THÉÂTRE À LA SCHAUBÜHNE DE BERLIN le 16 janvier 2012: KABALE UND LIEBE de SCHILLER (Ms en scène Falk RICHTER)

Deux metteurs en scène de la nouvelle génération en Allemagne, Andreas Kriegenburg et Falk Richter, se sont attaqués récemment à cette pièce emblématique du Sturm und Drang et du Drame bourgeois qu’est « Kabale und Liebe » (intrigue et amour) de Schiller, qui remonte à 1784. Et ils ont eu la même approche, celle qui consiste à transposer de nos jours cette histoire a priori si datée, en accompagnant la pièce d’un continuo musical.
La production de Andreas Kriegenburg remonte à 2009, celle de Falk Richter remonte à décembre 2008. C’est cette dernière qu’il m’a été donné de voir l’autre lundi à la Schaubühne. Le plateau est entouré de pendrillons de plastique noir, le sol est fait de praticables assemblés de parquet et de plexiglas, éclairé par en dessous, à plusieurs niveaux pour mieux définir les espaces, les espaces. Au milieu, deux micros, des violoncelles posés à terre (nous sommes chez Miller, un professeur de musique), au fond, un très gros ventilateur de scène.  Un musicien (Paul Lemp) entre sur le plateau et joue de la basse à gauche et cinq violoncellistes accompagnent l’intrigue en la commentant musicalement. Pas un moment sans accompagnement musical.

Ferdinand, Luise, Wurm @Schaubühne (Jean-Paul Raabe)

L’histoire est assez simple: deux jeunes gens, Luise (Lea Draeger), fille de professeur de musique, aime Ferdinand(Stefan Stern), Major, fils du président de Walter(Thomas Bading), d’un niveau social infiniment supérieur. Le président de Walter veut marier son fils à lady Milford, maîtresse du Prince, (Judith Rosmair) ce qui ouvrirait de belles perspectives à la famille. Pour arriver à ses fins, il fait emprisonner sans raison les parents de Luise, et pour les libérer, fait forcer Luise par son secrétaire et âme damnée Wurm (le ver, en allemand)(Robert Beyer) à écrire une lettre où elle déclare qu’elle en aime un autre, Ferdinand tombe dans le piège, est désespéré, se suicide, et fait en sorte que Luise boive le poison. Quand elle comprend qu’elle va mourir, elle lui révèle la machination et la vérité, ils meurent ensemble. Cinq actes d’une œuvre à la fois sociale et passionnée, passionnelle, que Falk Richter va transposer de nos jours au moins pendant une partie de la pièce, raccourcie (seulement 1h35 linéaire) comme une montée au climax et à la crise. Nous sommes ainsi devant un couple de jeunes, explosant à la vie qu’ils respirent à pleins poumons, pendant que les parents Miller s’inquiètent (Kay Bartholomäus Schulze et Judith Engel). Conflit de génération, conflit de culture, les enfants refusent les différences sociales, au nom de l’utopie amoureuse. Mais une utopie encore fragile: Richter donne à la relation entre Lady Milford

Judith Rosmair @Schaubühne (Jean Paul Raabe)
Judith Rosmair @Schaubühne (Jean-Paul Raabe)

(la magnifique Judith Rosmair – la Célimène du Misanthrope/Menschenfeind…) et Ferdinand un parfum d’ambiguïté: un instant, il est séduit par cette femme, qui lui raconte sa jeunesse difficile et tragique, un échange physique a lieu, passionné, violent, et Lady Milford tombe réellement amoureuse. Chaque apparition de Judith Rosmair (qui est une femme superbe) irradie la scène, et elle en serait presque sous-employée dans ce rôle somme toute assez bref.

Photo Arno Declair @Schaubühne

J’ai beaucoup aimé Lea Draeger dans Luise, elle change de jeu et de personnalité à mesure que la pièce avance, la voix évolue, les mouvements, le corps évoluent et elle arrive à illustrer par son jeue le parcours de l’insouciance au drame. Quant à Stefan Stern, il joue le jeune révolté sans avoir le visage d’un jeune premier, mais une voix très ferme, bien posée, et un jeu d’une grande fraicheur. On apprécie aussi le jeu du  père Miller(l’excellent Kay Bartholomäus Schulze), un peu dépassé, un peu perdu dans cette histoire et Wurm, joué sans excès, en tous cas sans les  excès qu’on voit dans l’opéra de Verdi Luisa Miller, et avec mesure et calme, ce qui le rend encore plus inquiétant (Robert Beyer). Le drame est rythmé d’accords de basse ou de violoncelle, répétitifs, minimalistes (on dirait du Phil Glass) au volume varié selon le degré de tension. Jeux de lumière violents, avec notamment au moment du suicide un éclairage jaune qui rend très belle la scène finale. et ce ventilateur qui, lorsqu’il se met en marche, inonde du vent de la tempête les premiers rangs de spectateurs (voilà le Sturm…).
On le voit, la performance des acteurs, est comme souvent, au-delà de l’éloge, avec des moments où l’on se laisse aller à la parole schillerienne avec délices, et où l’on constate une fois de plus que l’allemand, bien dit, est une pure merveille, qui force à l’émotion. L’allemand quand il est bien dit fait immédiatement monter les larmes.
Est-ce à dire que la mise en scène aide à l’émotion? pas vraiment, une mise en scène un ton en dessous, avec des idées assez banales et un peu trop systématique pour mon goût, des points obscurs (pourquoi les acteurs sont-ils vêtus en habits du XVIIIème dans la seconde partie après avoir été en costume d’aujourd’hui?), et des excès inutiles (Ferdinand qui retourne les praticables avec violence, pour rompre la belle ordonnance parquet/plexiglas et créer le chaos) qui ont un effet plutôt inverse sur la salle remplie de jeunes et d’étudiants. On en passe pas un mauvais moment, mais à mon avis Falk Richter a raté son coup, ne donnant pas à cette production la tension voulue (sauf en de rares moments) alors qu’il fait tout pour la créer, mais c’est tellement visible que les grosses ficelles se rompent. C’est dommage, mais écouter Schiller est un tel privilège, une telle jouissance, qu’on va lui pardonner: le plaisir que le metteur en scène ne nous a pas donné, les acteurs et le texte l’ont compensé largement.