Il n’était pas connu du grand public, pas un favori des médias, mais c’était un (le ?) regardeur infatigable du théâtre depuis des décennies qui nous laisse une importante bibliographie que tout étudiant en théâtre ou tout amateur se doivent de connaître.
Mais Georges Banu n’est pas n’importe quel spécialiste des « études théâtrales » comme on dit, c’est l’immense mémoire de la scène d’aujourd’hui …
Pour s’en convaincre, il suffit de lire Les récits d’Horatio , portraits et aveux des maîtres du théâtre européen (Actes Sud, « Le temps du théâtre », 2021) où il raconte à travers non des portraits, mais des rencontres des plus grands du théâtre du XXème et des débuts du XXIème siècle son propre parcours, une sorte d’autobiographie à travers ceux qu’il a approchés, étudiés un peu confessés et quelquefois contribué à faire découvrir, qui ont pour nom (entre autres) Brook, Kantor, Chéreau, Strehler, Vitez, Mnouchkine, Grüber, Wilson, Warlikowski…
Goerges Banu est un artisan du regard, connu et respecté de tout le milieu théâtral, qui a traversé l’histoire du théâtre contemporain en France et ailleurs et surtout aidé à le révéler.
Dans mes années de découverte de la mise en scène, de toutes les mises en scène et de fréquentation intense de la poussière des plateaux, le nom de Georges Banu est vite devenu inévitable tant il était présent dans nos conversations.
La lecture de ses ouvrages est éclairante, et le ton jamais docte, jamais « universitaire » au mauvais sens du terme. C’est que Georges Banu est de cette race d’hommes à la très grande culture (théâtrale, littéraire, artistique) indissociable d’une passion qui rend ses livres non seulement une nourriture indispensable à qui aime le théâtre, mais où l’on perçoit entre les lignes un affect, une sensibilité, une vraie tendresse pour ses objets d’étude.
C’est un universitaire très respecté (j’en parle au présent parce qu’il m’a tellement accompagné que je ne peux me résoudre à employer le traditionnel imparfait), un grand essayiste, mais aussi un « promeneur amoureux » du théâtre, toujours avide de parcours neufs. Il vient d’un pays, la Roumanie, qui a donné tant de grands intellectuels et de grands artistes, notamment dans l’art théâtral. On l’oublie un peu, dans cette France qui digère ses immigrés quand ils produisent chez elle et qui les « assimile » avec délices si elle peut s’en glorifier. Il y a en effet un lien fort entre le monde intellectuel roumain et le monde français (Enesco, Ionesco, Cioran … et même Anna de Noailles !…) mais Banu n’a jamais oublié son pays d’origine, où il développa de nombreux projets.
Ce qui m’émeut, c’est qu’à chaque fois que j’ai entendu parler de lui par des metteurs en scène, c’est d’abord comme d’un ami, d’un proche, une de ces ombres pas tutélaires, mais affectueuses qui les accompagnaient dans leur parcours ; j’ai employé plus haut l’expression « promeneur amoureux » (par référence à un livre célèbre de Dominique Fernandez paru en 1980) qui ne doit pas induire en erreur en faisant penser à une sorte de dilettantisme. C’est tout le contraire, mais c’est simplement que dans cette vie, il y a une inlassable promenade d’amour pour le théâtre.
Cet intellectuel s’est certes toujours engagé aux côtés du théâtre contemporain, il est LA figure du monde des études théâtrales qui vient de s’éteindre.
Mais il est bien plus. Si je cite Les récits d’Horatio, le dernier livre que j’ai lu de lui, c’est qu’il se positionne comme l’ami, qui va raconter les géants de la mise en scène qu’il évoque, comme Horatio est l’ami qui va raconter le destin d’Hamlet.
Il les évoque par touches, avec tendresse, de manière très personnelle, sans aveuglement ni grandiloquence. Il en profite pour réunir quelques-uns de leurs aphorismes : ce livre est la révélation d’une méthode qui peut étonner certains, mais qui donne quelques traits du travail qu’il effectuait.
C’est un analyste plutôt qu’un critique, et ses analyses partent d’une sorte de regard éternellement disponible, qui essaie sans cesse non d’être devant, spectateur qui reçoit et qui juge, mais à côté, spectateur qui reçoit, mais qui aussi se met à la place de, qui comprend de l’intérieur les mécanismes de la création, comme un frère d’armes et surtout un frère d’âme. Sa démarche est ainsi profondément humaniste, tolérante, jamais péremptoire et d’une extraordinaire ouverture. À mille lieues des oukases qui sont l’apanage des ignorants, il vit le théâtre comme expérience de tous les possibles, montrant dans la mise en scène d’abord la rencontre d’un texte ou d’une situation avec une sensibilité, oserais-je dire une fragilité qui devient singularité : c’est la fragilité qui l’interpelle parce que chez certains, elle est productive.
Banu c’est quelqu’un qui comprend de l’intérieur les artistes qu’il côtoie, qui les observe de si près qu’il finit par en respirer les processus créatifs. C’est le compagnon de route du théâtre d’aujourd’hui, c’est aussi une fidélité à certaines valeurs de l’art théâtral, au-delà des frontières et des identités, au-delà des styles, car c’est tout sauf un idéologue. Son regard est un regard d’accueil permanent qui ne cesse de chercher à tisser les liens, construire des relations entre les univers dramatiques sans jamais les réduire à un dogme. C’est ainsi que pour toute cette génération de gens de théâtre, Banu, c’est d’abord « Georges », celui qui n’est jamais très loin.
Et de cette race non « d’intellectuel de référence », mais de « spectateur » toujours à l’affût, il est peut-être aujourd’hui le dernier représentant, une dernière figure de géant capable de respirer le théâtre, de le faire sentir et de le faire vivre.
Et c’est pourquoi on est triste de perdre cette mémoire-là qui a côtoyé (c’est-à-dire été à côté de) les plus grands en comprenant à la fois pourquoi, comment ils lisaient les œuvres, mais aussi et surtout pourquoi cet individu-là pouvait seulement produire ce théâtre-là. Banu cherchait des pépites, des nouvelles figures, toujours curieux, toujours soucieux d’observer un théâtre qui ne se fossilisât pas.
Mon dernier souvenir de lui, c’’est à l’Opéra de Lyon où je l’avais croisé lors d’une table ronde que j’animais, motivée par la mise en scène de Andriy Zholdak du Château de Barbe Bleue de Bartók, une production victime du Covid que le public lyonnais découvrira ce printemps, et Zholdak, boule d’idées, boule de fragilité, boule d’éclairs de lumières, était justement une de ces pépites qui l’avaient « étonné » et dans la discussion remontait toute cette mémoire-là, son immense culture bien évidemment, mais aussi cette armée des ombres théâtrales qu’il a tant contribué à soutenir, défendre, et expliquer.
Georges Banu est indissociable de cette « ère des metteurs en scène » vouée aux gémonies par ceux qui attendent que le théâtre leur montre ce qu’ils ont envie de voir ou qu’ils ont toujours vu, et surtout qui ne les dérange pas dans leurs pauvres certitudes, refusant les dangers de l’étonnement sans jamais comprendre cette belle phrase de Baudelaire « Le beau est toujours bizarre ».
Georges Banu était sans cesse à l’affût ce ce bizarre et des êtres qui le portaient.
La réflexion sur le théâtre en France perd un vrai grand homme. Il vous reste à vous imprégner de ses livres, parce que si l’homme n’est plus, son Esprit souffle toujours.