BAYERISCHE STAATSOPER 2014-2015 – MÜNCHNER OPERNFESTPIELE 2015: L’ORFEO de Claudio MONTEVERDI le 18 JUILLET 2015 (Dir.mus: Christopher MOULDS; Ms en scène: David BÖSCH)

"Just married" ©Wilfried Hösl
“Just married” ©Wilfried Hösl

Le répertoire ancien et baroque ne fait pas partie des gènes de la Bayerische Staatsoper, même si le Cuvilliés Theater, l’un des joyaux de l’architecture baroque se trouve à quelques mètres du Nationaltheater. Mais c’est au Prinzregententheater que Nikolaus Bachler a décidé de présenter les opéras baroques. Ce théâtre, bâti au début du siècle sur le modèle du Festspielhaus de Bayreuth dont il est une imitation assez fidèle, en plus réduit, permet d’accueillir plus de spectateurs et continue la tradition lyrique d’un théâtre qui abrita la Bayerische Staatsoper tant que le Nationaltheater n’était pas reconstruit, soit jusqu’en 1963. Aujourd’hui, et depuis 1993, il abrite l’Académie August Everding, l’un des centres de formation de jeunes artistes les plus complets de l’Allemagne d’aujourd’hui.
C’est donc au milieu de fresques antiquisantes du début du siècle et au son de la fanfare initiale célébrissime de Monteverdi, dissimulée dans la salle, que cet Orfeo est présenté dans une mise en scène de David Bösch que les lyonnais connaissent bien puisqu’il a mis en scène Simon Boccanegra il y a deux saisons et qu’en cette dernière saison on lui doit Die Gezeichneten de Franz Schreker. C’est un des jeunes metteurs en scène les plus en vue du théâtre allemand, dont l’approche n’est pas forcément fondée sur une relecture du livret à l’éclairage du monde d’aujourd’hui, comme souvent dans le Regietheater, mais plutôt l’inverse une utilisation d’éléments d’aujourd’hui pour illustrer un livret d’hier.

Le Chariot de Thespis 70 ©Wilfried Hösl
Le Chariot de Thespis 70 ©Wilfried Hösl

Ainsi de L’Orfeo, travail qui s’appuie sur une sorte de version théâtrale de l’arte povera avec des personnages sortis d’une version hippie du retour à la terre et de bergers version post soixante huitarde qui font leur « chariot de Thespis » d’un Bulli, le fameux van historique de Volkswagen des années 60 et 70. Dans ce monde idéal, reconstitué avec des matériaux pauvres (papier, carton, terre), au milieu de grandes fleurs de papier scandant le paysage, dans de beaux éclairages de Michael Bauer, Orfeo fête son mariage, costume de lin couleur ivoire, sorte de vedette qui chante au micro avec un petit groupe de copains et qui reçoit sa lyre en cadeau de noces. La date du mariage est affichée le 18 juillet 75, soit il y a quarante ans (l’an dernier, la date affichait le 20 juillet 1974). Bösch superpose donc le mythe d’Orphée et celui d’un Eden perdu qui serait cette période d’après 68 où tout semblait possible et où une certaine jeunesse pensait retourner à la nature, aux travaux des champs, dans une vision idéalisée de la vie rurale : l’Arcadie version années 70.

Mais à tout Eden correspond la chute, et c’est bien l’histoire de cet Orfeo qui commence au Paradis et finit aux Enfers.
David Bösch fait dérouler cette histoire dans deux mondes divers par les éclairages, mais proches par le style, deux mondes dessinés de manière aussi pauvre l’un que l’autre : dans l’un les fleurs géantes poussent de la terre, dans l’autre pendent des cintres des images des âmes, figurées à la manière d’un visage à la Munch grâce à de magnifiques projections.

Dieux des Enfers ©Wilfried Hösl
Dieux des Enfers ©Wilfried Hösl

D’un côté un Bulli, de l’autre un chariot composé à partir d’une sorte de châssis pour Charon comme pour Pluton, d’un côté un groupe de joyeux drilles, de l’autre un groupe de dieux décatis et chenus au milieu desquels trône une Proserpine altière à la robe étoilée, et un Pluton barbu à la Charlemagne. Deux mondes symétriques, mais dans un style voisin, on passe facilement de l’un à l’autre, au point que le Bulli à la fin paraît un objet transitionnel qui bascule indifféremment du paradis à l’enfer.
Pas de magie au sens baroque, pas d’effets scéniques lorsque chante Orphée, qui apparaît charmer Cerbère (divisé en trois danseurs masqués) et les Esprits comme Papageno charme les animaux avec son Glockenspiel : ce qui règne tout on long de ce magnifique travail c’est une apparente simplicité, comme si nous étions dans un monde au premier degré, où tout est lisible et compréhensible, dans une expression presque naïve, souriante d’abord, triste ensuite, une sorte de monde premier, presque rousseauiste, un Rousseau du Devin de Village, construit autour d’une imagerie des origines : la Musica ouvre l’opéra avec sa valise, comme un peu perdue dans un espace vide, isolée, et assise sur sa valise, personnage presque sorti de La Strada de Fellini, elle ne trouve sens que lorsqu’elle s’approche en souriant de l’orchestre.

Noces hippies ©Wilfried Hösl
Noces hippies ©Wilfried Hösl

La descente aux enfers (accompagnée par la Musique, devenue la Speranza – l’Espérance-, excellente Anna Stéphany, en troupe à Zürich) puis la remontée sont représentées de la manière la plus élémentaire : il suffit d’un tapis rouge où Orphée précède Eurydice, pour la figurer et David Bösch refuse le happy end prévu par Monteverdi et l’apothéose d’Orphée : Eurydice est morte et gît sur la terre. Orfeo désespéré au milieu du groupe d’amis qui s’apprêtait à fêter de nouveau la résurrection du couple, et qui ne lui est plus d’aucun réconfort, ne peut plus chanter et rompt les cordes de sa lyre, Apollon (vu non comme un Dieu triomphant mais comme mendiant claudiquant) intervient pour l’inviter à le rejoindre au ciel et contempler Eurydice dans les étoiles, mais Orfeo s’ouvre les veines et préfère s’allonger auprès de son aimée pour s’ensevelir avec elle.

Orfeo (C.Gerhaher) et Apollo (D. Power) ©Wilfried Hösl
Orfeo (C.Gerhaher) et Apollo (D. Power) ©Wilfried Hösl

Ainsi donc David Bösch refuse ce merveilleux que la mythologie peut apporter pour lui préférer le merveilleux – si l’on peut dire –  humain de la passion amoureuse et du désespoir. Il n’y rien de surhumain dans la manière de représenter l’histoire, elle est au contraire très linéaire, voire parabolique, Orphée et Eurydice rejoignant Roméo et Juliette, ou Tristan et Yseult dans le monde des amants qui vivent l’Eros définitif à travers Thanatos. Le drame n’en est que plus fort, et l’adhésion n’en est que plus vive.

Dans une salle au rapport scène-salle idéal pour ce type de travail où les chanteurs sont proches, où la mise en scène apparaît très épurée et stimulant en même temps l’imaginaire. Le drame s’apaise presque devant l’émotion. Il n’y a plus “spectacle” qui serait divertissement un peu extérieur et formel, mais intériorisation dans une simplicité et une épure qui favorisent la rentrée en soi.

Orfeo star ©Wilfried Hösl
Orfeo star ©Wilfried Hösl

Cette simplicité, le chant époustouflant de Christian Gerhaher, Orfeo baryton, et donc inhabituel en est le modèle. On est d’abord sous le charme d’un timbre clair d’une douceur ineffable, qui n’a pas le style quelquefois trop apprêté d’un Fischer-Dieskau, mais qui au contraire cultive une ligne de chant qui semble naturelle, fluide, avec une diction miraculeuse et une expressivité uniques, y compris dans les moments plus tendus où la voix s’élargit. Chaque note, chaque mot est scandé voire sculpté et pourtant rien ne semble artificiel. Miracle de style et miracle de maîtrise d’un chant direct sans une once d’affèterie : nous sommes aux antipodes d’un chant hyper élaboré  comme quelquefois peut paraître le chant baroque, mais toute l’émotion procède de l’impression d’évidence. L’auditeur peut se reporter à YouTube où la Bayerische Staatsoper a posté “Possente Spirto” sans doute le moment le plus extraordinaire de la soirée. C’est bluffant.
Toute la compagnie d’ailleurs m’est apparue cultiver cette simplicité, qui est évidemment l’expression suprême du travail : apparaître comme le parangon de l’évidence aussi bien des chanteurs qui viennent de la troupe, à commencer par Elsa Benoît, Euridice à la fois élégante  et maîtrisée, mais aussi Tareq Nazmi, Goran Jurić, Plutone, Dean Power, Apollo exemplaire vu de manière inhabituelle par la mise en scène (un mendiant claudiquant) qui était la veille Elemer d’Arabella.

La Musica/la Speranza (Anna Stephany) ©Wilfried Hösl
La Musica/la Speranza (Anna Stephany) ©Wilfried Hösl

Ce qui caractérise l’ensemble de la compagnie c’est une expression loin de toute minauderie ou d’une quelconque recherche de l’artifice : Anna Stephany (La Musica/La Speranza) est à ce titre exemplaire ou la très belle Proserpina (qui chante aussi la messagiera dans une intervention très émouvante) d’Anna Bonitatibus, très belle en scène, chantant avec profondeur et beaucoup de sentiment, mais sans jamais en rajouter dans la déploration (quand elle chante la messagiera) et toujours avec une certaine noblesse.

 

 

 

 

Messagiera (Anna Bonitatibus) ©Wilfried Hösl
Messagiera (Anna Bonitatibus) ©Wilfried Hösl

Son arrivée en messagère de malheur, ou sa tenue en Proserpine à la robe constellée, sont de vrais moments de théâtre, qui tiennent exclusivement à sa présence. Notons aussi les esprits (qui sont aussi les bergers) de Mathias Vidal (excellent pastore I) Jeroen de Vaal, James Hall et Simon Robinson, avec un effort de la mise en scène de caractériser chacun pour éviter tout ce qui pourrait ressembler à une vision faite de lieux communs ou de figures imposées, plutôt que des individus vivants et singuliers.

Ce naturel dans l’expression est aussi ce qui caractérise l’excellent chœur de la Zürcher Sing Akademie dirigée par Tim Brown, d’une grande fraîcheur vocale au son impressionnant et d’une belle présence scénique, projetant une image de jeunesse et de bonheur sans mélange. Enfin, l’orchestre composé d’éléments du Bayerisches Staatsorchester de l’opéra et du Monteverdi-Continuo Ensemble est dirigé par Christopher Moulds, et accompagne les solistes avec une grande efficacité. Le dialogue entre Orfeo et l’orchestre dans l’impressionnant « Possente Spirto e formidabil Nume », l’air central d’Orfeo, où les instruments solistes répondent tour à tour aux paroles est un moment exceptionnel où la qualité de l’accompagnement orchestral contribue à créer une très grande émotion. Sans jamais là non plus imposer une présence qui serait envahissante, mais sans être un simple accompagnement, l’orchestre est un véritable personnage tantôt discret, tantôt présent, avec une vraie ligne rigoureuse et peu décorative dans une musique où il est si facile de faire de la maniera excessive : il en résulte une fraîcheur où tout se répond, le chant, le chœur, la mise en scène et l’orchestre dans une harmonie qui fait image : il m’a rarement été donné de voir un Orfeo aussi fluide, aussi naturel, aussi présent et en même temps aussi jeune, aussi frais et aussi fort.
Voilà encore une réussite de la Bayerische Staatsoper là où on l’attendait moins. On aimerait voir David Bösch, comme Barrie Kosky à Berlin (et avec quel bonheur) continuer à travailler la trilogie Monteverdienne, vu la réussite éclatante et émouvante de cet Orfeo.[wpsr_facebook]

Orfeo creuse la tombe ©Wilfried Hösl
Orfeo creuse la tombe ©Wilfried Hösl

 

TEATRO REAL MADRID 2011-2012: POPPEA E NERONE de Claudio MONTEVERDI (orchestration Philippe BOESMANS) le 16 juin 2012 (Dir.mus: Sylvain CAMBRELING, Ms en scène:Krzysztof WARLIKOWSKI)

Le décor de Malgorzata Szczesniak

“L’incoronazione di Poppea” de Claudio Monteverdi est une œuvre dont on a retrouvé trace en 1880, puis en 1930. Des traces confuses, pas toutes de la main de Monteverdi,  même le magnifique duo final ! Dans les manuscrits de 1646 et 1651 parvenus, il ne reste que la basse continue et les indications sur les voix, mais quasiment rien sur l’instrumentation. Autant dire que voilà une œuvre laissée au champ clos des débats d’éditeurs.
Nikolaus Harnoncourt a fait une proposition au début des années 70 qu’on retrouve dans son premier enregistrement (1972) et l’on sait quel rôle il a tenu dans le retour à l’authenticité des œuvres du répertoire baroque.
En1978, l’Opéra de Paris avait choisi l’édition de Raymond Leppard, semi-romantique, dont on parle très peu de nos jours, et avait aussi choisi d’aller à rebours de la mode “baroqueuse” naissante et de distribuer le chef d’œuvre de Monteverdi avec des chanteurs wagnériens: Gwyneth Jones (Poppea), Jon Vickers (Nerone), Christa Ludwig(Ottavia), Nicolai Ghiaurov(Seneca), Valerie Masterson (Drusilla). Richard Stillwell(Ottone), le tout dirigé par Julius Rudel. Il en existe un enregistrement pirate en vente sur internet.
Je n’ai jamais oublié le duo final qu’on a sur youtube (une retransmission télévisée en avait été faite) d’une suavité incroyable. Inoubliable moment à donner le frisson qui m’a fait entrer dans Monteverdi par un biais aujourd’hui tellement discuté, mais qui m’a fait percevoir l’extraordinaire modernité de l’œuvre. Jones et Vickers restent pour moi, à jamais Nerone et Poppea. Comment Vickers a pu rendre à la fois la fragilité et la monstruosité de Néron reste pour moi un objet de stupéfaction.
La question est celle de la modernité, est celle du dialogue du passé et du présent, sur une oeuvre qui a tant donné pour le futur de l’opéra: c’est bien elle qui invente l’aria, c’est bien elle qui invente aussi la psychologie à l’opéra, l’épaisseur des personnages qui ne sont pas seulement des machines à notes ou à vocalises et acrobaties. Aussi comprend-on la citation d’Albert Einstein mise en exergue dans la représentation madrilène: “La différence entre le passé, le présent et le futur est seulement une illusion persistante. Le temps n’est pas ce qu’il paraît être, il ne coule pas dans une seule direction et le futur existe simultanément avec le passé.”
C’est cette citation qui porte la réalisation de ce spectacle, musicalement comme scéniquement. Aussi la tentative de Philippe Boesmans de réorchestrer “L’incoronazione di Poppea” en mélangeant instruments anciens, modernes, et contemporains (on y trouve aussi bien piano et  clarinette que le synthétiseur qui reproduit des sons d’instruments anciens aussi présents dans l’orchestre) et s’appuyant sur la Klangfarbentheorie de Webern.
On sait aussi l’intérêt de beaucoup de compositeurs contemporains (Boulez) pour la musique de l’époque (Gesualdo par exemple): c’est donc un effort pour montrer la modernité de Monteverdi et surtout la possibilité de l’adapter ou de le colorer  qui a été ici produit, sur une idée qui date tout de même des années Mortier à La Monnaie, puisque “L’incoronazione di Poppea” version Boesmans, a vu le jour en 1989 dans une mise en scène de Luc Bondy. Gérard Mortier reprend la même démarche, avec un metteur en scène clairement contemporain, et en demandant à Boesmans de reprendre sa partition, à laquelle il a apporté des modifications. Le titre “Poppea e Nerone” oriente clairement vers l’histoire d’un couple, et non celle du seul trajet d’une ambitieuse comme le laisse penser “L’incoronazione di Poppea”.
Les productions pilotées par Gérard Mortier laissent rarement indifférentes, car elles posent souvent des questions du monde d’aujourd’hui en instrumentalisant des œuvres qui n’en peuvent mais: !e travail de Johan Simons sur Boccanegra à Paris avait été très critiqué par exemple. Et on retrouve dans la saison 2012-2013 à Madrid, un Boris Godunov qui ouvrira la saison mis en scène par le même Johan Simons,  un metteur en scène qui aime méditer sur le pouvoir et ses dérives, ce qu’a fait Dimitri Tcherniakov avec Macbeth, repris aussi à Madrid l’an prochain, en faisant de Macbeth et Lady Macbeth une sorte de couple Ceaucescu bis.
A tout prendre, à la fadeur de choix consensuels, je préfère les aventures, lorsqu’elle sont intelligemment menées, même si elles aboutissent à des échecs. Warlikowski, à Garnier et Bastille , avec “Iphigénie en Tauride” et surtout “L’affaire Makropoulos” (moins “le Roi Roger” pour mon goût) avait vraiment porté sur les œuvres une réflexion et une analyse d’aujourd’hui. Gérard Mortier aime que l’opéra soit dans le débat du monde, et non dans la seule nostalgie du passé, ou dans la fossilisation. Ses saisons proposent souvent des problématiques, et en ce sens, elles stimulent, font réagir: c’est sa manière de faire du marketing.  C’est toujours mieux que des saisons  où le marketing prend la seule place restante (toute allusion à un grand opéra des bords de Seine ne serait que fortuite, bien entendu).
Ainsi cette réorchestration d’aujourd’hui tire une ligne de force et de cohérence à travers le temps et mélange les apports des différentes époques: il y a des sons anciens, des sons d’aujourd’hui, des sons wagnériens, notamment dans l’utilisation des cuivres qui se superposent et qui proposent une couleur originale à la partition. Aucun problème de légitimité vu l’histoire de l’œuvre et son étonnante élasticité et capacité à s’adapter.  Le projet est évidemment donné à discuter, car à cette orchestration d’aujourd’hui correspond une mise en scène très tendue de Krzysztof Warlikowski, qui pose au fond la même question que Pasolini dans “Salo’ ou les 120 journées de Sodome”: le fascisme, le totalitarisme sont des terreaux pour un bouleversement de toute morale, de tout sentiment, pour un glissement du plaisir vers le mal, pour une explosion de toutes les catégories sociales et humaines, pour une grande cérémonie funèbre qui enterre l’humain.

Au centre de la réflexion ici, la présence du philosophe Sénèque, dont les enseignements moraux n’ont pas réussi à porter Néron vers “le bien” et qui vit une insupportable contradiction. Si la philosophie ne porte pas le monde vers le bien et n’empêche rien, faut-il philosopher, faut-il simplement vivre? Question qui fut de Sénèque, mais qu’on peut aussi retrouver au moment du nazisme, qui séduisit tant d’intellectuels (ceux des français qui s’engagèrent dans la Waffen SS étaient plutôt des étudiants instruits) et où l’on connaît les positions ambiguës de Heidegger, voire de Gadamer.. Question plus générale qui peut se résumer ainsi: l’école et la culture empêchent-elles la  barbarie? On connaît la réponse, hélas.
Comment s’étonner de voir Jonathan Littell faire partie de l’équipe intellectuelle du projet, lui qui a posé dans “Les Bienveillantes” cette question cruciale de la superposition de la normalité la plus banale et de la barbarie la plus haute sans qu’on y sente une contradiction.
Comment s’étonner aussi de voir alors ajouter un nouveau prologue, théâtral, où un grand philosophe dans une salle d’une université prestigieuse fréquentée par la future “élite de la nation” et les futurs gens de pouvoir, qui ont nom Ottone, Nerone, Drusilla, exprime ses doutes sur ce que la philosophie n’arrive pas à donner de réponses claires au monde et annonce au fond l’échec du philosophe devant le monde. Dans ce décor monumental clairement  mussolinien  de la complice (avec l’éternel lavabo sur la gauche, où l’on se lave, où l’on se regarde au miroir) sont alignées des tables de travail d’étudiants, qui vont disparaître ou être mises de côté dès le début de l’opéra. A leur place, à la place des étudiants, de jeunes hommes au corps glabre et blanc, terriblement blanc, s’entraînent, tantôt torse nu, tantôt dans un uniforme noir de miliciens: ils seront là, au fond, sur les côtés, en permanence, comme une sorte d’obsession pendant les 4 heures que durent le spectacle, s’entraînant, dansant, torturant, observant.

Miss Virtud Miss Fortune et Mister Love

Le philosophe resté seul, s’écroule désespéré, et les personnels de nettoyage se transforment en Miss, avec tout l’attirail des Miss, il y a Miss Virtud , Miss Fortune, et Mister Love: ils vont concourir devant le corps étendu du philosophe (Sénèque) rendu impuissant devant ce combat. Voilà le prologue réel de l’opéra qui prend un sens aigu face à la situation. Ces figures modernes de notre quotidien, et de notre vacuité, les Miss, portent vertu, fortune et amour comme des oripeaux banalisés et dégradés du monde. Mister Love est un contreténor, introduisant ce qui va être un des points cruciaux de toute la production, le mélange des genres, masculin, féminin, entre deux:  qui est qui,  devant la violence du monde. Et la musique permet ce mélange: Ottone est aussi un contre ténor, la nourrice Arnalta est chantée par un ténor (déjà dans l’original) habillé tantôt en homme tantôt en femme (à la fin).  Mercure qui vient annoncer la mort de Sénèque est vêtu comme un p’tit gars des banlieues -“survêt”, capuche-(c’est assez cohérent avec le rôle du dieu Mercure dans la famille divine -).
C’est bien vers destruction des identités que la violence et la monstruosité nous mènent, destruction de la jeunesse aussi: l’épilogue  insiste sur le jeune âge des protagonistes et leur mort précoce: Néron, Poppée, Othon, Octavie.
Warlikowski met le tout en cérémonie, car la lenteur du spectacle en fait une cérémonie funèbre, d’une sorte de long naufrage généralisé.

Nerone(en robe,à gauche) et Poppea (à droite)

Même le mariage final entre Poppea et Nerone est inversé, c’est Poppea qui est en smoking et Nerone en robe de mariée,  porte le bouquet.
Dans ce monde authentiquement perverti, l’usage du sport – oh combien glorifié par les totalitarismes, oh combien complice des totalitarismes- est souligné: corps superbes qui s’entraînent, porteurs de flamme (olympique?) sortis d’un film de Leni Riefenstahl, rameurs qui font de l’aviron entourant Ottavia conduite en mer pour y être noyée, Acropole y est repris en vidéo à côté du stade de Berlin rempli de jeunes hitlériens. Oui, le sport aussi est véhicule idéologique (voir l’usage qu’on en fait aujourd’hui, dans notre société totalitaire soft)
Warlikowski contextualise donc avec une effrayante logique l’histoire de Poppea et de Nerone comme celle non plus d’un monstre naissant, comme chez Racine, mais d’un monstre amoureux, où l’amour entre Poppea et Nerone est vu exclusivement sous l’angle de l’attirance physique et de l’ambition. Poppea confiée à Nadja Michael, superbe corps qu’elle exhibe avec ostentation, accentue l’invasion du physique dans le couple, dès la première scène où ils entrent couchés, et s’entrelaçant, elle en toute petite tenue, lui en sous vêtements très adhérents, pantalon ouvert. La présence physique des corps est obsédante, les tortures typiquement sadiennes (viols, humiliations par les gymnastes en arrière scène).
Les autres femmes sont très en retrait face à Poppée: Ottavia entre en scène en se tenant le ventre comme si elle était enceinte, mais elle essaie de vivre les douleurs de l’enfantement, elle fait semblant, et son ventre est un postiche enlevé par la nourrice. La scène est superbe: le public sent qu’elle ne peut lutter contre la superbe Poppée, elle toujours en noir, déjà en deuil d’amour.
Nerone, en costume de milicien, chemise noire, cravate noire, perruque blonde platinée ne quitte ce costume que pour la robe de mariée.
Au milieu, Seneca, avec ses contradictions, ne peut rien empêcher et ne peut que désirer la mort, que lui apporte Mercure, puis l’envoyé de Nerone: alors (autre bonne idée) il trinque avec ses amis sorte de dernière rencontre rythmée et presque joyeuse au lieu du lamento habituel.

L’image du duo final, sur une barque où amour et son double à quatre pattes constituent le siège où s’assoient Poppea et Nerone qui chantent le sublime duo avec tous les personnages qui viennent derrière les célébrer est très forte, quand sur l’écran apparaît l’épilogue qui raconte les destins violents de tous les héros.
En essayant de rendre le foisonnement d’idées de la mise en scène, toutes justes et fortes, je dois aussi dire combien la dramaturgie de l’œuvre pèse en même temps, successions d’arias, avec un lent tempo: l’action peut sembler s’étirer et distiller l’ennui. Il y a des moments où la tension peut s’affaisser mais jamais chuter. D’autant que musicalement cela tient la route.
Au mélange des sexes, mélange des genres, mélange du temps correspond un mélange des styles: on a une Poppea résolument moderne, avec une voix forte, très forte quelquefois, qui fait peu d’efforts pour s’adapter au style monteverdien; qu’importe, ce style un peu froid convient au rôle et à ce qu’en fait le metteur en scène. Charles Castronovo qui est souvent pâle en scène(voir Traviata à Aix) réussit ici à imposer l’ambiguïté du personnage, sa monstruosité, mais aussi une certaine tendresse servie par la chaleur de son timbre. c’est la première fois que je trouve ce chanteur intéressant. J’aurais aimé un duo final plus senti, plus romantique peut-être (souvenir de Jones/Vickers) mais ici le tempo est volontairement plus rapide, et les timbres un peu froids: cela convient bien aux intentions de la mise en scène: quel sens sinon un sens cynique donner à ce duo d’amour d’un couple qui finira par un coup de pied de Néron dans le ventre de Poppée enceinte?

Willard White Maria Riccarda Wesseling et Sylvain Cambreling

Le rôle de Seneca convient à l’état actuel de la voix de Willard White et il remporte un gros succès, il est une véritable incarnation du philosophe et sa présence est toujours très forte, il est un “personnage” qui envahit la scène dès qu’il pénètre sur le plateau.
De même l’Ottavia de Maria Riccarda Wesseling au beau chant, bien timbré, à la chaude voix de mezzo et qui arrive par le chant et le geste à être l’opposé de Poppea, une figure de la lassitude et du malheur qui finit par ennuyer, de cet ennui qui pousse à l’indifférence. Remarquable la Drusilla de Ekaterina Siurina, d’une grande fraîcheur et un beau contrepoint à Poppea, la voix est séduisante, magnifiquement posée, intense.
L’Ottone du contreténor William Towers est très correct, mais sur le chant pur je lui préfère le timbre de Serge Kakugji, autre contreténor qui chante “Amour”.
Signalons aussi la Nourrice d’Ottavia de Jadwiga Rappé, qui campe un vrai personnage et qui en plus a une voix de contralto forte et une belle couleur sombre et l’autre nourrice, Arnalta, chantée par José Manuel Zapata qui en fait une jolie composition, quand il est vêtu en homme comme en femme, mais au chant quelquefois approximatif et pas aussi assuré que les autres : des aigus tirés, des passages pas très propres. Signalons enfin le Lucano de Juan Francisco Gatell, joli ténor, Elena Tsallagova et Lyubov Petrova, parfaites en Fortuna et en Virtud,  et le couple Page/Dama Hannah Esther Minutillo/Elena Tsallagova en couple de jeunes marginaux.
La direction de Sylvain Cambreling a remporté un beau succès (à Paris, il aurait sans doute été hué…), elle est très attentive aux contrastes, très précise et clarifie bien la partition. Cette Poppea lui va bien, et va tout aussi bien au Klangforum de Vienne dans la fosse sans aucune scorie, avec un son clair et une belle couleur, malgré des moments qui peuvent surprendre.
Au total, une soirée vraiment intense, avec de légères chutes de tension, mais qui est une belle expérience de musique et de théâtre: le spectacle ne laisse pas indifférent, le propos est juste, le rythme cérémoniel et froid,  l’ambiance sadienne (comme chez Pasolini), le malaise évident. Offerte à une salle dont certains ont connu le franquisme, cette œuvre prend aussi sens devant un public venu assez nombreux (la salle n’est cependant pas pleine) qui l’accueille globalement avec chaleur (quelques buhs quand Warlikowski vient saluer) .
On verra cette production à Montpellier qui la coproduit, et elle reste affichée jusqu’au 30 juin. Avis aux amateurs.