DEUTSCHE OPER AM RHEIN à DÜSSELDORF: TOSCA de Giacomo PUCCINI (Dir.mus:Alexander JOEL, Ms en scène: Dietrich W.HILSDORF avec Raffaella ANGELETTI) le 17 mai 2012

J’étais à Düsseldorf pour raisons familiales, et Raffaella Angeletti y chantait Tosca. C’était l’occasion de l’entendre et de continuer d’explorer les théâtres allemands de répertoire. Bien m’en a pris, car le moment est très délicat pour le Deutsche Oper am Rhein. En effet, la structure de ce théâtre, depuis 1955, est particulière: c’est une « Theatergemeinschaft » (Communauté théâtrale) entre le Theater Duisburg et l’Opernhaus de Düsseldorf sous le nom de « Deutsche Oper am Rhein ». Or la ville de Duisburg est dans une situation budgétaire catastrophique et elle doit diminuer drastiquement ses subventions (en Allemagne, ce sont surtout les villes qui subventionnent les théâtres) et met en péril le mariage des deux villes , après 57 ans. C’est en Rhénanie du Nord/Westphalie un coup de tonnerre qui remet en cause toute l’organisation du spectacle. Pétitions, articles de presse, et ce soir, intervention sur scène avant le lever de rideau du Scarpia de la soirée Boris Statsenko, chanteur russe depuis 10 ans en troupe à Düsseldorf, qui dit qu’en Russie, il ne viendrait à l’idée de personne de fermer un théâtre et que cette organisation est un modèle. Applaudissements nourris de la salle.
Le théâtre, détruit pendant la guerre, a été reconstruit dans les années 1950, avec un style élégant qui en fait un bâtiment classé, la salle a une capacité de plus de 1300 spectateurs (un orchestre et deux balcons) et la scène une ouverture d’environ 12m. C’est un bel outil, et l’ensemble du personnel compte 870 personnes environ. Voilà pour un théâtre pour deux villes de 600000 et 450000 habitants, au cœur d’une région de 17 millions d’habitants: les théâtres alentour sont entre autres, Cologne, Essen, Gelsenkirchen, Dortmund, Wuppertal, toutes des structures importantes qui présentent de grandes similitudes avec Düsseldorf. Incomparable avec la situation en France…
La production de Tosca remonte à 2002, elle a été cette année l’objet d’un Wiederaufnahme, soit d’une reprise retravaillée.
C’est Dietrich Hilsdorf, un metteur en scène considéré comme un provocateur, à qui l’on doit un cycle Mozart à Gelsenkirchen, un cycle Verdi à Essen, un cycle Haendel à Bonn qui a signé la production, dans des décors de Johannes Leiacker, qui a fait les décors du Tristan und Isolde de Christof Loy à Londres, et qui vient de signer à Paris ceux de Cavalleria Rusticana et I Pagliacci .
Peu de choses à dire de la production, qui m’est apparue peu claire et pas toujours cohérente. Sans doute dès le deuxième acte est-elle construite autour d’un rêve de Tosca, qui rêverait un Mario vivant alors qu’il est mort, d’un Scarpia mort alors qu’il est vivant, et d’un espace onirique qui reprend au troisième acte tous les décors des actes précédents. Si le premier acte se déroule conformément au livret, au deuxième,  autour de la table de Scarpia on trouve Angelotti, plus ou moins déguisé en femme, et couvert d’un châle noir, Mario, attablé lui aussi, qui est à table torturé par les sbires de Scarpia, et un Scarpia à la tête plus ou moins diabolique. Un travail d’une lecture scénique difficile et sans grand intérêt: même si le metteur en scène dans le programme souligne son amour pour l’original de Sardou, on ne voit pas clairement dans la mise en scène où ni comment cet intérêt se manifeste. Seule jolie idée, Tosca à la fin du deuxième acte abandonne perruque et costume et se retrouve en simple robe noire et avec ses cheveux au vent, femme « normale » et « naturelle ». Et cela fonctionne admirablement: la Tosca défaite de ses atours est bien plus émouvante.
Du point de vue musical, l’impression est inégale, mais loin d’être négative. Le jeune chef Alexander Joel, directeur musical du Staatstheater Braunschweig, qui fait une carrière dans la plupart des théâtres allemands est visiblement rompu à la direction d’opéra et accompagne les chanteurs avec vigueur et attention et précision. Si l’orchestre m’est apparu un peu fort quelquefois, l’ensemble demeure très honorable, et fait bien apparaître le discours puccinien et les détails de la partition. On verra Alexander Joel au pupitre de l’OSR à Genève l’an prochain dans Madama Butterfly.

Gustavo Porta (avec une autre Tosca...)

Le ténor sud-américain Gustavo Porta n’a pas un timbre désagréable, il a la puissance et les aigus. Mais il a quelques problèmes de justesse, et un manque d’homogénéité dans la manière de monter à l’aigu, reprise de souffle, changement de couleur vocale, comme si la montée à l’aigu lui demandait de prendre des marques ou de s’arrêter. C’est surtout très notable pendant le premier acte. Les deuxième et troisième actes sont de ce point de vue meilleurs, mais les problèmes de justesse demeurent.
Le baryton russe Boris Statsenko est en quelque sorte le « régional de l’étape » puisqu’il appartient à la troupe du Deutsche Oper am Rhein depuis une grosse dizaine d’années. Comme c’est souvent le cas, entre le public et les chanteurs (ou acteurs) locaux, une relation affective se tisse et le système favorise cette relation privilégiée. Il en est ainsi de Boris Statsenko, visiblement populaire, qui va recevoir l’ovation la plus forte pour une prestation pourtant discutable. Le chant laisse souvent la place, notamment dans les graves et dans le registre central, à une sorte de « parlando », la voix ne se révélant qu’à l’aigu, encore puissant: il en résulte une sorte de style expressionniste, avec des exagérations, sans véritablement dominer le style puccinien. Dans les dialogues on a une sorte de « sprechgesang », de chant parlé. L’air du premier acte passe parce que les aigus sont là, mais ce n’est certes pas un art du beau chant, même si le personnage est campé. Le deuxième acte est plutôt difficile. Mais il a plu au public car il sait capter l’applaudissement.
Raffaella Angeletti avait fait faire une annonce préalable, la veille, un mal de gorge avait fait disparaître la voix au point qu’on avait envisagé le remplacement. Elle est très tendue, ménage ses aigus au premier acte, mais les choses ne se passent pas mal. En bonne technicienne, elle recherche les moyens de se ménager tout en interprétant: beaucoup de notes filées, beaucoup de technique, et quelques très beaux aigus quand même. Une prestation intense, un très beau « Vissi d’arte », très philologique, fidèle au soupir près à la partition. Et un personnage à la fois fragile et émouvant, mais aussi passionné. Elle n’était pas au mieux, mais je doute que le public l’ait vraiment remarqué. Après sa Turandot de Gênes, après l’avoir vue aussi dans Butterfly, et après cette Tosca, on peut dire qu’on a là une chanteuse qui est à l’aise dans Puccini, qui suit scrupuleusement et stylistiquement les exigences de la partition, sans jamais faillir, avec une belle technique et une puissance marquée pour un gabarit aussi menu: une chanteuse de grande sécurité, qui est une belle assurance pour un théâtre.
Au total, une représentation de répertoire honorable, avec un bon chef et une Tosca sans failles, malgré la fatigue,  un Mario et un Scarpia pas vraiment impeccables, mais suffisamment professionnels pour assurer une soirée satisfaisante, avec une salle pleine à craquer.

TEATRO CARLO FELICE (GÊNES) le 21 avril 2012: TURANDOT, de Giacomo PUCCINI (Ms en scène: Giuliano MONTALDO, dir.mus: Marco ZAMBELLI) avec RAFFAELLA ANGELETTI

Le Teatro Carlo Felice

On est heureux de se retrouver à Gênes, avec son centre médiéval intact (le seul centre ainsi préservé dans une grande ville européenne, l’autre, celui de Metz, a été détruit pour construire du béton à la fin des années 60), avce ses somptueux palais, qui méritent visites, alors que la ville  n’a pas la fascination touristique d’autres ports comme Venise ou Naples. Et puis, Gênes, c’est la ville de Simon Boccanegra, si cher à mon coeur abbadien. Et cette ville de 900000 habitants pendant des années,  n’a pas eu de théâtre, détruit pendant la guerre. Sa reconstruction a traîné jusqu’en 1991, année de l’inauguration du nouveau Carlo Felice reconstruit  par l’architecte Aldo Rossi.

Le Carlo Felice trône adossé à la Piazza De Ferrari, siège de la Région Ligurie et centre du quartier économique. Economie, politique et art se rencontrent au sommet de cette colline, dominée par l’altière tour abritant la cage de scène, qui ressemble de loin à la tour d’une forteresse médiévale. Les options ont été résolument modernes, un plateau technologiquement évolué, et une salle qui était dit-on une sorte d’exemple de néo-baroque XIXème très chargée, et dont Aldo Rossi a fait un objet est relativement froid: pierres grises, marbre, vision frontale avec seule une balustrade de bois qui donne un peu de chaleur à l’ensemble. L’originalité de la salle de 2000 personnes ce sont des murs latéraux en façades de maisons, avec fenêtre allumées et balcons, exemple unique en Europe d’une telle décoration. Mais si l’outil est performant, la saison réduite à quatre productions et une dizaine de concerts, ne remplit pas les espoirs qu’avait fait naître cette reconstruction si attendue (les saisons avaient lieu auparavant au Teatro Margherita).  Réduire les saisons, c’est automatiquement raréfier le public et éteindre sa curiosité: on propose des titres connus, pour attirer, mais on n’a pas vraiment les moyens de tracer un sillon et de faire du théâtre un lieu d’éducation. Ainsi de cette Turandot, qui affiche une dizaine de représentations avec trois Turandot différentes, Giovanna Casolla, proche de 70 ans, qui fut une Turandot somptueuse des années 80 et 90, Raffaella Angeletti,  une artiste de valeur qui est le motif de mon voyage génois,  et Martina Serafin qu’on voit partout en ce moment (offensive des agents qui lancent des chanteurs dans les théâtres comme des spams dans nos e mails) et dans des rôles aussi différents que Tosca (ce soir à la Scala..), Sieglinde (prochainement à Paris) ou Turandot (en juin à Gênes).
Quand on a si peu de productions, on n’est pas très tenté par les aventures scéniques: l’opéra dans les théâtres italiens (hors Scala, Rome et Florence) est plutôt un champ conservateur au niveau des mises en scène et cette Turandot ne fait pas exception à la règle. Giuliano Montaldo, homme de cinéma, a fait une mise en scène interchangeable, comme il y en a tant, et comme aurait pu être une Turandot il y a dix, vingt, trente ans ou plus, une chinoiserie, sans véritable travail sur les rapports entre les personnages, sans aucun travail réel de mise en espace, de distribution des foules; il est vrai que le décor, un escalier « chinois » monumental sur une tournette (en fait il ne tourne qu’une fois) est envahissant et empêche tout mouvement, laissant un espace de jeu réduit sur le proscenium. Le sabre est un motif récurrent, porté par des danseurs, ou aiguisé sur une meule côté cour. Pour le reste, rien.
Musicalement, si le chef Marco Zambelli (qui remplaçait Bruno Bartoletti, prévu au départ, mais souffrant) a mis en place l’orchestre, il reste un volume trop fort, malgré une fosse assez profonde, aucun moment lyrique, et des problèmes de précision, notamment avec le trio des ministres Ping, Pong et Pang.
La distribution A était composée de Giovanna Casolla en Turandot, de Mariella Devia, qui, à plus de 60 ans elle aussi, abordait Liù et du ténor Antonello Palombi, qui naguère sauva la représentation d’Aida à la Scala qu’Alagna avait quittée. Les deux dames constituent une affiche qui garantit une image, à défaut de garantir un niveau; voilà le type de politique en vogue quand on n’a pas vraiment d’idées. Le  cast B, des chanteurs en général plus jeunes  était composé, outre de Raffaella Angeletti, d’un ténor coréen, Rudy Park, pour Calaf,  et d’une jeune japonaise dans Liù, Satomi Ogawa.
Rudy Park a un volume peu commun. Il m’a rarement été donné d’entendre un ténor avec de tels aigus. Malheureusement, si au début ces aigus  sont projetés avec vaillance  dans la salle, il reste encore beaucoup de travail pour homogénéiser la voix, le registre central et les graves ne sont pas travaillés, il en résulte deux voix différentes, et surtout, la voix se fatigue et les notes sortent avec peine: les aigus de « Nessun dorma » sont chantés de manière engorgée, en arrière, et n’ont plus rien de triomphant, et cette fatigue est de plus en plus accusée jusqu’à la fin.
Satomi Ogawa a le profil fragile de Liù, il y a de la vaillance et de l’engagement dans sa manière de chanter, mais techniquement, nous n’y sommes pas encore: aigus mal assurés, notes filées totalement absentes, pas vraiment de modulation, mais une manière de chanter uniforme:  l’art de cette jeune chanteuse, qui fait une certaine carrière au Japon, a besoin de maturation.
Les trois ministres Ping Pong et Pang n’avaient jamais répété ensemble (il y a eu un changement de distribution de dernière minute) et cela s’entend: ensembles mal assurés, manque de précision, manque de projection de la voix – notamment pour Pang-, et suivi de l’orchestre problématique dans des rôles où la précision métronomique est demandée pour garantir les effets. Ces rôles confiés ici à des jeunes demandent plus d’expérience, et sont en fait assez difficiles à chanter.
Les rôles secondaires sont tenus de manière honorable (beaucoup d’asiatiques dans la distribution) notamment le Mandarin de Fabrizio Beggi ou le  Timur de Seung Pil Choi, mais on entend très mal l’Empereur Altoum (Mikaoto Kuraishi), il est vrai relégué au fond et juché en hauteur.
Et Turandot? C’est de très loin la meilleure du plateau, douée d’une assurance et d’une tranquillité peu communes; Raffaella Angeletti a les aigus et les suraigus redoutables du rôle, mais elle aussi l’intelligence du chant, elle sait adoucir, chanter à mezza voce,  filer les notes comme dans « Il suo nome …è Amore », c’est une belle leçon de maîtrise technique que donne ici cette chanteuse, et en même temps une belle surprise. On entend surtout des poitrines de fer dans ce rôle, et ici, on a une femme petite et frêle, d’où sortent des notes énormes, mais aussi d’où émerge une fragilité émouvante, notamment à la fin. En l’entendant, on comprend aussi pourquoi Karajan voulut imposer dans Turandot Katia Ricciarelli, au grand dam de la critique de l’époque: il voulait une voix qui ait un peu de fragilité et d’humanité. L’humanité, c’est exactement ce que donne Raffaella Angeletti, dont on regrette l’absence sur les grandes scènes italiennes autrement qu’accidentellement. Cette chanteuse  possède avec bonheur le répertoire vériste, verdien, puccinien, c’est une grande Butterfly, une belle Lady Macbeth,  et maintenant une belle Turandot. Sa technique et son intelligence du chant lui permettent d’éviter tous les pièges. La qualité intrinsèque du timbre n’est pas exceptionnelle, mais elle sait colorer, elle sait personnaliser, enfin, pour tout dire, elle sait  chanter, et c’est suffisamment rare en ce moment en Italie pour que ce soit souligné . Elle est une garantie pour tout plateau! Pour elle, et seulement pour elle, qui m’a fait envisager Turandot d’une autre manière, ce spectacle valait le déplacement.
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