BUDAPEST: INAUGURATION DE L’ACADÉMIE LISZT RESTAURÉE (22 OCTOBRE 2013)

Fantaisie op.80 de Beethoven

Un bref regard sur les élèves qui ont étudié à la Zenakadémia (Académie de Musique) de Budapest fondée par Franz Liszt en 1875 laisse rêveur: les compositeurs Emmerik Kálmán, Béla Bartók, Ernst von Dohnanyi, Zoltán Kodaly, György Ligeti, Peter Eötvös, György Kurtag, les chefs Georg Solti, Fritz Reiner, Ferenc Fricsay, Eugene Ormandy, Antal Doráti, Janos Ferensik, Janos Fürst, István Kertész, Zoltán Kokcis, Sándor Végh, les pianistes Lily Kraus, György SebőkGyörgy Cziffra, Géza Anda, Tamas Vásáry, András Schiff,  le violoncelliste János Starkerles chanteurs Zoltán Kelemen, Eva Marton, Andrea Rost, Julia Hamari, László Polgár, Sylvia Sass.
Parmi eux, de nombreux exilés, les uns chassés par le régime nazifiant du régent Horthy, les autres par les communistes après 56.  En regardant les biographies, on reste stupéfait par cette “Hongrie de la diaspora” faite d’artistes de renommée mondiale que le pays d’origine a laissé partir:  naturalisés français (Cziffra, Vegh), britanniques (Solti, Schiff), américains (Ormandy, Reiner, Doráti, Starker..)  allemands (István Kertész) autrichiens (Ligeti, Fricsay) etc…Voilà le résultat des régimes dictatoriaux: la sève du pays, les élites culturelles, les grands artistes s’éloignent pour  ne jamais revenir la plupart du temps. Ces régimes fortement appuyés sur les soi-disant valeurs nationales  vident en réalité leur pays de ceux qui le représentent au plus haut point et qui en portent le prestige et tout le potentiel humaniste.
La musique est le plus international des arts, celui dont la compréhension est complètement transversale, supranationale: plus que d’autres, les musiciens n’ont pas de frontières: qui accorde de l’importance au fait que Sir Georg Solti était hongrois, ou qu’Abbado soit italien, ou que Boulez soit français? Ils sont artistes, et comme tels ils appartiennent comme les grandes oeuvres de l’humanité au patrimoine du monde: terre-patrie, la seule, oui, la seule vérité acceptable. Merci Edgar Morin !
D’où la situation ambiguë du régime hongrois actuel de Viktor Orban: il génère à la fois  une certaine gêne, une certaine désolation et de violents antagonismes. On sait qu’en Hongrie le sentiment national fut toujours très fort  et y compris porté par un Béla Bartók qui néanmoins ne s’est jamais compromis avec le régime Horthy au point de partir en 1940 s’exiler aux USA (après la mort de sa mère). Mais entre sentiment national et nationalisme exacerbé, il y a un monde avec lequel le régime Orban joue indifféremment une partition faite de chaud et de froid, parce que bon an mal an, et malgré les rodomontades et les déclarations à l’emporte pièce, il doit composer avec l’Union Européenne.
L’Union Européenne qui finance 98% des investissements structurels en Hongrie,  l’Union européenne qui a financé grande part de la magnifique restauration de l’Académie de musique (Académie Liszt) impose à ce régime de chercher à se donner une façade respectable au point que dans son discours, Orban a remercié le contribuable européen . L’opération Académie Liszt est un élément de communication essentiel dans ce contexte.
Les nombreux invités du monde musical (les directeurs des conservatoires de Tokyo, de Moscou, le directeur du Musikverein, le directeur du Royal Albert Hall etc..) et journalistique étaient-ils complices de cette opération de communication ? Oui, quelque part. Mais je reste persuadé que dans une Europe globalisée, dans un domaine aussi internationalisé que la musique, il est difficile de ne pas créer des échanges qui  favorisent l’élargissement des esprits et non leur repli ou leur médiocrité. Par ailleurs, ce n’est pas cautionner un régime que de reconnaître à la Hongrie ses institutions de prestige, ses traditions culturelles et musicales, ses gloires, d’autant plus si elle les a chassées jadis et qu’elles ont été accueillies ailleurs où l’on a mieux su les valoriser.

Statue de Georg Solti inaugurée le 22 octobre 2013 à Budapest

Aussi, la décision d’élever une statue à Sir Georg Solti, inaugurée par Lady Solti juste avant l’inauguration de l’Académie, lui qui a dû fuir Hongrie, Allemagne et Autriche à cause des lois antisémites peut-elle être perçue comme une volonté de donner le change en honorant l’un de ces exilés, tout en le récupérant…c’est pourquoi il ne faut pas oublier les contempteurs du régime actuel comme le pianiste András Schiff qui (tout comme Ádám Fischer) a accusé le régime Orban d’antisémitisme, de xénophobie, soulignant la politique anti-roms et le nationalisme exacerbé (il a dit plusieurs fois qu’il ne remettrait pas les pieds en Hongrie). András Schiff, ex élève de l’Académie Liszt, jamais cité parmi la liste des artistes qu’on nous a communiquée durant ce court séjour…

Comment dans ces conditions évoquer l’Académie Liszt de Budapest, une institution de très grand prestige, sans évoquer cette situation paradoxale d’artistes mondialement célèbres qu’elle a formés et qui ont été contraints de prendre d’autres nationalités, qui se sont enracinés ailleurs, à cause de leurs opinions ou de leur race (beaucoup sont d’origine juive) ?
Comment fêter l’Académie Liszt et la grandeur de la culture musicale hongroise le jour anniversaire de son fondateur (22 octobre 1811), alors que ce  fondateur fut l’un des premiers européens authentiques, cosmopolite au point que plusieurs pays le revendiquent. C’est une ironie de l’histoire que la nationalité hongroise de Liszt soit discutée, alors que lui-même reconnaissait qu’il parlait peu hongrois, ironie que ce symbole national de la Hongrie soit d’abord et avant tout un homme sans frontières, un des fleurons de cette Europe ouverte que tout le monde doit appeler de ses voeux.
Surfant sur cet océan de symboles contradictoires, le gouvernement hongrois honore ainsi le cosmopolitisme choisi ou forcé de ses plus grands musiciens: et personne n’est dupe. Mais au delà des contradictions des uns et des autres, des invitants comme des invités, cette manifestation nous permet de (re)découvrir un des hauts lieux de la culture musicale internationale, un bâtiment étonnant et exceptionnel par sa décoration, et d’affirmer que la Hongrie (comme tous les pays) n’est grande que lorsqu’elle est ouverte: oui Liszt est un immense symbole d’ouverture.

La façade de la Liszt Academie

Et le bâtiment restauré est un grand chef d’oeuvre de l’art nouveau, couvert d’une décoration luxuriante, marbres, verres, cristaux, ors, faisant appel à toute la mythologie européenne, langage musical italien (bas reliefs appelés scherzo ou adagio), motifs puisant dans la Grèce ancienne et le néoclassicisme, fresques symboliques d’une richesse prodigieuse, et imposante, aussi bien dans les foyers que dans la salle de concert de 1000 places, dominée par un orgue et surchargée de décorations auprès desquelles les églises baroques sont des modèles de hiératisme. Un lieu de grande splendeur, complété par la salle de musique de chambre voisine, appelée désormais salle Sir Georg Solti, plus réduite (quelques centaines de places), décorée de grotesques, avec une petite fosse pour les représentations d’opéra (en décembre, La flûte enchantée, avec des élèves d’Eva Marton). Oui, l’Académie Liszt est un grand exemple d’art syncrétique exclusivement européen, dans lequel les architectes hongrois Flóris Korb et Kálmán Giergl ont puisé en 1907 directement leur inspiration.

La salle de la Liszt Academie

À présent, la salle de l’Académie Liszt va retrouver une programmation de concerts, ce qui ne laisse pas d’inquiéter le Palais des Arts, le grand complexe moderne au bord du Danube à la périphérie de la ville: y a-t-il à Budapest un public pour alimenter plusieurs salles? Visiblement, le projet Liszt a deux branches: une part pédagogique (si importante au pays de la Méthode Kodály) consistant à regrouper diverses institutions, dont le conservatoire Béla Bartók, sous l’aile de l’Académie Liszt (l’université musicale) avec des rôles bien définis pour chacune, et une part artistique et musicale qui met à disposition du public plusieurs salles aux destinations différentes: la salle de l’académie Liszt (1000 pl) peut difficilement accueillir un énorme orchestre,  le palais des Arts (1500 pl) qui lui peut en accueillir un, et les deux salles d’opéra, l’Opéra d’Etat (salle de prestige) et le théâtre Erkel, qui a failli être détruit et qui vient d’être restauré, pour un public populaire.
Quelles manoeuvres politiques cachent cette redistribution? Je suis bien incapable de le dire, mais j’ai eu l’impression que le Palais des Arts était moins en cour que l’Académie: il est vrai que c’est au Palais des Arts qu’Ádám Fischer fait son Festival Wagner, qui a de plus en plus de succès auprès des wagnériens d’Europe, avec un niveau musical qui dame le pion à celui de l’Opéra d’Etat…

Un grand gala musical a clôturé les cérémonies, affichant des artistes hongrois ayant étudié à l’Académie, Zoltán Kocsis, Gergelyi Bogányi, Barnabás Kelemen, Gabor Farkas et un orchestre et un chœur faits d’élèves.
Mais la manière dont le concert a été programmé et les œuvres choisies  ont constitué une petite déception, car l’ensemble n’a pas répondu aux ambitions artistiques affichées, malgré un orchestre de très grande qualité et des moments d’un indéniable intérêt.
Fallait-il ouvrir par cette fanfare qui certes met en valeur les cuivres de l’Académie, mais qui n’a rien d’inoubliable musicalement? Joué ensuite, l’hymne national hongrois de Ferenc Erkel a  plus de sens (mais l’image video du drapeau hongrois flottant au vent pendant son exécution n’était pas des plus utiles); la danse hongroise n°3 de Brahms, la plus fameuse, a été exécutée avec d’inexplicables arrêts, qui cassaient le rythme (orchestre dirigé par le violoniste Barnabás Kelemen). L’intervalle dédié à une chanson folklorique (l’académie depuis 2007 accueille une section de musique populaire) chantée par Anna Czizmadia aurait trouvé sa place si le programme avait été mieux composé et plus étoffé; inséré ainsi entre Brahms et Bartok, c’était un peu un alibi.
D’ailleurs, on aurait pu s’inspirer de ce qu’avait fait Ivan Fischer à Lucerne avec les  danses populaires roumaines de Bartók en mettant en écho les mélodies originales du folklore hongrois et les réélaborations de Bartók, cela eût inséré dans une plus grande cohérence cette musique populaire. Au lieu de cela de très courts extraits des 44 duos pour deux violons BB104, et ensuite un magnifique choeur d’enfants (BB111a) et un air de Kodály (chant du soir): de petites pièces, ne laissant ni le temps ni l’occasion d’écouter vraiment ces musiques, de les respirer, de les apprécier. On eût aimé entendre plus de Kodály par exemple.
Le violoncelle du jeune Gergely Devich (15ans) a un très beau son, mais le choix de la pièce (un prélude d’une suite pour violoncelle de Bach – BWW 1009) a eu peu d’emprise sur le public. Ce ne fut pas le cas des Réminiscences de Don Juan de Liszt exécutées au piano par Gergely Boganyi, qui a remporté un triomphe: je n’ai pas vraiment aimé son  toucher violent, lourd, son manque de fluidité, sa virtuosité trop démonstrative qui rendait quelquefois méconnaissable le Mozart présent sous ce Liszt.
L’un des moments les plus intéressants fut l’exécution  de l’allegro du quintette avec piano en ut mineur op.1 (Dohnanyi) par des artistes qui ont eu quelques problèmes de coordination, mais qui ont su tout de même rendre l’ambiance de cette oeuvre, peu connue, de Ernst von Dohnanyi, et dont la durée excédait les pièces précédentes permettant de mieux entrer dans l’univers du compositeur.

Enfin la Fantaisie op.80 de Beethoven pour piano, voix solistes, choeur et orchestre a donné l’occasion d’apprécier le piano de Gábor Farkas, plus équilibré, au toucher élégant (ce qui changeait du précédent), la mise en place de Zoltán Kocsis, le son de l’orchestre, et l’ensemble des voix solistes, bien projetées (là où la basse David Dani dépassait ses collègues de 60-70cm, ce qui ne laissait pas de fasciner) et des choeurs spectaculaires. Certes, la composition du tableau d’ensemble convenait au final de ce concert inaugural, mais l’oeuvre demeure quand même bien inférieure à d’autres compositions de Beethoven. On aurait pu envisager peut-être le 4ème mouvement de la 9ème symphonie, les forces étaient là et cela aurait eu un peu plus d’allure (après tout, c’est aussi l’hymne européen…).
Ce spectacle, retransmis à la TV, convenait parfaitement au petit écran comme concert “zapping”, mais n’a pas vraiment su mettre en valeur la musique des grands compositeurs hongrois cités, et partant les artistes qui les exécutaient. C’est dommage. J’avais envie d’entendre du Kodály et du Dohnanyi, ce qui n’est pas vraiment fréquent: c’était le moment, le lieu, l’occasion: mais d’autres choix ont été faits, plus de paillettes et moins de substance.

Il reste que les choses ont été organisées “alla grande” avec beaucoup de générosité et replacent l’Académie de musique Franz Liszt  au sein des grandes institutions européennes; c’est heureux si elle ne devient pas un instrument au service d’idéologies nationalistes stériles et insensées, et si cette Académie fait honneur à son fondateur, qui, avant tous les événements politiques du dernier siècle avait choisi de vivre en citoyen européen, en homme libre, en humaniste, en artiste, bref en hongrois comme on les aime.
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