Bis repetita placent. Encore une fois quand on aime on ne compte pas.
Impressionné, voire secoué par ce spectacle vu le 4 octobre, je suis retourné le voir pour plusieurs raisons: réentendre cette musique qu’on a besoin d’installer dans l’oreille, réentendre les chanteurs et surtout vérifier si l’impact du spectacle était aussi fort à la seconde vision qu’à la première.
Tout s’est vérifié. L’orchestre de l’Opéra de Zürich est vraiment remarquable, et cette ville a beaucoup de chance de disposer en son sein de deux phalanges aussi talentueuses que l’orchestre de la Tonhalle et l’Orchestre de l’Opernhaus (Philharmonia Zürich), ce n’est évidemment pas tant dans les moments explosifs qu’on peut écouter au mieux, mais dans les moments plus retenus, notamment au début de la seconde partie, après la pause, où on peut apprécier à la fois les nuances, la légèreté de sons à peine perceptibles, des bois remarquables (flûtes notamment), le tout malgré un dispositif complexe où le chef est n’est pas visible par tous les musiciens, jamais visible pour les chanteurs même s’ils ont à disposition six écrans sur lesquels ils peuvent le suivre, et un assistant qui donne les départs au centre du premier rang d’orchestre. Malgré toutes ces difficultés, pour autant qu’on en puisse juger, une précision et une exactitude qui laissent rêveur.
Mérite des musiciens, visiblement ravis de l’entreprise, visiblement en phase avec le chef, totalement engagés dans l’aventure, mérite du chef, qui domine cette partition impossible , mérite d’une entreprise où théâtre et musique sont si intimement liés que l’engagement doit être totalement partagé par tous pour que l’ensemble puisse fonctionner.
Dans la belle interview que Marc Albrecht donne dans le programme de salle, il précise qu’il a assisté dans sa jeunesse à toutes les répétitions de l’opéra lorsque son père, le chef Georg Alexander Albrecht, l’a programmé à Hanovre. D’emblée, il déclare que c’est “une de ces oeuvres que l’on n’oublie jamais”. Il affirme par ailleurs que c’est une œuvre sans cesse aux frontières de l’impossible, artistiquement et techniquement: une complexité à laquelle on se heurte sans cesse, car c’est une sorte d’œuvre d’art totale, qui fait appel à tous les styles de musique, qui demande à l’orchestre une énorme plasticité, à cause aussi de tempos complexes, ultra rapides, différents selon les groupes de musiciens. Le résultat en est une prise sur le public à chaque fois vérifiée, alors que ce type de musique n’est pas a priori populaire. Ainsi à Zürich dont le public ne peut être considéré comme un public d’avant garde: le triomphe final, les longs applaudissements, les rappels infinis, la standing ovation finale, l’exclamation de la salle qui s’apprêtait à quitter le théâtre en voyant le rideau se rouvrir une dernière fois, tout cela montre quel moment ont vécu les spectateurs et comment ils ont reçu le spectacle.
En l’ayant déjà vu, et même en s’attendant aux événements, on reste encore frappé par la violence de cette musique, par la manière qu’elle a de nous posséder, de nous pénétrer, de nous assommer. Car comme la première fois, j’en suis sorti un peu flageolant et secoué, et il m’a fallu du temps pour émerger; d’ailleurs, le parvis est resté longtemps parsemé de petits groupes de spectateurs qui continuaient d’échanger entre eux.
Ayant rendu compte de manière assez détaillée de l’ensemble dans mon précédent article, je ne vais ni m’attarder ni me répéter, mais je voudrais encore souligner la performance exceptionnelle de Susanne Elmark en Marie, voix puissante, large, dramatique, incroyablement engagée (c’est elle qui reprendra le rôle à Berlin), de Michael Kraus en Stolzius, intense, tendu, prodigieux de puissance et d’émotion, de Pavel Daniluk en Wesener, voix profonde, colorée d’une grande humanité, de Peter Hoare en Desportes, peut-être ce soir encore meilleur que le 4 octobre, avec une sacrée ductilité dans la voix, de Julia Riley en Charlotte vibrante et naufragée, sans oublier Hanna Schwarz, toute de dureté et de violence rentrée, avec des graves encore étonnants, et Cornelia Kallisch, qui chante sa partie comme un Lied. En fait, ils sont tous remarquables, il n’y a aucun maillon faible dans cette production. Merci, merci.
C’est pourquoi il reste pour moi un grand mystère et une grande désolation, c’est le silence de la presse française sur cette production. Certes, la place de la musique classique et de l’opéra dans notre presse quotidienne est réduite à la portion congrue, et les espaces dédiés aux quelques comptes-rendus critiques se réduisent comme peau de chagrin, ce qui transforme le plus souvent la substance des articles en un “j’aime/j’aime pas” peu conforme à l’idée même de critique. Quand on compare les espaces dédiés à la critique de spectacle dans la presse allemande ou anglo-saxonne, on est édifié sur l’état de notre presse écrite française et sur l’état de la critique.
Je me souviens guettant les articles de Jacques Longchamp dans Le Monde quand j’étais étudiant. Il n’y a hélas plus grand chose à guetter aujourd’hui qu’une superficialité totalement insignifiante : à quoi sert la presse écrite, si elle ne donne pas du temps et de l’espace à l’analyse fine, à quoi servent les pages culturelles si elles ne stimulent pas la curiosité, si elles ne prennent pas le risque de l’ailleurs, si elles n’emmènent pas le lecteur là où il n’aurait pas forcément l’idée d’aller?
Je conviens que la musique dite classique reste une niche peu fréquentée ou peu labourée en France, je conviens que l’opéra n’a pas réussi à devenir un art populaire: à marché réduit, espace réduit. Mais le rôle de la presse ne serait-il pas d’aller à contre courant plutôt que d’épouser les tendances?
Dans ces conditions, effectivement, il n’y avait aucun intérêt à se déplacer à Zürich pour aller voir Die Soldaten: on ne va pas se déplacer pour une œuvre à peu près inconnue, créée à Lyon (1) en 1983 pour 5 représentations (par l’Opéra de Lyon à l’auditorium Maurice Ravel, à cause des masses nécessaires, dans une mise en scène de Ken Russell et dirigée par Serge Baudo), puis 2 fois à Strasbourg en 1988 dans la production de Stuttgart de Harry Kupfer et 6 fois à Paris (Bastille) pendant la saison 1993-94 dans la même production (soit respectivement 18, 23 et 28 ans après la création) et dirigée par Bernhard Kontarsky comme à Strasbourg: 13 représentations en 48 ans ( la création remonte à 1965) d’un opéra reconnu comme l’une des grandes œuvres du XXème siècle…
On ne va pas se déplacer pour un metteur en scène, Calixto Bieito qui n’a jamais travaillé en France et donc inconnu du grand public, alors qu’il est célèbre ailleurs et qu’il travaille dans bien des pays d’Europe.
On ne pas pas se déplacer pour un chef peu connu en France, Marc Albrecht, qui a peu travaillé à Paris sinon en 2002 pour Juliette ou la clé des songes et en 2005 pour De la maison des morts.
On ne va pas faire 4h de TGV pour aller voir et entendre des inconnus n’est-ce pas? D’autant que la distribution ne contient aucun artiste fameux à Paris…
Cette totale absence de curiosité m’effraie de la part d’institutions (presse et médias) qui devraient au contraire être à l’affût des choses, et j’y vois un signe non seulement de dessèchement, mais un signe inquiétant de fermeture. Aller voir ailleurs, comparer, ramener des expériences, donner des idées, stimuler nos institutions culturelles, tel devrait être le rôle de la presse: un rôle d’aiguillon. Au lieu de cela on a une presse culturelle le plus souvent poudre aux yeux, une presse de surface et non de contenus. Nos grandes institutions culturelles de spectacle, Comédie Française et Opéra dans lesquelles grande part du budget du Ministère de la Culture est engloutie, ont renoncé à toute véritable politique artistique, sinon celle du chiffre et de la banalité consensuelle. Si les établissements publics n’ont plus pour fonction d’être un fer de lance, de donner des orientations, d’explorer des voies nouvelles, qui le fera? Et qui devrait les pousser à le faire, sinon la presse culturelle qui se contente d’épouser les tendances, les modes, une presse suiveuse et non éclaireuse.
Oui, je trouve pitoyable qu’il ne se soit pas trouvé un journal de surface nationale capable de payer à un journaliste un Paris-Zürich en TGV et une nuit d’hôtel pour aller voir ce spectacle.
Oui je trouve pitoyable qu’on en soit encore à penser que Paris est en matière de spectacle ou de musique une référence telle qu’on ne cherche pas à voir ce qui se passe ailleurs, alors que ces dernières années la plupart des spectacles européens marquants ont eu lieu ailleurs.
Oui je trouve pitoyable qu’on reste encore si hexagonal, si français, alors qu’il n’y a pas de culture plus européenne que celle du théâtre et de la musique dite occidentale: tout a toujours circulé, tout a toujours bougé, tout a toujours voyagé.
Oui, je trouve pitoyable que notre presse culturelle n’ait plus de rôle intellectuel porteur d’idées, de contradiction, mais seulement un rôle de porte-voix, et trop souvent de porte-voix du conformisme.
Le théâtre a toujours eu une fonction sociale, et ce qui s’y passe est toujours un symptôme: quand il ne s’y passe rien, et que la presse ne va pas là où il se passe quelque chose, c’est signe que les choses vont mal, c’est qu’elles se recroquevillent: ce n’est pas de la tristesse qui me saisit, c’est de la colère.
(1) Un grand merci à Jean Spenlehauer, chargé d’édition à l’Opéra de Lyon, de me l’avoir rappelé. Notons au passage que c’est Lyon et Strasbourg, bien avant Paris, qui ont pris l’initiative de présenter cette oeuvre en France.
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