L’Opéra ailleurs. Voilà ce que Patrice Martinet depuis quelques années entreprend dans cette bonbonnière fleurie qu’est le Théâtre de l’Athénée-Louis Jouvet, un théâtre lieu de mémoire du spectacle vivant qui respire l’histoire et les souvenirs. On se rappelle que Pierre Bergé initia « Les lundis musicaux » en invitant chaque lundi les stars du chant, et le cycle fut tellement plébiscité qu’il reste encore dans les mémoires.
Patrice Martinet, passionné de théâtre et de musique, qui sait percevoir les attentes du public et qui intuitivement les prévient, a senti que ce théâtre était quelque part fait pour la musique, une musique intime, une musique de proximité, une musique jeune, ailleurs, inattendue: ainsi a-t-il pris le risque de présenter des œuvres en réduction (le Ring), des opérettes oubliées (Là Haut) et des oeuvres conçues pour des espaces différents, comme ce Viol de Lucrèce (The rape of Lucretia), opéra de chambre écrit en 1946 par Benjamin Britten, pour 13 musiciens qu’il présente pour la seconde fois en quelques années, dans la même production, avec les artistes de l’atelier lyrique de l’Opéra National de Paris dirigé par Christian Schirm qui montrent une fois de plus quel beau travail y est accompli. S’il y a une réussite à l’Opéra National de Paris, c’est bien son Atelier Lyrique, qui a fait que le chant en France aujourd’hui est défendu par de nombreux artistes de qualité.
Ainsi donc, cette dernière représentation était interprétée par la seconde distribution, dominée par la Lucretia de Aude Extrémo, belle voix de mezzo-soprano, très homogène, puissante, intense, avec une vraie personnalité. Évidemment, dans l’espace si intime de l’Athénée, il peut être difficile de mesurer la projection réelle d’une voix et son extension, mais il est hors de doute que sa qualité intrinsèque est vraiment notable, et que l’artiste doit être suivie: une voix aussi chaude, aussi ronde laisse espérer une carrière, et des rôles pour lesquels on manque aujourd’hui de personnalités.
Elle était entourée d’une distribution particulièrement homogène dominée par deux coryphées vraiment convaincants, le choeur masculin de Kévin Amiel, et féminin de Elodie Hache, tous deux vraiment engagés, intenses, avec un soin tout particulier donné au phrasé et à la diction. Ils regardent l’action, la commentent et tournent autour d’un espace réduit limité par des cloisons tournantes (de Laurent Peduzzi) qui délimitent le jeu, espace étouffant comme il convient au lieu de la tragédie, sans issue, sans lumière possible conçu par Stephen Taylor, qui a repris en l’adaptant sa mise en scène de 2007. Les autres protagonistes ont tous une belle présence, et des voix chaudes, bien dominées, notamment Damien Pass en Junius et le Collatinus au joli timbre de Pietro di Bianco. Notons tout particulièrement la Bianca de Cornelia Oncioiu (seule rescapée de la distribution de 2007) et la Lucia lumineuse, aux aigus frais et sûrs de Armelle Khourdoïan. Seule petite déception, le Tarquinius du baryton Valdimir Kapshuk, peu à l’aise avec le texte, avec la musique, assez inexpressif et emprunté, en retrait par rapport au reste de la distribution, malgré une belle présence physique.
Stephen Taylor, nous l’avons dit, concentre l’action autour d’un espace réduit qui convient bien à ce théâtre, et installe l’action pendant la deuxième guerre mondiale: l’oeuvre date de 1946, au sortir du conflit, et cette histoire qui souligne les excès de la guerre, qui fait tomber toutes les exigences morales et sociales, et qui permet toutes les dérives, mais aussi toutes les ambigüités. D’ailleurs, le viol de Lucrèce (bien représenté par un jeu de voilage et une fente de la cloison) pose la question du consentement et du plaisir, car on ne sait si Lucrèce se tue de la honte du viol ou de la honte d’un plaisir consenti. Le programme de salle met justement en exergue la remarque d’Ernest Ansermet qui observait que Le choeur à la vierge Marie qui suit le viol était écrit sur une musique « mimant le rythme de la copulation ».
Mais ce qui donne cohérence et tension au spectacle, c’est surtout la direction musicale très précise, très tendue, très attentive au chant du jeune Maxime Pascal et la réponse particulièrement de son ensemble Le Balcon, treize musiciens qui dans l’ensemble se révèlent d’une belle virtuosité, dans la fosse exiguë du théâtre, et qui montrent qu’on peut faire de l’opéra de haute qualité sans moyens excessifs, mais avec engagement et talent.[wpsr_facebook]