BAYERISCHE STAATSOPER 2014-2015: DIE ENTFÜHRUNG AUS DEM SERAIL de W.A.MOZART le 21 SEPTEMBRE 2014 (Ms.en scène: Martin DUNCAN; dir.mus: Constantin TRINKS)

Entführung aus dem Serail, le dispositif © Wilfried Hösl
Entführung aus dem Serail, le dispositif © Wilfried Hösl

Encore une représentation de répertoire que cet  Entführung aus dem Serail dans une production qui remonte à 2003 (alors confiée à Daniel Harding). L’œuvre est devenue relativement rare sur les scènes malgré une histoire pourtant politiquement bien correcte, et cette rareté n’est à mon avis pas étrangère aux évolutions de la situation géopolitique des dernières années, même si on va cette saison voir cet opéra représenté à l’Opéra de Paris d’où il était absent depuis 1984, soit trente ans. Mais j’ai entendu aussi certains mélomanes pourtant fanatiques de mes amis faire la moue devant cette œuvre, comme si elle n’était pas assez digne d’intérêt pour les penseurs de la musique. Pourtant, aussi bien l’intrigue que la nature des personnages éclairent évidemment le parcours de Mozart et surtout une certaine permanence des thématiques illustrées: c’est une oeuvre illuminisme (Il n’est d’ailleurs pas sûr qu’elle ait plu à l’Empereur qui lui trouvait trop de notes.) et éclairée et sous des dehors superficiels et anodins, elle n’est pas loin des dénonciations voltairiennes.  Mozart et son librettiste nous disent clairement dans ce livret que les turcs (et les musulmans) ne sont pas comme nous le pensions: il y a aussi un islam qui a bien plus grand cœur et plus d’humanité que le christianisme. Un message qui aujourd’hui éclaire de sa lumière une brûlante actualité.
Pour ma part, je l’ai vu pour la première fois dans la production de Günther Rennert au Palais Garnier, Karl Böhm au pupitre (même avec Böhm on trouvait toujours pour Entführung des places pour étudiants à 10F…) et Christiane Eda-Pierre dans Konstanze, Kurt Moll (Osmin) et Stuart Burrows (Belmonte), Bassa Selim étant Karl Heinz Böhm (fils de…et surtout le François Joseph dans les trois films  « Sissi » avec Romy Schneider…) puis dans les reprises, Paul-Emile Deiber. J’ai encore dans la mémoire la direction de Böhm, à la fois énergique, alerte, jeune, claire, et cristalline – je me souviens de la légèreté du triangle et des cymbales, qui rappellent les fanfares de janissaires et qui malgré tout étaient des éléments dansants et aériens : rarement direction musicale m’a autant marqué, qui m’a vraiment fait rentrer directement dans le tissu de la partition,  au point que lorsque j’écoute cet opéra (je l’ai vu assez rarement depuis) c’est la petite musique de Böhm que j’ai toujours en moi et du coup, j’ai une grande affection pour ce Mozart-là, avec ses dialogues, avec ses redoutables airs (parmi les plus difficiles pour soprano) qui exigent à la fois les agilités, une certaine assise,  une certaine largeur, mais aussi les aigus et les suraigus : à ce titre, Martern aller Arten est sans doute l’un des airs les plus ardus du répertoire, à cause de ses difficultés techniques et de sa longueur. C’étaient donc ce dimanche à Munich de grandes retrouvailles avec un opéra très lié à mes premières expériences lyriques et donc une grande joie.
À Paris, la mise en scène de Günther Rennert, très classique, très représentative de la mise en scène mozartienne allemande de grande tradition de ces années-là, sans grande imagination, mais sans âge également, aurait donc pu vivre longtemps.

Die Entführung aus dem Serail, prod Strehler, Paris 1984 © Daniel Cande
Die Entführung aus dem Serail, prod Strehler, Paris 1984 © Daniel Cande

Mais Massimo Bogianckino importa à Paris quelques années plus tard LA mise en scène de Entführung aus dem Serail  de l’époque, celle de Giorgio Strehler, sans doute la plus belle mise en scène de cet opéra dans les cinquante  dernières années ; quand il l’importa, en 1984, elle avait déjà 19 ans : une mise en scène créée au Festival de Salzbourg en 1965 (Mehta, Rothenberger Wunderlich) reprise à la Scala deux fois dans les années 70, et qui fut, et reste à mon avis la référence, dans les décors de livre d’enfant de Luciano Damiani, avec ses jeux d’ombres et de lumières, avec sa merveilleuse poésie qui en faisait l’Enchantement au Serail.

Die Entführung aus dem Serail, prod Strehler, Paris 1984 © Daniel Cande
Die Entführung aus dem Serail, prod Strehler, Paris 1984 © Daniel Cande

En 1993-1994 encore, elle fut reprise à la Scala sous la direction de Wolfgang Sawallisch pour servir d’écrin à la Konstanze de Mariella Devia : la production avait une trentaine d’années et je suis sûr qu’une reprise aujourd’hui garderait encore sa fascination.

À Munich, la production date de 2003 (elle fut très mal accueillie), et elle est signée Martin Duncan, dans des décors de Ultz, typique des choix de Sir Peter Jonas, alors intendant: un spectacle coloré, souriant, mais qui propose un choix radical en supprimant totalement les dialogues, et en les remplaçant par une récitante en nikab – elle se dévoile très vite pour afficher la soif de Konstanze et Blonde pour la liberté féminine créant ainsi une sorte de chambre d’écho entre le Sérail d’hier (le palais de Topkapi) fermé et réservé aux femmes et aux eunuques, et le monde d’aujourd’hui : femmes voilées, ouvriers turcs couverts du drapeau national (applaudissements dans la salle) traversant la scène (en réalité machinistes). Tout l’opéra se réduit alors aux parties chantées, qui se déroulent systématiquement ou presque dans des sofas suspendus multicolores avec la récitante qui raconte et quelquefois commente brièvement l’action .

À la création, Sandrine Piau en Konstanze © Wilfried Hösl
À la création, Sandrine Piau en Konstanze © Wilfried Hösl

Chaque scène et chaque personnage dans un sofa se déplaçant latéralement ou en hauteur, comme si défilaient des sortes de miniatures ou des saynètes, en font un spectacle de marionnettes chantantes, les sofas suspendus à des fils rappelant  ceux avec lesquels on manie des marionnettes : la conséquence, Bassa Selim, rôle exclusivement  parlé devient par la suppression des dialogues un rôle presque muet (sauf dans la scène finale), et il n’y plus d’espace pour aucun des effets humoristiques des dialogues sur lesquels repose quasiment toute l’avancée de l’intrigue, ni aucun des éléments dramaturgiques de la trame.
L’humour et le sourire sont portés par la récitante, Demet Gül, une excellente actrice d’origine turque qui commence par parler au public en turc (sourires), et qui tient le fil d’un récit entrecoupé d’airs, comme un texte illustré où les images seraient remplacées par la musique. C’est amusant au départ, c’est vite un peu lassant, malgré la jolie manière dont sont réglés les airs, que les chanteurs exécutent assis ou couchés sur les sofas, avec pour les duos, deux sofas (un par protagoniste) ou plus rarement un sofa pour deux…Il reste que certains moments sont réussis, comme l’apparition des eunuques qui se dénudent et demeurent en pagne face au public, puis se retournent, se plient et semblent écrire, puis se tournent vers le public avec sur leur pagne une croix à la place du sexe, ou le jeu sur les fruits et les délices portés par des esclaves-table, ou Osmin massant violemment Pedrillo etc..etc..
Autre conséquence inattendue, la musique qui en ressort apparaît, isolée des contextes dialogués, plus mélancolique, plus retenue, plus triste, et moins légère qu’habituellement. Déjà sous ce Mozart encore jeune pointent les opéras de la maturité, et ce n’est pas là le moindre paradoxe que les personnages prennent plus de poids et de consistance musicale que dans la version dialoguée, tout en restant des marionnettes. Il reste pour moi, malgré de jolis moments, que l’on y perd au niveau de l’intérêt dramaturgique.
Musicalement en revanche , la production fonctionne bien grâce à une distribution équilibrée et de très bon niveau.
Deux ténors et deux sopranos aux qualités voisines, une basse, un rôle parlé, voilà l’exigence. Belmonte est un ténor lyrique dont la tessiture est voisine de Tamino, et qui donc demande une belle assise et un certain volume, et un beau contrôle sur la voix pour les mezzevoci que le rôle demande. On disait souvent quand j’étais jeune fan d’opéra « qui chante Belmonte ou Tamino finira en Lohengrin ». Pedrillo est plus léger, et peut être interprété par un ténor de caractère. Blonde exige une note très haute dans son premier air, et est une voix typique de colorature léger. Konstanze est un lirico-colorature, agilités, cadences pyrotechniques, mais aussi assise large : il ne faut pas un simple colorature, mais une voix qui ait une certaine consistance. Une Konstanze doit pouvoir chanter la Comtesse ou Donna Anna (même si l’inverse n’est pas forcément le cas)
Jusqu’ici Lisette Oropesa (http://lisetteoropesa.com) a chanté des sopranos plutôt légers, et la voir affichée dans Konstanze m’a surpris. C’est une délicieuse Sophie de Werther, (et dans pas si longtemps probablement du Rosenkavalier), c’est une Suzanne, c’est une Gilda notable (que les genevois ont pu applaudir dans le récent Rigoletto ) : un soprano formé à l’école américaine: contrôle, diction, projection, technique impeccables. Si les américains ont peu de théâtres d’opéra (globalement pas plus nombreux qu’en France), ils ont un réseau d’universités et de lieux de formations enviable. Un jeune artiste américain arrive sur le marché avec une bonne technique, et surtout un répertoire large, qu’il a pu éprouver dans les représentations montées dans les universités. Les artistes américains trouvaient par exemple dans les années 70 et 80 en Allemagne un marché tout près à les accueillir : 250 théâtres de répertoire avec des troupes demandant des artistes agiles et adaptables. C’est encore vrai aujourd’hui, mais l’arrivée  des chanteurs issus des écoles russes a un peu bouleversé la donne, surtout pour les voix plus consistantes.

Lisette Oropesa, la Konstanze du jour
Lisette Oropesa, la Konstanze du jour

Lisette Oropesa a toutes les qualités exigées par Konstanze : une fraîcheur et une jeunesse enviables, une technique solide, cela se sent dès son premier air très paminien , Ach ich liebte déjà difficile dans la retenue qui exige déjà aigus et trilles. Konstanze demande des aigus et suraigus assurés (ce fut un rôle où brilla Gruberova), quelle qu’en soit la hauteur, des agilités, des choix de cadences sans concessions, et une endurance notable : Martern aller Arten est chanté par Lisette Oropesa sans aucune faiblesse, aucune fatigue, et on sait la difficulté de cet air, mais l’ensemble du rôle est  donné avec la même sûreté, et la même maîtrise. Je ne doute pas que cette excellente chanteuse n’approfondisse le travail interprétatif sur un rôle assez riche et plus profond qu’on ne le pense généralement. Mais déjà quelle maîtrise ! Cela confirme ce que je pressentais, à savoir que Lisette Oropesa, magnifiquement préparée et techniquement sans failles, est une personnalité attachante, sympathique et douée et se trouve sans aucun doute à l’aube d’une grande carrière.
On connaît mieux Javier Camarena, un ténor habitué des rôles belcantistes et rossiniens, même s’il a chanté Belmonte à Salzbourg en 2013. C’est lui aussi un très bon technicien avec un sens de la respiration, avec un très beau contrôle sur la voix et sur le souffle, qui se joue des difficultés techniques. Ce qui caractérise cette voix c’est d’abord un style et une très grande élégance : dans Entführung, les deux protagonistes ont de nombreux airs (Konstanze en a trois dont deux consécutifs et Belmonte quatre). On se souviendra de son Wenn der Freude Tränen fliessen, un moment de lyrisme élégiaque qui fait du deuxième acte (qui concentre la plupart des grands airs des personnages)  le sommet musical de l’œuvre. Pour ma part, j’ai beaucoup apprécié la prestation, même si la voix me semble un tantinet légère pour le rôle, non qu’elle ne réponde pas aux exigences, mais pour Belmonte, j’aime des voix un peu plus consistantes : j’y entends une couleur un peu trop rossinienne dans sa manière, mais c’est plus une question de goût.  Cela reste vraiment de très bon niveau.

La Blonde de Rebecca Nelsen est aussi typique de l’excellence américaine. Il suffit de consulter son site internet (http://rebeccanelsen.eu)  pour constater le répertoire impressionnant qui recoupe celui de sa collègue Lisette Oropesa. Rebecca Nelsen fait une jolie carrière en Allemagne et Autriche, on l’a vue notamment dans Blondchen au Festival de Salzbourg en 2013 (aux côtés de Javier Camarena et de Desiree Rancatore) ; fraîcheur, jeunesse, vivacité du personnage et du chant, mais aussi parfaite maîtrise technique et naturellement les aigus voulus par le rôle et notamment dans son air  initial qui ouvre l’acte II Durch Zärtlichkeit und Schmeicheln . Qui dit mieux?
Pedrillo est peut-être plus complexe. Apparemment c’est le valet habile et léger, une sorte de Figaro du Barbier, mâtiné de Leporello, car il hésite quelquefois à agir par peur, mais c’est à lui que Mozart donne l’un des airs les plus poétiques de la partition, sinon le plus poétique (en tous cas un de mes préférés), la romance In Mohrenland gefangen war. C’est avec Osmin le rôle qui souffre le plus de la disparition des dialogues, parce que c’est lui qui très largement fait avancer l’action (c’est notamment lui qui fait entrer Belmonte dans la place) et qui dans cette vision retrouve une place secondaire qu’il n’a pas dans l’œuvre en réalité. Il est confié à Matthew Grills, un tout jeune ténor, qui appartient à l’Opéra Studio de la Bayerische Staatsoper, et qui en 2013 faisait partie de l’Opera Studio de Portland et surtout du Merola Opera Program, l’un des programmes de formation les plus en vue actuellement aux USA. Il a déjà chanté Belmonte  à Santa Fé. C’est dire la confiance que la Bayerische Staatsoper investit sur ces jeunes artistes. Et de fait, Matthew Grills montre une agilité, une vivacité et  aussi une versatilité exemplaires, même si la voix gagnerait à être un peu plus projetée, il obtient un très gros succès notamment dans Durch Zärtlichkeit und Schmeicheln, presque a capella où il montre un potentiel d’émotion non négligeable allié à un jeu qui a une forte prise sur le public, un air qui rappelle d’ailleurs que nous sommes aux débuts de la mode des opéras à libération qui culminera à Fidelio et qui passe notamment par Lodoiska (Cherubini, 1791) et même Zauberflöte (1791). C’est à n’en pas douter de la graine de Ferrando ou de Tamino. C’est notamment l’un de ceux qui malgré une mise en scène qui confine sur des sofas et donc qui bride les mouvements et les jeux de scène, celui qui s‘en s’en débrouille le mieux en arrivant à faire ressortir la vivacité et l’inventivité du personnage avec à la fois une simplicité et une justesse notables.
Dans cette ode à la liberté et au courage, typique de l’Aufklärung, mais aussi à la clémence (dans le Bassa Selim de 1782 pointe naturellement le Titus de 1791), Osmin représente le totalitarisme, la violence la jalousie et le désir, une sorte de Monostatos avant la lettre. Le rôle est confié le plus souvent à une basse profonde (Kurt Moll l’a souvent chanté et l’enregistré) qui descend jusqu’au ré. C’est pour une seule fois, Franz Hawlata qui le chante.
Franz Hawlata est un des chanteurs les plus connus de la distribution. Je l’ai notamment vu dans Hans Sachs à Bayreuth, dans La Roche de Capriccio à Vienne. C’est un chanteur-acteur notable, avec grand sens de la comédie et du théâtre : son Sachs était à Bayreuth magnifiquement joué et dit, il était chanté de manière plus contrastée, certains parlaient de « Sprechgesang ». Son Osmin aurait évidemment gagné à être plus joué, et nul doute que la présence des dialogues auraient donné plus d’aisance et de brillant à la prestation.
Réduit au chant, et aux airs, c’est peut-être paradoxal mais le charisme scénique d’Hawlata en prend un coup. Certes, au début notamment, la voix bien timbrée, la diction donnent une assise au personnage. Mais la profondeur exigée et les graves redoutables font un peu défaut, la voix se détimbre, devient mate, et les défauts constatés ces dernières années réapparaissent. Cette voix est fatiguée, et même si l’artiste garde un relief scénique intact, le relief vocal est érodé. Il doit chanter Sir Morosus dans la prochaine Schweigsame Frau : il excelle dans ce type de rôle de Strauss, on le sait, mais la voix sera-t-elle au rendez-vous?
Le choeur du Bayerische Staatsoper très en place, est divisé entre les femmes (sur scène) et les hommes (en fosse) car dans le Sérail, pas de place pour les hommes. Il est comme toujours excellemment préparé (par Stellario Fagone, le chef de choeur en second auprès de Sören Eckhoff).
Quant l’orchestre, il est confié à Constantin Trinks, un des chefs de la jeune génération (39 ans), qui fait partie des bons chefs de répertoire à suivre. Je me souviens de son excellente direction de Das Liebesverbot de Wagner à Bayreuth en 2013. On retrouve ce soir une battue précise, des gestes nets, du rythme, de la vivacité et un son clair. Cela reste peut-être un peu « martial » mais je me demande cependant si l’absence de dialogue ne pèse pas elle aussi sur la direction et sur le rythme général et si elle ne nuit pas à la fluidité de l’ensemble. Le rythme des dialogues peut influer sur un tempo, sur un discours musical et c’est bien là l’un des éléments de réussite d’un Singspiel (ou même d’une opérette). Ici il y a du Sing, mais pas de Spiel…d’où une musique moins en prise avec l’intrigue. Il reste que ce travail avec l’orchestre remarquable qu’on connaît (les  bois étaient ce soir vraiment excellents) reste de très bon niveau et convaincant.
Pour conclure, voilà un spectacle un peu frustrant. La satisfaction musicale entre en concurrence avec le dessein général d’un travail qui efface le côté Singspiel, c’est à dire un spectacle où le dialogue est le moteur de l’action et la musique un moment d’arrêt sur image. Quand le moteur s’arrête ou disparaît, le spectacle change lui-même de nature : un récitant au lieu d’une scène de théâtre renvoie l’opéra non au Singspiel , mais à une sorte d’opéra-oratorio qui lui modifie sa nature profonde : on a deux actions (récit et chant) sans moteurs. Pour moi il s’agit d’une erreur et l’ambiance générale en pâtit, c’est dommage quand il n’y a pas de faiblesses sur le plateau.
Je pense qu’en gardant l’excellente idée des sofas, on eût pu dialoguer de sofa à sofa avec des effets intéressants. Si le metteur en scène a voulu actualiser en introduisant une récitante d’aujourd’hui qui tente de clarifier l’intrigue (le plan de Topkapi est plusieurs fois projeté pour montrer les progrès de Belmonte vers le Serail) pendant que l’histoire est renvoyée au passé, il eût pu alors aller plus loin dans l’actualisation. Ici le chant prend un coup de vieux et de lointain, qui nuit à la vivacité de l’ensemble et qui crée inévitablement un peu de langueur. Malgré des effets amusants et des sourires, malgré une réalisation de bon niveau, malgré l’excellence musicale, c’est un peu le désenchantement au Sérail. [wpsr_facebook]

Die Entführung aus dem Serail, décor de Ultz © Wilfried Hösl
Die Entführung aus dem Serail, décor de Ultz © Wilfried Hösl

FESTIVAL D’AIX-EN PROVENCE 2014: ARIODANTE de Georg Friedrich HAENDEL le 18 JUILLET 2014 (Dir.mus:Andrea MARCON; Ms en scène: Richard JONES)

Scène finale © Pascal Victor ArtcomArt
Scène finale © Pascal Victor ArtcomArt

Une œuvre récemment redécouverte

Ariodante est resté dans les oubliettes de l’histoire pendant deux siècles. Créé pour le théâtre de Covent Garden (l’ancêtre du ROH actuel) en 1735, il a bénéficié d’une reprise puis est tombé dans l’oubli.L’œuvre  est réapparue dans les années 1970, à l’occasion de la Baroque Renaissance mais c’est par une production de Pier Luigi Pizzi à la Piccola Scala de Milan en 1982 dirigée par Alan Curtis que l’œuvre a pris son envol moderne, cette production a beaucoup tourné : on l’a vue notamment au Théâtre des Champs Elysées (accueillie par l’Opéra de Paris) en 1984-85.  Ariodante a fait aussi l’objet d’une nouvelle production de Jorge Lavelli au Palais Garnier en  avril-mai 2001  sous le direction de Marc Minkowski (avec les Musiciens du Louvre-Grenoble) et déjà Patricia Petibon, mais dans le rôle de Dalinda.

Inspirée d’un épisode de l’Orlando Furioso de l’Arioste repris par Antonio Salvi pour le livret d’un opéra de Giacomo Antonio Perti (1708), le livret en est anonyme. Un livret assez simple, en trois actes, Acte I le bonheur, Acte II, la crise, Acte III, la résolution. C’est de drame intime et familial qu’il s’agit, et non pas d’héroïsme démonstratif : un amour de deux êtres Ginevra, fille du roi d’Écosse, et Ariodante, promis au trône, (un preux chevalier, certes, mais il y en a tant dans les forêts, les îles et les royaumes de l’Orlando Furioso !) contrarié par un amoureux éconduit, jaloux  et donc méchant, Polinesso, Duc d’Albany, qui imagine un stratagème simple, mais toujours efficace dans les opéras : il montre à Ariodante dissimulé sa fiancée (en fait, la dame de compagnie amoureuse de Polinesso déguisée en Ginevra) convolant en injustes ébats avec lui, Polinesso. Ariodante naïf et désespéré (dans le monde baroque, les apparences sont toujours trompeuses et réussissent toujours à tromper) fuit et cherche à mourir par noyade, mais les Dieux ne le lui permettent pas, il vivra donc mais dans la douleur et la désespérance. Quant à Ginevra, elle est accusée par Lurcanio, frère d’Ariodante, d’être une femme perdue, le roi son père la renie aussitôt (comme tous ces gens sont faciles à convaincre par la première affirmation venue !) et elle se meurt de chagrin et de honte. Mais au troisième acte, Ariodante sauvé des eaux revient, la dame de compagnie avoue le forfait, Polinesso est démasqué puis tué, et Ginevra rétablie dans sa virginité première. Tout est bien qui finit bien.
Une chaine d’amour : Lurcanio aime Dalinda qui ne l’aime pas mais aime Polinesso qui ne l’aime pas mais aime Ginevra qui ne l’aime pas mais aime Ariodante qui l’aime aussi, une chaîne où un seul méchant suffit à être le chien dans le jeu de quilles.

Comment mettre en scène ?

C’est bien là la question centrale :  comment faire du théâtre avec un livret certes plu simple que d’ordinaire, mais qui qui ressemble à tant et tant de livrets de l’époque, fondé sur des histoires connues le plus souvent du public alors assez cultivé, qui trouvent leurs origines dans la mythologie, ou au moins celle rapportée par les Métamorphoses d’Ovide, ou dans la Jerusalem délivrée du Tasse ou dans l’Orlando Furioso de l’Arioste : chevaliers, héros, dieux et demi-dieux, magiciens et magiciennes, îles enchantées et forêts profondes peuplent les opéras que le public devait regarder comme un grand livre d’images, sans autre souci que les images et ce pourquoi on allait à l’opéra, le chant. L’extraordinaire notoriété de chanteurs comme Farinelli, ou Carestini le créateur d’Ariodante en est la preuve : ce qui attire le public, ce sont les acrobaties vocales, ce sont les voix les plus extraordinaires, c’est d’abord la performance ; d’ailleurs, les opéras durent des heures, mais le public va et vient, et ne se fixe qu’au moment des morceaux de bravoure, modifiés à plaisir selon les désirs de telle ou telle vedette. C’est le spectacle qui prime, et ce spectacle doit en mettre plein la vue, d’où des orages, des tempêtes, des vaisseaux perdus, des incendies et des artifices de machinerie qui font que dans certains cas on a construit des salles adaptées à la machinerie prévue et non l’inverse. Le théâtre est un art éphémère, mais le lieu théâtral l’est aussi. Les lieux même de la représentation tout en bois (et donc construits assez rapidement) brûlent fréquemment, on reconstruit sur les cendres fumantes e la nave va.

Il en va tout autrement de nos jours. Aujourd’hui le spectateur est assis, ce qui au XVIIème et XVIIIème n’est pas toujours le cas : on pouvait entrer à cheval dans la salle, les loges (c’est le cas à la Scala) étaient accompagnées de leur dépendance, salon ou réduit servant à cuisiner : les chaises des loges ne sont même pas dirigées vers la scène, mais placées vis à vis, pour la conversation. Aujourd’hui, il y a un orchestre et un chef. Il y avait bien des orchestres, et d’excellentes formations (Mannheim par exemple), mais pas de chef au sens moderne. Et pas de mise en scène, mais une mise en effets scéniques : décors, machineries, costumes. Mise en scène et metteur en scène, invention du XXème siècle, apparaissent pour le théâtre d’abord, puis pour l’opéra. Même si Wagner, eh oui, toujours lui, avait eu l’intuition de la mise en scène et de sa nécessité, ce n’est guère que plusieurs décennies après sa mort qu’on commencera, à Bayreuth à parler de mise en scène ou en espace, à travers une nouvelle conception du décor (Alfred Roller) ou surtout de l’espace scénique (Meyerhold mais surtout pour Wagner Adolphe Appia). C’est dans les années 50 qu’on commence à voir se multiplier de vrais metteurs en scène, et dans les années 70 que la mise en scène explose à la tête des spectateurs d’opéra.
C’est donc tout récent.
Lorsque le répertoire baroque est arrivé sur les scènes, à peu près à la même période, lorsque les travaux d’Harnoncourt ou de Gustav Leonhardt ont proposé une autre approche des œuvres des XVIIème et XVIIIème siècles et surtout imposé une autre écoute, la mise en scène de ces opéras s’est fondée sur l’image, sur l’esthétique de l’apparence, ce fut la trilogie Monteverdi de Ponnelle, à Zürich, puis l’aventure baroque de Pier Luigi Pizzi, qui est d’abord un décorateur (génial), et qui a imposé ce répertoire casques, plumes et capes colorées en version marionnettes siciliennes (des Pupi grandeur nature, dont il s’inspire puisque ces opéras racontent les histoires que racontent les marionnettes siciliennes), des mises en scène photographiques sur fond de statues baroques torturées ou de colonnes corinthiennes et temples  : qui ne se souvient de Marilyn Horne en Orlando,  toute plume,  armure et longue cape écarlate ?
Je rappelle schématiquement ces données pour replacer cet Ariodante dans le débat désormais quadragénaire sur le style et les œuvres baroques, et sur les prises de position stylistiques qui ont déterminé les prises de position scéniques. Pizzi, c’était la représentation baroque telle qu’on la rêvait, dans les ors des théâtres, reproduisant un monde luxuriant d’amusement une sorte de carnaval de Venise permanent. Et le résultat aujourd’hui, c’est un travail tout particulier que le baroque impose sur la précision technique et le contrôle vocal, sans parler des agilités, c’est un marché qui abonde en contreténors à défaut de castrats (le dernier castrat officiel, Alessandro Moreschi, est mort au début du siècle et nous en avons quelques enregistrements), c’est une série de voix modernes spécialisées, classées selon nos modes, qui chantent les rôles d’antan destinées à des voix moins classifiées (notamment la frontière entre soprano et mezzo, ou la voix de baryton) adaptées à un diapason plus bas, et donc avec des aigus plus faciles qu’aujourd’hui. Il faut s’y faire, le son change et la réception du chant change avec le temps, le public et les habitudes, tout comme d’autres éléments de la perception sensorielle, comme les couleurs. On sait bien que les anciens ne distinguaient pas les couleurs comme nous les distinguons.
J’ai moi même maintes fois affirmé dans ce blog que mon plus beau Couronnement de Poppée reste, et je pense restera, celui de Paris en 1978 dans la version Leppard avec une distribution pour la Walkyrie : Jon Vickers (Nerone), Gwyneth Jones (Poppea), Christa Ludwig (Ottavia), Nicolai Ghiaurov (Seneca) Valerie Masterson  (Drusilla). Il y en a des traces sur You Tube (https://www.youtube.com/watch?v=YUxSe2DNmdc) .
Le duo final Pur ti miro était à tomber en pâmoison.
Certains lecteurs doivent frémir…parce que je pose en fait la question non de l’offre ou de la production mais de la réception. C’est l’émotion diffusée qui électrisait ce final, et si l’émotion était au rendez-vous, si le public en était pétri, si la chimie fusionnelle scène salle fonctionnait, l’auditeur faisait foin du style et de l’exactitude formelle : il était atteint à un autre niveau, à un moment aussi où l’écoute du répertoire baroque n’était pas stabilisée par des années de travail de recherche relayée par la scène. Ce rapport forme/émotion se posait d’ailleurs dans d’autres répertoires, par exemple pour la chanteuse Tiziana Fabbricini qui chantait sans doute d’une manière peu orthodoxe, osant avec sa voix des choses bien étranges, mais qui pouvaient bouleverser. C’est aussi ce qui séparait à coup de tomates et de radis en salle les Callassiani et les Tebaldiani à la Scala. Evidemment, quand le style s’allie avec l’émotion (Marilyn Horne), c’est  alors le nirvana. Mais ils sont très rares, les artistes qui savent par la toute puissance du style et de la sûreté interprétative, distiller l’émotion. J’avoue que si un chant m’émeut, même hors style (ou soi-disant tel) alors, comme tout le monde,  je fonds.

Ariodante à Aix : un débat non clos

C’est tout ce débat, non résolu que prend sens la lecture et l’audition d’un spectacle tel qu’Ariodante qui en arrière plan a suscité des débats passionnés sur la toile tout au long des représentations aixoises, dont la Première a été fortement huée ; la mise en scène par ci, et Patricia Petibon par là, et Andrea Marcon ennuyeux, l’œuvre jugée trop longue (Purcell aurait plié ça en une heure –sic- ) et Richard Jones hors de propos, et une telle chantant faux, et l’autre trop peu concernée etc…etc…

Je suis moi-même plutôt distancié par rapport à ce répertoire, et pourtant, cette année, l’Alcina éblouissante de Zürich avec une Bartoli au sommet, et cet Ariodante m’ont séduit, et pour des raisons à la fois semblables et très différentes. Semblables parce que dans les deux cas, la mise en scène se détourne du spectaculaire pour travailler sur la psychologie et l’épaisseur des personnages, différente parce que chacun a résolu la question du chant très différemment. C’est Bartoli qui est au centre de la représentation dans Alcina et qui en dicte les lois, avec ses possibilités et sa couleur toutes particulières. Tout tourne autour d’elle, même si l’excellence de la distribution est telle que au final, c’est bien d’un ensemble et d’une troupe qu’il s’agit, et que Bartoli « rentre dans le rang », quant à la mise en scène, elle pose comme élément central le monde du théâtre comme monde de l’illusion et de la désillusion.
Dans Ariodante, d’une part, la distribution vocale est plus équilibrée, autour de quatre chanteuses (deux sopranos, deux mezzos), mais de style et d’école différentes, et d’appréhension très différente du monde haendélien, et d’autre part la mise en scène détermine fortement, presque violemment le style. Certaines des chanteuses entrent de plain pied dans la logique scénique, elles y entrent vocalement, d’autres restent au seuil. Et la logique scénique détermine ici la logique musicale.

Des choix de mise en scène prégnants

Acte III © pascal Vicotr/ArtcomArt
Acte III © pascal Vicotr/ArtcomArt

Je pense que cet Ariodante procède d’abord de la réflexion menée par Richard Jones et son décorateur Ultz et ce qu’on y voit détermine notre réception de ce qu’on y entend.
Richard Jones l’explique dans le programme de salle : au XVIIIème, il n’y a pas de mise en scène et l’interrogation sur la mise en scène d’œuvres aussi précontraintes que certaines œuvres du XVIIIème, pose la question de l’introduction de la psychologie, du personnage et donc la question du style et notamment celui du « pezzo chiuso » qui interrompt l‘action, la question du récitatif, air et da capo, même si dans Ariodante, les airs sont plus intégrés dans une action, avec moins de récitatifs, où la présence du ballet intègre  la tradition française , pour rajouter encore du spectacle. Dans la mesure où aujourd’hui les chanteurs ne sont plus en représentation mais dans la représentation (du moins on espère), cela détermine des choix qui peuvent effectivement gauchir les options stylistiques, voire les mettre en question. En bref, Richard Jones crée un choc violent en faisant d’Ariodante une œuvre inscrite dans l’espace écossais quand l’Écosse de Haendel est mâtinée de l’Orlando Furioso et de l’Arioste, qui vivait à Ferrare, plein de la plaine et des marécages proches du Pô, un paysage qui a peu de choses à voir avec l’île de Skye.

Jones place l’intrigue dans un monde du Nord, une ambiance située entre le Festin de Babette (Babettes Gæstebud , 1987, de Gabriel Axel) et une pièce de Strindberg. Nous sommes loin des mondes de cour, des ornementations, des plumes et même du baroque. Rien n’est moins baroque que ce monde rude et protestant du nord de l’Europe. Évidemment la vision détermine notre écoute, évidemment, elle détermine un regard et une interprétation vocale. En choisissant une clef psychologique, Richard Jones détermine une clef interprétative.
Richard Jones identifie dans cette œuvre la mélancolie comme une des clefs de lecture, une mélancolie présente dès le début, qui va aller en s’accentuant, et qui va déterminer la lecture plutôt grise de la fin. Cela veut dire aussi une direction d’orchestre très marquée par cette grisaille, et cette rudesse, cela veut dire aussi un chant coloré par la mélancolie, y compris lorsque les feux d’artifice vocaux sont lancés.
Mais cela détermine aussi un rythme scénique qui n’est plus scandé par les numéros vocaux, mais par une sorte de déroulement fluide d’une histoire que le metteur en scène veut étouffante : un monde étroit, concentré, enfermé en lui même, un espace clos, l’espace clos d’une île écossaise perdue.

Maquette du dispositif © Festival d'Aix
Maquette du dispositif © Festival d’Aix

Pour étouffer, il faut un décor étouffant et de préférence unique, il faut un espace réduit, c’est ce qu’il construit avec son décorateur Ultz : un espace unique, fait de quatre espaces contigus, le hors décor, lieu de la fuite et de l’ailleurs derrière le décor et sur le proscenium, et l’espace central, une vaste pièce séparée en trois par des lignes au sol et des portes figurées par deux serrures (une à droite et une à gauche) accrochées à des portillons qu’on ouvre et qu’on ferme, pour bien marquer le rite du passage : à jardin un foyer, l’espace culinaire qui est celui de Dalinda, au centre une grande table de réunion, espace social du Roi, du monde et des autres,  et à cour l’espace intime de Ginevra, un espace très réduit, avec du papier peint étouffant, un petit lit,  une armoire et une cuvette pour les ablutions : le tout comprimé dans un coin. Des costumes de marin des années 50, marquant une sorte d’étirement du temps et seuls élément autochtones, le kilt du roi, en Tartan de Harris ( lié à l’île de Skye) et une série de couteaux accrochés au mur qu’on suppose être des couteaux de pèche ou de chasse. En situant avec cette précision géographique le lieu de l’histoire, Jones lui enlève tout aspect légendaire, se détache de l’Orlando furioso et en fait un drame psychologique de l’isolement, de la solitude dans un espace claustrophobique marqué par le religieux, d’où un Polinesso en pasteur (pasteur le jour pour le monde, mauvais garçon la nuit : sous la soutane, le désir animal). Tout cela est parfaitement lisible, il s’agit de faire d’un opéra baroque une action dramatique fluide, où les chanteurs vont être sollicités dans une continuité dramatique plus que pour restituer un style. Ariodante, version Benjamin Britten.

 Des conséquences sur les chanteurs

Il est clair que les chanteurs les plus soucieux de style et de vérité musicale, et moins à l’aise avec le travail de l’acteur comme Sarah Connolly se trouvent en décalage, un Ariodante pécheur d’Écosse, ce n’est pas tout à fait son style, et on la sent un peu prisonnière d’un jeu qu’elle n’épouse pas. D’où un chant qui techniquement me paraît sans problème majeur, sauf quelquefois un léger manque de projection, avec de très beaux moments comme à l’acte II le magnifique scherza infida ou à l’acte III Dopo notte atra e funesta, que j’ai beaucoup aimé mais un engagement scénique limité, presque absent quelquefois. Beaucoup de justesse musicale dans un univers où elle semble un peu perdue. D’autres chanteuses qui ont marqué le rôle (je pense à Anne Sofie Von Otter) auraient sûrement été plus disponibles pour ce travail scénique particulièrement attentif.

Folies d'amour © Pascal Victor ArtcomARt
Folies d’amour © Pascal Victor ArtcomARt

Tout autre manière d’aborder l’œuvre pour Patricia Petibon. Comme Sarah Connolly, elle est habituée à ce répertoire, qu’elle chante depuis ses débuts, mais au contraire de Sarah Connolly, elle intègre immédiatement les exigences théâtrales dans le jeu et dans la voix,. Je ne suis pas toujours un fan de Petibon, mais force est de constater ici non seulement l’engagement complet de l’artiste au service du théâtre, mais aussi une manière de plier cette voix à ces exigences, avec des jeux inédits sur la montée à l’aigu, avec des variations non pas spectaculaires, mais volontairement inscrites dans une dramaturgie et une caractérisation psychologique. Cela donne quelques surprises et peut donner l’impression d’un abord problématique de la musique, mais pas, comme je l’ai lu de mal canto. Un canto plié à l’exigence prosaïque du théâtre, et non à l’exigence éthérée de la musique, un canto qui a une vraie couleur, terriblement émouvante (l’air final de l’acte II il mio crudel martoro tire des larmes).

Patrica Petibon © Bertrand Langlois. AFP
Patrica Petibon © Bertrand Langlois. AFP

Petibon confirme ici son intelligence, sa manière de prendre des risques, de jouer avec ses défauts, pour rendre une vérité du personnage. On sent qu’elle a chanté Lulu, parce qu’elle aborde Ginevra comme Lulu, entière, dédiée, dans les replis psychiques voulus par la mise en scène au risque de paraître hors de propos là où elle est en plein dans le propos. Exceptionnel.
Sandrine Piau en Dalinda me paraît un peu en deçà de cette intelligence créative, formellement, c’est sans doute la meilleure du plateau, avec un timbre moelleux, un  chant bien contrôlé, des agilités en place, qui montrent que cette Da   linda pourrait être une Ginevra, mais cela m’apparaît plus attendu, moins imaginatif, moins expressif que chez Petibon. Le jeu scénique est satisfaisant, l’actrice est à l’aise, mais il manque un peu de légèreté, un peu du côté écervelé de cette imprudente et lointaine annonciatrice de Dorabella. On est dans un chant plus conforme, et si le timbre reste magnifique par sa rondeur, quelques aigus restent mal maîtrisés.

David Portillo, Sandrine Piau, Sonia Prina © Pascal Victor/ArtcomArt
David Portillo, Sandrine Piau, Sonia Prina © Pascal Victor/ArtcomArt

Quant à Sonia Prina, elle incarne Polinesso, avec une jolie finesse : même lorsqu’elle est pasteur, elle a quelques gestes, quelques mouvements, quelques sons aussi du mauvais garçon qu’elle est sous sa soutane ; la mise en scène exige, pendant qu’Ariodante se lamente à l’acte II, une scène d’amour / pantomime en parallèle, assez avancée et elle y est très vraie. J’ai moins aimé le timbre, quelques approximations et acidités, mais comme Giannattasio dans Elisabeth de Maria Stuarda, le rôle de Polinesso étant celui du très grand méchant sans rachat possible, il n’est pas absurde que la voix corresponde par ses défauts et sa couleur à cette noirceur-là. Et donc j’ai aimé le personnage joué, et les petites fissures vocales ne m’ont pas gêné, car au-delà des fissures légères, il y a une forte personnification, de jolies agilités, et une bonne maîtrise technique.

Au total, j’ai trouvé que globalement , dans un rapport que chacun entretient différemment à la mise en scène très présente, demandant une précision très exigeante dans le jeu imposé par Richard Jones, qui a travaillé avec un soin millimétré au moindre geste et au moindre mouvement, les quatre femmes tentaient de répondre au mieux, mais c’est Patricia Petibon, dont Jones fait le personnage central et la clef de la scène finale, qui stupéfie par la manière dont elle a intériorisé et scéniquement et vocalement  le personnage voulu par la mise en scène qui transforme la fin de manière logique, sinon attendue. Après ce que Ginevra a vécu, après avoir été accusée par l’ensemble de la communauté, vivre dans ce coin de bout du monde clos est insupportable et pendant qu’on fête la normalité retrouvée, elle s’habille dans ses habits du début, fait sa valise et quitte la scène en la traversant sur le proscenium, pendant qu’Ariodante, assis à la table, reste prostré, le regard fixe au milieu des vivats…une fin amère qui contredit le happy end obligé de ce type d’œuvre.

Patricia Petitbon (Ginevra) et Luca Tittoto (il Re di Scozia) © pascal victor/ArtcomArt
Patricia Petitbon (Ginevra) et Luca Tittoto (il Re di Scozia) © pascal victor/ArtcomArt

Enfin, saluons la performance des seuls mâles du plateau, Luca Tittoto, le magnifique Re di Scozia originaire, comme Andrea Marcon de la Marca Trevigiana (Asolo). Une voix claire, puissante sans être tonitruante, très homogène, au style et à la technique parfaitement maîtrisés, à la couleur très humaine qui donne au personnage une forte présence (par la vertu de la mise en scène, il est presque toujours en scène), les scènes de l’acte III avec Ginevra sont bouleversantes.
Mêmes remarques pour le Lurcanio de l’américain David Portillo, ténor texan qui a suivi le Merola Opera Program l’une des académies pour jeunes chanteurs les plus prestigieuses des USA, liée à l’Opéra de San Francisco. Élegance, pureté de timbre, diction, présence scénique et engagement caractérisent ce jeune chanteur valeureux. Élégant aussi, Christopher Diffey dans le rôle épisodique d’Edoardo.
Mais le travail de Jones ne s’arrête pas aux individus. Jones a géré les groupes, le chœur  (English voices magnifiques, intenses, engagées sous la direction conjointe de Tim Brown et Richard Wilberforce) et les figurants de manière presque chorégraphiée (à chaque lever de rideau, de manière rituelle): j’ai été très surpris par leur entrée dans la chambre de Ginevra, recroquevillée sur son lit au troisième acte, prenant et posant leur chaise en des mouvements successifs homogènes et presque comme un ballet, pour se retrouver tous serrés au fond, derrière le lit, donnant et renforçant l’impression d’étouffement.
Ce travail théâtral est parachevé par le choix de traduire les ballets par des marionnettes. Est-ce une allusion lointaine aux marionnettes siciliennes dont il était plus haut question. C’est possible, dans la mesure où elles ont porté ces histoires de chevaliers pendant tout le XIXème siècle et une partie du XXème, succédant ainsi à la tradition baroque. C’est en tous cas une très belle idée, qui tisse des rapports sous-jacents auxquels on ne pensait pas forcément, et constitue un spectacle dans le spectacle, une mise en abîme bien dans l’esprit de l’œuvre, un spectacle révélateur de nos rêves et de nos cauchemars, qui est un jeu entre vérité et représentation. La mise en scène en fait le point d’orgue de chaque acte, avec le même rituel : on apporte sur la table des caisses en carton, et on en extrait les marionnettes qu’on va mouvoir. Ce rituel semble inscrit comme dans une tradition locale, où la population prendrait l’histoire en charge et se créerait une sorte d’espace imaginaire. Le sommet en est le deuxième acte, où l’avenir de Ginevra est vu en prostituée livrée à la rue et aux hommes de manière à la fois réaliste et déchirante.

Un orchestre de très haut niveau

fbo_logoComme pour La Flûte enchantée, Bernard Foccroulle a fait appel aux Freiburger Barockorchester pour accompagner Ariodante. Freiburg, ville moyenne au sud du Baden-Württemberg , à 70 km de Bâle, est bien heureuse d’abriter en son sein et un conservatoire de musique très prestigieux, où enseignent notamment Eric Le Sage (piano), Wolfram Christ (ex.Berliner, Alto solo du LFO) et Rainer Kussmaul (Ex-violon solo des Berliner) et deux formations de très haut niveau, puisque le Balthasar Neumann Ensemble de Thomas Hengelbrock en est aussi originaire, mais ceci explique sans doute cela.

On ne peut que saluer la rondeur du son, et notamment des cordes, la précision des attaques, l’énergie et la dynamique quand il le faut (premier acte). À sa tête, Andrea Marcon impose une certaine retenue, là où Pablo Heras-Casado imposait énergie et jeunesse. Andrea Marcon est l’un des protagonistes de l’introduction du répertoire baroque en Italie, et notamment en Veneto, d’où il est originaire (Trévise). Il y a là une vraie histoire (Venise, Vivaldi, I Solisti Veneti) , mais aussi des formations plus récentes qui ont vraiment renouvelé l’écoute de ce répertoire en Italie et ont contribué à populariser les approches les plus récentes, par exemple I Sonatori della Gioiosa Marca et des solistes comme Giuliano Carmignola.
Appliquant à la lettre l’idée de Richard Jones sur la mélancolie inhérente à l’œuvre, Andrea Marcon impose une lecture que d’aucuns ont trouvée lancinante et un peu ennuyeuse. Très attentif au chant, et à la cohérence plateau et fosse, il donne son meilleur à l’acte II, le plus sombre, en mode mineur, dont les premières mesures sont d’une intensité et d’une tristesse impressionnantes. Il réussit à contribuer fortement à l’émotion très marquée de l’ensemble de l’acte. Au total une grande performance orchestrale, convaincante et engagée, un parti pris du chef tout en finesse sans volonté démonstrative.
Voilà une représentation aux ressentis contrastés, très discutés, et c’est heureux : cela montre que le spectacle fonctionne dans sa proposition radicale. Car c’est un parti pris radical que de lire Haendel à l’éclairage de Britten ou de Strindberg. C’est un choix assumé et cohérent, que le public apprécie diversement, mais c’est le rôle d’un Festival que de faire des propositions de très haut niveau mais non consensuelles, discutables, qui heurtent et qui font gamberger. En ce sens, Foccroulle a tapé juste, comme souvent depuis qu’il est à Aix.
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A guache Sarah Connolly et David Portillo, au fond à droite Sandrine Piau et Sonia Prina © Pascal Victor /ArtcomArt
A guache Sarah Connolly et David Portillo, au fond à droite Sandrine Piau et Sonia Prina © Pascal Victor /ArtcomArt