La salle Richelieu était bien pleine en ce 13 juillet, pour voir le spectacle phare de cette fin de saison, chant du cygne de l’ère Muriel Mayette à la tête de la vénérable maison. Une Lucrèce Borgia de Victor Hugo, qu’on a l’air de redécouvrir, puisque pas moins de trois productions d’audience nationale ont vu le jour cette année, celle de Lucie Berelowitsch venue de Bretagne, à l’Athénée (voir ce blog), celle de Denis Podalydès à la Comédie Française, (jusqu’au 20 juillet) et celle de David Bobée aux Fêtes Nocturnes de Grignan, avec Béatrice Dalle (jusqu’au 23 août).
Conçu comme un spectacle médiatique et médiatisé , avec Guillaume Gallienne à peine auréolé de ses multi-Césars, avec des costumes de Christian Lacroix, des décors d’Eric Ruf, tout nouvel administrateur de la Comédie Française, et une mise en scène de Denis Podalydès: c’est presque une pure production maison, une de ces productions qui portent l’image du Français. On en a beaucoup parlé avant, on en a fait une belle promo : pensez, l’héroïne de Hugo jouée par le roi du trans-genre gentillet, Guillaume Gallienne, et Gennaro par une jeune femme : la mère jouée par un homme, et le fils par une femme. Allez y retrouver vos petits !
Le spectacle joue à guichets fermés (même Manuel Valls en ce dimanche): il a donc atteint son but.
Est-ce une réussite ? Probablement pas, et pas forcément à cause de ses choix les plus médiatisés. Que Gennaro soit joué par une femme (Suliane Brahim, assez fraîche) et Lucrèce Borgia par un homme (Guillaume Gallienne, pas vraiment frais) ne gêne pas en soi, depuis l’antiquité jusqu’à Shakespeare, les femmes ont pu être jouées par des hommes et les hommes par des femmes notamment à l’opéra: le théâtre est illusion, le théâtre fait tout passer, c’est pourquoi il est théâtre. Ce qui gène, ce sont les choix de jeu, et une mise en scène à la fois luxueuse et compassée, je dirais empesée, avec quelques belles images (scène I autour de la gondole et entrée en scène de Lucrèce notamment) et beaucoup de creux, sinon de vide.
Bien qu’on lise des déclarations rappelant Vitez disant aux acteurs qu’ils n’en feront jamais trop dans Hugo, on reste bien en deçà de cette folie échevelée, de ce romantisme exacerbé, de cette hystérie qui doit nous saisir face au vertige de la parole hugolienne et aux situations tellement extrêmes que Donizetti s’en est emparé pour en faire un opéra. Lucrèce Borgia, c’est un opéra parlé : encore faut-il une Diva.
Et la Diva fait défaut. Podalydès et Gallienne font le choix d’une diction compassée et pétrifiée du texte, d’une attitude distanciée, ressentie ici comme « tragédienne » au sens des tragédiens du passé : du Mounet Sully des familles. En fait, dans le genre contresens, Guillaume Gallienne m’a fait penser à Marie Bell dans le film Phèdre de Pierre Jourdan, élaboré pour immortaliser une actrice qui avait fait du personnage de Phèdre son fétiche, mais qui l’a enregistré bien trop tard, faisant de Phèdre une belle-mère en proie au démon de midi, et non la jeune femme encore fraiche qu’elle est, et dont la fraîcheur justifie pleinement son amour pour Hippolyte. Imaginez une vieille Phèdre vaguement amoureuse de son fils (dans une famille où l’inceste est pratique ordinaire et où Lucrèce est fille de Pape, tout est possible et même plus) et vous aurez Gallienne, robe noire, voile noir, verbe noir, ou plutôt gris, attitude altière, qui renferme sa passion en elle, qui n’extériorise rien. C’est possible, mais je préfère plus expressionniste. La diction reste assez artificielle, d’où toute vie est absente, la raideur est lassante, le jeu sur homme-femme non exploité (torse nu, sans perruque). Certes, cette Lucrèce est au-delà de la vie, ailleurs, au-delà du monde, mais ne montre ni palpitation, ni relief, ni émotion, ni communication. Un verbe hugolien congelé comme les paroles gelées de Rabelais. L’impression qu’on a tapé à côté court pendant toute la pièce donnée sans entracte.
Suliane Brahim dans Gennaro ne m’a pas déplu : d’aucuns l’ont trouvée excessive, un peu braillarde, l’excès fait partie du théâtre de Hugo et je l’ai trouvée d’une grande fraîcheur, et donnant à Gennaro un aspect adolescent et pré-pubère assez séduisant, et cohérent par son excès même, composant avec Maffio Orsini (excellent Stéphane Varupenne) un parfait couple eromène/eraste.
La troupe montre son professionnalisme, bien des acteurs de référence sont sur le plateau Eric Genovèse en Jeppo Liveretto, une jolie Giorgia Scalliet en princesse Negroni bien féminine, bien pulpeuse, bien présente scéniquement, mais de très loin dominent le plateau et la distribution Christian Hecq et Eric Ruf. Christian Hecq en Gabetta est d’une vérité confondante, avec cette allure dégagée, ses légers tics, sa démarche presque chaloupée, son allure louche et en même temps fidèle, et loyal envers sa maîtresse. On connaît les qualités de Hecq, phénoménal Bouzin du Fil à la patte, mais ici, il est plus maîtrisé, plus ironique plus distancié, plus froid, et presque plus humain, plus proche. Une performance.
Eric Ruf, en Duc Alfonse d’Este ravagé de jalousie et d’une noire méchanceté, avec sa tenue en scène, sa diction merveilleuse, son débit faussement affable, avec ses traits d’humour aussi et sa fausse distance, est glaçant et prodigieux de justesse: quel dommage qu’il n’apparaisse vraiment que pendant sa grande scène avec Lucrèce. C’est un pur moment de plaisir théâtral, on ne cesserait de le voir et de l’écouter : du grand, du très grand art. Devenu administrateur, continuera-t-il à jouer un peu, quelle perte ce serait pour la troupe s’il y renonçait !
De la mise en scène de Denis Podalydès, il y a peu à dire : un travail essentiellement nocturne, très musical s’appuyant notamment sur le melodramma verdien (Macbeth, Simon Boccanegra notamment), inscrit dans des somptueux décors d’Eric Ruf, dessinant des espaces à la fois fluides et bien délimités, permettant de laisser le plateau pratiquement libre, avec de beaux costumes déclinés sur 50 nuances de noir et un rouge éclatant lors de la fête chez la Negroni. Les déclarations d’intention sont nobles, leur traduction reste en-deçà des attentes. On comprend l’intention de construire une Lucrèce Borgia extérieurement glacée et intérieurement ravagée, une Lucrèce Borgia si déchirée qu’on va essayer de l’aimer, mais pour moi quelque chose n’a pas fonctionné. Certes, le jeu est bien contrôlé, il y a de fortes individualités (voir ci-dessus) mais on ne perçoit pas de débordement hugolien : cela reste sage, toujours au bord de quelque chose, d’un gouffre dans lequel on n’ose sauter, c’est tout sauf décoiffé, tout sauf émouvant, tout sauf excessif, tout sauf tripal. C’est tiède et donc pour moi antinomique avec l’univers de Victor Hugo.
Dommage. Les fruits n’ont pas passé la promesse des fleurs.
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