mises en scènes très contemporaines attire la presse et centre l’attention sur la Komische Oper: sans cela la presse s’intéresserait beaucoup moins au travail qui s’y fait.
Aujourd’hui, dans une ville de Berlin qui finance la culture fortement endettée, où trois opéras se partagent le marché (Staatsoper, Deutsche Oper, Komische Oper), on peut se demander quel rôle donner à la Komische Oper: présenter des œuvres en allemand a-t-il encore un sens à l’heure du surtitrage (le système est installé, comme à Vienne ou à Milan, dans les fauteuils et le spectateur a le choix entre allemand, anglais, français et turc)? La Komische Oper a-t-elle un avenir? Il est clair que c’est un théâtre très aimé du public, lié à l’histoire de Berlin, , à sa tradition et le fermer serait traumatique. Alors, Andreas Homoki, l’intendant actuel, qui termine son mandat (il va à Zürich pour succéder à Alexander Pereira), a accentué encore la part d’une vision théâtrale très contemporaine, en invitant des metteurs en scène connus pour leurs positions radicales (Neuenfels, Bieito), mais donnant aussi la possibilité à des artistes plus jeunes de proposer des productions (Baumgarten, Kosky). Lui succèdera justement l’an prochain Barrie Kosky, australien, un autre enfant terrible de la scène contemporaine allemande et anglo-saxonne.
D’autres noms sont liés à la Komische Oper, le metteur en scène Harry Kupfer, les chefs Yakov Kreizberg, ou plus récemment, Kirill Petrenko qui en fut un temps le directeur musical. En général c’est une rampe de lancement pour jeunes chefs, et un temple pour les metteurs en scène novateurs.
Ainsi, après le Tannhäuser plutôt contrasté et discuté de cet été à Bayreuth, j’ai voulu en savoir plus, ou plutôt en comprendre plus sur le metteur en scène Sebastian Baumgarten, pour ne pas rester sur une impression mitigée, et essayer de mieux rentrer dans son univers. J’ai donc à mon programme cette Carmen, sa dernière production,qui remonte à novembre dernier, et Im weiss’n Rössl (L’auberge du cheval blanc) qui quant à elle remonte à Novembre 2010. Il s’agit donc de toute manière de productions récentes.
Quant à musique, j’ai rarement vu dans ce théâtre des production musicalement très médiocres, il reste que les deux autres opéras de la ville ont des troupes plus aguerries, et des chefs souvent plus avancés dans la carrière, mais pas forcément meilleurs.
La distribution prévue en cette soirée du 13 janvier est plutôt la seconde distribution, avec un autre chef que celui de la première, Josep Caballé-Domenech (38 ans), directeur musical de l’orchestre de Colorado Springs, élève de David Zinman, qui a montré une grande énergie et un grand sens dynamique dans sa direction, rapide, mais juste, qui suit les chanteurs avec attention et donne une vraie couleur à sa direction, en somme tout sauf un batteur de mesure. Il a su insuffler un vrai rythme, qui convient bien à la mise en scène.
Les chanteurs, sans être exceptionnels, s’en sortent plutôt avec les honneurs, en premier lieu la Carmen de Katarina Bradic, très crédible physiquement, à la voix sombre, bien posée, assez puissante: une belle Carmen (sa Habanera est très réussie, et de plus chantée en français – le reste est en allemand-). Son Don José, Jeffrey Dowd, un ténor américain spécialiste des rôle plutôt lourds (Siegmund, Tristan, Frau ohne Schatten), en troupe à Essen, est loin de démériter et montre une belle intensité dans son chant. On préfèrerait évidemment l’entendre en français, mais il a du style, et le duo final avec Carmen est vraiment réussi. L’Escamillo de Günter Papendell, un des meilleurs membres de la troupe, à la voix très sonore et étendue, est légèrement décevant par rapport à ce que j’avais entendu précédemment (notamment dans Armide, de Glück, dans ce même théâtre, où il était vraiment remarquable). La Micaela de Erika Roos, tout jeune soprano lyrique, est très intense, possède déjà un chant très maîtrisé et impose sa personnalité en scène avec bonheur. Bonne Mercedès de Karolina Gumos, et Frasquita vaillante, à la voix un peu stridente, de la jeune Anastasia Melnik, de la troupe de l’Opéra Studio attaché à la maison. En somme, une distribution très honorable, sans vraie trouvaille, mais qui défend vaillamment la musique de Bizet et qui se glisse très bien dans les exigences de la mise en scène.
Sebastian Baumgarten a fait des choix moins radicaux que pour son Tannhäuser de Bayreuth, même si on reconnaît sa patte à la profusion d’idées, à la manière d’en rajouter, d’adapter les dialogues avec plus ou moins de bonheur, mais de garder tout de même l’essentiel du livret tout en le transposant de nos jours, dans un de ces quartiers maudits de la banlieue des villes. Le décor de Thilo Reuther représente au lever de rideau en premier plan une banque (Santander) éventrée sans doute par un attentat, et en arrière une de ces barres de cités , en état de délabrement avancé. Un décor de béton, explosé, où les soldats sont devenus des sortes de miliciens qui combattent les contrebandiers, ou plus des trafiquants révoltés que des contrebandiers d’opérette. Des vidéos s’égrènent, une fleur, jetée sur une route, des interrogatoires de police qui jouent sur le présent et le futur. Il n’y plus de cigarière, mais des femmes qui fabriquent sans doute des poulets conditionnés, et qui les plument et les jettent dans une marmite après les avoir sacrifiés en une étrange cérémonie vaudou où Carmen est presque invoquée. Pas de garde montante ni descendante. Des dialogues modifiés, avec une importance plus grande, beaucoup plus grande donnée à Zuniga que dans la mise en scène traditionnelle, quelques coupures (choeur des enfants, choeur “un, dos, quartos”), des personnages rajoutés, notamment une danseuse de flamenco (Ana Menjibar qui remporte d’ailleurs un très grand succès, peut-être le plus marqué de la soirée), qui s’insère dans les dialogues par de savoureuses adresses en espagnol, ou qui danse des intermèdes, accompagnée de deux guitaristes qui jouent aussi le rôle de continuo dans les dialogues (c’est d’ailleurs une bonne idée)…
Et malgré tout cela (je sens certains lecteurs pâlir), on a devant soi un spectacle fort, assez cohérent, avec de vrais moments de théâtre, qui viennent là où on ne les attendait pas: pas de rose jetée, mais un ballon de basket avec lequel joue Don José qui tombe sous les pieds de Carmen, qui renvoie la balle à José, où s’ensuit un échange qui passe très vite de l’indifférence à l’échange vrai, au regard, à l’accroche, et ce qu’on prenait pour une provocation supplémentaire prend sens et devient un des moments les plus forts du spectacle.
Carmen chantant sa Habanera n’est pas Carmen, mais une sorte de représentation fantasmatique de la mort, dans un costume très rigide, c’est la mort qui chante l’amour, enfant de Bohème. Elle ne devient Carmen qu’au moment de l’agression, très violente, en fin de premier acte, qui provoquera son arrestation. C’est cette violence qui frappe: un monde de mort, de violence, de rapports de domination homme/femme, où l’amour porte irrémédiablement à la mort. Avec une métaphore qui est celle de la Corrida: sur une vidéo apparaît en projection “On ne doit pas avoir de doute au moment de la mise à mort c’est la loi de la Corrida”, une corrida illustrée en vidéo par deux mains, une masculine, une féminine, qui courent sur deux corps. Amour=corrida=mort, un motif que Baumgarten utilisera évidemment au dernier acte lors du duo. On oscille en permanence entre hyperréalisme et idéalisme:
Micaela est idéalisée, vêtue comme ces Vierges siciliennes ou andalouses qu’on promène sur des chars, en cape de satin bleu, avec des lumières scintillantes dans les cheveux, et son second monologue au troisième acte est vu comme un rêve de José, alors que son entrée en scène au premier acte se confronte immédiatement au monde des hommes en rut, d’une violence plus forte que d’habitude. Il y a aussi hélas des moments où l’idée de la mise en scène tue l’intensité: dans le monologue des cartes (“La mort, toujours la mort…), Carmen entame une sorte de danse macabre chorégraphiée comme une danse de squelette, il faut bien le dire un peu ridicule. Une plus grande sobriété eût procuré un effet plus fort.
Au total un spectacle fait de profusion, avec l’exploitation d’idées somme toute banales sur l’œuvre (Eros/Thanatos, Carmen face à Don José comme le taureau face à son torero), d’autres meilleures, comme la violence qui naît de la très grande pauvreté, mais dans un style qui fonctionne et même séduit le public et dans une cohérence stylistique et plastique bien plus maîtrisée que dans le Tannhäuser de Bayreuth.
Incontestablement, ce spectacle est un grand succès, et attire un nombreux public, visiblement séduit (applaudissements et rappels sont interminables) et particulièrement jeune: 70% de la salle, pleine, a moins de trente ans, avec des classes et leurs professeurs, mais aussi des groupes d’adolescents, 14-15 ans, qui se sont mis sur leur 31 pour venir à l’opéra. Alors, si ce spectacle, pas totalement convaincant pour mon goût, mais plus réussi, incontestablement, que ce Tannhäuser de Bayreuth qui a tant fait couler d’encre, attire à l’opéra un public plus jeune, et plus disponible, alors, c’est qu’il atteint un but que bien d’autres n’arrivent pas à atteindre, et donc bravo l’artiste!!