Ce mardi matin (11h) il y avait une ambiance inhabituelle au MET. Au public habituel et plutôt mur s’était substitué le futur public en herbe, à savoir des centaines d’enfants de moins de dix ans, juchés sur des coussins. Ça piaillait sympathiquement de tous côtés, et quand la lumière s’éteignit, ce fut le silence de la fascination jusqu’à la fin. C’est que l’on donnait Hansel and Gretel, en langue anglaise, une des œuvres qu’avec Zauberflöte on propose pendant les fêtes de Noël pour l’édification des petits enfants et leur première éducation à l’opéra. C’est peut-être plus heureux qu’un opéra pour enfants.
Eh bien, même si je ne suis plus un enfant, c’était aussi pour moi une première. J’ai écouté et réécouté au disque les versions Cluytens et Karajan, j’ai vu à l’opéra (à Zurich) Königskinder, l’autre chef d’œuvre de Humperdinck, et même avec Jonas Kaufmann, moins médiatique à l’époque, mais je n’avais jamais vu Hänsel und Gretel. J’avais hésité à me rendre à Paris, mais ni la production ni le chef ne m’avaient attiré.
Étant à New York pour Meistersinger, j’ai profité de l’occasion qui voyait le MET afficher Hansel and Gretel à 11h et Meistersinger à 18h, pour coupler en une journée un peu chargée les deux opéras. Et puis, avec Humperdinck, un post-wagnérien ayant été assistant à Bayreuth pour Parsifal (cela doit laisser des traces), il y avait une certaine cohérence musicale.
J’ai tout de même vu un Hänsel et Gretel dans ma vie, dans une production théâtrale qui m’a profondément marqué, de Romeo Castellucci, à un moment où sa Societas Raffaello Sanzio commençait à se faire connaître en Europe et en Italie, il y a une vingtaine d’années, après l’avoir découvert dans Giulio Cesare, un spectacle sur l’art oratoire…Castellucci en faisait un conte pour adultes (les enfants sortaient souvent effrayés) dans une sorte de boite piège assez angoissante mais totalement fascinante qui reste l’une de mes expériences fondamentales de théâtre.
Pas de piège au MET, mais une scénographie assez close de John Macfarlane, comme un monde fermé, un peu inquiétante aussi. Une scénographie essentielle, plus suggestive que démonstrative car dans cette production le metteur en scène Richard Jones refuse ce qui pourrait être une sorte de magie de Noël. Pas de maison en pain d’épice par exemple, mais trois espaces clos, la cuisine de la maison familiale au départ, une vaste salle aux murs figurant la forêt, comme une sorte de château hanté avec des arbres majordomes (corps avec des têtes en rameaux de bois), et pour la maison de la sorcière une cuisine industrielle cernée de murs de béton avec une table remplie de pâtisseries, un énorme four et des dizaines de corps en pain d’épice le long des murs. Entre chaque décor, le rideau tombe et figure une assiette avec couteau et fourchette, une bouche ouverte pleine de dents laissant passer un gâteau crémeux déposé sur une gigantesque langue, puis la même assiette du début, mais maculée de sang (frissons chez les enfants de la salle) avec le couvert déposé comme si le festin était fini.
Comme on le voit, la production de Richard Jones (prévue au départ pour le Welsh National Opera et au Lyric Opera de Chicago) ne donne pas dans une fantasmagorie de pacotille, ou dans un conte pour enfants à la Walt Disney, c’est une production assez poétique, tirant plus vers le surréalisme que vers le conte.
Ainsi des deux enfants, plus adultes qu’enfants malgré leur attitude et malgré leur costume, bientôt taché (de fraise? de sang ?), qui jouent les enfants face aux parents et sont adultes face à la sorcière qu’ils bernent, comme si ce conte était un rite de passage.
L’acte II est vu comme un rêve : la forêt y est une vaste salle d’un château sombre un peu inquiétant avec ses hommes-arbres et ses murs en feuillages, avec sa longue table, mais aussi son évier à la même place qu’au premier acte au décor de cuisine (frigo, garde manger et évier). L’acte II est le seul moment un peu fantasmagorique avec son Marchand de sable un peu fantasmatique (bonne Carolyn Sproule) et sa fée de la rosée (excellente Ying Fang qu’on avait déjà remarquée en Barbarina dans Le Nozze di Figaro en octobre dernier, et qui est membre du Lindemann Program pour jeunes artistes).
Les deux parents Gertrude (Michaela Maertens) et Peter (Dwayne Croft) bien solides, bien plantés dans leurs personnages de parents lower class. Michaela Maertens est bien plus convaincante (ce n’est pas le même format il est vrai) que dans Ortrud à Vienne au printemps dernier. Dwayne Croft, un des piliers du MET, est lui aussi très à l’aise dans le rôle de Peter. Le conte de Grimm est dans le sillage du Petit Poucet dont il s’inspire, un conte sur l’abandon des enfants, mais la morale familiale à l’opéra ne souffre pas d’écarts : ici on envoie les enfants cueillir des fraises (à défaut de les sucrer) et on ne les perd pas pour s’en débarrasser parce qu’on est incapable de subvenir à leurs besoins, mais on les envoie aux fraises pour qu’ils aient à manger. Certes, tout le premier acte parle de faim et de manque, dans un décor essentiel et assez triste, et tout le conte n’évoque que gourmandise et friandises plus ou moins maléfiques :
on n’ a pas forcément envie de manger ce gigantesque gâteau à la crème issu de cette bouche pleine de dents inquiétantes, ni ces corps en pain d’épice jonchant le sol de la maison de la sorcière : bref, Richard Jones ne fait pas rêver les enfants. Et leur cri de joie suivi d’applaudissements lorsque la sorcière est poussée dans le four a quelque chose d’à la fois revigorant parce que cela signifie que la mise en scène atteint son but, mais aussi d’inquiétant à cause de la connotation du four aujourd’hui…
De même la sortie du corps de la sorcière devenu pain d’épice rappelle furieusement Le Cuisinier, le voleur, sa femme et son amant de Peter Greenaway (c’est la deuxième fois que j’y fais allusion en un mois…), il est difficile de concevoir que Richard Jones n’ait pas la scène en tête. Cette mise en scène ne me déplaît pas parce qu’elle efface tout ce que le conte pourrait avoir de niais : ce qu’on y voit est terrible, on voit en transparence la sorcière brûler dans le four, les enfants sont ravis de la sortie du corps carbonisé, pardon paindépicisé du four, bref tout est bien qui finit bien, mais à quel prix…et on est frappé du réalisme de l’antre de la sorcière, vu comme une cuisine de pâtissier, mais aussi un endroit où on gave les enfants avant de les cuire (comme les oies ou les canards).
En bref, Richard Jones joue avec les horreurs du réel pour créer un conte revu au prisme de Bettelheim, il le fait avec une certaine distance, mais il installe clairement le conte au sein de la vie d’aujourd’hui.
Musicalement, Sir Andrew Davis mène l’orchestre avec précision, avec une direction à la fois vive, poétique, rendant mieux les aspects délicats de l’œuvre (acte II) que son côté symphonique, mais relevant et isolant toutes les allusions wagnériennes. On entend un peu de Parsifal par-ci, beaucoup de Maîtres par-là (avec même le fameux rosigen Schein dans le livret !). Andrew Davis essaie de nous rendre ce son là, avec des cordes de l’orchestre du MET exceptionnelles et un volume jamais tonitruant : une direction qui rend justice à la poésie de l’œuvre.
Dans la distribution, trois rôles émergent:
– La sorcière dans son antre, avec l’irrésistible Robert Brubaker dans le rôle (et non comme le voulait Humperdinck un mezzo soprano), vêtue de gris comme une vieille gouvernante antipathique fait penser à Mime préparant ses mixtures notamment dans la manière dont elle traite les enfants tantôt souriante, tantôt terrible. Un clown horrificque. Brubaker remporte un immense triomphe mérité.
– Les deux protagonistes, Alexandra Kurzak (Gretel) et Christine Rice (Hansel) sont fraiches à souhait, très naturelles en scène et très vives, et leurs timbres s’accordent dans une véritable harmonie ; Alexandra Kurzak contrôle bien sa voix, et propose une Gretel mi-enfantine mi-adulte qui sied parfaitement au rôle, et Christine Rice en garçon un peu vif et espiègle montre un mezzo riche, chaleureux et puissant. Un joli couple qui a beaucoup plu au public juvénile présent.
Au total un délicieux moment, très équilibré, délicat à souhait et particulièrement bien mis en scène. C’est l’un des spectacles de Richard Jones les plus réussis, qui a osé jouer le conte pour adultes visible par les enfants : l’équilibre était difficile à trouver et il a tapé juste. Musicalement, sans être un sommet, c’est un travail homogène, bien calibré, avec des voix bien en place et des personnages magnifiquement campés. Oui, les enfants qui ont aimé pourront faire le public du MET de demain. La maison en a bien besoin.[wpsr_facebook]