SALZBURGER FESTSPIELE 2014 -THÉÂTRE à HALLEIN-PERNER INSEL: DON JUAN KOMMT AUS DEM KRIEG/DON JUAN REVIENT DE LA GUERRE de Ödön von HORVATH, Mise en scène Andreas KRIEGENBURG

La cueillette des Lettres, ce "sang des familles" © Monika Rittershaus

La cueillette des Lettres, ce “sang des familles” © Monika Rittershaus

Salzbourg 2014 (Théâtre) : après le relatif échec des Derniers jours de l’humanité (Georg Schmiedleitner), et les discussions de la critique autour de Forbidden Zone (Katie Mitchell), le projet autour de la première guerre mondiale construit par Sven Eric Bechtolf, le directeur de la programmation théâtre qui prend l’interim du festival après le départ de Alexander Pereira, a affiché Don Juan revient de la guerre, de Ödön von Horváth dans une mise en scène de Andreas Kriegenburg.
La pièce de Horváth, qui soit dit en passant, est à l’affiche de l’Athénée en 2014-2015 dans une mise en scène de Jacques Osinski, est passionnante pour trois motifs :
–       c’est une pièce sur la guerre et sur son influence sur l’évolution des êtres, voire leur destruction et à ce titre une très violente dénonciation.
–       c’est une pièce sur la femme, sur sa liberté ses désirs et ses choix, et sur son passage d’objet à sujet.
–       c’est une pièce sur Don Juan, qui revient de la guerre avec un désir de changement, un sujet qui risque de devenir objet, mais qui retrouve peu à peu les vieilles lunes, dans l’écartèlement des désirs contradictoires.

Cette fois, aucune erreur dans le choix des lieux : c’est à Perner Insel, à Hallein (à une dizaine de km de Salzbourg) sur cette scène magnifique située dans une friche industrielle inventée par Gérard Mortier et Peter Stein, où je vis Les géants de la Montagne (Ronconi) et en 1999 ce spectacle inoubliable de Tom Lanoye et Luk Perceval, Schlachten ! (Batailles) à partir des pièces de Shakespeare traitant de la Guerre des deux roses, qui durait environ 9h et qui m’a à jamais marqué.
En pensant à Don Juan revient de la guerre, je me suis dit que tout enseignant travaillant avec ses élèves Don Juan de Molière (passage obligé, rituel, de tout enseignement de littérature en lycée) pourrait rompre le train-train donjuanesque en proposant en lecture-miroir cette extraordinaire pièce de Horváth, qui pose la question du Donjuanisme en des termes particulièrement aptes à faire comprendre le sens du mythe.
Pourtant, malgré l’enthousiasme devant ce travail, ce n’est que près de trois mois après que je me décide à écrire…

Je me suis demandé pourquoi j’avais tant tardé.
Sans doute une hésitation. Sans doute aussi parce que j’ai tenu à relire la pièce en traduction française, dans la belle traduction de Hélène Mauler et René Zahnd parue aux éditions de l’Arche, et que peu à peu l’urgence de l’écriture s’est atténuée, pour se transformer en souvenirs, en éléments de réflexion, en moments qui régulièrement reparcouraient les labyrinthes de ma mémoire.
Alors je suis revenu sur le métier.
D’abord parce que la pièce est tout à fait extraordinaire et que j’engage les parisiens (et les autres) à courir à l’Athénée en avril 2015. Ensuite à cause du travail d’Andreas Kriegenburg, qu’on connaît peu en France. Il m’avait séduit aussi bien dans son Ring que dans Die Soldaten à Munich que je viens de revoir il y a deux semaines. J’étais curieux de voir du théâtre, car à distance de plusieurs mois, des images profondément ancrées me restent de ce travail que je voudrais communiquer.
Enfin, peut-être parce que d’une certaine manière, j’ai confusément ressenti une gêne à parler d’une pièce sur la femme, sur les femmes qui regardent un homme et qui projettent leurs désirs plus ou moins fantasmés sur un homme.
Et si une femme pouvait mieux ressentir que moi ce travail ? Je me suis vraiment posé la question, parce que la polyphonie féminine (il y a 35 femmes dans la pièce) est ici traitée comme un thème et ses variations, et que ces variations finissent pas créer un tableau psychologique extraordinaire, d’une très grande sensibilité et sans doute aussi d’une grande justesse.

Don Juan revient de la guerre © Monika Rittershaus
Don Juan revient de la guerre © Monika Rittershaus

Mais il y a tant de choses diverses dans la pièce, que finalement je prends la plume ou plutôt le clavier. Il y a des idées et des profils, une atmosphère si particulière, peut-être unique dans le théâtre de Horváth ou au moins ce que j’en connais. On y ressent avec une grande violence la guerre et les transformations psychologiques et sociales d’un monde bousculé, l’Allemagne au lendemain d’un conflit terrible qui l’a laissée au tapis, mais on n’y imagine pas Don Juan, trop singulier et trop superbe pour être un anonyme dans les millions de soldats engagés, et presque incongru dans un monde guerrier essentiellement masculin. Et pourtant, il est bien là; et la guerre lui a enlevé sa singularité : il dit lui-même dans l’une des premières scènes « je ne suis rien du tout »: il fuit (il dit fuir…) donc son personnage et ce qu’il traîne après soi. Un Don Juan d’après, qui va être contraint de revenir à celui d‘avant contre lui-même (et un peu par lui-même) et par les autres, voilà grossièrement résumé le sujet de la pièce.
La question de Don Juan, notamment chez Mozart et Da Ponte, c’est la question des femmes : les hommes chez Mozart sont soit des répliques de Don Juan en creux (Leporello), soit un mal aimé un peu perdu qui va dans le mur (Ottavio) soit un benêt qui sans doute portera les cornes toute sa vie, comme le jour de son mariage (Masetto). Les femmes au contraire sont toutes trois passionnantes et ambiguës : Da Ponte avait déjà compris ce qu’Horváth a décidé de faire. Car Horváth prend acte de cette domination théâtrale des femmes pour nous dire : Don Juan, c’est d’abord une question de femme(s).
Ce qu’il ajoute, qui est à mon avis génial, c’est la question de la guerre : elle lui permet non seulement de dépeindre une Allemagne groggie au lendemain de la défaite, retrouvant les plaisirs et la vie, mais s’engouffrant dans un tunnel qui mènera où l’on sait. En montrant les effets de la guerre et de cette guerre là à travers le parcours de Don Juan sur les évolutions sociales, et notamment sur le statut de la femme, restée à l’arrière et ayant assumé l’absence des hommes en les remplaçant, il montre ce qu’elle a gagné en liberté et en autonomie. Inévitablement le retour de l’homme se fait dans un autre contexte. Mais il montre aussi que la femme retombe dans les filets de Dom Juan, malgré qu’elle en ait, et donc que les choses ne sont pas aussi changées qu’on le croit.

Chez le profiteur de l'inflation © Monika Rittershaus
Chez le profiteur de l’inflation © Monika Rittershaus

Que cet homme emblème soit Don Juan crée un double postulat :
–       Don Juan a changé parce qu’il a vécu la guerre, et qu’il n’est plus Don Juan ou du moins se refuse à l’être. La guerre lamine, y compris les grands-seigneurs-méchants-hommes, mais il n’est pas dit qu’il ne soit pas encore Don Juan…
–       Les femmes ont changé parce qu’elles ne sont plus des instruments dans ses mains, mais tout en ayant changé, elles le réclament…

Or, la pièce nous montre que tout a changé et que rien n’a changé, elle raconte l’histoire de la renaissance du Don Juanisme et de l’irrésistible montée du désir, et du mécanisme de projection qui replace Dom Juan au centre des mailles du filet.

La mécanique du désir © Monika Rittershaus
La mécanique du désir © Monika Rittershaus

Mais elle montre aussi que tout a changé parce que cette fois, Don Juan est vraiment devenu homme-objet qui ne peut plus rien contre le cheminement de son destin..

Le dispositif inventé par le metteur en scène (et décorateur) est un espace ouvert, sur lequel il ne cesse de neiger, et au centre un arbre auquel pendent des lettres, vision automnale, hivernale, une vision en tout cas profondément mélancolique dès le départ, mais une vision extraordinairement poétique d’une réalité de l’arrière et des familles restées loin du front, imaginée métaphoriquement par un arbre où pendent les lettres que les femmes vont cueillir. Cela m’a rappelé l’expression de Michelle Perrot appelant les lettres du front « le sang des familles » : l’arbre, avec sa sève, symbole de vie, alimente les familles qui cueillent les lettres comme des fruits : une relation alimentation/nourriture, mais aussi une relation rituelle comme un rite ancien (rites de fertilité, de renaissance naturelle etc..) qui définit la vie passée en guerre à la fois nouvelle, rituelle, et nourricière, et les relations à la fois proches et quotidiennes, mais aussi lointaines et fragiles, des hommes au front et des femmes restées à l’arrière. Une image qui  présente d’une manière simple et évidente, d’une stupéfiante poésie et d’une très grande justesse, la manière dont la femme a vécu pendant les années de guerre.
En ce sens, Don Juan revenant de la guerre, c’est évidemment l’homme revenant de la guerre, comme tous ces hommes qui reviennent dans leur famille où des habitudes et des rituels se sont installés qu’ils vont, reprenant leur place, totalement bousculer.

Don Juan est donc à la fois Don Juan et tous les hommes, il devient l’emblème d’un retour qui est aussi malaise, un malaise partagé par tous, et qui bouscule la société.

Kriegenburg va proposer une esthétique assez simple, laissant les personnages remplir l’espace, limité pour chaque scène à des déplacements de praticables, de tissus, de fenêtres, de cloisons légères, qui installent aussi grâce aux éclairages une ambiance à chaque fois différente. Mais où les personnages féminins sont presque interchangeables malgré leur variété : 35 femmes jouées par 9 actrices, selon le conseil donné par Horváth lui même « ces trente-cinq femmes non seulement peuvent, mais doivent êtres interprétées par beaucoup moins de comédiennes, de sorte que presque chaque comédienne a plusieurs rôles à jouer ». Et les rôles ne sont pas personnalisés dans la distribution donnée dans le programme : il y a Don Juan et « Les femmes », même si leurs costumes, d’une très grande élégance et légèreté (Andrea Schraad) donnent à chacune un profil…femmes et variations.

Les femmes...© Monika Rittershaus
Les femmes…© Monika Rittershaus

La première image est avec la dernière, la plus puissante de toute la pièce. Elles suffisent à elles deux à alimenter le livre des images les plus merveilleuses du théâtre occidental.
Le rideau de tulle blanc est tendu, et du sol, émergent 18 mains, sorte de renaissance , d’une vie souterraine, qui commencent à bouger, comme réclamant quelque chose : ces mains émergentes  se transforment peu à peu en corps qui saisissent le rideau et l’enroulent et s’en enroulent, en un groupe compact et solidaire qui se met à chanter en chœur. Extraordinaire moment où les femmes, aux visages recouverts de céruse, vivent le groupe. On comprend immédiatement que les scènes individuelles ne seront que part de ce collectif, qui commence par la magnifique cueillette collective des lettres, pendues à un arbres comme autant de feuilles d’automne, des lettres des soldats qui vont revenir (ou non) du front.
Immédiatement après, bruits de bottes, d’obus, de guerre et Dom Juan arrive, visage masqué par le masque à gaz et encore casqué, défait par le front, exténué, courant dans tous les sens. Il sera l’homme, le seul homme de la pièce. Il est vrai qu’il se suffit à lui-même. Blessé, il va séjourner à l’hôpital, autre monde de femmes, où les femmes soignent et où les hommes sont blessés, et où il se crée un étrange rapport (qu’Herheim avait aussi traité d’une manière presque voisine dans le second acte de Parsifal à Bayreuth).

Max Simonischek © Monika Rittershaus
Max Simonischek © Monika Rittershaus

Don Juan, c’est Max Simonischek (le fils du très grand acteur allemand Peter Simonischek), 32 ans, voix douce, modulée, épuisée, corps qui porta sans doute bien, un jour, devenu un être ordinaire qui vient de la guerre, sans argent, sans fierté, sans dieu. Que vaut Don Juan dans un monde sans Dieu ?
Max Simonischek réussit grâce à la voix, grâce à la tenue, à donner du personnage une image neutre et sans vrai caractère, une sorte de zombie qui traverserait un monde qui lui devenu étranger. Presqu’un enfant perdu, et ce personnage qui n’a plus rien du « grand seigneur méchant homme » garde malgré lui et malgré sa volonté, sa puissance de séduction, d’abord potentielle, puis réelle, dont il va finir par user à nouveau comme aimanté par son destin destructeur de soi et des autres. Le ton qu’il emploie évite la plupart du temps le relief, le grand style, il reste dans une sorte de conversation presque blanche, et pourtant, le jeu femme-homme se reconstruit peu à peu, et même dès le départ, là où il passe, il laisse, pour parodier Da Ponte une odore di uomo qui réveille le désir féminin.
Pourtant, il va sans cesse être à la recherche de son dernier amour, ou de sa dernière conquête d’avant: avec le souvenir, avec la guerre, avec le retour, il voudrait revenir à cette femme qui l’a abandonnée, comme les autres : elle a fui, elle en est morte deux ans plus tôt

Elisa Plüss(la Lolita...), Olivia Grigolli, Max Simonischek, Sonja Beisswenger © Monika Rittershaus
Elisa Plüss(la Lolita…), Olivia Grigolli, Max Simonischek, Sonja Beisswenger © Monika Rittershaus

C’est une sorte de jeune Lolita qui va peu à peu le ramener vers lui-même dans son éternité symbolique, une toute jeune fille qui fait du patinage (extraordinaire Elisa Plüss).
Dans ce parcours de Don Juan qui se révèle bientôt une course vers la mort, parce que Don Juan ne peut qu’être porteur de mort. Certaines scènes demeurent fixées dans la mémoire, les scènes avec la jeunes patineuse dont on vient de parler, la scène traitée de manière désopilante de la loge à l’opéra où l’on donne le Don Giovanni de Mozart( !) et comme par hasard le La ci darem la mano, la scène des dames chez le profiteur de l’inflation, qui témoigne de la volonté de Horváth d’inscrire ce Don Juan dans l’histoire, au moment de l’inflation galopante qui fait à la fois des profiteurs et des victimes. Les deux histoires celle de l’Allemagne et celle de Don Juan, vont chacune vers le gouffre et vers l’aporie. Il faudrait aussi souligner le travail époustouflant que Kriegenburg a imposé aux voix, dont la variété va pratiquement de la voix de dessin animé (à la Mickey) à celle de la voix d’opéra, accompagné par une vraie recherche sur les ambiances sonores. On nous montre là quelque chose d’un opéra glacé.

Finalement, Don Juan comprend l’aporie d’un destin auquel il ne peut échapper : apprenant la mort dans un asile d’aliénés de celle qu’il voulait retrouver, qu’il a rendu folle, il s’éloigne dans le froid, seul, sans commandeur, sans enfer, sans flammes.
Au lieu des flammes de l’Enfer, Don Juan va mourir pétrifié par le froid (le troisième acte s’appelle Le bonhomme de neige) : les femmes apportent autour de lui chacune son écot en pains de glace qu’elle vont briser autour de son corps, tels les héros du Crime de l’Orient Express , vision stupéfiante de ces femmes qui à l’aide de piolets brisent cette glace en morceaux, comme si elles brisaient en même temps et leur vie et leur fantasme, en une scène ritualisée d’une force saisissante. Comme toujours, en disparaissant Don Juan laisse femmes désemparés, vies brisées, monde en friche. Le mythe est toujours là, mais sublimé par une de ces images inoubliables que le théâtre sait donner.

Briser la glace... © Monika Rittershaus
Briser la glace… © Monika Rittershaus

Magnifique spectacle, qu’on aimerait revoir. Il serait trop injuste que seules ces 8 représentations  rendent justice à ce théâtre et à ces acteurs phénoménaux : autour de Max Simonischek, Sonja Beisswenger, Olivia Grigolli, Sabine Haupt, Traute Hoess, Elisa Plüss, Nele Rosetz, Janina Sachau ? Natali Seelig, Michaela Steiger. Quant au travail d’Andreas Kriegenburg, c’est à la fois son apparente simplicité, sa lenteur, et cette succession de scènes brèves qui chacune réinsèrent Don Juan dans son mythe, mais aussi ces femmes dans leur tissu de contradictions faites de méfiance et d’attirance, de refus et de désir, de volonté de protection et de goût pour le risque et la mort, au milieu d’un monde qui se décompose à coup de millions de milliards de Marks. À travers Don Juan, Horváth montre les mécaniques inéluctables au travail, mécaniques individuelles, sociales, historiques, un peu comme ces énormes rouleaux bien visibles au-dessus du plateau qui versent une sorte de neige éternelle, rouleaux qui distribuent l’ineffable et le presque rien d’un flocon singulier mais qui finit en épaisse couche qui fixe et pétrifie le monde, mais qui sont aussi des rouleaux compresseurs qui écrasent et laminent.
Le monde d’après guerre continue d’être peuplé de somnambules.

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Don Juan, solitaire et glacé  © Monika Rittershaus
Don Juan, solitaire et glacé © Monika Rittershaus

 

 

FÊTES NOCTURNES DE GRIGNAN 2014: THÉÂTRE – LUCRÈCE BORGIA de Victor HUGO le 6 AOÛT 2014 (Ms en scène: David BOBÉE) avec Béatrice DALLE

Lucrèce Borgia à Grignan
Lucrèce Borgia à Grignan

Athénée : http://wanderer.blog.lemonde.fr/2013/10/21/theatre-de-lathenee-2013-2014-lucrece-borgia-de-victor-hugo-ms-en-scene-lucie-berelowitsch/

Comédie Française : http://wanderer.blog.lemonde.fr/2014/07/19/theatre-a-la-comedie-francaise-2013-2014-lucrece-borgia-de-victor-hugo-le-13-juillet-2013-ms-en-scene-denis-podalydes-avec-guillaume-gallienne/

Entre Salzbourg et Bayreuth, un petit retour à la maison pour de très bonnes raisons, qui a permis d’aller voir cette Lucrèce Borgia aquatique avec Béatrice Dalle présentée au Château de Grignan, où est morte la Marquise de Sévigné. Un lieu de prédilection pour une histoire mère/fils, là où la Marquise a vécu une histoire mère/fille.
Lucrèce Borgia, allez savoir pourquoi a eu cette année les honneurs des scènes françaises : retour en grâce du théâtre de Hugo ? enthousiasme pour cette histoire d’amour et d’inceste dans une Italie agitée ? C’est ma troisième Lucrèce de la saison, Marina Hands à l’Athénée (Lucie Berelowitsch) Guillaume Gallienne au Français (Denis Podalydès) et enfin Béatrice Dalle à Grignan (avec une tournée l’an prochain en France) dans une mise en scène de David Bobée .
J’avais apprécié le travail de Lucie Berelowitsch et la superbe Marina Hands, j’ai moins aimé le spectacle compassé de Denis Podalydès, à la Comédie Française, au luxe un peu froid et dans un moule de plâtre où il ne se passe pas grand chose.

Harmonie du soir...
Harmonie du soir…

À Grignan cela respire un tout autre parfum, au milieu de la Drôme provençale, avec le Ventoux à vol d’oiseau dans le ciel du soir, devant la belle façade Renaissance du Château, bercé par la tiédeur du vent..

Le dispositif
Le dispositif

Un tout autre parfum donne le choix du metteur en scène David Bobée de faire de l’eau (le début se passe à Venise) l’élément dramaturgique central de ce travail, l’eau où les acteurs se jettent, se vautrent et meurent, l’eau dont on utilise les jeux de reflets des effets d’éclairage, l’eau dont les éclaboussures effleurent les spectateurs des premiers rangs. Une eau noire et lisse au départ qui reflète la façade du Château, bientôt brouillée en permanence, par la lumière, eau-or, eau-sang. Cette eau d’ailleurs fait obstacle, on marche dedans avec difficulté, on tombe, on se relève assez facilement quand on est un homme (pantalons), moins quand on est une femme, où il faut tirer une robe à traîne, qui s’alourdit, comme si on devait emporter derrière soi tout le poids de ses péchés. Cela explose, cela éclabousse, cela saute, cela meurt aussi à la fin sur ces estrades de bois retournées devenues radeaux qui ressemblent à celles mis en place à Venise lors de l’acqua alta et qui seules  déterminent les espaces différents et les changements de lieu, en des mouvements fréquents. Voilà un spectacle non pas ébouriffant mais éclaboussant, et il faut le prendre comme tel.

Acte I
Acte I

À l’opposé du spectacle de la Comédie Française, où le texte était dit et mastiqué comme un bonbon en or massif, et devenait du même coup difficile à digérer, où la forme et la diction semblaient être l’alpha et l’oméga du spectacle (sauf pour Eric Ruf et Christian Hecq qui savaient colorer leur texte), ici, la manière dont le texte est dit est aussi éclaboussante que le spectacle : il y a une multitude  d’accents ou de manière de parler, il y a l’accent ibérique, il y a l’accent des quartiers, il y a des accents africains, même celui, plus noble et plus contenu du Duc Alphone d’Este (Alain D’Haeyer), il y a le très coloré Gubetta de Jérôme Bidaux, bref, il y a une diversité de styles, de manières de dire le texte, y compris sans toujours le jouer – car la plupart des acteurs sont des circassiens- qui donne une folle dynamique au spectacle, on redécouvre un Hugo jeune, vigoureux, brut de décoffrage et en même temps éloquent et tragique. Seule Catherine Dewitt dit le texte plus « théâtralement », elle est la Negroni, diction exemplaire et belle tenue.

Béatrice Dalle (Acte I)
Béatrice Dalle (Acte I)

Quant à Béatrice Dalle j’avais le souvenir de 37°2 le matin, et me voilà devant une femme mûre, aux formes charnues et offertes, mais au comportement très contenu, presque gênée, avec une manière de dire le texte oscillant entre l’articulation théâtrale et la fluidité cinématographique. On ne sait si cette manière de prononcer les mots de Hugo, pas toujours claire, est une exigence de mise en scène ou une conséquence de l’absence de familiarité de l’actrice avec les planches. Elle a eu par exemple à la fin, au moment de prononcer le fameux « Je suis ta mère » final, où on attend une sorte de Berma ressuscitée, une sorte d’accident : elle le murmure, agonisante, gisant dans l’eau et c’est très émouvant, mais on ne l’entend pas, cette satanée réplique : au point que certains de mes voisins disaient « mais elle l’a dit ? ». Problème sans doute de pose de voix, ou déraillement momentané à moins que ce soit un artifice ironique de mise en scène. Vous la voulez votre réplique ? vous la voulez claironnée ? vous l’aurez murmurée…

Les lettres de Borgia, enlevées par Gennaro...
Les lettres de Borgia, enlevées par Gennaro…

J’ai aimé cette diction refusant la diction, c’est à dire peut-être aussi sa faiblesse ou sa fragilité d’actrice de théâtre néophyte, et du même coup son naturel, et son port, pas un port princier, mais un port de mère, vaguement matronal. J’ai adoré cet être maternel, plus convaincant dans la tendresse que dans la férocité qui semble presque forcée : un personnage prêt à aimer. Je ne fais pas le bien que j’aime et je fais le mal que je hais : comme cet aphorisme racinien est ici vérifié ! Oui, elle est très crédible dans la perspective de ce travail.
Gubetta est aussi particulièrement bien dessiné, dans un autre style que Christian Hecq au Français, tout en ironie mordante. Le personnage de Jérôme Bidaux semble osciller entre l’âme damnée d’un monstre, et donc un monstre lui aussi, ou le garçon explosif et vital comme les autres, de Maffio à Apostolo ou Geppo, ils se mêle à eux et on se prend à le confondre avec les amis de Gennaro, ce qui d’ailleurs est cohérent avec le rôle qu’il joue, puisqu’il doit circonvenir ces jeunes écervelés et gagner leur confiance en faisant comme eux.
Pierre Cartonnet (Gennaro) n’est pas l’acteur le plus accompli, le Maffio Orsini de Pierre Bolo est beaucoup plus en place avec une diction et un timbre de voix mieux dominés. Mais il a dans la voix cette candeur, cette disponibilité au monde, cette absence de rouerie qui convient au personnage. Il parle avec simplicité  de manière un peu rude, un peu décalée, un peu brute, qui par le style correspond à un Gennaro toujours un peu en dehors, toujours un peu dans le doute, dans l’interrogation, toujours légèrement à distance, ailleurs. J’ai aussi apprécié cette manière de prendre le personnage et de le rendre autre, de le projeter ailleurs, ou à côté.
Enfin, l’Alphonse d’Este d’Alain D’Haeyer donne au personnage une très grande crédibilité, sans en exagérer la perversité, dans l’effleurement de l’amour/haine qui l’habite. C’est aussi que le texte de sa quasi unique scène, centrale dans l’œuvre et qui la fait basculer, est sans doute le plus attentif et le mieux écrit par Hugo, qui avait besoin sans doute d’un duel au sommet, d’une de ces batailles verbales qui font les climax de théâtre. Cette longue scène, passionnante, est l’une des plus réussies, comme il se doit, mais aussi parce que Alain D’Haeyer est un acteur d’expérience au théâtre, et dans la troupe, cette expérience se lit (chez Dewitt et Bidaux également), l’habitude de la scène, de la projection vocale, de la pose de voix, du débit et de l’articulation font que leur présence crée attention. Il faut évidemment qu’Alphonse d’Este soit crédible, soit dominé, soit calculé au millimètre. Et c’est le cas.

Saluts de la troupe
Saluts de la troupe

Mais au total, cette alternance de jeunesse et de rudesse, et d’élaboration plus policée, ce mélange de typologies d’acteurs différents, sans oublier l’ajout de la musique à la guitare (un guitariste américain je crois), qui actualise la pièce et fait de tous ces personnages des gens proches du public et contemporains, donne ce foisonnement qu’on aime voir chez Hugo, ce désordre maîtrisé, cette évidente soif de liberté à la fois réelle et formelle qui caractérise bonne part de son théâtre, cette volonté d’aller toujours ailleurs et de provoquer, ce désir de faire exploser les codes. David Bobée applique la recette en essayant de faire exploser les fonctions, les personnages, les typologies, les idées reçues, en ce sens, peut-être ce travail est-il le plus hugolien des trois versions vues, même si tout n’est pas toujours maîtrisé, même si il y a sans doute des choses inutiles. Il faudra voir si ce dispositif résiste aux salles fermées et aux frimas. Sans doute le travail de Berelowitsch était-il plus maîtrisé et plus rigoureux.  Mais David Bobée, c’est la sève à l’état pur, c’est l’énergie hic et nunc, c’est une sorte de tempête rafraîchissante, un vrai bain de jouvence et c’est bien cela que j’ai aimé.

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Béatrice Dalle et Pierre Cartonnet
Béatrice Dalle et Pierre Cartonnet

SALZBURGER FESTSPIELE 2014: THÉÂTRE – DIE LETZTEN TAGE DER MENSCHHEIT/LES DERNIERS JOURS DE L’HUMANITÉ de Karl KRAUS LE 4 AOÛT 2014 (Ms en scène: Georg SCHMIEDLEITNER)

Scène d'ensemble (début partie II) © Georg_Soulek
Scène d’ensemble (début partie II) © Georg_Soulek

Il y a des œuvres qui vous marquent à vie et pour moi, Les derniers jours de l’humanité de Karl Kraus est de celles-là. Non parce que c’est une œuvre impérissable, non parce que c’est un chef d’œuvre de la littérature, mais parce que c’est justement une œuvre impossible à qualifier, un de ces objets théâtraux non identifiés : un texte de 800 pages, avec des dizaines et des dizaines de personnages, de lieux, d’aucuns penseraient à une sorte de logorrhée inextinguible et évidemment impossible à mettre en scène.
La saison théâtrale du festival de Salzbourg dirigée par Sven-Eric Bechtolf est consacrée cette année à la première guerre mondiale, avec outre le Kraus, des projets (The forbidden Zone mis en scène par Katie Mitchell) d’autres textes comme  Don Juan revient de la guerre, d’Ödön von Horváth mis en scène par Andreas Kriegenburg.
J’ai vu en 1990 Les derniers jours de l’humanité au Lingotto de Turin, dans les espaces désaffectés des usines FIAT, un projet fou de Luca Ronconi, dans le sillage de son Orlando Furioso présenté aux Halles (dans les anciens pavillons Baltard) à Paris en 1969. C’est une de mes expériences théâtrales les plus importantes et les plus vibrantes. J’ai vu ce spectacle 6 fois, chaque jour je faisais les 130 km qui séparent Milan, où j’habitais, de Turin.

Au Lingotto de Turin (1990) ms en scène Luca Ronconi
Au Lingotto de Turin (1990) ms en scène Luca Ronconi

Comment expliquer ? Avec une jauge maximum de 500 spectateurs, debout, circulant entre les 8 scènes, avec des dizaines de comédiens, des décors constitués par des authentiques wagons, locomotives, sur des vrais rails, des presses Heidelberg.

Au Lingotto de Turin (1990) ms en scène Luca Ronconi
Au Lingotto de Turin (1990) ms en scène Luca Ronconi

Dans un espace gigantesque, Ronconi proposait ce théâtre éclaté, explosé, qui balayait la 1ère guerre mondiale et se terminait en opérette viennoise, dans une émotion indescriptible. Nous spectateurs, nous circulions, sortions, revenions, avec une vue partielle du spectacle comme on a toujours une vue partielle de la vie, de l’histoire du monde. J’ai eu le privilège de le voir à côté de Ronconi en hauteur, d’où il dirigeait l’ensemble. J’ai ensuite lu la pièce, en italien puisqu’à l’époque, elle n’était pas traduite en français. Il existe des extraits sur youtube, allez-y voir … On peut comprendre qu’après une telle expérience, ce texte ait pour moi imprimé sa marque, indélébile.

Pour des raisons évidentes, il est rarement joué. Je n’ai pas trace (mais je me trompe peut-être) de représentations récentes en France. Et j’ai sauté sur l’occasion de l’entendre en langue originale et en Autriche, car ce texte interroge au premier chef l’histoire de l’Autriche, même s’il vaut évidemment pour tous les peuples et pour toutes les guerres. C’est bien d’humanité qu’il s’agit…et la lecture de Christopher Clark (Les Somnambules) sur les origines de la première guerre mondiale, ainsi que la situation troublée d’aujourd’hui  en Europe, en Ukraine, notamment, avec les situations irrésolues dans les Balkans, la présence d’une Hongrie inquiétante, jette un regard très cru sur un texte qui, hélas, garde son actualité. On s’aperçoit qu’après deux guerres mondiales qui ont violemment touché l’Europe, les nationalismes, peste noire fauteuse de peurs et de tensions, renaissent comme si la Mémoire de ce qui a causé cette barbarie s’estompait.

Scène d'ensemble (partie I) © Georg_Soulek
Scène d’ensemble (partie I) © Georg_Soulek

Le spectacle, coproduit par le Burgtheater de Vienne, devait être confié à Matthias Hartmann, qui en était le directeur au moment du projet. Mais celui-ci a été démissionné, et a renoncé, et donc au dernier moment, la mise en scène de ce monument a été confiée à Georg Schmiedleitner, actuel directeur artistique du Theater Hausruck, une initiative de théâtre populaire en Haute Autriche autour de thèmes politiques et sociaux: il a l’habitude des entreprises de type « théâtre ailleurs » et donc ce texte impossible lui allait bien. Pour mémoire, il est aussi en train de réaliser un Ring à Nuremberg.

On a été d’autant plus étonné de voir ce texte présenté dans l’écrin très traditionnel, et très réduit du petit Landestheater de Salzbourg. Cette fresque qui a priori demanderait des espaces et des solutions techniques acrobatiques, ( voir Johan Kresnik à Brême il y a une quinzaine d’années ou Luca Ronconi) entre ainsi dans le cadre traditionnel du théâtre à l’italienne, et on en a et comprimé le texte, et la respiration.
Car engoncés dans un format trop réduit pour l’œuvre, les acteurs n’arrivent pas à faire vivre le texte (enfin, la partie du texte sauvée) ou du moins le font vivre toujours de la même manière, sur un plateau plus ou moins nu, seule solution pour un texte à espaces multiples, avec quelques éléments de décor et de lumières, une tournette, un escalier, des tables, quelques fumées qui donnent juste des indications.

Partie II  © Georg_Soulek
Partie II © Georg_Soulek

Ainsi du choix des scènes : il est vrai que le texte est bavard, mais chaque scène semble plus ou moins dire la même chose, les discours sont  superposables, et la distance ironique n’est pas toujours claire, les critères de choix n’apparaissent pas, sinon le discours petit bourgeois sur la guerre.
Aussi le résultat est qu’au bout des deux heures de première partie, à l’entracte certains quittent la salle. De fait, la deuxième partie est assez semblable à la première, ce travail n’avance pas et ne suggère rien sur le texte et la situation. Il y a bien des moments plus stimulants que d’autres, mais c’est dû au jeu et à la personnalité des acteurs plus qu’à la mise en scène : Peter Matić, acteur viennois très fameux, est désopilant en François-Joseph en ruine,

Dörte Lyssewski © Georg_Soulek
Dörte Lyssewski © Georg_Soulek

Dörte Lissewski, l’une des plus grandes actrices de la scène allemande, qui fut de la Schaubühne de Peter Stein est vraiment splendide dans son monologue « retour du front », mais plus pâle à d’autres moments, comme si elle n’arrivait pas à rentrer dans le spectacle. Elisabeth Orth, autre actrice viennoise fameuse (née en 1936), est magnifique d’émotion dès qu’elle apparaît. D’autres sont plus gênés et moins convaincants comme Gregor Bloéb (l’optimiste).

Gregor Bloéb & Dietmar König, l'optimiste et le grognon © Georg_Soulek
Gregor Bloéb & Dietmar König, l’optimiste et le grognon © Georg_Soulek

Dietmar König en « Nörgler », le grognon, a des difficultés à trouver le ton : il proteste, il met le doigt avec vigueur sur les questions qui fâchent, mais en même temps il apparaît bien pâle, et c’est surprenant pour un acteur de cette trempe.

Christoph Krutzler  © Georg_Soulek
Christoph Krutzler et la Postmusik© Georg_Soulek

 

Signalons aussi Christoph Krutzler, fabuleux dans son texte en dialecte viennois, ou le jeune Sven Dolinski, très juste et très vif.
J’avais de cette pièce un souvenir éblouissant, avec ses allusions à l’Apocalypse joyeuse (l’expression est de Hermann Broch), son va et vient entre drame et opérette, et cela m’avait stimulé dans de nouvelles lectures, comme les poèmes de Georg Trakl, que Karl Kraus a soutenu. Il est étrange d’ailleurs que toute la Vienne de cette époque ne soit pas mieux valorisée en France, beaucoup moins qu’en Italie, où la culture Mitteleuropa est bien présente ; Trakl par exemple devrait être plus lu, vu son importance dans la littérature du XXème siècle. Je me souviens avoir vu  un magnifique spectacle miniature sur Blaubart (Barbe Bleue), des fragments de Trakl pour une pièce de marionnettes, dans les combles du Burgtheater de Vienne, mis en scène par Cesare Lievi: un pur chef d’œuvre…

Bref, le côté Vienne chante et danse sur  le Titanic n’apparaît jamais ici, sinon par la présence lourde de la fanfare de la « Postmusik Salzbourg » , sensée donner une image grinçante, n’est pas suffisamment utilisée pour vraiment installer une ambiance, et elle apparaît presque gênante. Un travail trop sérieux, sans grande distance, et trop illustratif.
Texte aplati, ambiance monotone et monocorde, manque de respiration, manque de sens aussi font une soirée bien terne. Karl Kraus attend visiblement encore son interprète d’aujourd’hui. [wpsr_facebook]

Die letzten Tage der Menschheit, Salzburg 2014 © Georg_Soulek
Die letzten Tage der Menschheit, Salzburg 2014 © Georg_Soulek

THÉÂTRE À LA COMÉDIE FRANÇAISE 2013-2014: LUCRÈCE BORGIA de VICTOR HUGO LE 13 JUILLET 2013 (Ms en scène Denis PODALYDÈS avec Guillaume GALLIENNE)

Lucrèce Borgia Scène finale © Christophe Raynaud de Lage
Lucrèce Borgia Scène finale © Christophe Raynaud de Lage

La salle Richelieu était bien pleine en ce 13 juillet, pour voir le spectacle phare de cette fin de saison, chant du cygne de l’ère Muriel Mayette à la tête de la vénérable maison. Une Lucrèce Borgia de Victor Hugo, qu’on a l’air de redécouvrir, puisque pas moins de trois productions d’audience nationale ont vu le jour cette année, celle de Lucie Berelowitsch venue de Bretagne, à l’Athénée (voir ce blog), celle de Denis Podalydès à la Comédie Française, (jusqu’au 20 juillet) et celle de David Bobée aux Fêtes Nocturnes de Grignan, avec Béatrice Dalle (jusqu’au 23 août).
Conçu comme un spectacle médiatique et médiatisé , avec Guillaume Gallienne à peine auréolé de ses multi-Césars, avec des costumes de Christian Lacroix, des décors d’Eric Ruf, tout nouvel administrateur de la Comédie Française, et une mise en scène de Denis Podalydès: c’est presque une pure production maison, une de ces productions qui portent l’image du Français. On en a beaucoup parlé avant, on en a fait une belle promo : pensez, l’héroïne de Hugo jouée par le roi du trans-genre gentillet, Guillaume Gallienne, et Gennaro par une jeune femme : la mère jouée par un homme, et le fils par une femme. Allez y retrouver vos petits !
Le spectacle joue à guichets fermés (même Manuel Valls en ce dimanche): il a donc atteint son but.

Lucrèce Borgia, première scène © Brigitte Engerrand/Divergences
Lucrèce Borgia,apparition de Lucrèce face à Gennaro © Brigitte Engerrand/Divergences

Est-ce une réussite ? Probablement pas, et pas forcément à cause de ses choix les plus médiatisés. Que Gennaro soit joué par une femme (Suliane Brahim, assez fraîche) et Lucrèce Borgia par un homme (Guillaume Gallienne, pas vraiment frais) ne gêne pas en soi, depuis l’antiquité jusqu’à Shakespeare, les femmes ont pu être jouées par des hommes et les hommes par des femmes notamment à l’opéra: le théâtre est illusion, le théâtre fait tout passer, c’est pourquoi il est théâtre. Ce qui gène, ce sont les choix de jeu, et une mise en scène à la fois luxueuse et compassée, je dirais empesée, avec quelques belles images (scène I autour de la gondole et entrée en scène de Lucrèce notamment) et beaucoup de creux, sinon de vide.
Bien qu’on lise des déclarations rappelant Vitez disant aux acteurs qu’ils n’en feront jamais trop dans Hugo, on reste bien en deçà de cette folie échevelée, de ce romantisme exacerbé, de cette hystérie qui doit nous saisir face au vertige de la parole hugolienne et aux situations tellement extrêmes que Donizetti s’en est emparé pour en faire un opéra. Lucrèce Borgia, c’est un opéra parlé : encore faut-il une Diva.

Guillaume Gallienne (Lucrèce Borgia) © Brigitte Engerrand/Divergences
Guillaume Gallienne (Lucrèce Borgia) © Brigitte Engerrand/Divergences

Et la Diva fait défaut. Podalydès et Gallienne font le choix d’une diction compassée et pétrifiée du texte, d’une attitude distanciée, ressentie ici comme « tragédienne » au sens des tragédiens du passé : du Mounet Sully des familles. En fait, dans le genre contresens, Guillaume Gallienne m’a fait penser à Marie Bell dans le film Phèdre de Pierre Jourdan, élaboré pour immortaliser une actrice qui avait fait du personnage de Phèdre son fétiche, mais qui l’a enregistré bien trop tard, faisant de Phèdre une belle-mère en proie au démon de midi, et non la jeune femme encore fraiche qu’elle est, et dont la fraîcheur justifie pleinement son amour pour Hippolyte. Imaginez une vieille Phèdre vaguement amoureuse de son fils (dans une famille où l’inceste est pratique ordinaire et où Lucrèce est fille de Pape, tout est possible et même plus) et vous aurez Gallienne, robe noire, voile noir, verbe noir, ou plutôt gris, attitude altière, qui renferme sa passion en elle, qui n’extériorise rien. C’est possible, mais je préfère plus expressionniste. La diction reste assez artificielle, d’où toute vie est absente, la raideur est lassante, le jeu sur homme-femme non exploité (torse nu, sans perruque). Certes, cette Lucrèce est au-delà de la vie, ailleurs, au-delà du monde, mais ne montre ni palpitation, ni relief, ni émotion, ni communication. Un verbe hugolien congelé comme les paroles gelées de Rabelais. L’impression qu’on a tapé à côté court pendant toute la pièce donnée sans entracte.

Suliane Brahim (Gennaro) © Brigitte Engerrand/Divergences
Suliane Brahim (Gennaro) © Brigitte Engerrand/Divergences

Suliane Brahim dans Gennaro ne m’a pas déplu : d’aucuns l’ont trouvée excessive, un peu braillarde, l’excès fait partie du théâtre de Hugo et je l’ai trouvée d’une grande fraîcheur, et donnant à Gennaro un aspect adolescent et pré-pubère assez séduisant, et cohérent par son excès même, composant avec Maffio Orsini (excellent Stéphane Varupenne) un parfait couple eromène/eraste.

Guillaume Gallienne & Christian Hecq © Brigitte Engerrand/Divergences
Guillaume Gallienne & Christian Hecq © Brigitte Engerrand/Divergences

La troupe montre son professionnalisme, bien des acteurs de référence sont sur le plateau Eric Genovèse en Jeppo Liveretto, une jolie Giorgia Scalliet en princesse Negroni bien féminine, bien pulpeuse, bien présente scéniquement, mais de très loin dominent le plateau et la distribution Christian Hecq et Eric Ruf. Christian Hecq en Gabetta est d’une vérité confondante, avec cette allure dégagée, ses légers tics, sa démarche presque chaloupée, son allure louche et en même temps fidèle, et loyal envers sa maîtresse. On connaît les qualités de Hecq, phénoménal Bouzin du Fil à la patte, mais ici, il est plus maîtrisé, plus ironique plus distancié, plus froid, et presque plus humain, plus proche. Une performance.

Eric Ruf et Cuillaume Gallienne © Brigitte Engerrand/Divergences
Eric Ruf et Cuillaume Gallienne © Brigitte Engerrand/Divergences

Eric Ruf, en Duc Alfonse d’Este ravagé de jalousie et d’une noire méchanceté, avec sa tenue en scène, sa diction merveilleuse, son débit faussement affable, avec ses traits d’humour aussi et sa fausse distance, est glaçant et prodigieux de justesse: quel dommage qu’il n’apparaisse vraiment que pendant sa grande scène avec Lucrèce. C’est un pur moment de plaisir théâtral, on ne cesserait de le voir et de l’écouter : du grand, du très grand art. Devenu administrateur, continuera-t-il à jouer un peu, quelle perte ce serait pour la troupe s’il y renonçait !

 

 

 

De la mise en scène de Denis Podalydès, il y a peu à dire : un travail essentiellement nocturne, très musical s’appuyant notamment sur le melodramma verdien (Macbeth, Simon Boccanegra notamment), inscrit dans des somptueux décors d’Eric Ruf, dessinant des espaces à la fois fluides et bien délimités, permettant de laisser le plateau pratiquement libre, avec de beaux costumes déclinés sur 50 nuances de noir et un rouge éclatant lors de la fête chez la Negroni. Les déclarations d’intention sont nobles, leur traduction reste en-deçà des attentes. On comprend l’intention de construire une Lucrèce Borgia extérieurement glacée et intérieurement ravagée, une Lucrèce Borgia si déchirée qu’on va essayer de l’aimer, mais pour moi quelque chose n’a pas fonctionné.  Certes, le jeu est bien contrôlé, il y a de fortes individualités (voir ci-dessus) mais on ne perçoit pas de débordement hugolien : cela reste sage, toujours au bord de quelque chose, d’un gouffre dans lequel on n’ose sauter, c’est tout sauf décoiffé, tout sauf émouvant, tout sauf excessif, tout sauf tripal. C’est tiède et donc pour moi antinomique avec l’univers de Victor Hugo.
Dommage. Les fruits n’ont pas passé la promesse des fleurs.
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La Fête chez la Negroni © Brigitte Engerrand/Divergences
La Fête chez la Negroni © Brigitte Engerrand/Divergences

TEATRO ALLA SCALA 2013-2014: ELEKTRA de Richard STRAUSS le 21 MAI 2014 (Dir.mus: ESA-PEKKA SALONEN; Ms en scène Patrice CHÉREAU)

Le dispositif scénique
Le dispositif scénique

Pour une étude plus détaillée du spectacle on se reportera à l’article écrit sur cette Elektra à Aix-en-Provence
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Patrice Chéreau a dû, de là-haut, être agacé, lui qui détestait le théâtre-conservatoire. Il n’aimait pas le théâtre de répertoire à l’allemande qui reprend pendant des années des spectacles en l’absence du metteur en scène ; il veillait au contraire à retravailler à chaque fois sa mise en scène, et assister à chaque représentation. Il a rarement dérogé. Je me souviens lors du Ring à Bayreuth qu’il était là pratiquement tout le mois, et qu’il saluait chaque soir le public dont il recevait des hommages contrastés (un ami vient de me faire parvenir des huées terribles extraites du Ring 76), comme j’ai pu le constater au moins en 1977 et 1978 (après ce fut plus calme) : tracts, hurlements dans la salle étaient le lot de ce Ring.

Mais Chéreau était là, il lui arrivait même de travailler à des raccords pendant les entractes.
Que ce soit pour du théâtre ou pour de l’opéra, il tenait à être présent chaque soir. Car le théâtre est chose vivante, fluctuante, diverse, et la notion même de répertoire qui « conserve » une mise en scène était pour lui une hérésie. Une mise en scène est une œuvre d’art certes, mais éphémère, succession d’instants éternels, de poursuite d’instants qui fuient. Je l’ai déjà écrit dans ce blog : je n’ai jamais pleinement vécu Götterdämmerung dans la mise en scène de Chéreau, car je me disais sans cesse, cela va finirje ne verrai plus le rocherje ne verrai plus le quai du Rhin… je ne verrai plus… et l’immolation de Brünnhilde était à la fois une merveille et un déchirement. Aucun autre spectacle, de ma vie, ne m’a fait un tel effet émotionnel, ne m’a donné cette urgence. Alors certes, je regarde encore souvent la vidéo – qui est magnifique- , mais à l’écran se superpose le souvenir de la salle, du cœur qui bat, des émotions indicibles, et l’écran finit par s’effacer pour retrouver le Temps d’alors, chaque vision de ce Ring est pour moi le Temps retrouvé.
Je comprends cette position du metteur en scène, qui ne peut accepter qu’une mise en scène soit reprise sans celui qui l’a signée. Il y eut des velléités à Paris d’acheter son Ring, ou de reprendre après plusieurs années sa Lulu : entreprises étrangères à l’éthique artistique de Patrice Chéreau.
Reprendre un spectacle qu’il a signé en son absence, et pour cause hélas, est un acte qu’il aurait sûrement désapprouvé, à l’encontre de sa conception du théâtre, qui est vie, et non mort. Du théâtre conservé sous verre, c’est tout sauf du Chéreau.
Nous avons donc vu un spectacle d’après Patrice Chéreau, mais non de Patrice Chéreau, car il aurait sûrement – et ceux qui participent à l’entreprise et le connaissent le savent bien – changé des choses, transformé des mouvements, repris des moments, bref, il aurait fait du vivant, chaque représentation étant une étape vers LA représentation.
J’ai donc mes doutes quant à la pérennité de cette production, prévue au MET,  à Helsinki, à Berlin et à Barcelone. Dans d’autres distributions et peut-être avec d’autres chefs. Que restera-t-il de la démarche primitive, de l’original ? Une copie finit par se dégrader, forcément, ou bien elle perdra son âme et deviendra un cadre évocateur, un faire-part en 3D, mais sûrement pas un travail théâtral comme Chéreau le concevait, à savoir une œuvre. Ce sera un opéra où on verra Stemme, ou une autre, mais où l’on ne viendra plus pour Chéreau, sinon pour en sentir quelques fugaces traces.
À Milan, avec le même chef et la même distribution (sauf pour Orest), à quelques mois de distance, on peut comprendre la démarche, car chacun des protagonistes a en tête le souvenir du travail effectué, et la volonté dans le cœur de satisfaire à ce qu’ils pensent tous que Patrice Chéreau aurait voulu. Il y a sans contexte un lien profond de Chéreau et de ses artistes, qu’ils soient chanteurs ou acteurs (sauf quelques exceptions) et ce lien-là, tous les protagonistes de ce soir l’avaient.
Chéreau sans Chéreau (et presque contre ce que Chéreau a toujours affirmé), comme les concerts en hommage à Abbado à podium vide, c’est l’insupportable affichage de l’absence. Mais en même temps le signe que the show must go on.
Je serais bien hypocrite de me plaindre plus avant de cette reprise d’Elektra : j’étais évidemment ravi d’être ce mercredi à Milan, ravi de revoir cette œuvre chérie entre toutes, ravi de voir le spectacle triompher d’une manière indescriptible et rare pour Milan, ravi de penser intensément à celui qui m’a fait comprendre ce qu’était le théâtre et aimer l’art de la mise en scène.

Waltraud Meier & Evelyn Herlitzius © Festival d'Aix en Provence
Waltraud Meier & Evelyn Herlitzius © Festival d’Aix en Provence

Ce qui frappe, à revoir ce travail, et à entendre les commentaires, c’est que Chéreau n’est pas statufié : on aurait pu attendre un accueil de ce travail unanime dans l’éloge. Ce fut un peu le cas à Aix où tout le monde a crié au miracle. Ce cri universel au génie est trop universel justement pour être honnête : il fallait être serré autour du génie et toute entreprise critique était irrémédiablement vouée au haussement d’épaules. Il y a donc eu de nombreuses critiques a-critiques.
Il est heureux d’entendre des voix discordantes, y compris cette fois à la Scala, où le point de vue de Chéreau, qui est de traiter les relations entre les personnages en y cherchant non la monstruosité, mais l’humanité, reste discuté. Certains regrettent les monstres vaguement expressionnistes, le côté un peu « Secession » de l’œuvre, avec un style un peu plus décadent et « fin de siècle » (même si Elektra est créé en 1909) une Elektra rendue à la Vienne d’Hoffmannsthal et enlevée à la Mycènes de Sophocle.
C’est surtout  la manière dont Chéreau traite Clytemnestre qui divise : certains regrettent de ne pas entendre le rire sardonique de la reine lorsqu’elle quitte la scène en apprenant la mort d’Oreste, ils regrettent l’absence du monstre et la trop grande proximité Clytemnestre/Elektra. Pourtant, le beau film de Götz Friedrich (Böhm et Rysanek) est tourné à Mycènes, lieu de tragédie par excellence et non lieu d’un drame. Pourtant, pour avoir un jour, il y a longtemps osé écouter au walkman puis au magnétocassette à plein volume l’opéra de Strauss, assis sur une pierre d’une Mycènes désertée au coucher du soleil de mars, avec la complicité tacite de gardiens complaisants, je peux garantir que les choses vont très bien ensemble.
Certains autres regrettent le choix du Théâtre,  de l’affirmation du Théâtre, au détriment, disent-ils, de l’Opéra. Et pourtant, ce fut toujours le choix de Chéreau à l’Opéra, derrière Offenbach, je cherche Hoffmann disait-il en montant les Contes d’Hoffmann, un opéra où l’on ne l’attendait guère, et où il signa un travail de référence. Chercher le théâtre et faire travailler les chanteurs comme une troupe d’acteurs, ce fut toujours son objectif et sa méthode. Alors effectivement, et c’est encore plus vrai aujourd’hui, il y a une troupe, compacte, serrée autour de l’œuvre et du metteur en scène.
Ce qui peut-être gêne certains spectateurs plus jeunes, c’est aussi que ce théâtre-là refuse les modes du jour, la vidéo et tous les effets numériques. Ce théâtre là, c’est du dur : un théâtre peut-être dépassé pour certains parce que l’espace théâtral est fait d’un décor essentiel, d’éclairages et de personnages, comme en 1960, comme en 1970, comme en 1980. Les premières vraies tentatives vidéo remontent à la fin des années 1980 (notamment Guglielmo Tell de Luca Ronconi à la Scala, où l’on découvrit une vidéo déjà fonctionnelle.).
Un théâtre où les rapports entre les personnages, où les gestes, où les mouvements discrètement chorégraphiés donnent au corps une fonction essentielle, ce qui fut toujours le cas chez Chéreau, gestes, embrassements, corps serrés, corps en lutte, corps qui s’observent ou se cherchent : par exemple, un instant, un instant seulement, dans le même axe Mazura debout, Orest à genoux sur l’estrade de l’entrée du palais et Elektra à genoux dans la cour. Par exemple le travail silencieux des servantes, avec le bruit obsédant du balai pendant les longues minutes initiales, dans cette cour fermée vite étouffante, si étouffante que dès qu’éclate le premier accord, les portes s’ouvrent, des groupes entrent et passent, et ça bouge, et ça soulage, et ça respire. Quelle merveilleuse métonymie de la Tragédie et étouffante et tendue et silencieuse qui mûrit jusqu’à l’explosion de la crise tragique, en quelque sorte sa libération : ici l’entrée en musique libère, on va pouvoir haleter tranquille jusqu’à la transe finale.
Plus encore qu’à Aix, j’ai observé les éclairages qui , comme le décor de Peduzzi d’ailleurs, varient très subtilement selon les moments du jour et qui scandent les différentes étapes, j’ai aussi été plus marqué par la clarté du décor : le jour a vraiment une grande importance dans un opéra qu’on a l’habitude d’associer à la nuit.
Et puis, à la Scala, le rapport scène-salle et le volume même de la salle donnent vraiment une autre allure au drame, sans l’impression de proximité que donnait Aix : ici le drame est plus lointain, et en même temps donc plus mythique, il y a une respiration implicite qui n’existait pas à Aix, mais une respiration qui est elle aussi tension, mais une autre tension, presque plus tragique, plus monumentale.
D’ailleurs les choses sont musicalement de très haute qualité, mais différentes d’Aix, l’orchestre est plus clair, plus lisible, le volume presque plus développé, la tension musicale presque plus affirmée, la dynamique plus grande, et la violence aussi. Ce qui m’a frappé et qui m’avait moins frappé à Aix c’est que Salonen, comme Abbado d’ailleurs, fait ressortir les avancées musicales qui tirent vers l’Ecole de Vienne et notamment Berg. Si la Vienne de Hoffmansthal est moins interpellée, celle de la musique l’est par une interprétation résolument ancrée dans le XXème siècle et dans les innovations musicales et les chemins nouveaux que marquent la période. Salonen remporte un très grand triomphe, mérité, car, plus sans doute que ses derniers Gurrelieder à Paris, que je trouve (à l’écoute radio cependant) plus formels et plus extérieurs, plus spectaculaires en volume qu’en épaisseur, j’ai trouvé que cette Elektra avait du sens, du sens dramatique et du sens musical. L’orchestre nous disait le bouillonnement interne des êtres qui se cherchaient sur le plateau, il nous commentait ce que le texte ne disait pas toujours, ce que les corps pouvaient esquisser. La scène de la reconnaissance d’Oreste, la plus lyrique de la partition, est à ce titre dirigée d’une main à la fois aérienne et retenue, tendue et offerte, tendre et violente à la fois. Extraordinaire.
Que dire des chanteurs qui n’ait pas été dit à Aix ? Encore plus peut-être qu’à Aix, Evelyn Herlitzius rentre dans le personnage voulu par Chéreau, avec sa soif d’existence, de violence, de vengeance et d’amour : son entrée en scène de SDF avec son sac de couchage ou sa couverture à la main, qui part se laver sous son recoin, comme une purification avant l’entrée en jeu, est stupéfiante de justesse. Chaque geste est à la fois calculé et précis et semble spontané, et la voix stupéfie par le volume, l’expansion, la présence, un timbre métallique et en même temps chaud, une déchirure palpable : anthologique.
Adrianne Pieczonka est d’une humanité confondante : j’ai plus apprécié l’espèce de retrait qu’on entend dans cette manière de chanter, comme pour marquer la différence, comme pour ne pas être le monstre, comme pour être plus faible et donc plus humain. Et dans la scène finale, elle est impressionnante, plus impressionnante qu’à Aix. Waltraud Meier est égale à elle-même, plus en voix peut-être qu’à Aix, mais avec toujours cette ligne de chant presque neutre, sans colorer excessivement sans en faire un monstre grimaçant, mais une femme perdue, isolée, cherchant comme sa fille un signe d’amour, paralysée par l’angoisse, et plus frappée de stupeur que joyeuse à la fin de sa scène, lorsqu’elle apprend la mort d’Oreste.

René Pape en répétition
René Pape en répétition

Un seul changement, mais de taille, René Pape succédait à Mikhaïl Petrenko dans Orest. À la voix jeune et un peu en retrait de la basse russe, succédait la voix mûre, profonde, obscure et claire à la fois, avec sa diction parfaite qui émet le texte et le fait s’expanser. Quel Orest ! quelle présence ! Avec une grande économie de gestes, avec une retenue tendue, René Pape est l’artisan de l’extrême tension de la scène avec Elektra, suivie par l’extraordinaire tendresse du rapport presque incestueux qui s’installe. Prodigieux.

Saluons encore une fois les plus anciens, Donald Mc Intyre et Franz Mazura, silhouettes légendaires (Mazura a 90 ans cette année), figures omniprésentes et presque toujours silencieuses, sorte de chœur muet, et Roberta Alexander, émouvante cinquième servante en qui Chéreau a voulu voir une nourrice. Et alors tout prend sens : le chœur des servantes, les vieux serviteurs, ceux qui ont suivi et vécu l’histoire en la subissant, et le serviteur d’Oreste,  qui a nourri comme son maître la haine et qui donc participe au meurtre en tuant Egisthe, quelle belle idée! Les uns ont subi et observé, les autres ont agi.
Quelle affaire!  Combien d’amis italiens m’ont dit avoir mis du temps à se remettre de cette explosion phénoménale.
C’est un travail collectif, d’une troupe résolue et serrée autour de la fidélité au grand maître disparu, et c’est ce qui fait sa force : un dynamisme et un engagement de tous qui frappent et qui donnent peut-être plus de force encore à ce spectacle milanais qu’à Aix…À moins que ma sensibilité et mes émotions ne me poussent à ressentir encore plus cette Elektra scaligère que l’Elektra aixoise. Effet Scala ? Effet de ces lieux où quand tout est réuni, le souffle de l’epos et de l’esprit soufflent ? Allez-y en tous cas, c’est jusqu’au 10 juin, un de ces moments à ne manquer sous aucun prétexte, une de ces flaques d’éternité dont on aimerait être encore longtemps éclaboussé.[wpsr_facebook]

L'ensemble des chanteurs et du chef  le 21 mai 2014
L’ensemble des chanteurs et du chef le 21 mai 2014

THÉÂTRE À LA VOLKSBÜHNE DE BERLIN: DER GEIZIGE/L’AVARE d’après MOLIÈRE le 17 MAI 2014 (Ms en scène: Frank CASTORF, avec Martin WUTTKE)

Zum totlachen...à mourir de rire
Zum totlachen…à mourir de rire

La Volksbühne am Rosa-Luxemburg-Platz est un beau théâtre. Architecture des années 30, entrée en marbre, salle en bois brillant. Rapport scène-salle parfaitement équilibré.
C’est le royaume de Frank Castorf depuis des années. Ensemble avec Christoph Marthaler d’abord, puis seul, contesté, provocateur, mais gloire qui affiche avec orgueil sur le toit du bâtiment OST (Est) pour montrer d’où il vient et surtout où est le théâtre et quelle histoire il porte…

La salle
La salle

Car la Volksbühne am Rosa-Luxemburg-Platz, comme le Berliner Ensemble, comme le Deutsches Theater, comme le Maxim Gorki Theater, est situé dans l’ex-Berlin Est. Exactement dans une zone tampon entre les gigantesques bâtiments qui entourent Alexanderplatz, le quartier à peu près préservé qui entoure les Hackesche Höfe  (pas trop loin de la Synagogue sur Oranienburgstrasse) et les quartiers plus populaires et plus alternatifs qui entourent Prenzlauer Berg. Bref, loin de rien de ce qu’est Berlin ex-Est et déjà à peine un peu excentré.
Dans ce théâtre, que Castorf a marqué son identité par une variété d’approches et de lieux de représentation, par un design assez agressif (voir le site on a l’impression que tout bouge tout le temps, , on est à l’évidence dans un lieu qui n’est pas très sage, à la fois alternatif et officiel, comme si le théâtre à Berlin avait besoin d’un défouloir d’Etat : c’est le rôle de la Volksbühne. Et on s’y sent diablement bien.
En 2012, Frank Castorf a décidé de monter une trilogie Moliéresque avec une unité de style voulue (même décor de Bernd Neumann qui fait aussi les costumes) : Le Malade Imaginaire, joué et mis en scène par Martin Wuttke, Don Juan, mis en scène par Pollesch, L’Avare (Der Geizige) qu’il a mis en scène, interprété par Martin Wuttke.
Martin Wuttke, c’est l’acteur qui joue Ui depuis bientôt 20 ans dans La résistible ascension d’Arturo Ui au Berliner Ensemble, dans la mise en scène de Heiner Müller, qu’on a vue à Avignon, à Paris plusieurs fois, et dans le monde entier, jouée régulièrement à Berlin depuis plus 350 fois à raison de 3 à 4 représentations l’an, toujours complètes. C’est une des grandes stars de la scène allemande, que je tiens comme l’un des plus grands acteurs de théâtre que je connaisse, et qui est aussi le héros d’un feuilleton policier populaire en Allemagne Tatort (Lieu/Scène du crime). C’est lui qui joue Harpagon.
Frank Castorf, le public parisien, toujours à la pointe de l’innovation et de la disponibilité intellectuelle, l’a hué et insulté copieusement lors de la Dame aux Camélias à l’Odéon. C’est lui qui met en scène en scène le Ring de Wagner à Bayreuth actuellement. Autant dire un amateur, un provocateur, qui fait n’importe quoi.
Castorf a l’habitude de ne pas présenter d’un texte de théâtre le texte et rien que le texte, mais le texte et tous ses possibles, et toutes ses sources, et tout son futur, ou du moins ce que Castorf voit de son futur. Il a une vision pleinement dramaturgique du théâtre et offre à voir un foisonnement, à partir du texte original, dans lequel il insère d’autres textes, des musiques, d’autres scènes, et un texte original qu’il transforme à la mode des thèmes et variations….C’est donc une variation sur l’Avare de Molière qui nous est proposée : et d’ailleurs, l’affiche précise bien L’Avare, d’après Molière…une représentation performance de 4h15, en deux parties assez distinctes.

Martin Wuttke  & Sophie Rois ©Thomas Aurin
Martin Wuttke & Sophie Rois ©Thomas Aurin

Frank Castorf pousse le texte dans ses retranchements, et donc n’hésite pas à aller au-delà, à prendre aussi ce qui est fondamental chez Molière, à savoir la farce et la commedia dell’arte, mais à prendre des comédiens ce qu’ils sont, ce pourquoi le public les connaît : ici, à un moment, Harpagon-Wuttke fait le très fameux geste-croix gammée que tout le public connaît d’Arturo Ui ou bien fait des allusions lourdes évidemment à son statut de Commissaire dans le feuilleton Tatort
Pour apprécier le théâtre de Castorf il faut d’abord aimer profondément le théâtre, garder aussi une très grande distance par rapport à ce qu’on voit, et surtout être disponible, c’est à dire prêt à tout, et surtout prêt à ne pas toujours comprendre, pour mieux avoir à réfléchir ensuite. À un spectacle de Castorf ou bien l’on part (cf : Paris, Odéon), ou bien on aime. Pas de juste milieu. C’est un théâtre du risque, du triomphe comme du four. Rien d’indifférent et donc que du bonheur.

Ce soir, deux ans après la première, une soirée de répertoire à l’occasion d’une reprise de la trilogie Molière, salle remplie à 60% (mais c’était la finale de la coupe d’Allemagne de foot) quelques départs dans la deuxième partie, mais un long, un très long triomphe avec les gens debout à la fin de la représentation, qui étaient tous souriants et heureux.

Une partie de la troupe © Thomas Aurin
Une partie de la troupe © Thomas Aurin

Il en faut des précautions pour vous expliquer que dans cet Avare, on parle de révolution française, d’esprit des lumières, du feuilleton Tatort, de la Mort de Marat, Harpagon-Marat assassiné dans sa baignoire, que Marianne est vêtue…en Marianne (à la fin) avec son joli bonnet phrygien et que la moitié de la seconde partie se passe dans les coulisses, retransmise en direct en vidéo, dans l’ambiance sombre des arrières scènes.
Il faut des précautions pour vous raconter que la première partie au contraire est centrée autour de la farce, autour d’un personnage clairement inspiré de Louis de Funès qui en a la rigueur et les excès et autour des conflits de générations traduits en scène par le fait que les enfants Cléante et Elise osent s’asseoir en son absence sur le fauteuil du père, en n’hésitant pas à se déculotter et à s’y frotter les parties intimes.
Ainsi donc deux parties bien distinctes : une première partie où certes le texte est « enrichi » de commentaires ou de précisions, mais qui garde le fil de l’intrigue qui se noue totalement (jusqu’à l’annonce du désir d’épouser Marianne et jusqu’à la présentation), et une deuxième partie bien plus sombre, aux éclairages timides, avec des vidéos en direct de l’arrière scène, théâtre d’ombres, d’évocations de meurtres (Marat), de scènes de baignoire où les amants s’ébrouent, de poursuites, de lectures de textes divers issus du siècle des lumières, mais qui se terminera comme la pièce de Molière après avoir flirté avec la politique, la révolution, et des allusions plus récentes.
Frank Castorf joue de tout et se joue de tout : travaillant sur la possibilité d’un texte et non sur un texte, il procède par allusions, par sauts et gambades, passant d’un geste qui va rappeler le rôle fétiche de son acteur-star à une lecture de textes de Marat. De tous, seuls Harpagon et Anselme ont des habits « traditionnels » de père de commedia dell’arte, dont l’ambiance est bien marquée par les costumes féminins, par ces rayures rouges et blanches agressives qui caractérisent leurs jupes (ou le rideau de scène qui porte l’expression « Zum Totlachen » « À mourir de rire »). C’est bien cette alternance entre un rire explosif et souvent gras (avec un art du clystère consommé dont Harpagon use avec une Marianne stéatopyge) comme dans la farce ou la commedia dell’arte dans un décor de tréteaux, de Bernd Neumann, presque pliable et fragile, avec un cadre de scène dominé par un fronton où la mort est étendue à la madame Récamier, qui correspond à une deuxième partie où mort, assassinat, sang se mélangent aux rires. La pièce dans ce cadre grêle de bois fragiles est faite de cloisons de bois rappelant les décors de salon bourgeois des pièces de boulevard, mais les cloisons fines et instables, une table ronde bien bancale : enfin un théâtre qui sent son provisoire, qui sent son Illustre théâtre.
Au service de ces heures folles, une troupe de comédiens (à peu près les mêmes qu’à la création) dominé par des jeunes qui isole évidemment l’Harpagon vieux (ou faussement vieux vu l’usage qui est fait de sa perruque) de Martin Wuttke.
Le conflit des générations est marqué par les costumes, les filles (Elise, Lilith Stangenberg désopilante, Frosine entremetteuse et séductrice de Kathrin Angerer, Margarita Breitkreiz en Mariane pas si timide et assez délurée) toutes en rayures blanches et rouges, tous les valets étant malicieusement joués par Sophie Rois, les garçons (Valère de Maximilian Brauer et Cléante très engagé de Franz Beil) vêtus de la même manière, collants noirs, culotte courte et bouffante (sorte de gros slip) et vestes  à paillettes à la Gary Glitter, mais avec des perruques Louis XIV pur style. Les plus vieux, Axel Wandtke (Anselme, mais aussi Maître Simon) vêtus de noir avec une fraise, et Harpagon (Martin Wuttke), vêtu de noir lui aussi en Harpagon traditionnel.
Il faut évidemment conclure sur l’hallucinante performance de Martin Wuttke, qui joue aussi Don Juan et Le malade imaginaire. On connaît son côté ironiquement cabot : il parle, il éructe, il ronfle, il crie, il gronde, il grimpe au mur, il virevolte, il varie son débit et son volume, il joue sur sa voix : bref, il a vu Louis de Funès, c’en est quelquefois une réincarnation émouvante, et il tient la scène, dans son petit justaucorps noir et dans ce corps incroyablement mobile, incroyablement réactif, incroyablement vif : il tient le rythme aussi en cassant les rythmes, les conversations, les scènes, il est ridicule et il fait peur, il est pitoyable et il est grandiose, il est l’excès absolu voulu par le personnage moliéresque et n’est jamais émouvant par le personnage qu’il incarne au-delà du possible, mais par son être même, par sa performance même, par son être à la scène.
On peut alors comprendre pourquoi ce spectacle singulier et dérangeant a quelque chose de fascinant et de violent, et qu’il finit par vous envahir.
Oui, j’étais moi-aussi debout, applaudissant à tout rompre, souriant, et surtout, régénéré par ce théâtre de la vitalité, ce viatique à mourir de rire, une incroyable vie à mourir de rire. Il faut s’y plonger pour comprendre cette gifle délicieuse qu’on reçoit.
Et je pensais à Paris et à ces imbéciles qui sifflaient et hurlaient à la Dame aux Camélias…à mourir de rire.
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Frosine (Kathrin Angerer), Harpagon (Martin Wuttke) Cléante (Franz Beil)
Frosine (Kathrin Angerer), Harpagon (Martin Wuttke) Cléante (Franz Beil)

THÉÂTRE À LA MC2 GRENOBLE 2013-2014: LES REVENANTS d’HENRIK IBSEN, le 5 FÉVRIER 2014, Ms en sc. Thomas OSTERMEIER

Première scène, Les Revenants © Mario Del Curto
Première scène, Les Revenants © Mario Del Curto

Ce spectacle, créé en mars 2013 à Vidy-Lausanne, une des dernières productions voulues par René Gonzalès, tourne actuellement en France et passe par Grenoble entre le 5 et le 8 février. Sur le site de Vidy, on y lit “théâtre de l’intime”. L’implosif n’est pas en général le genre de Thomas Ostermeier, et ses Ibsen n’échappent pas au spectaculaire, notamment par des dispositifs scéniques souvent fascinants, hyperréalistes où la question du point de vue ou de l’orientation jouent un rôle déterminant. On se souvient par exemple d’Hedda Gabler.

Les Revenants © Mario Del Curto
Les Revenants © Mario Del Curto

Dispositif (de Jan Pappelbaum, comme toujours) plus dépouillé pour ces Revenants, trois longs murs entourent un vaste espace; côté jardin un piano au loin, dans l’ombre, et le reste du décor est installé sur une tournette: une table de salle à manger et un salon séparés par une cloison,  pendant une grande partie de la pièce. Des meubles, isolés au départ par l’éclairage essentiel de deux lampes de bureau. Quand le spectateur entre en salle, la scène est déjà concentrée autour de ces deux petites lueurs, vides, isolées, presque inquiétantes.
Et si pendant 1h40 la tournette va tourner très lentement, mais aussi assez vite, selon les moments de la crise, si pendant 1h40 on va entendre des musiques, lancinantes, ou rapides ou tendues, et si pendant 1h40 on va voir des projections au mur, oiseaux, rivages, landes, d’un réalisme brumeux, c’est un vague sentiment de malaise qui prend dès le départ quand l’ensemble des cinq acteurs se présente, face au public dans une demi- pénombre, dans un long silence initial.
La tragédie est installée: ce qui va se passer ce soir, comme dans toute tragédie, ce sont les ultimes soubresauts, le dénouement d’une crise qui couve, qui se manifeste en une succession d’évocations du passé, d’aveux terribles des secrets dissimulés: pendant 1h40, au milieu des silences, les personnages vont se mettre à parler, et quand on parle dans la tragédie, on meurt. Une mort réelle ou symbolique. Décider d’avouer, décider de parler, c’est décider de mourir.
C’est bien de pensée tragique qu’il s’agit, avec son pendant, la catharsis: le public sort bousculé, parce qu’il a pris en pleine face cette angoisse générale, parce que cet intime là c’est aussi le sien, parce qu’il ne peut devant ce travail que rentrer en lui. Parce que ce soir, le théâtre est en soi.
Je comprends pourquoi beaucoup de critiques ont été un peu désarçonnés par ce spectacle, pourquoi le public a applaudi ce soir de manière plus réservée, moins explosive que d’ordinaire. Parce que simplement, il s’est senti quelque part partie prenante, il s’est senti au miroir.
La pièce d’Ibsen est terrible.
On y trouve ces secrets de familles inavouables, adultère, inceste, euthanasie, syphilis…la pièce fut un épouvantable scandale à la création en 1881: elle révélait sous le voile policé de la bourgeoisie aisée (la famille), sous le marbre des héros statufiés (le père), les tares de l’hérédité (c’est l’époque où la littérature s’empare des lois de l’hérédité – voir Zola), les secrets d’un père volage qui sème à tout vent, les enfants illégitimes, l’amour trouble d’une mère pour son fils, la maladie honteuse héréditaire d’un fils qui veut mourir, ou plutôt qui veut être aidé à mourir.
Et le spectateur se perd dans ses aveux à répétitions, dans cette nuit opaque qui précède l’inauguration d’un orphelinat en l’honneur du père, un orphelinat tout neuf représenté par une petite maison – de poupée – , une nuit qui occasionne bilans, méditations. Un orphelinat qui va brûler cette nuit en un incendie peut-être volontaire. La petite maison brûle au bord de cette tournette obsédante, réduite en cendres : le père officiel de la jeune Régine, la bonne de la maison, y a peut-être contribué, lui qui veut faire construire un refuge pour marins, et qui demande à sa fille de le rejoindre, sans doute pour  servir  de chair à mâles.
Mais ce père n’est pas le père: le père, le vrai, c’est le capitaine Alving, sénateur, un modèle d’ordre bourgeois, qui en réalité n’a cessé de vivre une vie dissolue, un père lointain, mort depuis longtemps, honoré comme les pères tutélaires. Le fils de la maison, Osvald (Matthieu Sampeur, très frais, très engagé, à la fois fragile et fort, lui aussi étiré entre des pôles contraires) a fui cette famille étouffante pour Paris et Berlin, il y a vécu une vie d’artiste (il est vidéaste), et revient avec une maladie: on devine que c’est la syphilis, mais dans l’adaptation d’Olivier Cadiot et Thomas Ostermeier, ce n’est pas dit: car rien n’est dit, rien n’est clair, tout est susurré à demi-mot: les secrets circulent, le passé remonte, autant de fantômes qui cette nuit là se réveillent. Ce fils avoue à sa mère sa maladie, qui pourrait être tout autant une syphilis de l’âme, d’une âme ravagée. Il s’accroche à la jeune bonne, Regine, mais il va apprendre que c’est sa demi-soeur. Il finira par demander à sa mère de l’aider à mourir.
Cette histoire à vomir se déroule au départ dans une ambiance silencieuse et lourde, où l’on manie les objets qui furent sans doute du père, lunettes, pipe, où la caméra du fils vidéaste fixe des visages, celui de Engstrand (Jean-Pierre Gos, voir ci-dessus la photo), le père officiel de Régine, tendu, celui de la mère (Valérie Dréville), déjà ailleurs, absent, sans expression aucune. Tout cela contribue à colorer l’ambiance, à tendre les regards, à faire sentir les pesanteurs, la circulation des secrets, à créer le trouble.
Et les points de vue changent, imperceptiblement la cloison entre salle et salon bouge, la table change d’orientation, le regard n’est jamais fixe, et le spectateur ne peut même se raccrocher aux rares formes, aux rares objets. Dans cette apparente stabilité des choses, tout en réalité est fuyant, mobile, glissant.
Bien sûr le bel ordonnancement des quelques meubles finira sous les coups de boutoir du fils, sous ses coups d’extincteur: il ira chercher à éteindre l’incendie de l’orphelinat et reviendra couvert de cendres, littéralement en pénitence, couvert de la cendre de l’incendie de l’orphelinat, mais plus encore des péchés du père réduits en cendres, prenant sa propre part des péchés familiaux, prenant en charge son hérédité.
Eteindre les incendies, détruire le lieu des fantômes, au prix de son propre destin, voilà l’un des enjeux de cette nuit de dénouement. Ce fils au bord du désespoir est en dialogue difficile avec sa mère: un dialogue entrecoupé, sans cesse interrompu car au milieu de tous ces personnages, celui qui est au centre du réseaux des secrets, le Pasteur Manders (François Loriquet) , belle image d’équilibre, de pudeur, mais lui-aussi de mystère; sa relation à madame Alving est pleine de fantômes d’un amour passé. Au point que des spectateurs s’interrogeaient sur la filiation d’Osvald (au point où l’on en est…). C’est par le dialogue central avec Madame Alving, mais aussi par celui, aux marges, avec Engstrand, que le pasteur est le catalyseur de cette succession d’aveux et de drames: c’est le seul à tout connaître de tous, et surtout le seul qui en est extérieur, mais en même temps réceptacle. Reçoit-il les aveux? les provoque-t-il? une bonne âme? un manipulateur? bon pasteur ou moine noir?
Certains ont reproché un jeu d’acteurs alourdi, une troupe peu entrée dans le jeu imposé par Thomas Ostermeier. J’avoue que je ne l’ai pas senti. Sans avoir l’impression d’absolue perfection que procure quelquefois le jeu des acteurs allemands, j’ai vraiment apprécié ce mélange de sensibilité et de distance qui caractérise le jeu de chacun, qui semble à la fois en soi et ailleurs.

Matthieu Sampeur, Mélodie Richard, Les Revenants © Mario Del Curto
Matthieu Sampeur, Mélodie Richard, Les Revenants © Mario Del Curto

Ailleurs comme la jeune Regine (Mélodie Richard, vraiment excellente), qui marche comme automatisée, comme si elle n’était pas présente dans les gestes qu’elle accomplit, comme si elle n’avait pas d’être intérieur, un automate indifférent, qui s’anime (littéralement, qui acquiert une âme) lorsqu’elle est invitée à partager le champagne, quand elle est presque unie à Osvald, et quand la mère avoue qu’elle est en réalité sa soeur pour éviter un inceste…Alors elle fuit: et dans sa fuite, elle se met à exister, comme le fils auparavant, la fille de la famille n’a qu’un désir, qui est fuir, là-bas fuir . Et cette tournette obsédante se révèle par ses tours sur elle-même ce manège qui peu à peu exclut les personnages les uns après les autres comme un instrument centrifuge, au centre de laquelle ne vont rester que ceux qui cherchent la noyade, l’engloutissement dans le trou noir.

Matthieu Sampeur, Valérie Dréville Les Revenants © Mario Del Curto
Matthieu Sampeur, Valérie Dréville Les Revenants © Mario Del Curto

De fait, il reste la mère: madame Alving, une Valérie Dréville à la voix, elle aussi deshabitée, oserais-je dire, une voix pâle, inquiète, prise entre le secret et l’urgence des aveux, qui brûle de parler et qui cherche à faire parler. Une voix presque désincarnée, au ton quelquefois presque monocorde, dans une performance qui est presque toute concentrée dans le discours,  et dont le corps ne se dénoue, dont la parole ne se délie, ou se délivre que vers la fin, où elle couvre Osvald de baisers tellement insistants qu’on craint un autre amour…Tout au long de la pièce, elle est ce visage absent et inexpressif vu en vidéo. Une inexpression construite, voulue, celle qui est issue d’une vie ravagée, un discours au ton blanc, un débit presque absent et subitement, à la fin, au moment de l’aveu d’Osvald, au moment où elle avoue elle-même la situation de Régine, elle bascule, elle se met à vivre, cette parole s’habite et se colore et tout se termine par cette image de pietà incestueuse, où, libérée, elle se dévêt pour embrasser amoureusement le cadavre de ce fils qu’elle vient de libérer elle-même de la vie.

Les Revenants © Mario Del Curto
Les Revenants © Mario Del Curto

Thomas Ostermeier n’a pas signé là un travail qui serait dans la lignée de ses autres mises en scène d’Ibsen. Il a d’abord signé un travail sans doute très personnel, lié à son propre parcours et à son propre père “autoritaire, alcoolique, patriarcal, colérique, conservateur, très dur et violent” tel que lui-même le qualifie. Et il est sans doute le premier public de sa mise en scène, son premier public cathartique.
Il a signé aussi un travail difficile, sans concessions, à la fois feu et glace, de ce feu qui couve sous la glace, d’une précision toute particulière, toute chirurgicale, d’une chirurgie sans esthétisme, d’une attention à chaque geste, à chaque mouvement, d’une incroyable concentration autodestructrice. Un lieu de paroles gelées qui se dégèlent en une rapoutitsa des destins.
Il a enfin signé un travail qui déconcerte le public, pris à revers: là où il s’attendait à un Ibsen explosif, comme Nora, comme Hedda Gabler, comme Un ennemi du peuple, il trouve un Ibsen à la rigueur de tragédie classique, une sorte de moment autophagique, où l’on se dévore soi-même, où l’aveu, qui est mouvement vers l’autre et mouvement vers soi, vous consume  et vous épuise. Un théâtre de l’intime, peut-être, de l’intime dévoré, torturé, déformé. Un théâtre du nœud, de ce nœud composé par ces deux corps imbriqués de la pietà finale, dans un effort de fusion désormais impossible où la seule communication entre mère et fils est le don de la mort, seule vie possible de la tragédie.
On ne sort pas indemne: on a cru sortir, on a cru aller au théâtre, on est entré, on est entré en soi, et on est assailli de ses propres fantômes.  On a cru être spectateur, on s’est retrouvé acteur.
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Les Revenants © Mario Del Curto
Les Revenants © Mario Del Curto

 

 

THÉÂTRE À LA MC2 GRENOBLE : LE CONTE D’HIVER, de William SHAKESPEARE le 21 novembre 2013 (Ms. en scène Patrick PINEAU)

Le voyage des comédiens © Philippe Delacroix
Le voyage des comédiens © Philippe Delacroix

Le Conte d’hiver n’est pas la comédie la plus limpide de Shakespeare. Et d’abord, est-ce une comédie? A en lire les trois premiers actes, on peut en douter: le roi de Sicile Leonte fou de jalousie accuse sa femme de convoler avec son meilleur ami, le Roi de Bohème Polixène. Il ordonne à son fidèle Camillo de l’empoisonner mais ce dernier s’y refuse, confie à Polixène la situation, qui l’invite à le suivre en Bohème. Camillo fuit et Leonte perd donc à la fois son plus fidèle serviteur et son plus cher ami. Ensuite, il renie sa fille qui vient de naître, doutant de sa paternité,  et ordonne à l’un de ses affidés de la conduire dans un pays lointain puis de l’abandonner aux fauves ou aux ours, il perd son fils désespéré de voir sa mère rejetée et insultée, il perd sa femme qui meurt de chagrin, non sans avoir été réhabilitée par l’oracle de Delphes.

Le procès d'Hermione © Philippe Delacroix
Le procès d’Hermione © Philippe Delacroix

En bref, une sorte d’Othello en proie à une folie passionnelle, complètement isolé au milieu d’une cour qui n’épouse en rien sa folie: dans cette pièce,  il n’y a pas un personnage qui ne soit vertueux et les courtisans sont honnêtes, et loyaux. Au milieu de tant de vertu, Léonte est un fou furieux, qui finit par comprendre son erreur et  va passer le reste de son âge dans le repentir, aussi excessif et douloureux que ne l’était sa jalousie précédente.
Les quatrième et cinquième actes renversent la situation, renversent le temps, renversent la focale. On était en Sicile, on est en Bohème seize ans après, Leonte était au centre, et cette fois au centre de l’action sont Polixène, l’ami perdu, son fils Florizel éperdument amoureux de la sublime Perdita, fille de bergers, le fidèle Camillo, aux expédients toujours efficaces, dans un univers pastoral, coloré, joyeux, traversé d’un personnage qui dans la commedia dell’arte pourrait être une sorte d’Arlequin, un larron sympathique à la fonction dramaturgique mal identifiable, mais qui envahit la scène et l’intrigue sans réussir à la dévier. Perdita, au nom prédestiné, n’est pas fille de bergers, mais une enfant abandonnée et trouvée par les bergers qui l’éduquent, elle est d’une beauté unique et d’une noblesse inouïe pour une fille de bergère: c’est bien la fille rejetée par Leonte. Comme dans le monde du conte, les princes aiment les princesses, Florizel a bien reconnu en Perdita, sans le savoir, son égale. Malgré l’opposition initiale de Polixène et grâce aux artifices de Camillo, désireux de revenir en Sicile, les deux enfants se retrouveront, Leonte retrouve sa fille, et même sa femme, qui a vécu cachée jusqu’à ce qu’éclate la vérité. Tout est bien qui finit bien.
Le spectacle de Patrick Pineau rend bien l’opposition entre les deux parties, la première, plus (très)(trop?) tendue, plus (très) (trop?) dramatique, et la seconde, plus fantaisiste (les italiens diraient fantasiosa), laissant plus de part au rêve, et présentant des personnages ou naïfs, ou gentiment larrons, dans un monde d’où la vraie méchanceté ou la folie sont absentes. Un monde de la comédie, avec ses figures obligées où les pères s’opposent à l’amour des enfants (Polixène face à Florizel), avec les inévitables figures secondaires et pleines de ressources pour aider les amants (Camillo): un schéma somme toute moliéresque, et digne de la comédie moyenne inventée par Térence: un théâtre plus formel et superficiel qui s’oppose à la lourdeur du drame précédent . L’opposition des deux décors, efficacement structurés en éléments qui tournent sur eux-mêmes, bi-face pour deux mondes opposés, avec d’un côté un usage (raisonnable) de la vidéo (Sicile), de l’autre un monde plus théâtral,  une Bohème qui serait une sorte d’Arcadie circassienne, ou d’Arcadie de Cabaret, une Bohème entourée d’eau dans le monde des contes fantastiques de Shakespeare. On passe du monde des cauchemars à celui des songes, avec ses personnages multiples et quelquefois inexplicables, des sentiments simples et positifs, un monde où la malhonnêteté n’est que roublardise, d’un monde obscur où le noir domine à un monde plus coloré.
Quelques trouvailles intéressantes: l’usage de la vidéo, dans la première partie, comme monde mental de Leonte, qui voit le monde à travers le prisme de caméras de surveillance,  et qui vit dans l’ère du soupçon, belle métaphore de l’univers de la jalousie. À l’opposé, des visions de poissons, images d’un monde au contraire serein et apaisant, sinon apaisé. Vidéo aussi pour Mamillius, le fils de Leonte, qu’on ne voit jamais qu’à l’écran, image  d’éloignement, de distance, de frontière réel/virtuel qui se confirmera par sa mort prématurée (qui résout au passage la question de l’enfant-acteur…). Autre trouvaille, l’opposition Leonte-Polixène, l’un petit et blanc, l’autre noir ébène, au corps sculptural, qui s’opposent en lever de rideau dans des jeux de lutte qui anticipent le drame.
Dans la seconde partie, séparée de la première par un nécessaire entracte à la fonction dramaturgique de coupure temporelle (le temps lui même ouvre la seconde partie soulignant les 16 ans qui séparent les deux moments) et stylistique, beaucoup plus de mouvement, beaucoup plus de familiarité, beaucoup plus de personnages accessibles et simples (les bergers père et fils) un monde sans distinction de races, de classe puisqu’au bout du compte (et du conte) tout le monde devient gentilhomme, un monde plus échevelé et plus léger, monde du cirque, comme évoqué plus haut, avec une scène de théâtre bienvenue, un monde du voyage des comédiens, à mi chemin entre Marx Brothers et Pieds nickelés,

Pieds nickelés? Marx Brothers? © Philippe Delacroix
Pieds nickelés? Marx Brothers? © Philippe Delacroix

monde de masques, des masques d’animaux qui soulignent la profonde unité du monde faite d’une humanité qui épouse le monde animal ou l’animalité (un peu comme chez Walt Disney, ou dans les contes de Perrault, ou chez La Fontaine). Tout se termine avec un retour de la vidéo (nous sommes dans le décor du premier acte) qui raconte la succession de coups de théâtres (reconnaissances, mariage des enfants royaux, réconciliation de Polixène et Leonte) comme autant de titres de magazines people, de reportages TV à sensation, comme autant de concessions à la folie médiatique, qui prend la suite de la folie pastorale et du monde de cabaret qui a dominé cette seconde partie, et qui renvoie notre monde à cette irréalité-là (ce qu’on peut d’ailleurs discuter: c’est sans doute un peu facile) tandis que l’apparition finale d’Hermione, en Madone baroque entourée d’une aura d’étoiles, fait traverser la frontière de la vie et de la mort, de l’art et du monde, du réel et du représenté, en une farandole désordonnée à laquelle nous renvoie bien souvent Shakespeare, notamment dans cette oeuvre où tout et le contraire de tout se retrouvent sur le plateau.
Au service de cette lecture au total classique et respectueuse du texte et de ses multiples facettes et déclinaisons, une troupe très homogène, une “troupe” au sens traditionnel du terme, visiblement heureuse de jouer ensemble, très fraiche, très vive, à la diction cependant quelquefois défaillante, où chacun joue plusieurs rôles, d’où émergent des comédiens efficaces comme le Léonte de Manuel Le Lièvre, et le Polixène de Babacar M’Baye Fall, Aline Le Berre en Paulina (qui joue aussi le Temps)  et surtout l’excellent Autolycus de Fabien Orcier, une authentique figure de théâtre, qui traverse avec bonheur toute la seconde partie. Une production dans la tradition du théâtre de voyage et de tréteaux (ce spectacle né à Sénart fera une longue tournée dans toute la France), le théâtre des comédiens d’Hamlet, un théâtre, d’une certaine manière, de retour aux sources, immédiat et roboratif, sans prise de tête, mais avec la prise du cœur.[wpsr_facebook]

Scène finale © Philippe Delacroix
Scène finale © Philippe Delacroix (photo reprise d’une page du journal “Le Bien public”)

 

THÉÂTRE À LA MAC-CRÉTEIL 2013-2014: L’AVARE de MOLIÈRE par le TONEELGROEP AMSTERDAM (Mise en scène Ivo VAN HOVE)

Hans Kesting (Harpagon) © Jan Versweyveld

D’après Molière,  Mise en scène :  Ivo Van Hove, avec :  Hélène Devos, Fred Goessens, Marieke Heebink, Hans Kesting, Vanja Rukavina, Leon Voorberg, Eelco Smits, Anna Raadsveld, Dramaturgie  Peter Van Kraaij, Décors : Jan Versweyveld, Costumes :Wojciech Dziedzic , Son :  Roeland Fernhout, Marc Meulemans

On l’avait vu lors de son Macbeth de Verdi à Lyon (saison 2012-2013), et indirectement lors de son Misanthrope à Berlin et à l’Odéon, l’un des axes porteurs du travail d’Ivo van Hove est la lecture des classiques à l’éclairage des tics, des perversions sociales et des horreurs économiques (et autres) du monde aujourd’hui. C’était les prisons américaines dans Edward II, la bourgeoisie chic et surtout choc dans le Misanthrope et le monde de Wall Street et ses jeux de pouvoir dans Macbeth, idée un peu reprise dans l’Avare (Production de 2011/2012) qui est présenté à la MAC de Créteil pour quelques jours encore, dont il fait du sujet central non pas un individu mangé par une passion-obsession, mais l’argent qui, pour parodier Marceline dans Figaro “fait tout”: un basculement qui d’une certaine manière innocente l’individu et en fait le jouet d’un cancer social. Le Misanthrope était joué par les comédiens de la Schaubühne de Berlin, c’est cette fois avec ses comédiens néerlandais qu’il est revenu à Molière.
 L’espace de jeu conçu par Jan Versweyveld est une sorte de loft sans doute en hauteur entourant une sorte de cour intérieure sur laquelle donnent deux balcons. Au fond, l’espace privé des deux enfants, deux chambres et deux penderies, un gros réfrigérateur encastré, sur la droite un espace bar et au premier plan un salon.

La famille © Jan Versweyveld

Dispersés dans cet espace, un nombre important d’écrans plats, un énorme désordre: trainent au sol canettes, ordures, chaussures, linge, ordinateurs, sac plastiques. On sent que vit là une famille très bourgeoise, mais sans aucune ‘Heimkultur” comme disent les allemands, sans culture du chez soi, une vie bohème, désordonnée, de gens “branchés” et reliés à des sites sans doute boursiers. Tous les hommes pianotent sur un clavier, Cléante, Valère, Harpagon. Cléante passe en outre son temps à changer d’habits, à s’occuper de son look, on le voit au fond changer  systématiquement de pantalon,  de pull ou de chemise au fur et à mesure des scènes. Frosine l’entremetteuse est pendue à son portable, les deux jeunes filles, Elise, puis Mariane, sont étrangement presque interchangeables: un modèle physique à la mode, grande maigreur, élancées, presque des mannequins modernes anorexiques.
La première scène donne le rythme de l’ensemble: long silence, au fond un couple dort: ce sont Valère et Elise. Elle se lève va rapidement prendre quelque chose dans le frigo, et s’habille. Puis lui se lève, s’habille, va dans le frigo aussi, et allume un des écrans pour quelques minutes de jeu vidéo: la scène I peut alors commencer.  Sur ce rythme lent, avec de longs silences, des échanges un peu pesants, l’ambiance est immédiatement lourde. Cette pesanteur sera un élément fort de l’ensemble du spectacle dont l’aspect “farce”, si important souvent chez Molière, et notamment dans l’Avare est totalement effacé. Il y a de l’ironie, de la distance, mais rarement un comique démonstratif, sinon quelques rires qui fusent à l’occasion des quiproquos traditionnels. Le texte n’est jamais dit de manière appuyée, toujours fluide et naturel et sans jamais un surjeu théâtral. C’est patent au moment du fameux “Sans dot” qui devient une sorte de raisonnement sans être un exemple de comique de répétition. C’est aussi net dans l’entrée en scène d’Harpagon, qui dans une vision traditionnelle est explosive, mais qui ici est jouée avec  un style de colère froide, qui sera la marque du jeu vraiment remarquable de Hans Kesting, un Harpagon qui n’a rien d’un vieillard, mais qui possède un physique d’acteur américain à la maturité sportive. Cet Harpagon là pourrait (s’il voulait dépenser inutilement) fréquenter les salles de sport pour cadres supérieurs dynamiques. Évidemment, cela change les rapports entre les personnages: il n’y a plus Harpagon et les autres, il y a Harpagon parmi les autres qui vivent tous sous le même toit et avec les mêmes modes. Dans ce monde-là l’argent joue un rôle évidemment déterminant: le personnage de Cléante en est particulièrement symbolique. Pour pouvoir vivre sa vie de jeune bourgeois à la mode, il doit emprunter, d’où la scène désopilante avec Frosine puis avec Harpagon où il découvre que son père, préteur inattendu, pratique des taux usuraires. Et dans la bouche de cet Harpagon là, les arguments qui lui sont opposés deviendraient presque raisonnables. Chacun se débrouille dans ce monde pour assurer son confort social et affectif avec les moyens du bord. Le jeune Valère n’est pas très sympathique jouant en permanence double jeu, assuré qu’il est de s’en sortir de toute manière.
 Enfin, la cassette, la trop fameuse cassette objet de tous les soins et de tous les amours d’Harpagon devient dans ce contexte une clef USB ouvrant à on ne sait trop quel compte, qu’Harpagon dissimule dans ses chaussettes (rires) puis imprudemment sous un coussin du canapé, et qui va être découverte par le valet. Ivo van Hove a suivi l’intrigue, mais a complètement rompu avec  ce qui est modes théâtraux propres au XVIIème et dramaturgie classique: d’une part le texte est évidemment légèrement adapté, les morceaux de bravoure éclatés, dilués, au profit d’un débit d’un rythme plus étal, plus régulier, où il n’y a pas d’un côté les “raisonnables” (enfants, Frosine, Maître Jacques), et de l’autre l’obsédé (Harpagon); ce qui frappe au contraire, c’est l’impression de clan, de “roulotte” à la manière des Parents terribles, et aussi des Enfants terribles de Cocteau. Ce qui relativise Harpagon, devenu plus chef de clan  que malade que l’on isole. Ces enfants là sont des enfants gâtés, perturbés par le père, mais peut-être encore plus gâtés que perturbés: il revendiquent leur liberté affective, soit, mais ils revendiquent aussi leur confort, et dès que les joujous leur sont enlevé c’est la violence qui éclate.

Cléante, Marianne et Harpagon (au fond) © Jan Versweyveld

Ainsi la scène de dépit amoureux, entre Cléante et Marianne n’est plus du dépit amoureux ici, mais  tourne à l’explosif: Marianne est jetée littéralement contre le mur. Ivo van Hove s’est vraiment appuyé sur Cléante, (servi par l’excellent Eelco Smits) pour appuyer sa thèse; il est bien plus important dans cette mise en scène que dans une vision traditionnelle où Harpagon écraserait tout. Dans cette vision dramaturgique où la mécanique moliéresque est mise à mal au profit d’une mécanique plus proche d’un Tennessee Williams, toute la fin, avec son Deus ex machina et son Seigneur Anselme arrivant à point nommé pour arranger les choses ne tient pas, ne peut évidemment tenir: c’est la limite de l’actualisation quand, comme Van Hove, on en joue le jeu jusqu’au bout. Il faut donc, en cohérence avec la lecture et surtout en respectant les données essentielles du texte, faire autre chose.

Harpagon vide les affaires de Cléante © Jan Versweyveld

Premier élément: les “autres” s’en vont, quittent la roulotte. Le ton est donné par Harpagon lui-même qui renie son fils Cléante et vide sa chambre en enveloppant tout dans un drap, cela se poursuit par le départ des autres, qui plient leurs affaires, qui prennent leurs valises, qui redressent matelas et lits.
Deuxième élément: ils ont pris la cassette-USB et au lieu de la rendre, s’en vont avec: l’argent fait tout et a fini par tout pervertir. La vraie vie, ce n’est pas la vie affective toute seule, c’est la vie affective avec le fric.

Et Harpagon reste seul, monologuant de manière moins obsessionnelle que pathétique: il a tout perdu, la famille (le clan), l’argent, l’amour et notamment l’amour de sa fille Elise qu’il essaie de retenir d’une manière tellement animale qu’on  se demande quel type de relation il entretient avec elle (très bonne Hélène Devos) : tous les autres doivent littéralement la lui arracher des mains. Pour gérer ce final tragique, Van Hove prend à la lettre le texte du monologue de la cassette en l’éclatant sur toute la fin, et, en en faisant le moteur, il en fait une chose sérieuse: tous les lecteurs de Molière savent bien  l’ambivalence de ce monologue, pathétique expression du malheur humain vu par Harpagon. Dit dans le contexte d’une mécanique farcesque, il fait rire, dit dans un contexte dramatique, il crée l’angoisse. Une musique répétitive scandant le temps accompagne cette fin sombre et sans issue ou du moins, accompagne la seule issue possible: Harpagon se jette du balcon.
Ivo van Hove a fait de L’Avare une chose sérieuse, une chose qui nous concerne: les rapports humains les plus forts dans ce monde où l’argent fait tout se délitent et se détruisent, dans ce monde où les écrans deviennent les médiateurs du dialogue

Cléante et Harpagon dialoguent © Jan Versweyveld

(extraordinaire scène où Cléante et Harpagon dialoguent dos à dos chacun tourné vers son écran), où chaque moment d’autonomie et de solitude est scandé par une installation devant un écran, une imprimante, un joystick, avec les inévitables éléments d’accompagnement, la canette de Coca et les cacahuètes qu’on grignote: c’est CE monde qui devient une mécanique et non plus Harpagon par l’effet de Molière.
On pourra discuter cette lecture toujours plus radicale et amère de la société d’aujourd’hui, on pourra discuter cette lecture terrible de la comédie moliéresque, mais Van Hove n’a pas tort de souligner que parler d’argent aujourd’hui engage non l’individu, mais le monde régi par sa circulation (l’économie)et la conséquence sa sanctuarisation (l’horreur économique), sa fluidité (la consommation): quant à Harpagon, il n’est plus une cause, mais un produit, le produit d’une société sans autre valeur que l’argent, comme tous les autres personnages.

© Jan Versweyveld

Au pays de l’équilibre et du bon sens, au pays de la raison-qui-triomphe-toujours, une telle lecture ne peut que déranger, ne peut que bousculer: la salle était un peu froide hier. Il a fallu un incident de surtitrage et une intervention très sympathique d’Hans Kesting en français pour la dérider: la farce faisait irruption dans le drame.
Au total, ce travail de Ivo van Hove est peut-être moins convaincant que celui sur le Misanthrope, sans doute plus adaptable par son organisation dramaturgique et aux problématiques plus familières à notre contexte social. Dans L’Avare, Van Hove est contraint de modifier le texte original, pour en faire une comédie dramatique, voire un drame. La proposition qui fait des textes de Molière des drames ou au moins des pièces sérieuses n’est pas neuve, celle de s’appuyer sur L’Avare pour soutenir cette thèse l’est plus en revanche; en cela la tentative est séduisante, et comme les acteurs sont remarquables, que la mise en scène est d’une grande intelligence, et que Molière tient le coup, la soirée est réussie.
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MAC Créteil, 9 novembre 2013

 

SALZBURGER FESTSPIELE 2014: LA PROGRAMMATION

Le logo historique du Festival de Salzbourg

L’édition 2014 du festival de Salzbourg a été publiée hier, étrangement (erreur ?) sur le site des archives (http://www.salzburgerfestspiele.at/archiv/j/2014). N’importe, les internautes mélomanes se sont donnés le mot.
Pour cette dernière année de l’ère Pereira, mon œil est fortement attiré par le théâtre : c’est là que j’ai en priorité trouvé matière à voyager. L’édition 2014 a pour thématique le centenaire de la première guerre mondiale, ce qui pour l’Autriche signifia la fin d’un monde : ainsi sera proposé, dans une mise en scène de Matthias Hartmann Die letzten Tage der Menscheit de l’autrichien Karl Kraus, une fresque gigantesque de 800 pages, qui nécessiterait 6 jours de représentations sur la chute de l’Empire Austro-hongrois, la première guerre mondiale, et sur la presse (Karl Kraus était journaliste).

Une vue du Lingotto de Turin pendant “Les derniers jours de l’humanité” de Karl Kraus dans le projet de Luca Ronconi

J’en ai vu en 1990 une édition en italien mise en scène par Luca Ronconi au Lingotto de Turin, huit scènes différentes, deux jours de représentation, un travail totalement fou et inoubliable (à titre d’exemple: les chemins de fer italiens, coproducteurs, avaient prêtés rails et wagons) et Ronconi devait diriger le spectacle d’un point situé à plusieurs mètres de hauteur pour tout dominer (je l’ai vu trois fois : dont une avec Luca Ronconi qui m’a emmené là-haut pour tout voir) on pouvait circuler, sortir, rentrer, aller boire un pot : la vie quoi, le théâtre dans ce qu’il a de plus grand et de plus fou, Ronconi retrouvant la folie de l’Orlando Furioso vu aux halles de Baltard. Ceux qui sont de ma génération se souviennent de l’Orestie à la Sorbonne, du Barbier de Séville de Rossini à l’Odéon, du Ring à Milan, du Perroquet Vert (Al Papagallo verde) de Schnitzler à Gênes en 1978 dans des costumes de Karl Lagerfeld ou de la pièce de Pirandello Die Riesen vom Berge (Les Géants de la montagne) à Salzbourg (en réalité à la Pernerinsel de Hallein) en 1994– au temps de Mortier – avec une époustouflante Jutta Lampe. Luca Ronconi semble bien oublié dans la liste des immenses metteurs en scène de théâtre qu’on cite habituellement : et pourtant, celui qui dirige encore aujourd’hui le Piccolo Teatro de Milan, dans les quarante dernières années  fut l’un des très grands de la scène européenne.

Vous allez sans doute dire que je m’égare, que le sujet, c’est Salzbourg, mais si je commence par le théâtre, si ce titre de Karl Kraus m’a happé, c’est parce que c’est pour moi l’un des grands souvenirs, l’un des phares de ma vie de théâtre. Alors vous imaginez bien que je vais essayer d’aller voir le travail de Matthias Hartmann d’autant que le texte de Karl Kraus, excessif, terrible, prophétique, nous parle aujourd’hui avec une très grande urgence, dans notre monde en proie à la folie et à la perversion médiatiques.
Deuxième phare de l’édition 2014 (en dehors de la reprise de la production de Jedermann de Julian Crouch et Brian Mertes ) Don Juan revient de guerre (Don Juan kommt aus dem Krieg) de Ödön von Horváth dans une mise en scène de Andreas Kriegenburg (le metteur en scène du Ring de Munich), un grand texte, un auteur de référence de la littérature théâtrale du XXème siècle, et un metteur en scène de ceux qui disent des choses ; on ne peut manquer cela.
Que ceux qui hésiteraient à cause de la langue allemande se rassurent : le grand théâtre est toujours accessible et la langue n’est jamais un obstacle (en tous cas il ne faut jamais considérer la langue comme un obstacle) : et l’allemand au théâtre est le plus beau des cadeaux pour un spectateur amoureux des langues.
Une production anglaise mise en scène par Katie Mitchell (mise en scène de Written on skin de Georges Benjamin) autour de la Grande Guerre, The forbidden Zone, de Duncan Mc Millan. La zone interdite est une production multimedia qui décrit la guerre de 14-18 vue par l’œil d’un groupe de femmes, les unes au front, les autres chez elles, qui souligne comment et combien la guerre a marqué leur vie.
Autre production (que les parisiens verront, c’est une coproduction avec l’Old Vic et le théâtre de la Ville) Golem, de Suzanne Andrade d’après le roman de Gustav Meyrink, Golem, paru en 1915, et qui fut un bestseller. Ce roman se lit sur fond de guerre : l’Ensemble1927 transpose l’histoire dans un monde hypertechnologique dont on ne connaît ni les limites, ni le futur, un monde au bord d’un gouffre dont on ne connaît pas le fond.
Ce programme particulièrement fort (composé par Sven-Eric Belchtolf le directeur de la partie théâtre du Festival) est complété par des lectures de textes ou de chansons de la première guerre mondiale (Werd’ich leben, werd’ich sterben ? – vais-je vivre, vais-je mourir ?-) ou cette lecture du livre de l’historien Peter Englund Schönheit und Schrecken -beauté et horreur-, la première guerre mondiale racontée par 19 destins dont les points de vue sur la guerre se croisent .

Personne en France (ou peu de monde) ne s’intéresse à la programmation théâtrale de Salzbourg qui existe pourtant depuis les origines du Festival et qui a été revivifiée par le passage de Gérard Mortier, sans doute parce que nous en France, nous avons Avignon, ce qui justifie ( ?) qu’on peut taire les concurrents, aussi bien Salzbourg (beaucoup plus réduit) qu’Edimbourg et son Festival Fringe qui est sans doute le plus grand rassemblement mondial de spectacles d’avant garde aujourd’hui.
Salzbourg n’intéresse que pour la musique, et la proposition musicale de 2014 affiche comme d’habitude des moments exceptionnels, d’autres moins dignes d’intérêt, et quelques surprises dans les programmes et les distributions.

La salle du Grosses Festpielhaus

Du côté de l’opéra : d’abord, dans l’ordre,
–       une production de Don Giovanni de Mozart, l’auteur fétiche du Festival qui ne peut manquer, dans une mise en scène de Sven-Eric Bechtolf et dirigé par Christoph Eschenbach.
Ni le metteur en scène, sans doute intéressant sans jamais être passionnant, ni le chef, toujours très discuté, ne sont des motifs à investissements exagérés : seule la distribution, qui donne une large part à la génération montante de chanteurs qui commencent à être vus sur les scènes européennes, peut stimuler la curiosité : Genia Kühmeier en Donna Anna, Anett Fritsch en Elvira (la Fiordiligi – « fruitée » selon Libération, comprenne qui pourra…- de Haneke à Bruxelles), l’excellent Andrew Staples (entendu dans Tamino il y a quelques années à Lucerne) en Ottavio, Tomasz Konieczny en Commendatore, Alessio Arduini en Masetto et Eva Liebau en Zerlina, tandis que des chanteurs plus habituels et plus aptes à attirer le public se partagent Don Giovanni (Ildebrando d’Arcangelo) et Leporello (Luca Pisaroni).

– une création de Marc-André Dalbavie dirigée par le compositeur, Charlotte Salomon, à la distribution non encore définie (sauf l’excellente Marianne Crebassa, découverte en 2012 dans Tamerlano, où elle était exceptionnelle),  sur un livret de Barbara Honigmann élaboré à partir du livre de gouaches autobiographiques Leben ? oder Theater ? – Vie ? ou théâtre ?-de Charlotte Salomon, artiste juive victime toute sa vie de l’antisémitisme en Allemagne, et disparue à Auschwitz.
– autre « must » salzbourgeois, Der Rosenkavalier, une production dirigée par Zubin Mehta et mise en scène par Harry Kupfer, ce qui peut promettre quelques moments intéressants, avec une distribution là-aussi composée de chanteurs de nouvelle génération, dont certains inattendus dans ce répertoire, à commencer par la Feldmarschallin de Krassimira Stoyanova et le Ochs de Günther Groissböck, qui abandonne les basses méchantes (Fasolt, Hunding), pour les basses comiques. Moins inattendus l’Oktavian de Sophie Koch, la Sophie de Mojka Erdmann et le Faninal d’Adrian Eröd. Une distribution solide, qui peut réserver de très bonnes surprises.
– on recommence à voir sur les scènes Il Trovatore de Verdi, particulièrement difficile à distribuer ou simple, selon les points de vue : il suffirait d’y distribuer –c’est Toscanini qui le disait- le meilleur ténor, le meilleur soprano, le meilleur mezzo et le meilleur baryton et le tour est joué.  Une fois de plus, Alexander Pereira surprend par son choix de distribution, deux super stars, Anna Netrebko dans Leonora et Placido Domingo dans Luna, un Manrico au timbre juvénile et clair, Francesco Meli, et la surprise : Marie-Nicole Lemieux dans Azucena qui quitte les rives baroques pour un répertoire moins attendu pour elle. Ella a été une Miss Quickly notable dans le Falstaff de Milan, mais Azucena demande d’autres moyens à l’aigu. Ceci dit, Marie-Nicole Lemieux est une chanteuse d’une grande intelligence: si elle chante Azucena, elle sera Azucena. Avec pareille distribution, nul doute que le public courra, non seulement à cause de Netrebko, mais aussi à cause de Domingo, inoubliable Manrico jadis. Le réentendre dans il Conte di Luna est, quelque soit le résultat, un devoir délicieux pour les gens de ma génération.
Mais dans Trovatore, il faut un chef, un chef qui ait la pulsion, la respiration, le rythme. Fidèle à ses amitiés et à ses chefs fétiches, Pereira a appelé Daniele Gatti. Vu qu’on n’a pas entendu un grand chef dans Trovatore depuis des lustres (Muti mis à part, mais ce n’était pas très réussi) on ne va pas bouder son plaisir, d’autant qu’Alvis Hermanis signe la mise en scène d’une œuvre qui devrait bien lui convenir : grandes scènes d’ensemble, grande fresque épique – j’espère que ce sera à la Felsenreitschule qui irait si bien à ce Verdi-là (bien que j’en doute pour des raisons de capacité). En tous cas enfin un Trovatore un peu attirant.

La Felsenreitschule: Manège des rochers

–       Autre source d’aimantation salzbourgeoise, Fierrabras de Schubert. Cet opéra héroïco-romantique fut imposé sur les scènes par Claudio Abbado qui en dirigea une très belle production de Ruth Berghaus à la Staatsoper de Vienne. On y découvrit notamment une étincelante Karita Mattila. Cette fois-ci, le chef sera Ingo Metzmacher, une surprise (agréable) dans ce répertoire, et le metteur en scène sera Peter Stein ce qui me laisse plus dubitatif : vu son manque d’inspiration dans ses dernières productions, l’idée n’est peut-être pas si stimulante. On imagine ce qu’un Herheim ou qu’un Michieletto pourraient faire d’une œuvre aussi échevelée. Une distribution très solide, très équilibrée, et très prometteuse : Georg Zeppenfeld, Dorothea Röschmann, Michael Schade, Benjamin Bernheim, Markus Werba, Marie-Claude Chappuis. À voir bien sûr, malgré les réserves.

–       Comme chaque année désormais, le Festival d’été propose la production phare du festival de Pentecôte : cette année ce sera Cenerentola (et non Otello, l’autre production de Pentecôte). Une Cenerentola baroqueuse avec Jean-Christophe Spinosi et son Ensemble Matheuz. Belle consécration que de se retrouver à Salzbourg, merci Cecilia Bartoli ! Car la production sera portée par la Angelina désormais légendaire (depuis son enregistrement avec Chailly) de Cecilia Bartoli. Ayant Chailly ou Abbado dans la tête, il est difficile pour moi de me représenter ce que fera Spinosi. Malgré une distribution intéressante : Javier Camerana en Ramiro, Nicola Alaimo en Dandini, Enzo Capuano en Magnifico, et une mise en scène qui fera encore couler de l’encre de Damiano Michieletto, je ne sais si le jeu en vaut la chandelle.

–       Enfin, deux opéras en version de concert, désormais traditionnels depuis que Pereira dirige  le Festival :

  •  Un « Projet Tristan und Isolde », pompeuse manière d’appeler le concert que donnera le West-Eastern Divan Orchestra dirigé par Daniel Barenboim qui sera aussi au festival de Lucerne, avec Waltraud Meier, René Pape, Peter Seiffert, Ekaterina Gubanova et Stefan Rügamer .
  •    La Favorite, de Donizetti, dans sa version originale française, dirigée par l’un des complices de toujours de Alexander Pereira, Nello Santi, que les parisiens de ma génération connaissent bien puisqu’il dirigea à Garnier sous Liebermann la fameuse production de John Dexter de I Vespri Siciliani, mais aussi Otello (celui de Verdi) et la reprise du Simon Boccanegra de Strehler (Abbado ne voulant plus mettre les pieds à l’Opéra de Paris), ainsi qu’une  une version concertante de Don Carlo où l’on découvrit Elisabeth Connell en hallucinante Eboli. Cela promet du rythme, un peu de bruit (Santi ne donnant pas toujours dans la dentelle), mais un orchestre qui sera sans nul doute parfaitement tenu (le Münchner Rundfunkorchester), car de ce point de vue, Nello Santi est un chef très sûr pour des musiciens qui connaissent peu ce type de répertoire. Et dans la distribution, un trio de choc dont les noms suffisent pour se précipiter sur les réservations en ligne quand elles seront ouvertes : Elīna Garanča dans Léonor de Guzman, Juan Diego Flórez dans Fernand, et Ludovic Tézier dans Alphonse XI ; si l’administration de l’Opéra de Paris avait eu de l’idée (rêvons un peu), voilà le répertoire parisien typique qu’elle aurait pu monter à Garnier. Distribution étincelante, œuvre peu connue, mais part de l’histoire de l’Opéra de Paris où elle fut créée en 1840.
La façade du palais des Festivals

Du point de vue des concerts, une fois de plus, diversité des orchestres, diversité des répertoires, moments d ‘exception et moments plus conformes sont à attendre, avec la présence des habituels (Wiener Philharmoniker) et des habitués (Berliner Philharmoniker)  et toutes les autres phalanges somptueuses qui tiennent à s’afficher régulièrement à Salzbourg.
Cette année, un cycle Bruckner domine la programmation des concerts , notamment ceux des Wiener Philharmoniker qui offriront tous une Symphonie de Bruckner (sauf le concert de Dudamel, dédié à Strauss), ainsi entendra-t-on avec les Wiener la n°4 dirigée par Daniel Barenboim (avec le plus rare – et donc plus intéressant – Requiem de Max Reger), la n°8 dirigée par Riccardo Chailly (immanquable), la n°2 et le Te Deum dirigés par Philippe Jordan, la n°6 dirigée par Riccardo Muti (avec la n°4 « tragique » de Schubert),  la
n°3 dirigée par Daniele Gatti et tandis que la n°5 sera programmée dans l’un des deux concerts du Symphonieorchester des Bayerischen Rundfunks dirigé par Bernard Haitink, qui dirigera aussi Die Schöpfung (La Création) de Haydn pour le deuxième concert (un must), la n°1 par l’ORF Symphonieorchester dirigé par Cornelius Meister, l’un des chefs allemands de la génération montante, la n°7 par Christoph Eschenbach et le Gustav Mahler Jugendorchester, la n°9 enfin par le Philharmonia Orchestra dirigé par Christoph von Dohnanyi (avec les Vier letzte Lieder de Strauss interprétés par Eva-Maria Westbroek).

C’est Wolfgang Rihm qui sera le compositeur contemporain à l’honneur, le Mozarteumorchester sera dirigé pour les traditionnelles Mozartmatineen  par Ivor Bolton, Manfred Honeck, Marc Minkowski, Adam Fischer, Vladimir Fedosseyev, et  de son côté, Rudolph Buchbinder donnera l’intégrale des sonates pour piano de Beethoven.
On comptera un certain nombre de récitals dont ceux de Elīna Garanča, Anja Harteros, Thomas Hampson ou Christian Gerhaher.
Enfin outre le Symphonieorchester des Bayerischen Rundfunks dirigé par Bernard Haitink cette année, on pourra entendre le Concentus Musicus dirigé par Nikolaus Harnoncourt dans les trois dernières symphonies de Mozart (39, 40, 41),  le West-Eastern Divan Orchestra et Daniel Barenboim, certes dans l’Acte II de Tristan und Isolde, mais aussi dans Ravel, Roustom, Adler (voir Lucerne), le Philharmonia dirigé par Christoph von Dohnanyi (voir ci-dessus) et ensuite par Esa-Pekka Salonen dans un programme Strauss, Berg, Ravel, le Royal Concertgebouworkest d’Amsterdam et Mariss Jansons dans Brahms, Rihm et Strauss, Murray Perahia et l’Academy of Saint Martin of the Fields et enfin un seul concert des Berliner Philharmoniker dirigés par Sir Simon Rattle dans l’un des deux programmes de Lucerne, Rachmaninov (Danses Symphoniques) et Stravinsky (L’oiseau de Feu).

Il y en a pour tous les goûts, dans tous les styles de musique, pas forcément pour toutes les bourses, encore qu’on puisse avoir des places à prix raisonnables pour Salzbourg (autour de 90€) pour les opéras et moindres pour les concerts, et qu’on puisse y loger à des tarifs imbattables (autour de 40€), mais il faut s’y prendre tôt. Salzbourg n’est pas mon lieu de prédilection, mais le mélomane doit y venir un jour ou l’autre : le supermarché des folies mélomaniaques est à vivre au moins une fois.
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Alexander Pereira, qui quitte Salzbourg pour la Scala