On est heureux de se retrouver à Gênes, avec son centre médiéval intact (le seul centre ainsi préservé dans une grande ville européenne, l’autre, celui de Metz, a été détruit pour construire du béton à la fin des années 60), avce ses somptueux palais, qui méritent visites, alors que la ville n’a pas la fascination touristique d’autres ports comme Venise ou Naples. Et puis, Gênes, c’est la ville de Simon Boccanegra, si cher à mon coeur abbadien. Et cette ville de 900000 habitants pendant des années, n’a pas eu de théâtre, détruit pendant la guerre. Sa reconstruction a traîné jusqu’en 1991, année de l’inauguration du nouveau Carlo Felice reconstruit par l’architecte Aldo Rossi.
Le Carlo Felice trône adossé à la Piazza De Ferrari, siège de la Région Ligurie et centre du quartier économique. Economie, politique et art se rencontrent au sommet de cette colline, dominée par l’altière tour abritant la cage de scène, qui ressemble de loin à la tour d’une forteresse médiévale. Les options ont été résolument modernes, un plateau technologiquement évolué, et une salle qui était dit-on une sorte d’exemple de néo-baroque XIXème très chargée, et dont Aldo Rossi a fait un objet est relativement froid: pierres grises, marbre, vision frontale avec seule une balustrade de bois qui donne un peu de chaleur à l’ensemble. L’originalité de la salle de 2000 personnes ce sont des murs latéraux en façades de maisons, avec fenêtre allumées et balcons, exemple unique en Europe d’une telle décoration. Mais si l’outil est performant, la saison réduite à quatre productions et une dizaine de concerts, ne remplit pas les espoirs qu’avait fait naître cette reconstruction si attendue (les saisons avaient lieu auparavant au Teatro Margherita). Réduire les saisons, c’est automatiquement raréfier le public et éteindre sa curiosité: on propose des titres connus, pour attirer, mais on n’a pas vraiment les moyens de tracer un sillon et de faire du théâtre un lieu d’éducation. Ainsi de cette Turandot, qui affiche une dizaine de représentations avec trois Turandot différentes, Giovanna Casolla, proche de 70 ans, qui fut une Turandot somptueuse des années 80 et 90, Raffaella Angeletti, une artiste de valeur qui est le motif de mon voyage génois, et Martina Serafin qu’on voit partout en ce moment (offensive des agents qui lancent des chanteurs dans les théâtres comme des spams dans nos e mails) et dans des rôles aussi différents que Tosca (ce soir à la Scala..), Sieglinde (prochainement à Paris) ou Turandot (en juin à Gênes).
Quand on a si peu de productions, on n’est pas très tenté par les aventures scéniques: l’opéra dans les théâtres italiens (hors Scala, Rome et Florence) est plutôt un champ conservateur au niveau des mises en scène et cette Turandot ne fait pas exception à la règle. Giuliano Montaldo, homme de cinéma, a fait une mise en scène interchangeable, comme il y en a tant, et comme aurait pu être une Turandot il y a dix, vingt, trente ans ou plus, une chinoiserie, sans véritable travail sur les rapports entre les personnages, sans aucun travail réel de mise en espace, de distribution des foules; il est vrai que le décor, un escalier “chinois” monumental sur une tournette (en fait il ne tourne qu’une fois) est envahissant et empêche tout mouvement, laissant un espace de jeu réduit sur le proscenium. Le sabre est un motif récurrent, porté par des danseurs, ou aiguisé sur une meule côté cour. Pour le reste, rien.
Musicalement, si le chef Marco Zambelli (qui remplaçait Bruno Bartoletti, prévu au départ, mais souffrant) a mis en place l’orchestre, il reste un volume trop fort, malgré une fosse assez profonde, aucun moment lyrique, et des problèmes de précision, notamment avec le trio des ministres Ping, Pong et Pang.
La distribution A était composée de Giovanna Casolla en Turandot, de Mariella Devia, qui, à plus de 60 ans elle aussi, abordait Liù et du ténor Antonello Palombi, qui naguère sauva la représentation d’Aida à la Scala qu’Alagna avait quittée. Les deux dames constituent une affiche qui garantit une image, à défaut de garantir un niveau; voilà le type de politique en vogue quand on n’a pas vraiment d’idées. Le cast B, des chanteurs en général plus jeunes était composé, outre de Raffaella Angeletti, d’un ténor coréen, Rudy Park, pour Calaf, et d’une jeune japonaise dans Liù, Satomi Ogawa.
Rudy Park a un volume peu commun. Il m’a rarement été donné d’entendre un ténor avec de tels aigus. Malheureusement, si au début ces aigus sont projetés avec vaillance dans la salle, il reste encore beaucoup de travail pour homogénéiser la voix, le registre central et les graves ne sont pas travaillés, il en résulte deux voix différentes, et surtout, la voix se fatigue et les notes sortent avec peine: les aigus de “Nessun dorma” sont chantés de manière engorgée, en arrière, et n’ont plus rien de triomphant, et cette fatigue est de plus en plus accusée jusqu’à la fin.
Satomi Ogawa a le profil fragile de Liù, il y a de la vaillance et de l’engagement dans sa manière de chanter, mais techniquement, nous n’y sommes pas encore: aigus mal assurés, notes filées totalement absentes, pas vraiment de modulation, mais une manière de chanter uniforme: l’art de cette jeune chanteuse, qui fait une certaine carrière au Japon, a besoin de maturation.
Les trois ministres Ping Pong et Pang n’avaient jamais répété ensemble (il y a eu un changement de distribution de dernière minute) et cela s’entend: ensembles mal assurés, manque de précision, manque de projection de la voix – notamment pour Pang-, et suivi de l’orchestre problématique dans des rôles où la précision métronomique est demandée pour garantir les effets. Ces rôles confiés ici à des jeunes demandent plus d’expérience, et sont en fait assez difficiles à chanter.
Les rôles secondaires sont tenus de manière honorable (beaucoup d’asiatiques dans la distribution) notamment le Mandarin de Fabrizio Beggi ou le Timur de Seung Pil Choi, mais on entend très mal l’Empereur Altoum (Mikaoto Kuraishi), il est vrai relégué au fond et juché en hauteur.
Et Turandot? C’est de très loin la meilleure du plateau, douée d’une assurance et d’une tranquillité peu communes; Raffaella Angeletti a les aigus et les suraigus redoutables du rôle, mais elle aussi l’intelligence du chant, elle sait adoucir, chanter à mezza voce, filer les notes comme dans “Il suo nome …è Amore”, c’est une belle leçon de maîtrise technique que donne ici cette chanteuse, et en même temps une belle surprise. On entend surtout des poitrines de fer dans ce rôle, et ici, on a une femme petite et frêle, d’où sortent des notes énormes, mais aussi d’où émerge une fragilité émouvante, notamment à la fin. En l’entendant, on comprend aussi pourquoi Karajan voulut imposer dans Turandot Katia Ricciarelli, au grand dam de la critique de l’époque: il voulait une voix qui ait un peu de fragilité et d’humanité. L’humanité, c’est exactement ce que donne Raffaella Angeletti, dont on regrette l’absence sur les grandes scènes italiennes autrement qu’accidentellement. Cette chanteuse possède avec bonheur le répertoire vériste, verdien, puccinien, c’est une grande Butterfly, une belle Lady Macbeth, et maintenant une belle Turandot. Sa technique et son intelligence du chant lui permettent d’éviter tous les pièges. La qualité intrinsèque du timbre n’est pas exceptionnelle, mais elle sait colorer, elle sait personnaliser, enfin, pour tout dire, elle sait chanter, et c’est suffisamment rare en ce moment en Italie pour que ce soit souligné . Elle est une garantie pour tout plateau! Pour elle, et seulement pour elle, qui m’a fait envisager Turandot d’une autre manière, ce spectacle valait le déplacement.
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