Quelle idée saugrenue! Dans un blog que le drame wagnérien a envahi ou que la musique de Mahler irradie, que vient faire l’Auberge du Cheval Blanc? Que vient faire un titre exhumé de la poussière du vieux Châtelet dans une série de comptes rendus sur le Regietheater?
Justement (et injustement) l’Auberge du Cheval Blanc (Im weiss’n Rössl, titre original), mérite mieux que l’oubli méprisant dans lequel on l’a plongée. Et l’opérette se porte bien mieux en Allemagne qu’en France, où elle a été tuée, on se demande pourquoi, lorsqu’on a dédié le théâtre du Châtelet, qui en était le seul temple national, à la musique dite “sérieuse”. Les allemands et les autrichiens nous montrent bien que l’opérette, lorsqu’elle est montée comme il se doit, est un spectacle de belle tenue, et bien des chanteurs d’opéra s’y sont frottés: quand Schwarzkopf ou Gedda chantent “Le pays du sourire” ou “La Veuve Joyeuse”, c’est du sérieux ! D’ailleurs, la Veuve Joyeuse est la seule œuvre qui semble digne de nos grandes scènes nationales, puisque l’Opéra l’affiche dans quelques semaines.
Un deuxième motif, plus personnel, me pousse vers l’Auberge du Cheval Blanc. Ce fut le premier spectacle musical de ma vie, au Châtelet justement; j’avais six ou sept ans, au début des années soixante, dans une production qui eut à l’époque un très grand succès (avec Bernard Lavalette dans le rôle de Leopold) et j’ai pu constater, en revoyant cette œuvre à Berlin ces jours-ci, combien cette expérience d’enfance m’avait frappé, et quels souvenirs elle avait laissés. Ma sonate de Vinteuil c’est l’Auberge du Cheval Blanc de Benatzky…on a les références qu’on peut !
Enfin, troisième motif, c’est évidemment la mise en scène de Sebastian Baumgarten, après Carmen, après Tannhäuser, voir comment il aborde l’opérette est une expérience intéressante à vivre, car on ne peut pas se rater: il y a un public en général plutôt conservateur, plutôt âgé, qui attend ses airs et un certain style et qui exige de passer un moment de fête. Comment résiste l’œuvre de R.Benatzky à la moulinette du Regietheater?
En cette matinée dominicale, dans une ville de Berlin froide et ensoleillée, la foule arrive par grappes à la Komische Oper, une foule essentiellement âgée, qui remplit le théâtre à ras bord, un public à l’opposé de celui de Carmen, deux jours avant. Trois soirs, trois publics différents, et un même théâtre, c’est dire combien le lieu est accueillant pour tous les types de publics et c’est dire aussi sa popularité.
Pour ceux qui ne connaissent pas l’œuvre (dans les jeunes générations de mélomanes français, beaucoup n’en ont jamais entendu parler – cela fait 50 ans qu’on ne la représente pas à Paris), quelques mots sur l’histoire, qui se passe à la fin du XIXème en Autriche, au bord du lac de Saint Wolfgang, dans le Salzkammergut, à quelques dizaines de kilomètres au nord de Salzbourg, dans une auberge “Im weiss’n Rössl” qui existe encore aujourd’hui et qui fait payer cher ses attraits touristiques et son mythe.
Le chef des garçons de restaurant, Leopold est amoureux fou de sa patronne Josepha, qui lui préfère un de ses vieux clients, Siedler, un avocat. A la faveur de l’arrivée d’un client berlinois, Giesecke fabricant de caleçons, et de sa fille Ottilie, Siedler tombe amoureux d’Ottilie. Il se trouve être avocat de la partie adverse dans une guerre économique entre deux firmes de caleçons, celle de Giesecke, et celle de Sülzheimer, qu’il défend. Comment Léopold va-t-il essayer de manœuvrer pour favoriser cet amour, comment Josepha, à la faveur de la venue de l’Empereur, va comprendre qui elle aime vraiment, comment les couples se forment dans un monde qui se transforme, avec le développement du tourisme, des voyages, mais aussi des débuts d’une économie nouvelle (l’œuvre est créée en 1930), voilà les fils tissés de cette intrigue.
Souvent confondue avec une bluette qui vante les charmes d’une Autriche de carte postale, l’Auberge du cheval Blanc n’est pas une opérette autrichienne, mais plutôt berlinoise (créée à Berlin en 1930, pour un public berlinois habitué aux revues) et Giesecke le berlinois vante Berlin et ses lacs, plutôt que ceux du Salzkammergut, sous les applaudissements à tout rompre du public présent!
Dans cette œuvre, il est beaucoup question d’argent , de coûts et presque d’industrie touristique, il s’agit de vendre une image, un lieu, une auberge, un hôtel, il s’agit de penser à faire de la promotion! Il s’agit aussi de vanter la campagne face à la jungle des villes…tiens…tiens…
Enfin, en 2009, on a retrouvé dans des archives à Zagreb du matériel inconnu qui a permis de présenter à l’occasion de la Première de cette production, en 2010, une “Urfassung”, une version reconstituée de la version originale de 1930 plus longue, en 3h1/2, qui montre un visage complètement nouveau de cette opérette qui est en réalité une “revue-opérette” à la berlinoise, plus berlinoise qu’autrichienne. Une version avec orchestre en fosse et deux orchestres supplémentaires, un orchestre de jazz, une petite formation avec des cithares autrichiennes, et un pianiste qui accompagne les dialogues. Et surtout une musique qui tire bien plus vers Kurt Weill que vers Johann Strauss! C’est que la Berlin des années 20 et de la République de Weimar est la Berlin des revues, et du cabaret, et c’est de cette tradition là que l’œuvre naît. Cette “modernité” de la musique, bien loin de la ringardise dans laquelle on la range, m’a vraiment frappé. Ce qu’on sait de la création est aussi étonnant: elle fut présentée dans un théâtre de 3000 personnes, avec, dit-on, 700 personnes sur le plateau: ce fut un immense succès dont tirent trace les films réalisés à Hollywood et le destin mondial d’une œuvre dont l’auteur mort en 1957 a été classé par les nazis parmi les musiciens dégénérés: cette musique devait donc gêner le régime nazi aux entournures pour la classer ainsi (il est vrai que la plupart des auteurs qui avaient présidé à sa naissance étaient d’origine juive, ou homosexuels, ou communistes). Après 45, on en a fait une bluette romantique internationalisée, une opérette comme “Rose-Marie” ou d’autres, qui en fait ont totalement appauvri l’originalité musicale politique, ironique d’une œuvre qu’on a aplatie pour qu’elle réponde aux canons de l’opérette de l’époque et des films hollywoodiens.
On a donc droit à une version plus théâtralisée, chantée par des acteurs et non des chanteurs d’opérettes ou d’opéras (comme à la création semble-t-il), avec une vraie différence entre première partie avec les airs mondialement connus, et une seconde partie, plus dialoguée, dont le seul moment vraiment connu est l’air de Sigismund (Célestin – “on a l’béguin pour Célestin”- dans la version française). On s’étonnera moins aussi que dans ces conditions Baumgarten s’en soit emparé pour faire du théâtre, dans une ambiance musicale dirigée par l’excellent spécialiste du genre qu’est Koen Shoots.
Des acteurs qui chantent plutôt que des chanteurs qui jouent, c’est le choix qui a été fait en appelant la célèbre actrice Dagmar Manzel pour Josepha et l’époustouflant Max Hopp dans Leopold.
Le choix de Baumgarten est de montrer, comme il dit, le crach de l’opérette “de papa”, et ce qu’elle révèle en arrière plan. Eh, bien l’opérette ne craque pas, elle résiste au contraire, et elle entraîne dans son piège Baumgarten tout en emportant l’adhésion d’un public enthousiaste : Baumgarten s’éloigne bien sûr des minauderies du genre, et propose des voies qui nous dirigent vers des styles et des gags proches du cinéma muet, des revues à grand spectacle de l’époque, du mime, avec des corps gesticulants, s’écroulant, virevoltant, un décor unique peu daté de Janina Audick diversement éclairé d’une auberge (sur laquelle est écrit: “On commence lentement à comprendre qu’il faut vraiment être modeste”) dont les cloisons s’ouvrent et se ferment laissant voir les intérieurs comme ceux d’une maison de poupée, avec en avant-scène deux plongeoirs sur le lac (en réalité la fosse d’orchestre), deux douches latérales, et deux écrans vidéos qui laissent défiler des sortes de cartes postales. Les costumes de Nina Kroschinske ne sont pas vraiment “folkloriques” , sauf pour Josepha et pour quelques éléments plus pittoresques (les conseillers municipaux).
On joue donc le jeu de l’opérette mais en décalage, avec gags, jeux de mots, rapidité, mouvement, on en rajoute aussi (quelques allusions de Leopold à la manière de parler d’Hitler) en insistant sur des points plus liés aux contexte historiques qu’à l’intrigue elle-même (l’économie par exemple, avec un exposé sur les monnaies, le Mark et le Dollar qui fait rire toute la salle), le piano (Daniel Regenberg) accompagne les dialogues soit par du jazz, ou par des airs de l’œuvre, et rythme quelquefois les mouvements, comme s’il accompagnait un film muet.
Enfin pour montrer qu’on est au théâtre et dans la pacotille, l’Empereur est joué par une femme, Irm Hermann, ce qui finalement ne gêne pas un seul instant, tant le spectateur joue le jeu.
Il reste que la deuxième partie, plus dialoguée, présente quelques longueurs – il s’agit bien d’une revue-opérette, et donc le dialogue a beaucoup plus d’importance que dans l’opérette où il fonctionne comme simple lien entre deux airs, Baumgarten a peut-être voulu tuer le genre dans sa ringardise, mais il n’y ni provocation, ni entreprise de destruction: le succès énorme du spectacle auprès de ce public en est la preuve éclatante. On chante, on rit, on est heureux et on sort tout regaillardi. On n’a plus de Regietheater, mais du Theater, tout simplement.
Dans mon cas, je suis sorti tout étonné d’avoir retrouvé des airs enfouis dans ma mémoire, des images qui remontaient très clairement de la mise en scène de l’époque avec sa façade de chalet gigantesque, et je me suis rendu compte de l’importance induite de ce spectacle originel dans mon parcours personnel. Même si Baumgarten a évité le style Châtelet, il m’y a tout droit reconduit et malgré lui, dès les premières mesures, j’ai retrouvé mes émotions d’enfant.