L’entreprise était une nécessité. L’Opéra de Paris, la plus grande maison d’opéra du monde avec ses deux énormes salles, n’avait plus à son répertoire depuis des lustres une production de l’Anneau du Nibelung (le « Ring »). C’est au Châtelet (Bob Wilson) et au Théâtre des Champs Elysées (Mesguich) qu’on doit les dernières productions présentées, et mieux encore, à l’Opéra de Paris, la dernière tentative, qui remonte à 1976,- une production hardie de Peter Stein et Klaus Michael Grüber- avait avorté après « La Walkyrie », pour cause économique (Problème des coûts de production soulevé par un audit-vengeance de Giscard suite à une grève survenue lors d’une soirée dédiée « aux français méritants » ). Hugues Gall avait d’autres priorités, Gérard Mortier n’avait pas osé, ou pas envie.(1)
Nicolas Joel l’a enfin programmé, et c’est donc un projet qui se justifie, d’autant que tous les théâtres se mettent en ordre de marche pour 2013, année du bicentenaire de Richard Wagner. La Scala commence aussi cette année, le MET l’an prochain. Vienne, Londres, Florence et Valence ont déjà leur production en boite.
Quels sont les enjeux d’un « Ring »? Paradoxalement, pour une grande maison, ils sont évidemment musicaux, mais peut-être pas prioritairement . En effet, la plupart des maisons d’opéra cherchent naturellement à proposer une interprétation de grande tenue avec des chanteurs de qualité et un chef de prestige (Pappano, Levine, Welser-Möst, Barenboim). La rareté des représentations, des reprises, font qu’un « Ring » est toujours un événement, c’est bien le cas cette année qui voit la ruée des spectateurs sur les représentations de l’Opéra Bastille. Pour une maison d’Opéra, l’enjeu du Ring, et notamment depuis celui de Chéreau à Bayreuth, réside sans doute plus dans la mise en scène, qui devient un emblème des choix artistiques, et qui va marquer les esprits, notamment par l’intérêt des médias. Le MET par exemple investit beaucoup dans le choix de Robert Lepage, La Scala aussi en misant sur Guy Cassiers, choix très novateur. En confiant la réalisation à Günter Krämer, Nicolas Joel fait le choix d’un grand professionnel pas vraiment inventif ni original, et celui d’une lecture conforme à la tradition allemande , suffisamment moderne pour être dans l’air du temps et suffisamment sage pour pouvoir durer sans trop choquer, le choix du répertoire plutôt que du coup médiatique, c’est le choix de la sécurité. En faisant de cet Or du Rhin, la première production dirigée ès qualités par le nouveau directeur musical Philippe Jordan, il en fait aussi un moment très symbolique de la vie de l’orchestre.
Malheureusement c’est raté. Le résultat tape en dessous de tout ce qu’on pouvait souhaiter. Si les trois autres journées valent le prologue, cela nous promet de longs moments d’ennui. Le spectacle ne tient que par la direction musicale, précise, fouillée, très analytique, trop même car elle manque quelquefois de tension. Peut-on en tenir rigueur au chef quand on voit ce qui se passe sur scène ?…Philippe Jordan a fait preuve de sa rigueur habituelle dans la lecture de la partition, et l’orchestre le suit, avec une concentration qu’on ne lui connaît pas toujours. Il lui manque un soupçon de fantaisie, un soupçon de dramatisme, mais l’ensemble est vraiment appréciable, sinon remarquable.
La distribution réunie par Nicolas Joel est globalement décevante. Certes, Falk Struckmann est un Wotan de haut niveau, doué d’une diction parfaite, d’une voix encore sonore, d’un timbre de qualité. Mais il ne campe pas un personnage intéressant, dominant comme il doit l’être dans le prologue. Sophie Koch est une Fricka de très grande qualité, sans être aussi intense que dans Brangäne par exemple, Kim Begley s’en tire avec tous les honneurs dans Loge, c’est sans doute le meilleur de la compagnie, avec Iain Paterson dans Fasolt et la Erda de Qiu Lin Zhang dont l’intervention cependant est bien mal réglée par le metteur en scène. Mais aucun n’est vraiment exceptionnel.
En revanche Peter Sidhom est un Alberich bien pâle (comme le Mime de Wolfgang Ablinger-Sperrhacke), au moins dans la première partie, quasiment inexistant dans la première scène avec les filles du Rhin (un comble!), cela s’améliore cependant dans la scène de Nibelheim. Froh (Marcel Reijans) et Donner (Samuel Youn) sont traités par la mise en scène comme des comparses, et vocalement cela ne vaut guère beaucoup mieux. Freia est notoirement insuffisante (Ann Petersen), pas de volume, voix stridente et courte. Et les filles du Rhin restent assez moyennes, voire insuffisantes (Daniela Sindham en Wellgunde).
Quand on pense à la distribution rassemblée par Liebermann en 1976 (Sir Georg Solti, Adam, Ludwig, Dernesch, Mazura, tear, Finnilä), on reste sur sa faim.
Quand on pense aussi à la mise en scène de Peter Stein, qui avait si intelligemment utilisé l’espace de la scène de Garnier pour en faire un Univers, on se dit que le travail de Günter Krämer est un vrai recul, même par rapport à cette production de 34 ans plus ancienne. D’ailleurs, on aurait pu voir son spectacle il y a dix ans, vingt ans, trente ans tant il est déjà vieux, après quatre représentations. Tous les poncifs des 30 dernières années y sont servis, y compris les géants en ouvriers avec drapeaux rouges qui hurlent de la salle. Aucune direction d’acteurs (ils n’ont rien à faire pendant de longs moments sinon être là), des incohérences (entrée de Freia), les scènes centrales (Les dieux, Nibelheim) d’un ennui mortel: il ne s’y passe rien, les chanteurs sont livrés à eux mêmes ou platrés dans l’immobilité. Aucun travail sur les rapports des personnages entre eux, qui vivent une sorte d’existence cloisonnée, aucune lecture vraiment claire: l’allusion à Germania, le rêve architectural des nazis, est comme plaquée, et son absence n’enlèverait rien de fondamental à l’ensemble. Nibelheim est marquée au centre par une sorte de pendule (coupe-pizza géant a dit fort justement Renaud Machart dans « Le Monde ») qui taille l’or et les solutions des scènes de transformation (Dragon, Grenouille) a priori intéressantes, tournent court. Le Walhalla est une sorte l’Echelle de Jacob immense gravie comme les gradins de l’Olympia Stadion de Berlin par des athlètes en blanc « Riefenstahl ». Esthétiquement, cela ne vaut pas non plus tripette. Globe terrestre qui rappelle de très loin la coupole actuelle du Reichstag pour le séjour des dieux, des solutions scéniques lourdes, qui nécessitent des machinistes a vue: on sait – c’est suffisamment souligné- que nous sommes au théâtre. Les mouvements des figurants, des machinistes, le miroir qui renvoie la salle ou les cintres, tout cela est archi déjà vu et ne donne pas grand sens à l’ensemble. Seuls le lever de rideau et la scène des filles du Rhin sont assez frappants et procèdent d’une bonne idée (des mains rouges qui remuent comme des animaux au fond des flots). . Ne parlons pas des costumes de Falk Bauer, hideux; quant aux décors de Jürgen Bachmann, ils sont sans intérêt. Bref, tout cela est une proposition faible qui ne fait qu’ accompagner ou illustrer (mal) l’histoire dont au fond, rien ne nous est dit. Il résulte qu’il est impossible d’y voir une ligne claire, un propos. Je préfère de loin Otto Schenk au MET, au moins, le parti pris « traditionnel » est assumé. On a ici une fausse modernité, qui n’apporte rien à la compréhension ni du texte ni de l’œuvre.
Allez, chers amis, replongez- vous dans vos DVD et revoyez Chéreau, ou même Schenk, cela vous évitera de perdre du temps en baillant à ces représentations qui laissent mal augurer de la suite. Dommage, vraiment dommage, quand on pense à l’investissement que représente un Ring: c’est une occasion ratée, et c’est vraiment regrettable pour Philippe Jordan qui défend vaillamment la musique de Wagner.
(1) Pendant l’interrègne de Bernard Lefort en 1971-1972, avant l’arrivée de Liebermann, avait été présentée une production de « Die Walküre ».
Compte rendu excellent, j’allais dire « comme d’habitude ». Vivant, documenté et…malheureusement juste.
Une petite précision toutefois, en plus de celui de Mesguish au TCE et de Wilson, il y a eu la mise en scène de Pierre Strosser (direction Jeffrey Tate) en 94 au Châtelet. Si la mise en scène était moyenne, la direction et une grande partie du cast était remarquable : Robert Hale (Wotan), Franz-Joseph Kapellmann (Alberich) et une Gabrielle Schnaut au mieux de sa forme (qui ne crie pas, donc) en Brünnhilde. Cela valait d’être cité.
Merci! Je m’appretais a aller acheter un billet pour dimanche et vais peut etre m’abstenir…