ATHÉNÉE – THÉÂTRE LOUIS JOUVET 2013-2014: LUCRÈCE BORGIA de Victor HUGO le 19 OCTOBRE 2013 (Ms en scène: Lucie BERELOWITSCH)

Lucrèce Borgia, acte III Ivre-Morts ©Nicolas Joubard

Il est difficile de s’ôter de la mémoire le souvenir de Nada Stancar, sur le plan incliné, seul décor de Lucrèce Borgia dans la Cour d’honneur du Palais des Papes, et dans la mise en scène d’Antoine Vitez, une mise en scène dans et sur la nuit, une nuit des humains et des âmes,  nuit de la tragédie, car Vitez a traité Lucrèce Borgia non comme un drame romantique, mais comme une tragédie, une tragédie grecque, convoquant les grandes héroïnes de la tragédie grecque, Médée (l’empoisonneuse qui tue ses enfants), Clytemnestre (qui assassine son mari et qui est tuée par son fils), Jocaste (qui épouse son fils, ou même Phèdre (amoureuse de son beau fils). Car Lucrèce Borgia pourrait être la dernière et la plus misérable de cette longue lignée de mères meurtrières ou incestueuses: elle a un enfant illégitime de son frère Jean, assassiné par la jalousie de son autre frère César, amoureux lui-aussi de sa soeur; et pour couronner l’affaire, ils sont tous trois les enfants du Pape Alexandre VI. Et pour lui faire éviter la vindicte fraternelle, Lucrèce Borgia a toujours cherché à protéger son enfant (Gennaro), en l’éloignant et n’en a jamais perdu la trace: elle l’a envoyée grandir auprès d’un pêcheur sur les rivages calabrais, bien loin des cours ducales ou pontificales italiennes, bien loin des poisons et des dagues des Borgia. Quand Gennaro apprend qu’il n’est pas  fils de pêcheur, mais fils de grande famille, il reçoit  chaque mois une lettre de sa mère, une mère qu’il idolâtre sans la connaître. Lucrèce quant à elle, après une longue série de crimes de toutes sortes, aspire à la vertu, et cherche à revoir ce fils adoré: elle le rencontre à Venise, sans lui dire qui elle est. Les amis de Gennaro qui ont tous à se venger de Lucrèce Borgia,  qui pour un frère, qui pour un père, qui pour un ami,  lorsqu’ils voient Gennaro lui parler, lui révèlent son identité: Gennaro horrifié la fuit.
Tout ce beau monde se retrouve à Ferrare, chez le duc Alfonse d’Este, mari (jaloux) de Lucrèce Borgia: il a découvert ce qu’il croit être la relation coupable de son épouse avec Gennaro et entreprend de se venger. Suite de quiproquos, qui finiront mal. Lucrèce, désirant elle aussi se venger des amis de Gennaro qui l’ont humiliée au premier acte et révélé son identité, les empoisonne tous lors d’une fête, mais parmi eux, il y a aussi Gennaro, ce qui n’était pas prévu: celui-ci apprend de la bouche de Lucrèce qu’il est un Borgia, fils de Jean, et horrifié, il poignarde celle qu’il pense être sa tante. En expirant, elle lui apprend qu’elle est sa mère.

Deux manières de voir cette pièce de Hugo (lui qui exigea le retrait des scènes de l’opéra de Donizetti pour plagiat), une lecture tragique et hiératique, ce fut l’option de Vitez (mais déjà évoquée par Théophile Gautier), qui fit de Nada Stancar une héroïne statufiée, sauvée par la maternité, et désormais mythique au milieu de la Cour d’honneur, et qui fit de la pièce une cérémonie du langage, et une lecture “romantique” et échevelée, violente, ébouriffante et ébouriffée, c’est l’option retenue par Lucie Berelowitsch, formée au conservatoire de Moscou, puis à l’école de Chaillot (qui n’existe plus).
Comme chez Vitez, Lucie Berelowitsch en fait une pièce nocturne, de cette nuit des ombres, des meurtres (la première image est un meurtre), de la violence, où il est difficile de distinguer  qui est bon et qui est méchant, où est le bien, où est le mal tant tous les personnages semblent s’équivaloir.

Acte I (Affront sur affront) ©Nicolas Joubard


Rien à voir avec la nuit fascinante d’Avignon: dans la nuit de Lucie Berelowitsch, l’œil peine à reconnaître chacun, comme Dieu doit avoir peine à reconnaître les siens. D’autant que le monstre décrit par Maffio Orsini et ses amis, la tigresse assoiffée de sang à la longue litanie de meurtres qui la suit comme son ombre, apparaît sur scène comme une femme assoiffée de vertu, fascinée par le jeune Gennaro qui dort innocemment au proscenium, et si désireuse d’amour pur que son âme damnée Gubetta ne sait plus à quel diable se vouer. Ça c’est le sens dramaturgique de Hugo qui transforme l’horizon d’attente en une sorte de coup de théâtre: on n’a pas devant soi celle qu’on attendait.
Marina Hands ne se présente pas non plus comme on pourrait l’attendre. Il y a chez elle une jeunesse, une fraicheur, une énergie qui fait qu’entre Gennaro et elle, c’est un vrai couple qui se construit, et pas forcément un couple mère/fils. La jeunesse de cette mère, cette voix claire et juvénile qui sonne non comme un monstre mais comme une femme un peu perdue, c’est une belle trouvaille. Une fois de plus, le fantôme de Nada Stancar arrive en contrepoint, avec cette voix forte, mature (malgré un âge à l’époque légèrement inférieur – 35 ans – à celui de Marina Hands aujourd’hui) qui mettait en relief la langue de Hugo et qui en faisait immédiatement une mère (il y avait dans les mouvements avec Gennaro quelque chose d’une pietà). Rien de cela ici ; cette Lucrèce et ce Gennaro sont plus Siegmund et Sieglinde que Lucrèce et son fils. Il faut souligner aussi la fraîcheur et le naturel du jeune Nino Rocher, vraiment excellent, qui pourrait faire ce contrepoint, mais qui n’est qu’un stimulant de plus pour exciter l’amour éperdu de Lucrèce.
Toute la tragédie (un peu comme dans Phèdre) est « nominaliste » comme dirait Barthes : le tout est que le nom de cette mère mythique et adulée ne soit jamais prononcé. Que Gennaro sache qui est celle qu’il adore (parce qu’elle est inconnue, mystérieuse et en même temps tutélaire) et tout s’écroule ; non seulement parce que c’est Lucrèce Borgia, mais aussi parce que Gennaro imagine une mère, ce à quoi Lucrèce ne ressemble pas.
Marina Hands est femme, est jeune, elle est non pas monstrueuse, mais presque sympathique dans cette recherche désespérée de reconnaissance sans être reconnue: une bonne idée est de lui faire jouer la Princesse Negroni . Dans cette orgie finale (Orgia/Borgia) qu’Hugo appelle ivres-morts (titre du dernier acte), des figures de symétrie se construisent : les mêmes qui se lançaient l’un l’autre le corps de Lucrèce au premier acte la recherchent avec la même soif pour leurs fantaisies érotiques, et les mêmes qui l’humiliaient (l’acte I a pour sous titre affront sur affront) sont victimes de la vengeance d’une femme, et symétriquement, là où Gennaro à l’acte I était absent (il dormait), il est présent à l’acte III, seule menue différence qui va évidemment amener la terrible fin .
Lucie Berelowitsch propose une vision tout en mouvement, tout en cris, tout en énergie, tout en chorégraphie aussi pour certains mouvements non sans ironie d’ailleurs: la scène avec Alphonse d’Este est bien construite, avec ce siège surélevé – un siège de voiture – sur lequel Alphonse s’assoie et autour duquel Lucrèce évolue; Alphonse d’Este, qui n’est pas un Borgia serait digne de l’être : personne ne se sauve dans le monde de Hugo. Cette scène est remarquablement écrite par Hugo d’ailleurs, qui permet à Lucrèce d’être tour à tour glaciale et monstrueuse, puis suppliante, puis fragile, puis faussement capricieuse, en bref étourdissante dans ces facettes multiples.
Le décor de Kristelle Paré, construction métallique qui est à la fois rue, place et palais, dedans et dehors, fonctionne bien et les éclairages mettent bien en valeur les espaces divers proscenium, échafaudages, arrière plan, plan central, et créent une unité de lieu qu’il n’y a pas évidemment dans la pièce (rues, places palais, Venise, Ferrare) et d’une certaine manière l’espace tragique.

Acte III (Ivres-Morts) ©Nicolas Joubard

Mais rien du hiératisme tragique, mais une diction d’aujourd’hui, troublée de bruits, de musiques diverses (y compris au Juke Box), un texte traversé et perturbé par des mouvements, des convulsions et des bruits du monde, où ce qui émerge, ce sont ces mouvements de jeunes gens, immédiats, violents, sans distance : un spectacle inscrit dans l’aujourd’hui, fait pour saisir et captiver les générations d’aujourd’hui où je me suis senti un peu « déplacé » avec mes souvenirs de Vitez. Nous sommes là aux antipodes.
Et pourtant le spectacle fonctionne très bien grâce à une troupe de comédiens engagés, frais, bouillants à commencer par le Maffio Orsini de Guillaume Bachelé, mais aussi le Gubetta plein de ressources, d’humour et de distance de Thibault Lacroix, et l’Alphonse odieux et en même temps pathétique de Dan Artus.
Il est très rare qu’une soirée à l’Athénée soit décevante, celle-ci ne fait pas exception à la règle en nous montrant un théâtre au présent, très physique, très engagé, qui prend du romantisme hugolien ce qui est folie, plus que ce qui est grandeur, ce qui est agitation plus que ce qui est texte, ce qui est dramatique, plus que ce qui est tragique. Options que je ne partage pas forcément, mais de toute manière la soirée a été agréable et positive.
Il resterait à revoir la belle série “Borgia” et à aller voir de nouveau l’opéra de Donizetti (je l’ai vu une fois, à la Scala, avec une certaine Renée Fleming qui fut copieusement huée) mais il faut trouver une Lucrezia Borgia qui tienne la voix et la scène. Entreprise assez délicate.
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Marina Hands & Nino Rocher ©Nicolas Joubard

 

PATRICE CHÉREAU

AFP © Gabriel Duval

C’est très difficile ce soir.
Très difficile de parler de Patrice Chéreau au passé. Très difficile pour moi de parler de Patrice Chéreau sans immédiatement me projeter dans mon histoire, dans mon parcours, dans mon compagnonnage de spectateur fidèle né au moment de La dispute, passé par Les Contes d’Hoffmann et enraciné pour toujours par le Ring de Bayreuth.
D’abord parce que cette nouvelle prend au dépourvu. Chéreau était encore plein de projets, au printemps prochain Elektra à la Scala de Milan …Comme il vous plaira à l’Odéon…et qu’on aime à penser que ceux qu’on admire et qui vous ont accompagné sont éternels.
Chéreau a changé ma vie. Chéreau, c’est en quelque sorte ma vie. C’est un pilier de ma vie intellectuelle qui part, sans avoir encore donné tout ce qu’il pouvait donner. Il m’a ouvert définitivement au théâtre, il m’a fait découvrir le sens du théâtre, il m’a envahi.
De ce jour de juillet 1977 où après un beau Rheingold, je suis resté cloué par Die Walküre. Entré  spectateur tout neuf dans le Festspielhaus de Bayreuth, j’en suis sorti amateur, un amateur complètement tourneboulé:  quelque chose avait changé dans mon regard sur le théâtre et donc sur le monde: il y avait sur scène comme une évidence, qu’à cette musique-là ne pouvaient  correspondre que ces images-là et en moi cette autre évidence, je ne pourrais plus vivre sans théâtre.
Chéreau m’a habité, pendant toute ma vie de spectateur de théâtre, au-delà même des spectacles singuliers dont certains plaisaient plus ou moins ou m’avaient plus ou moins convaincu. À travers son théâtre, je cherchais au départ avidement à retrouver le Ring, à travers ses films, je cherchais le théâtre, je recherchais les gestes qui m’avaient bouleversé à la scène : je me souviens de scènes de L’homme blessé où je retrouvais des mouvements qui me rappelaient par imprégnation ce Ring, vu cinq fois (quelle chance inouïe, quand j’y pense!) qui reste accroché en moi, imprégné en moi, lové en moi comme une sorte de référence implicite de tout spectacle, la racine d’une passion dévorante pour l’art de la scène.
Oui, Chéreau est celui qui m’a fait passer de l’amateur d’opéra, à celui d’amateur de théâtre d’opéra. Si j’aime tant à l’opéra le théâtre, c’est parce que Patrice Chéreau est passé par là, qu’il m’a fait comprendre que l’art lyrique avait un troisième pied qui s’appelle la mise en scène sans lequel tout est bancale. Oui, Chéreau dans ma vie, ce fut comme une apparition.
Chéreau m’a fait comprendre ce qu’était vivre la catharsis – jusque là un mot pour mes cours de littérature du XVIIème -, il m’a fait pleurer, sourire, craindre, il m’a fait aussi fermer les yeux (au deuxième acte de Walküre,  quand une partie du public hurlait à scène ouverte, impensable à Bayreuth): en bref, il m’a fait vivre intensément l’instant fugace du spectacle, comme une goutte d’éternité, au point que je n’ai pu, jamais, me détacher de ces instants-là, de ces souvenirs-là et qu’ils m’accompagnent encore dans un sentiment d’éternelle gratitude.
J’ai découvert avec Chéreau la puissance d’un geste, même minimal, au théâtre, de ces gestes que j’ai gardés en moi, Gwyneth Jones pliée en deux entrant en scène au deuxième acte de Götterdämmerung, Donald Mac Intyre enlevant son bandeau face au miroir du deuxième acte de Walküre, ou serrant Siegmund mort dans ses bras, mais aussi Franz Mazura sur l’escalier monumental de Lulu dans une vision à la Magritte, mais aussi Phèdre arrivant avec son enfant devant Hippolyte. Chéreau savait montrer la violence, mais ce grand sensible savait aussi trouver les gestes de tendresse infinie qui faisaient fondre les coeurs (même dans la récente Elektra), faisaient venir les larmes, et faisaient comprendre les mécanismes et les replis des âmes des personnages et donc de l’âme humaine: car il travaillait sur la pâte humaine de l’acteur (ou du chanteur) en essayant d’en exprimer tous les possibles, et il arrivait à le transfigurer.
J’ai découvert avec Chéreau la puissance du mot, la puissance de la lecture d’un texte, la manière d’en tirer tous les implicites (notamment quand il mit en scène Koltès, qu’il a fait découvrir), l’extraordinaire pouvoir évocateur de l’image avec la complicité de Richard Peduzzi (encore le Ring: lever de rideau sur le deuxième acte de Siegfried, dans la forêt brumeuse où les ombres de Wotan et d’Alberich, vêtus du même costume ou quasiment, se croisent et se fuient ou sur le deuxième acte de Götterdämmerung, avec ce Rhin tout en reflets).
J’ai découvert avec Chéreau aussi une démarche infatigable de travail, de remise en question, de souci de précision et d’exactitude, d’attention à tous les détails. La plupart du temps, quand il montait un spectacle il était là tous les soirs, attentif et discret.
J’ai découvert avec Chéreau que suivre une carrière, c’est suivre ses méandres, ses changements, ses contradictions, ses déclarations péremptoires (combien de fois n’a-t-il pas renoncé  à l’opéra pour le théâtre, au théâtre pour le cinéma) ses évolutions, et pour finir son installation dans une sorte d’image de classicisme: dans sa dernière Elektra, il y avait quelque chose d’un théâtre qu’on voit moins, un théâtre du geste et de l’acteur, un théâtre qui laisse au centre la personne et l’individu, un  théâtre où le personnage est esquissé, dessiné, peint et sculpté, un théâtre de l’attention à l’homme plus qu’au contexte. Regardez dans cette Elektra toute récente les silhouettes sublimes des serviteurs, Mac Intyre et Mazura. Un classicisme contemporain.
J’ai découvert avec Chéreau des fidélités, à des chanteurs: Gwyneth Jones, Waltraud Meier, Franz Mazura, Donald Mc Intyre, à des chefs, Pierre Boulez, Daniel Barenboim et plus récemment Esa-Pekka Salonen, à des acteurs enfin, Pascal Greggory, Gérard Desarthe (sublime Peer Gynt, sublime Hamlet avec cette voix douce et chavirante), Dominique Blanc, c’est à dire, au vrai, une magnifique humanité.
J’ai aimé aussi son cinéma, tellement diversifié, moi qui ne suis pas particulièrement cinéphile: L’homme blessé m’avait frappé, La chair de l’orchidée séduit, La Reine Margot enthousiasmé.
Au fond, j’ai tout aimé de lui, parce qu’il m’a sorti de l’ignorance, parce qu’il m’a fait entrevoir le sens du théâtre, parce qu’il m’a montré que la mise en scène aussi pouvait être une oeuvre, éphémère dans ses manifestations, et pourtant installée dans la mémoire et dans l’histoire. Parce qu’il a été pour moi un Maître: Harry Kupfer parlait de lui en l’appelant affectueusement “papa Chéreau”. Je ne l’ai jamais approché, mais il a été celui qui m’a fait grandir.

C’est pourquoi il restera l’homme jeune que je croisais quelquefois à Bayreuth autour du festival, une éternelle silhouette qui n’a vieilli que pour les autres et jamais pour moi.
C’est pourquoi j’ai voulu illustrer ce texte par une image ancienne, celle qui me restera et qui correspond aux années où il a vraiment changé ma vie et aussi par l’une des  images les plus fortes du plus grand spectacle de ma vie de mélomane: je ne me résous pas à le laisser partir.
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Adieux de Wotan (Die Walküre, Ring Bayreuth)

 

THÉÂTRE / COMÉDIE DE VALENCE 2012-2013: LE MISANTHROPE de MOLIÈRE, mise en scène de Jean-François SIVADIER le 17 AVRIL 2013.

La scène des portraits © B.Enguerand

Depuis janvier dernier, cette production du Misanthrope de Molière effectue une grande tournée en France, avant de passer le mois de mai à l’Odéon à Paris. La salle de la Comédie de Valence était pleine en ce 17 avril. Saluons donc au passage les choix de programmation et l’action de la Comédie de Valence sur le territoire valentinois, qui a su créer un vrai public, passionné, et qui a su éduquer aux différentes facettes du théâtre par une programmation diversifiée, intelligente, très contemporaine. De plus, Richard Brunel, son directeur, très sensible à l’éducation artistique et culturelle, laboure les écoles et les établissements scolaires du territoire: il est en train de construire un vrai public de spectateurs avertis. On ne peut que s’en féliciter et c’est donc avec plaisir qu’on se rend dans ce lieu chaleureux où voisinent jeunes et retraités, tous amoureux du théâtre.
Je compte Jean-François Sivadier comme l’un des vrais protagonistes de la vie théâtrale en France; il a ces dernières années apporté un authentique sang neuf à cette belle endormie qu’est la scène théâtrale française. Il s’est fait connaître en 1997 avec son “Italienne avec orchestre“, un spectacle qui a beaucoup marqué l’amateur d’opéra qui sommeille(?) en moi. J’avais beaucoup aimé La Vie de Galilée et La Mort de Danton (les deux en 2005) et plus récemment sa désopilante et déglinguée Dame de chez Maxim’s (2009) et sa Traviata d’Aix en 2010. C’est dire que ce Misanthrope m’attirait, notamment après l’extraordinaire travail d’Ivo van Hove à la Schaubühne (vu l’an dernier aux ateliers Berthier) qui est resté ma référence récente.

Le dispositif scénique

Sivadier en fait d’abord un jeu de tréteaux, avec des clins d’oeil évidents à la Commedia dell’Arte, utilisant des matériaux pauvres (c’est presque de l’Arte Povera) pour construire un décor monumental et impressionnant (Daniel Jeanneteau, Christian Tirole, Jean-François Sivadier), sacs poubelles réduits à l’état de confettis jonchant le sol, chaises d’école arrangés en lustres, rideaux légers noirs au fond ou blancs en travers de la scène dans lesquels les comédiens se roulent, un décor évocateur de luxe fait de matériaux ordinaires, un décor qui est méditation sur “être et apparence”, thème de la pièce. De même les costumes très habiles (Virginie Gervaise), à mi chemin entre les costumes XVIIème et des costumes contemporains, suggérant les rubans, les extravagances évoquées par les couleurs flashy(bas d’Oronte), rhingraves suggérées par des pantalons un peu kilts,  et des perruques traditionnelles et monumentales (Cécile Kletschmar) qu’on met et enlève, y compris sur des costumes modernes (même si d’un rouge agressif, comme Philinte) . Seules les femmes restent (un peu) plus traditionnelles, avec quand même des costumes un peu déglingués (Arsinoé), de la couleur du décor (Célimène) ou en rouge  pour Philinte, Acaste -plutôt orange- et Arsinoé (ce semble être une couleur qui fasse signe) quant au noir ou au brun, il est réservé aux autres (Célimène, Alceste, Clitandre). Seule Eliante est en bleu ciel, diaphane.
Comme sur les tréteaux, (et un peu comme chez Peter Brook), les comédiens attendent leur tour en fond de scène, assis ou autour d’une table: l’espace théâtral n’est pas vide, il est au contraire encombré (fontaines, jets d’eaux, tas de chaise) il semble qu’on soit dans un parc dont on dessine les parcours au balai. Sur cet espace, on court,  on glisse, on danse, on chante dans un perpétuel mélange de musique baroque (Vivaldi par exemple) et actuelle (« should I stay or should I go »).
Au début surtout, la mise en scène ne cesse de travailler sur le “clin d’œil au public”, à commencer par l’adresse en alexandrins, prononcée par Vincent Guédon, saluant le public et l’avertissant d’éteindre les mobiles.
Le Misanthrope est sans doute la pièce qui s’adapte le mieux à une lecture contemporaine, les jeux de salon, les codes sociaux, la sclérose sociétale, les pièges de la séduction sont des universaux sur lesquels tout metteur en scène peut “surfer”. L’actualité de Molière, l’incroyable puissance du texte apparaissent d’autant plus et frappent avec la même vigueur aujourd’hui qu’hier. Les phénomènes de cour et de réseau sont encore et toujours d’une terrible actualité, lorsque l’on brandit un journal avec le portrait de Berlusconi. Et toutes les tirades sur le mensonge ou la vérité sonnent tellement actuelles: est-il un spectateur dans la salle qui ne pense à certain Ministre du budget?
Alors Sivadier (et Nicolas Bouchaud, qui avec Véronique Timsit, a collaboré à la mise en scène) propose une vision qui est à la fois évocatrice du XVIIème et parfaitement en phase avec notre temps, gestuelle, mouvements, chutes se réfèrent évidemment au théâtre de farce qui fonde la première époque de la comédie de Molière: les personnages secondaires, et notamment les marquis sont farcesques par leurs habits, lorsqu’ils se retrouvent en sous-vêtements, lorsqu’ils enfilent leur perruques monumentales, Alceste qui chante, qui se déglingue, qui glisse, est évidemment au centre de la farce; Oronte est une caricature magnifiquement habitée par Cyril Bothorel dont la seule présence physique maigre et dégingandée est jouissance pure.  Quant à l’alexandrin, il est si bien en place et si naturellement présent qu’on l’oublie, sauf quand on ménage des effets comiques (“treuve”), le texte est dit avec une telle fluidité par tous que l’alexandrin devient part du plaisir, part du jeu, et jamais forcé, jamais gênant, et malgré tout toujours présent.
La scène I de l’acte I est partiellement vue comme une sorte de prologue, aux deux tiers le rideau latéral tombe et semble dire, la pièce commence. Et elle commence fort. Toute la première partie(actes I et II) est d’un niveau exceptionnel: du rythme, de l’action, des trouvailles, cela vibre, cela vit, cela virevolte: c’est un total bonheur qu’on ne retrouve pas, hélas aux actes III et IV, où cela devient plus sérieux, plus grinçant, et où tous les acteurs ne portent pas le texte avec un égal bonheur. Certes, la pièce est une comédie grinçante, tire vers l’amertume voire le drame personnel, mais ce changement assez brusque me paraît peut-être un peu malheureux. On traverse quelques trous noirs qui rendent l’ensemble du spectacle un peu inégal pour mon goût. Heureusement, l’acte V, fait de tous les coups de théâtre et de trouvailles scéniques superbes retrouve l’inventivité initiale. L’image d’Alceste traçant au balai sur le sol un cercle et tournant dans une sorte de vide, est vraiment étonnante et marque le spectateur.
Évidemment, l’ensemble du spectacle est porté par la performance extraordinaire de Nicolas Bouchaud. Il compose un Alceste comme on en rêve, excessif, ridicule, buté, pathétique, mais aussi pitoyable, erratique, paumé. Il est tout à la fois et constitue évidemment la colonne vertébrale d’un spectacle qui tient en grande partie grâce à lui. Non seulement la performance physique est étonnante, mais plus encore la performance vocale: comme un chanteur, il colore à l’infini une voix a priori suave et douce, il module le volume jusqu’à des hurlements à peine supportables, ce qu’il fait de sa voix m’a totalement bluffé.

Norah Krief (Célimène) et Nicolas Bouchaud (Alceste) © Br.Enguerand

Face à lui, la Célimène de Norah Krief est totalement inhabituelle: très peu “coquette”, très peu séductrice, beaucoup plus femme “de tête”, libre et décidée à le rester, avec un jeu souvent distancié, assez digne et absolument pas dans l’ensemble un personnage moliéresque traditionnel qui pècherait lui-aussi par excès. Elle n’est pas “la coquette”, mais une femme qui se libère et qui joue avec les hommes, qui calcule ses pas dans la société. Elle sait le type d’appui social dont elle a besoin dans une société tout de même dominée par les hommes et elle manœuvre plus peut-être qu’elle ne joue. D’une certaine manière, elle fait preuve d’une certaine  sincérité à la fois avec Alceste et dans sa manière de gérer son parcours social et sa place: j’ai beaucoup aimé sa scène avec Arsinoé.
Philinte (Vincent Guédon), habillé d’un costume “normal” mais d’un rouge criard  joue malgré le rouge cet équilibre qui semble lui coller à la peau depuis le XVIIème. Il a une élégance notoire dans la manière de dire le texte, qu’il manie avec une certaine ironie, dans la manière aussi de s’effacer ou de se fondre dans le groupe, notamment avec les marquis  ou devant Célimène. Philinte cherche non pas à épouser les vices du temps, mais les traverse avec distance, il s’en sert surtout pour “avoir la paix”, plaçant l’exigence de sincérité là où il y a enjeu, au contraire d’Alceste qui en arrive à lui même agir comme ce monde auquel il en veut tant (avec Eliante, il se conduit non seulement comme un mufle, mais il lui propose un marché de dupes faisant voler en éclats cette exigence de sincérité à tout prix qu’il affiche comme un drapeau). Philinte, à la voix qui ne s’élève jamais, qui accepte les débordements d’Alceste de manière stoïque et fataliste, sait aussi entrer dans la folie de cour, notamment dans la scène des portraits : il prend du monde ce qui lui permet de le traverser sans encombres.

Nicolas Boucaud et Vincent Guédon © B.Enguerand

Le Philinte de Vincent Guédon utilise le monde (mais nul ne dit qu’il s’en accommode) juste ce qu’il faut pour flotter, et ne cesse de jouer ce que les autres attendent de lui, mais on sent dans sa manière de dire, sa manière de jouer, sa manière d’être une autonomie très construite.
J’ai dit combien Cyril Bothorel donnait à Oronte un véritable profil, avec une vraie dégaine, de cette dégaine que seuls les gens très bien en cour peuvent se permettre sans qu’on les juge. Molière d’ailleurs analyse avec une acuité chirurgicale ce monde qui ne se construit qu’en réseau et qui fait payer cher les services non rendus, ce même monde (de gauche ou de droite) qu’on retrouve aujourd’hui à grenouiller de manière veule autour du pouvoir.
Sur les autres personnages, j’ai un peu plus de réserves: l’Arsinoé de Christèle Tual ne m’a pas convaincu, même si son entrée dans une sorte de char divin (fait de bric et de broc comme le reste) est assez réussie. Elle ne me dit rien et son costume défraichi un peu excessif des gens qui n’ont plus que le costume pour briller ne l’aide pas non plus (Cornelia Kirchhoff à la Schaubühne avait une autre allure, une autre tenue!). Les marquis Acaste et Clitandre jouent leur rôle avec efficacité (Stephen Butel en Acaste a de bons moments) dans une mise en scène où ils ne sont pas ridicules, mais des archétypes de courtisans, c’est à dire d’animaux de cour.

Philinte (Vincent Guédon) et Eliante (Anne-Lise Heimburger) © B.Enguerand

Quant à Eliante (Anne-Lise Heimburger), elle joue un peu trop la discrète et n’affiche pas une personnalité marquée, comme si le personnage n’avait pas vraiment intéressé Sivadier.
D’immenses qualités s’affichent dans cette production qui veut montrer un monde déglingué, à la ville comme sur la scène, comme si la scène était la métaphore d’une situation sociétale déliquescente, des qualités marquées dans la mise en scène, mise en espace, mise en texte, en dépit de moments centraux un peu “vides”, qui donnent l’impression que le texte se suffit à lui même sans que l’on sente la présence forte du metteur en scène, sans vraies idées, sans vraie lumière. C’est dommage, car lorsqu’il reprend les rênes, la scène explose.
Du point de vue du jeu, Sivadier travaille avec une troupe de comédiens qui l’accompagnent et qui traversent ses diverses productions, c’est un vrai bonheur que cette cohésion, dominé par un impérial Nicolas Bouchaud, qui s’empare du rôle et de l’espace pour les plier à son jeu, qui n’est jamais dans le surjeu, qui réussit à nous agacer, nous époustoufler, mais aussi nous attendrir: cet Alceste n’est pas tout d’une pièce, c’est un polymorphe qu’on finit par aimer, malgré soi. Alors, Sivadier ne détrône pas dans mon coeur et mon souvenir la production d’Ivo van Hove à la Schaubühne (rien que penser à Judith Rosmair me fait fondre de nostalgie), mais ce Misanthrope est à voir, notamment pour Bouchaud qui est l’une des immenses références de notre théâtre.
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Nicolas Bouchaud (Alceste) et Vincent Guédon (Philinte) © France 3/ Culturebox

 

THÉÂTRE / COMÉDIE FRANÇAISE 2012-2013 : PHÈDRE, de Jean RACINE le 20 mars 2013 (Ms en scène : Michael MARMARINOS)

Elsa Lepoivre

Phèdre est une pièce qui m’accompagne depuis novembre 1968, lorsque, élève de 1ère, je l’ai découverte et étudiée. Je l’ai réétudiée en hypokhâgne, avec une fascination grandissante. C’est un texte qui dans toute ma vie fut toujours là, prêt à être relu, interpellé de manière toute personnelle notamment lorsque la vie sentimentale tanguait. Et avec quelle soif je lus les pages d’À l’ombre des jeunes filles en fleurs consacrées à la Berma dans Phèdre, où Proust exprime son attente de voir un texte adoré affronter la révélation de la scène, son attente de le voir incarné par l’interprétation de la Berma, et sa déception initiale lorsqu’il la voit sur le théâtre. Cette attente, je l’ai toujours lorsque Phèdre est représentée: les mises en scène, le regard porté sur la situation dramatique, les actrices qui portent le rôle, et surtout la manière dont ce texte est dit.
Le texte, voilà l’énigme, voilà ce qui fait dire à certains que Phèdre est injouable. Un texte qui est un long poème, tout en étant un texte théâtral ficelé au millimètre doit pouvoir être dit comme du théâtre et aussi comme de la poésie, une longue poésie, un long chant comme disaient mes bons (et grands) maîtres. Phèdre est une cérémonie du langage.
Il s’agit avec Phèdre encore plus qu’avec toute autre pièce de Racine de mettre sur le théâtre la complexité: complexité d’une héroïne en proie à une passion ravageuse, qui n’oublie jamais qu’elle est reine, fille du juge des enfers, descendante du soleil, mais qui est aussi une femme amoureuse, qui se dit affaiblie, amoureuse et éconduite, jalouse, qui va jusqu’au bout de sa vie et de ses décisions, complexité d’une situation politique, où l’enjeu reste la souveraineté d’Athènes: Thésée mort, la succession est des plus ouvertes, Phèdre et son fils, Hippolyte fils de Thésée mais fils d’amazone, d’origine barbare, Aricie, de la famille des Pallantides, écartés par Thésée, complexité d’un texte d’une hauteur inédite, monumental objet à porter sur le théâtre.
A cette complexité répond celle des choix: comment dire un texte dont on dit qu’il est sa propre mise en scène, son propre décor? comment dire un texte qui est à la fois support de communication et vecteur poétique, qui fonctionne comme outil de communication naturelle (les personnages se parlent) et comme poésie, objet fermé, autoréférent: quand Phèdre parle, elle s’adresse à son interlocuteur, à elle même, au public et dans Phèdre, décider de parler c’est aussi décider de mourir: les paroles prononcées, de Phèdre ou d’Hippolyte condamnent à l’irrémédiable, la parole est acte.
J’ai été déçu (car j’en attendais beaucoup) par la Phèdre de Patrice Chéreau aux Ateliers Berthier, j’ai assez de sympathie pour le travail d’Anne Delbée, fascinée par le texte, par sa musique, par ses possibles. Je n’avais pas détesté jadis le travail de Brigitte Jaques. Ce que j’ai préféré, c’est la mise en scène de Peter Stein (en allemand…) que j’avais vue à la télévision, il y a déjà bien longtemps.
Reste le problème de Phèdre. J’avais vu en son temps (1968)  le film de Pierre Jourdan, avec Marie Bell et le jeune Claude Giraud en Hippolyte,  Jean Chevrier en Théramène et Jacques Dacqmine en Thésée. C’était à la fois impossible et fascinant: tous les clichés possibles (colonnes, petites tuniques etc…), pas de mise  en scène à proprement parler, et une Marie Bell âgée, qui la rendait quelque peu vieille dame indigne. Et pourtant, ce film avait quelque chose d’étrangement fascinant, et Marie Bell témoignait d’un temps où dire le texte de  manière (presque) psalmodiée avait quelque chose d’un peu magique. J’ai oublié bien des images de mises en scènes de Phèdre et celles de Marie Bell me restent imprimées. Faut-il une bête de scène, une “Berma”, une Sarah Bernhardt pour prendre ce rôle? Peu de grandes stars s’y sont frotté ces dernière années…
C’est par Elsa Lepoivre que je vais aborder le spectacle actuellement programmé à la Comédie Française. La performance est très honorable, sans être à mon avis convaincante. D’abord parce que le metteur en scène Michael Marmarinos choisit d’insister dans la mise en voix du texte sur les parties où la fureur éclate, non pas les parties plus évocatoires  qui respirent l’espoir et le feu intérieur comme le premier monologue de l’acte I scène III: il préfère le “Ah, cruel, tu m’as trop entendue” à “Mon mal vient de plus loin“. Ces parties où Phèdre chante une cantilène amoureuse sont dites sur un ton plutôt neutre, passe-partout, gris, qui peut d’ailleurs être assez saisissant, quand elle est assise à la table et qu’elle commence son récit le regard perdu dans le lointain et que la mécanique des mots se met en place. Mais dès que Phèdre est en proie à la fureur passionnelle, alors le texte se met à vivre de manière plus directe. Ainsi a-t-il fait le choix de laisser glisser le texte, laissant à une musique d’accompagnement lancinante le soin de souligner, se substituer à la musique des mots! ce n’est pas gênant, c’est inutile, c’est un procédé qui n’ajoute rien car le texte se suffirait à lui-même. Mais cela évite le terrible problème du “beau vers” ou du vers de référence que tout le monde attend (relire Proust!). Comment dire: “Tout m’afflige et me nuit et conspire à me nuire” ? ou “Ariane ma sœur, de quel amour blessée vous mourûtes aux bord où vous fûtes laissée?” ou encore et surtout “Tous les jours se levaient clairs et sereins pour eux” qui est à mon avis le plus beau des vers de la pièce, dans sa simplicité, sa fluidité, et dans le sens qu’il porte, à Hippolyte et Aricie la lumière du jour, à Phèdre l’obscurité, à eux la sérénité, à elle la douleur et ce “tous les jours”, avec ces longues répétées qui nous donnent une envie d’éternité. Longues, brèves, rythmes, rien n’est vraiment prononcé, au spectateur de reconnaître les siens. Marmarinos a choisi de ne pas choisir. Mais en même temps, des pans du texte, qui clairement indiquent la place des personnages et l’espace de l’échange ne sont pas exploités:   “Mais fidèle, mais fier, et même un peu farouche” indique par la sonorité même une sorte de souffle chaud, qu’on doit sentir très proche de soi, et qui fait rougir puisque “Cette noble pudeur colorait son visage” et Hippolyte doit sentir la chaleur du souffle de Phèdre.

Acte 2 scène 5 (Photo Enguerand)

En fait dans la manière dont Marmarinos règle la rencontre Phèdre-Hippolyte (Acte II scène V), il règle bien un rapprochement progressif, mais lorsque les deux personnages se touchent presque, il est quasiment trop tard: le texte l’a dit et l’a fait entendre bien avant. En revanche la seconde tirade de Phèdre quant à elle (“Ah! cruel, tu m’as trop entendue…”) est au contraire très bien mise en place et très forte, plus marquée alors que pour ma part le plus fort est avant (“Oui Prince, je languis, je brûle pour Thésée“: je me suis toujours dit d’ailleurs que le jeune Hippolyte doit sentir cette chaleur passionnelle folle et qu’il doit découvrir qu’il y est sensible: d’où son horreur, c’est peut-être de lui qu’il frissonne d’horreur à ce moment.
Elsa Lepoivre malgré tout est une belle Phèdre, au ton varié, tour à tour évanescente, furieuse, frissonnante de passion, heureuse, souriante et très vivante, finalement très proche de nous, plus proche que le monument auquel on s’attend. Pour mon goût, j’aimerais une Phèdre plus jeune, à peine plus âgée qu’Aricie, j’aimerais voir cette jeune fille assoiffée d’innocence et de fraîcheur livrée à Thésée, dépeint dans toute la pièce comme un coureur invétéré, toujours à la recherche de chair féminine. Je suis sûr que la pièce et la situation changeraient totalement. Ici Elsa Lepoivre est une femme magnifique, mais déjà un peu mûre. D’ailleurs, le metteur en scène (qui remplace hélas Dmitri Tcherniakov, prévu à l’origine) choisit de ne pas trop marquer les âges des personnages: Oenone la nourrice a à peu près l’âge de Phèdre, elle est presque plus jeune, Théramène de même alors que en théorie ils appartiennent à la génération de Thésée, lui même dans la force de l’âge. En dehors des deux jeunes amoureux Hippolyte et Aricie (Pierre Niney et Jennifer Decker, d’une fraîcheur et d’un naturel confondants), les autres personnages sont plutôt dans la trentaine avancée et Thésée approche un peu plus de la cinquantaine. C’est un peu inhabituel. Ainsi Théramène semble être non un précepteur, mais une sorte de compagnon, et Oenone une amie plus qu’une nourrice. Seule Panope (Cécile Brune) est traitée différemment, comme un chœur qui commente avec une relative distance (elle mange une crème en annonçant la mort de Thésée) son texte est modifié comme si elle le commentait (procédé plusieurs fois utilisé, et pas vraiment utile ni convaincant), et le ton est plutôt très peu déclamé; ce personnage fonctionnel dans la pièce (elle expire Seigneur!) prend ici une importance scénique inattendue, avec des entrées très soignées, et un costume un peu décalé de gouvernante anglaise. Les costumes d’un beige étudié qui se décline dans tous ses dégradés sont contemporains (années 30? Comme sortis d’un film tourné au Vietnam par Duras) et Phèdre se débarrasse immédiatement de sa robe finement brodée d’or pour rester toute la pièce en une simple robe-combinaison. Nous sommes dans une famille riche en villégiature, enfin, dans une villégiature un peu lourde quand même (longs silences, notamment au début), un peu pesante. Ce n’est pas une atmosphère tragique, mais une atmosphère à la Tchekhov…on ne s’étonnerait pas de voir apparaître Delphine Seyrig sur la terrasse. Marmarinos, en débarrassant l’ambiance de sa grandeur tragique pour bien plutôt (en cette année Diderot) nous faire toucher du doigt une sorte de drame bourgeois a-t-il  rendu service au texte? Cette mer et cette baie me font penser (opéra quand tu nous tiens) à la baie de Nagasaki dans Madama Butterfly lorsqu’elle entame “Un bel di’ vedremo“; certes, c’est une vision toute personnelle, mais je me suis dit que le décor conviendrait à  Butterfly, c’est dire que mes références sont loin de la tragédie. C’est dire aussi que le décor nous en éloigne, avec cette table avec sa carafe d’eau et surtout cette radio, qui rappelle, lit-on le temps qui passe, ce temps irrémédiable qui en cette journée de crise qui explose nous amène tout droit à la mort, qui rappelle surtout une ancienne vision d’Electre par Antoine Vitez. Mais Marmarinos n’est pas Vitez.
Et puis ce micro, qui trône à gauche, côté jardin; ce micro qui fixe l’attention et intrigue:  je me suis dit au départ qu’on allait voir traiter les monologues comme des “pezzi chiusi” isolés du reste, comme des arias…Pas vraiment. Le micro est utilisé partiellement lorsque les personnages “avouent” ou se confessent ou expriment le fond de leur âme; c’est lors de l’aveu d’Hippolyte à Aricie (version émotion et fraîcheur) et surtout lors du récit de Théramène (version pathétique) que le micro devient lui même outil de médiation, pour que la voix se recroqueville sur elle-même et s’intériorise: Eric Génovèse était excellent, il en est devenu poignant. Ce micro que je croyais inutile en devenant médiateur de l’émotion a donc une fonction, même si l’idée est éculée. Bon point.
Autre bon point, la manière dont Thésée est traité et dont Samuel Labarthe s’en empare, avec sa voix douce. Racine n’aime pas Thésée, il ne cesse dans la pièce de le dénigrer. Thésée est un problème pour tous les autres personnages, lui qui s’en donne à cœur joie, lui qui est le héros assoiffé d’aventures, de liberté et de femmes, il représente l’interdit pour son fils, et il confine Phèdre dans une sorte d’attente résignée, terrain favorable aux amours illicites…Sa mort vient de les libérer tous deux, ils se sont mis à parler, à confesser leurs désirs et à croire en la vie et le voilà qui réapparaît, insoucieux, alors que tout est dit, au sens propre et qu’il est trop tard. Arrivant dans une famille en crise (adoptons la vision du drame bourgeois), il réagit presque comme un personnage de comédie, qui croit sans vérifier la première venue (Oenone une servante) et qui s’obstine (on pourrait y voir un têtu moliéresque): il ne voit pas le vrai et ne croit que le mensonge. Il est incapable de distinguer le vrai du faux, incapable de voir dans son fils (un Prince) la sincérité et la rigidité de la droiture: voilà un héros bien minable. D’ailleurs, Racine lui réserve son texte le plus faible, reproches, plaintes, jérémiades à la fin bientôt interrompues par Phèdre “Les moments me sont chers, écoutez-moi Thésée…“.
Samuel Labarthe donne bien par la voix, par l’intonation, par la gestuelle aussi (ah ce verre d’eau envoyé à la face de son fils!)  qu’il est décalé. Il est hors de la joute tragique, et parce qu’il n’est pas tragique, il est bien traité par le metteur en scène.

Phèdre et Oenone (Photo Enguerrand)

Oenone aussi, est complètement hors de l’espace tragique, elle est complètement instrumentalisée par Phèdre d’une manière assez odieuse d’ailleurs. Clotilde de Bayser (très bonne incarnation) me renvoyait en antidote au film de Pierre Jourdan, où Oenone était la grande Mary Marquet, déjà très âgée: une vraie nourrice sortie de son office. Vu l’âge elle était presque une sœur de Marie Bell, même âge mais dans la vieillesse tandis qu’ici,  les deux femmes, Oenone et Phèdre ont à peu près le même âge (mais dans la jeunesse) et se comportent en amies, en complices…et presque plus. Cette relation Phèdre/Oenone a quelque chose de légèrement trouble. En tous cas, le ton d’Oenone, sa vigueur, sa force de conviction, sa vivacité en font un personnage vraiment central qui va loin, qui interagit avec Phèdre: au départ, même si Phèdre apparaissant au jour a décidé de parler, elle la pousse à vivre (combien de fois ne répète-t-elle pas vivez) et manigance la dénonciation d’Hippolyte presque comme une amante qui se venge. Cette relation change complètement le rapport, Oenone était un peu un outil aux mains de Phèdre, ici, elle est aussi autonome. Très beau moment d’ailleurs que sa mort où pour aller se noyer, elle enlève ses chaussures et se dirige lentement vers la baie.

Se confier au micro… (Photo Enguerrand)

Restent ceux qui à mon avis sont les plus cohérents avec l’entrée choisie par Maramarinos, Hippolyte et Aricie, Pierre Niney et Jennifer Decker. Pierre Niney, avec sa voix claire, juvénile, presque enfantine, et ses grands yeux fixes est vraiment magnifique dans ce personnage d’enfant rigide et buté, noble et timide. (Belle image du regard derrière la persienne sur Aricie à son insu, une attitude toute racinienne, voir Néron et Junie). Les scènes avec Aricie sont d’un entrain, d’une tendresse et d’une énergie tout à fait extraordinaires. De même la scène de l’aveu (Acte II scène V) où la communication avec Phèdre passe du dialogue contraint et officiel au refus du geste et du regard. A-t-il comme je l’ai suggéré de manière fugace senti le souffle chaud de Phèdre et senti un quelconque frisson érotique, ce qui redoublerait son horreur et d’elle et de lui et justifierait son obstination à fuir, pourquoi pas: mais on lit aussi bien avec Aricie qu’avec Phèdre cette relation  aux femmes bloquée et terrifiante, tandis qu’Aricie est prête, prête à entendre, prête à l’amour et même, on le verra plus tard, prête au pouvoir. Jennifer Decker, malgré quelques menues fautes de diction, donne à la fois cette double image d’une jeune amoureuse (presque de comédie, là aussi), et d’une femme déjà mûre. Je la trouve vraiment délicieuse et convaincante. ce sont eux les triomphateurs de la soirée.
En lisant et en écrivant, comme dirait l’autre, se construit une vision de ce spectacle ni négative, ni médiocre. J’aime seulement un théâtre plus “fort”, surtout pour une pièce que je garde jalousement dans mon Panthéon personnel, dans mon coffre aux merveilles, (en cela je crois ne pas être le seul). En fait j’ai l’impression qu’est plutôt réussi tout ce qui n’est pas Phèdre, et plutôt les personnages accessoires que l’héroïne centrale. Certes, le parti pris de désacralisation et d’embourgeoisement (le mythe c’est nous!) fait évidemment émerger les ressorts non de la tragédie mais d’un  drame familial et même de la comédie (on dirait au cinéma comédie dramatique), mais en même temps il y a des partis pris d’arrêts sur image, de longs silences, qui font peser une ambiance lourde sans toujours être pesante. L’image finale, où tout s’arrête et où Phèdre est morte, mais debout, dans une attitude qui n’est pas sans rappeler les Saint Sébastien qu’on voit dans les peintures de la Renaissance mais sans les flèches évidemment, ici métaphoriques, immortalisée dans une figure de martyr, est assez bien trouvée. Mais l’accessoire (radio, micros) est un ajout superficiel, démonstratif et peu convaincant, la diction volontairement “ordinaire” du texte lorsqu’il est le plus riche de sortilèges évocatoires, et en revanche la violence presque “sur-dite” lorsqu’elle est attendue,  c’est décevant et assez facile au total. L’ambiance “riche bourgeoisie grecque” est agréable à regarder, mais se justifie-t-elle? Marmarinos, qui vient d’un peuple qui nous a donné la lumière du théâtre, essaie-t-il de nous dire que le tragique est mort? qu’il n’y a plus de héros tragique, mais que des êtres ne vivent que des drames trop humains. Vénus “toute entière à sa proie attachée”,  réduite à une minuscule photo de la Vénus de Milo derrière le lit semblerait nous le dire, et ce serait très pessimiste: s’il n’y a plus de tragique, il n’y a plus de liberté, plus de personnage qui va jusqu’au bout de sa croyance et de sa conviction, plus de lutte contre le monde, contre le destin et contre les dieux. Il n’y a plus qu’un monde plat, un peu comme ce spectacle qui malgré des qualités des acteurs pris singulièrement, n’arrive pas à nous emporter.
“Le héros tragique dispute à une fatalité virtuellement écrasante un destin qui n’appartient qu’à lui” disait mon bon maître qui fit descendre en moi cette passion pour Phèdre. Malgré les qualités de la troupe et la  tenue du spectacle, on en est très très loin,  c’est sans doute dommage, mais c’est peut être fatal.
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Elsa Lepoivre (Photo Enguerrand)

 

THÉÂTRE À LA SCHAUBÜHNE BERLIN 2012-2013 : SOMMERGÄSTE (LES ESTIVANTS) de Maxime GORKI (Mise en scène ALVIS HERMANIS) le 22 FÉVRIER 2013

Le décor ©Thomas Aurin, 2012

De passage à Berlin sur la route de Leipzig, j’en ai profité pour aller voir l’un des derniers spectacles produits par la Schaubühne, Sommergäste (Les Estivants) de Maxime Gorki dans une mise en scène d’Alvis Hermanis, le metteur en scène letton à qui l’on doit la production de Die Soldaten à Salzbourg en 2012, et qui fera, toujours à Salzbourg, Gawain de Harrison Birtwistle en 2013. J’ai voulu mieux entrer dans l’univers de ce metteur en scène encore très peu connu en France, mais évidemment connu dans le monde germanique.
Cette nouvelle production, qui date de décembre 2012, a été accueillie fraichement par la presse allemande, très contrastée, et qui s’est accrochée à la mémoire de la production légendaire de Peter Stein en 1974, toujours à la Schaubühne (qui n’était pas alors à Lehninerplatz) avec la génération d’acteurs d’alors, Jutta Lampe, Edith Clever, Bruno Ganz etc…) en considérant que ce travail n’était pas aussi réussi, tant sur le plan scénique qu’interprétatif.
Alvis Hermanis part de l’analyse commune que la pièce de Gorki qui date de 1904, marque une lecture de la bourgeoisie russe exténuée par l’oisiveté et l’ennui à la veille des révolutions et de la guerre et : les personnages ratiocinent, ne sortent pas de leurs petits problèmes, sont incapables de prendre une quelconque distance par rapport à eux mêmes ou même de communiquer entre eux. Eric Lacascade il y a trois ans avait essayé de dynamiser cette pièce assez bavarde, où chaque personnage prend la parole pour exposer des problèmes qui pour la plupart sont des problèmes d’enfants gâtés et aussi d’enfants ratés. Alvis Hermanis prend l’option inverse rendant l’action presque exclusivement discursive, de ces discours dits sur un ton non monocorde, mais linéaire, ce qui donne au rythme de la phrase quelque chose de lancinant, et évidemment génère une sorte d’ennui pesant qui est celui des personnages de la pièce, dont le premier, Serguei Bassov l’avocat essaie de se suicider en se pendant à des fils électriques, rate son suicide et ce faisant crée un court circuit qui éclaire tout le décor. Sa femme Varvara reste étendue pratiquement toute la pièce sur un sofa déglingué: tout se passe en effet dans un décor (de Kristine Jurjäne, somptueux, à mi chemin entre l’espace hyperréaliste et l’espace rêvé) inspiré très fortement de la Villa Fabergé de Saint Petersbourg,  une villa longtemps laissée à l’abandon, qui fut l’une des plus belles villas des années trente et qui est une villa ruine. Dans ce décor, où gisent cartons, livres, baignoire rouillée, où pendent des fils, avec au premier étage une sorte de jardin d’hiver, où les plantes grimpantes envahissent les murs, les personnages errent comme des spectres, habillés d’habits défraichis, sorte de clowns tristes, avec des pantalons trop larges, des chemises ouvertes ou carrément défaites ou déchirées, des habits signes de ce qu’ils furent et de ce qu’ils ne sont plus. Le riche industriel oncle de Souslov (appelé deux-points-Doppelpunkt-dans la traduction allemande), traine dans un caddie son argent enfermé dans des sacs plastiques . Les femmes dans ce monde à l’abandon demeurent moins négligées  que leurs maris ou amis: elles constituent un groupe assez compact, notamment pendant les deux premiers actes, qui se réunit autour du sofa, elles se touchent, se caressent, se donnent du plaisir solitaire, elles rêvent sans jamais connaître la satisfaction. Elles sont elles aussi toutes habillées de manière à peu près identique, sauf

Karelia ©Thomas Aurin, 2012

Karelia la poétesse, sœur de Bassov, toute de noir vêtue.

©Thomas Aurin, 2012

Il en résulte une sorte de rituel, des personnages qui interviennent, les uns après les autres, sur un espace où ils sont dispersés, mais pratiquement toujours en scène, ou derrière les fenêtres, ou dans le jardin d’hier suspendu, au milieu desquels circule un chien, un magnifique Golden Retriever qu’on gave de friandises et qui renifle les vieux livres poussiéreux, s’étend et dort, assiste curieux aux efforts des personnages pour se griller quelque Bratwurst: ce chien en scène tout au long de la pièce en devient presque le personnage central, le quinzième de ces Estivants qui perdent leur temps, et leur vie. Même la mort leur est impossible, tous ratent leurs tentatives pour en finir, et lorsque Warvara s’en va à la fin, avec quelques effets dans un chariot à provisions à roulette, en disant “je veux vivre” le monde reste là, tel qu’en lui même enfin l’éternité le change.

Le “groupe des femmes” ©Thomas Aurin, 2012
©Thomas Aurin, 2012

Dans ces personnages au total assez gris, les femmes sont dominent l’action en un groupe compact, mais sont aussi très individualisées, Warvara (Ursina Lardi) qui s’ennuie et a perdu sa vie avec son mari, Marja “la vieille” femmes engagée (Judith Engel)  dont Wlas le frère de Warvara (Sebastian Schwarz) est amoureux, Ioulia (Luise Wolfram) la libérée mangeuse d’hommes, Karelia (Eva Meckbach) la poétesse célibataire endurcie: toutes ces femmes forment une sorte de groupe compact au centre de la scène, lovées sur le sofa, pendant que les hommes les observent derrière les vitres;  mais certains moments sont particulièrement savoureux et réussis aussi chez les hommes, comme le délire amoureux de Rioumin (excellent Niels Bormann) qui danse et saute sur le lit du fond transformé en trampoline  ou lorsque Chalimow le poète impuissant (Thomas Bading) lit dans la vieille baignoire occupée aussi par un Bassov ivre qui n’a de cesse de l’interrompre.
Une fois établi que l’idée est de réunir tout ce beau monde dans le même espace: monologues et dialogues se passent en présence des autres, endormis, étendus, assis et dispersés dans l’espace décati, un espace en ruine pour des personnages en ruine, un peu comme dans Soldaten où la scène unique se divisait en espaces de jeu successifs, ici un espace unique est occupé par des personnages qui les uns après les autres interviennent. Le travail d’Hermanis est d’une rigoureuse précision dans la composition scénique: travail sur la mise en espace des groupes, aux gestes complexes, aux attitudes très construites: l’ouverture de la pièce où Bassov essaie de toucher son épouse en des gestes à la fois violents et tortueux ou les corps se mêlent et se tordent en des nœuds complexes est emblématique de ce travail très précis où chaque mouvement, chaque geste est étudié, dans son rythme, voire sa lenteur:  il en résulte une distribution très esthétisante des corps, des espaces, des mouvements, qui, je l’écrivais, fait de la pièce un grand rituel de la vacuité.
Dans une pièce dont le metteur en scène a voulu ritualiser l’ennui, pendant plus de trois heures, j’ai vu le temps passer, certes, comme tout le monde, mais voir le temps passer ne veut pas dire s’ennuyer: il y a toujours quelque chose ou quelqu’un à voir, à regarder, de petits gestes multiples, des mouvements -par exemple le jeu du chien reniflant et de Simin (Moritz Gottwald) dormant dans un coin – de chaque groupe ou de chaque personnage: le couple Doudakov et Olga chargés de chaises essayant de se toucher par chaises interposées, les personnages qui apparaissent en haut dans le jardin d’hiver, se touchant, buvant une bouteille de vin ou simplement regardant d’en haut le plateau, l’œil est à la fois concentré sur une action et dispersé par les actions des autres, toutes au même niveau et toutes totalement inutiles, répétitives, morbides, exténuantes par leur inutilité: les personnages sont des conquérants d’un inutile structurel, ou des inutiles devenus structurellement incapables de conquérir leurs rêves ou simplement leurs femmes ou leurs maris, à ces femmes assoiffées sexuellement correspondent des amants ou des hommes fatigués, impuissants, ignorant des regards qui pèsent sur eux.
Ce travail scénique d’une précision et d’une rigueur exemplaires peut effectivement à la fois désarçonner et provoquer le refus, parce qu’il montre une sorte d’ennui, d’inoccupation spiralaire qui fait toujours revenir au même point, au même geste, dans un espace immuable et défait: je me suis surpris au contraire plusieurs fois à admirer cette construction minutieuse du rien et les acteurs dont certains ont critiqué la prestation, se sont prêtés à un jeu très contraint et à une diction particulièrement contrôlée. On peut considérer que ce n’est pas un de ces travaux de théâtre qui marquent une génération, mais c’est un très beau spectacle qui révèle (ou confirme) la vitalité ou l’inventivité de ce metteur en scène qui j’espère apparaîtra prochainement sur une scène française.
En tous cas, j’ai aimé revenir à la Schaubühne, un lieu que je trouve habité, où qui aime les théâtre se sent bien, et où le public (la salle n’était pas pleine, tout en étant très bien remplie) a fait un bel accueil au spectacle (sept rappels) .
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©Thomas Aurin, 2012

THÉÂTRE DE LA VILLE : LA RÉSISTIBLE ASCENSION d’ARTURO UI, de BERTOLT BRECHT par le BERLINER ENSEMBLE le 25 septembre 2012 (ms en sc : Heiner MÜLLER , avec Martin WUTTKE)

Scène finale

Si mes comptes sont bons, nous avons assisté hier soir à la 389ème représentation de “La Résistible Ascension d’Arturo Ui”, dans la mise en scène légendaire de Heiner Müller, qui depuis 1995, 17 ans déjà, se joue à guichets fermés à Berlin comme ailleurs: combien de personnes hier cherchaient des places devant le théâtre de la Ville archicomble! Je vous renvoie à mon compte rendu de la 378ème représentation, en janvier 2011, au Berliner Ensemble: il n’y a pas un mot à changer. Cliquez donc sur: Arturo Ui 2011.

©-Barbara-Braun

Juste quelques notes: le triomphe obtenu par l’ensemble de la troupe montre l’effet du grand théâtre sur le public et souligne la pauvreté de la production française actuelle. La présence fréquente en France de la Schaubühne d’Ostermeier, ou du Theater Basel (Meine faire Dame),  ou du Berliner Ensemble permet de faire les comparaisons qui s’imposent. De plus le système du répertoire, je l’ai déjà écrit, permet de revoir à 17 ans de distance, un spectacle dont la fraîcheur est intacte, dont la prise sur le public est intacte, et balaie d’un coup les réflexions doctes sur l’éphémère au théâtre. Le théâtre peut être aussi un conservatoire des mises en scènes, sous certaines conditions bien sûr: permanence de l’acteur principal, suivi de la production par le metteur en scène ou son assistant (ici Stephan Suschke), et présence d’une vraie troupe, c’est à dire d’une histoire, d’une ambiance, de relations interpersonnelles, d’habitudes au sens fort du terme et non de la routine.
On est encore stupéfait par la performance de Martin Wuttke, un Chaplin d’aujourd’hui: je reste toujours bouche bée devant les premiers moments, où il mime le chien, avec la justesse de la respiration saccadée (fermez les yeux, c’est à s’y méprendre!), des gestes, et bien sûr devant la scène du vieux comédien, le climax de la représentation, avec un Jürgen Holtz (80 ans) bouleversant dans sa manière de dire le texte (y compris dans la scène finale, où le silence de la salle lorsqu’il parle est assourdissant). La manière de dire l’allemand (la langue dans cette pièce est déterminante), les variations de rythme, de respiration, de tempo, d’intensité sont extraordinaires chez tous les comédiens. La mise en scène qui mêle la musique (de tous genres), le chant, presque à la manière d’un cabaret berlinois,  et qui insiste sur l’alliance entre politique et crime en y jetant un œil sarcastique, et divertissant garde sa force et son rythme. Et puis Martin Wuttke, qui est à Arturo Ui au Berliner Ensemble ce que Ferruccio Soleri est à Arlecchino de Goldoni au Piccolo Teatro de Milan. Il EST l’Arturo Ui d’aujourd’hui, comme Ekkehard Schall fut celui des années 50. Mémorable, grandiose, pour l’éternité.
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Martin Wuttke

THÉÂTRE À LA SCHAUBÜHNE DE BERLIN le 17 avril 2012: EDOUARD II de Christopher MARLOWE (Ms en scène: Ivo VAN HOVE avec Stefan STERN, Christoph GAWENDA et Kay Bartholomäus SCHULZE)

Stefan Stern & Christoph Gawenda ©Jan Versweyveld

Ils viennent de triompher à Paris, et de passage à Berlin, j’ai voulu aller revoir cette troupe étonnante, très jeune, formée à l’école de Thomas Ostermeier dans une des nouvelles productions de la saison (première le 17 décembre 2011), Edouard II, de Christopher Marlowe,  mise en scène de Ivo van Hove, le metteur en scène du Misanthrope que le public parisien a pu voir fin mars aux ateliers Berthier. C’est l’occasion d’approfondir ma connaissance de l’univers de van Hove et de revoir certains comédiens dans des rôles radicalement différents: David Ruland, l’Oronte du Misanthrope, est Kent, le demi-frère d’Edouard, Stefan Stern, l’excellent Lucio de Mesure pour Mesure, est Edward II, Bernardo Arias Porras, le Claudio et la Mariana de Mesure pour Mesure est ici le prince Edouard, futur Edouard III.
J’ai un grand souvenir de cette pièce mise en scène en 1981 par Bernard Sobel, au théâtre de Gennevilliers, dans un dispositif où l’espace de jeu était central, comme un espace de combat, avec des gradins de chaque côté, et une impression de proximité qui renforçait la violence, Edouard II était l’immense Philippe Clevenot, Gaveston l’alors très jeune Daniel Briquet.

Christopher Marlowe

Christopher Marlowe, mort assassiné en 1593, a eu une de ces vies troubles, à la Caravage, où il affiche ses préférences pour les garçons, où il sert d’espion probablement pour chasser le catholique, il peut se permettre beaucoup de choses, parce qu’il est considéré comme le plus grand des dramaturges de l’époque: il jouit d’une grande célébrité et la célébrité est aussi l’antichambre de l’impunité. Edouard II est sa dernière pièce (1592), et reprend une chronique sur le règne du roi sodomite qui ne correspond pas forcément à la réalité, et la pièce concentre un certain nombre d’épisodes en réalité bien plus étalés dans le temps. On a coutume de penser que c’est la première pièce “homosexuelle” de la littérature, mais la notion d'”homosexualité”naîtra bien plus tard, au XIXème siècle. L’amitié entre hommes, “virile”,  ne choque pas à l’époque, bien au contraire, c’est une grande tradition depuis le “De amicitia” de Cicéron que de célébrer l’amitié, pensons à Montaigne et La Boétie, et le XVIIème siècle continue la tradition. Que cette amitié se transforme en relation physique n’est pas une question qui se pose. Ce qui est banni, depuis l’antiquité, c’est la sodomie. C’est elle que vise la très sévère loi anglaise de 1533 (de Buggery) . Peut-être Marlowe veut-il en écrivant Edouard II revenir sur cette loi, ou reprendre le débat. Il reste que, plus que par l’homosexualité ou la débauche, ce qui perd Edouard II, c’est d’utiliser son pouvoir pour promouvoir des hommes au statut social inférieur (Gaveston, Spencer): cela heurte les barons. C’est l’éternelle lutte du pouvoir royal contre les féodaux (au Moyen Âge) ou la classe nobiliaire (La Fronde en France), dont l’histoire connaît de nombreux exemples. Même si c’est cet aspect politique qui contribue à la chute d’Edouard, il faut y ajouter le rôle de la reine Isabelle (fille de Philippe le Bel), délaissée, qui va prendre amant (Roger Mortimer de Wigmore), et qui va après la mort d’Edouard régner avec son amant sur l’Angleterre, jusqu’à ce que Edouard III son fils ne fasse condamner  Mortimer à mort et n’emprisonne sa mère. C’est cette histoire qui sera la cause indirecte de la guerre de Cent ans, le stratège Edouard III revendiquant la couronne de France, comme héritier en ligne directe de Philippe Le Bel. Ceux qui ont lu “Les Rois Maudits”, de Maurice Druon, connaissent l’épisode.
Voilà donc des éléments de contexte, sur lesquels Ivo van Hove va construire un travail qui a volontairement éloigné l’idée de drame historique, mais qui a centré sa mise en scène sur la violence des relations entre les hommes: crime, sexe, sang, passion étaient la vie de Marlowe au quotidien. Van Hove va jeter le crime le sexe, le sang, la passion dans un espace unique, et va créer une alchimie du crime dans un univers clos: l’univers carcéral. La prison comme espace tragique, un espace d’où l’on ne sort pas,  où se construisent des pouvoirs de petits potentats, des complots, où l’on se bat, où l’on tue, où l’on viole, un monde “monosexuel” (il n’y a que des hommes) où les relations affectives se pervertissent et s’exacerbent. Voilà ce que nous montre Ivo van Hove, dans un spectacle puissant qui cependant ne m’a pas parlé autant que le Misanthrope.
Le dispositif scénique de Jan Versweyfeld qui crée un univers de métal glacé, limité au fond par un immense store métallique est structuré entre huit cellules, séparées par des cloisons de béton, grilles vers les spectateurs, grilles au dessus, grilles vers l’arrière scène, qui comprend à droite des douches, à gauche un équipement d’entraînement aux haltères. Au centre un corridor qui mène à la place du surveillant surélevée qui  suit tout en vidéo. Derrière, un écran vidéo, et des caméras sur l’avant scène et les côtés qui reprennent, comme dans le Misanthrope, des scènes, des visages sous un autre angle.

©Jan Versweyveld

Dans cette mise en scène  le corps a évidemment une importance particulière, corps érotisé lorsque les amants s’étreignent, se touchent, s’embrassent fougueusement: les personnages sont tantôt vêtus, tantôt en sous-vêtements, tantôt nus, sous la douche, ou recroquevillés dans ou sous leur paillasse. corps couvert de boue du roi déchu: c’est le corps dans tous ses états.

Agression de Gaveston ©Jan Versweyveld

Les affrontement verbaux ou physiques sont fréquents, violents. Dans ce monde d’hommes, la reine Isabelle est un détenu, jouée par le magistral Kay Bartholomäus Schulze, discrètement féminisé au départ, mais dont chaque geste, chaque attitude est ambiguë, et en fait une sorte de poupée aux mains de Mortimer ( Paul Herwig, excellent notamment dans son monologue suivi aussi à la caméra, qui souligne des expressions fulgurantes), de poupée qui peu à peu se met en manœuvre y compris pour re-séduire

Stefan Stern & Kay Bartholomäus Schulze ©Jan Versweyveld

Edouard (dans l’histoire, Edouard a eu tout de même un enfant d’elle, et Gaveston était marié et père). Quelques scènes sont vraiment magnifiquement cosntruites: Gaveston (Christoph Gawenda, à la fois arrogant de jeunesse et d’immaturité) et Edouard (Stefan Stern, qui porte dans la voix à la fois sa passion dévorante mais aussi sa solitude et son impuissance, une magnifique composition) se parlent se touchent se cherchent d’une cellule à l’autre avec une urgence brûlante, ou bien la bataille, sorte de mutinerie où le jeu des fumigènes et des plumes d’un oreiller qu’on a secoué donnent de la prison une sorte de paysage halluciné. Autre image magnifique, la mort dérisoire d’Edouard, corps meurtri, couvert de boue et encore désirant est vraiment saisissante, une mort d’Edouard, non pas comme dans la légende, empalé sur un pal en métal rougi au feu, mais ici poignardé, déchiré au cours d’une étreinte avec son meurtrier (les relations entre Edouard et son meurtrier sont l’objet d’un dialogue ambigu, fait de douceur, de tendresse même); les meurtres (et il y en a beaucoup) sont tous pratiqués de la même manière par le gardien de la prison (Leicester) sorte d’exécuteur des hautes œuvres qui étouffe les victimes avec un sac de plastique rouge

©Jan Versweyveld

(vision au ralenti de l’étouffement sur l’écran). La fin m’a moins convaincu, dans une sorte de vision grand-guignolesque où Isabelle est poignardée par son fils et où le sang pisse abondamment pendant que sur l’écran vidéo le gardien (le meurtrier) reprend le métro, rentre chez lui où son épouse souriante lui prépare la “pasta” (dans la réalité, il sera lui aussi trucidé pour ne pas laisser de traces) Le tout accompagné soit de musique électronique, soit de musique médiévale, dont la distance avec la scène renforce la violence ambiante.

©Jan Versweyveld

C’est un monde de clans, de soumissions, de chefs, de rivaux, de meurtres, d’ amours violentes et crues (scène de sodomie) que van Hove nous propose, comme s’il lisait dans le texte de Marlowe une sorte de message universel sur l’humanité déshumanisée ou au contraire trop humaine et débordante de faiblesse, en proie à toutes les passions qui passent, celle de la chair comme celle du pouvoir et comme celle de la mort et comme si la vision au total étouffante de cet univers carcéral en faisait une métaphore de notre univers. D’ailleurs il donne à chaque moment un titre générique, “Complot”, “Politique”,”Amour”, “Mort d’Edouard II” comme les chapitres qui s’égrèneraient d’une chronique qui venue du fond des âges.

On ne peut que souligner le jeu de chacun, la liberté corporelle, le sens du travail de troupe: il faut que les acteurs aient l’habitude de travailler ensemble pour gérer ce type de jeu. C’est un théâtre évidemment qui agresse, qui ménage peu le public et les éventuelles âmes sensibles (mais ceux qui vont voir Edouard II savent à quoi s’attendre), mais c’est aussi cette fois un théâtre un peu plus attendu. En jetant en pâture au public un tel univers, on n’a aucune surprise et c’est peut-être cela qui fait défaut au spectacle: la première partie (un peu longuette quelquefois) passée, on est tout de même dans la répétition de motifs qui deviennent à chaque fois plus âpres et plus violents, en un crescendo tendu, mais qui ne changent plus de nature. C’est ma réserve: un très bon spectacle, magnifiquement joué et imposé, mais qui ne m’a pas vraiment appris grand chose, au contraire du Misanthrope ou de Mesure pour Mesure.
On sort content, mais pas bouleversé.
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THÉÂTRE À L’ODÉON : MAß FÜR MAß (MESURE POUR MESURE) de SHAKESPEARE PAR LA SCHAUBÜHNE DE BERLIN le 14 avril 2012 (Ms en Scène :Thomas OSTERMEIER, avec LARS EIDINGER et GERT VOSS)

Lars Eidinger / Photo ©Arno Declair

Entre Der Menschenfeind (le Misanthrope) et Mass für Mass (Mesure pour Mesure), c’est un bien beau cadeau qu’Olivier Py a fait au public parisien, invitant la troupe de la Schaubühne, pendant ces trois semaines:  c’est bien une troupe qui a investi la scène parisienne, puisque, d’une pièce à l’autre, on retrouve quelques acteurs (Jenny König, Bernardo Arias Porras, Lars Eidinger) qui ont enchaîné les deux spectacles. Une troupe, et une individualité, Gert Voss, 71 ans, un des acteurs fétiches de Claus Peymann à Bochum d’abord, dont il fut l’inoubliable Arminius/Hermann dans Die Hermannschlacht (La bataille d’Arminius) de Heinrich von Kleist, l’un des plus grands spectacles de Peymann et du théâtre des trente dernières années en Europe, puis à Vienne où il le suivit. Il fut aussi un des acteurs préférés de Thomas Bernhard, fut enfin “Jedermann” de Hoffmansthal, à Salzbourg pendant des années, on l’a vu à Paris en janvier au Théâtre de la ville dans Einfach kompliziert de Thomas Bernhard, mise en scène de Claus Peymann, actuel directeur du Berliner Ensemble. Bref, une légende vivante du théâtre allemand, un de ces acteurs à la Bernhard Minetti qui marquent la scène une fois pour toutes. Entre Gert Voss (71 ans) et Lars Eidinger (36 ans), qui représentent deux générations d’acteurs géniaux de la scène allemande, tout le plateau de “Mesure pour Mesure” est composé d’acteurs plus jeunes, engagés  auxquels on ajoute le vétéran de la Schaubühne,  Ehrard Marggraf, 87 ans, un acteur dont la carrière s’est faite en l’Allemagne de l’Est, qui joue à la fois Escalus le conseiller prudent du duc, et la maquerelle Madame Overdone (Madame Exagérée), avec cette diction de l’allemand si extraordinaire, si fluide, si poétique, qu’on ne retrouve que chez les acteurs de cette génération.

Hans Hartwig, Bernardo Arias Porras/Photo ©Arno Declair

Dans cette pièce elle aussi “einfach kompliziert”, simplement compliquée, qui nous parle du pouvoir et de ses excès tyranniques, de la grâce, de la foi, de la radicalité religieuse, des hommes dissolus, de la relativité des sentiments, du désir et de sa violence, mais aussi des ambiguïtés des êtres et des âmes¨, qui est une comédie, mais aussi une tragi-comédie, qui quelquefois frôle la tragédie, Thomas Ostermeier a cherché systématiquement à offrir une authentique vision shakespearienne, où la parole côtoie le chant (polyphonique – tous les acteurs chantent accompagnés du chant de Carolina Riaño Gómez  de la guitare de  Kim Efert, et de la trompette de Nils Ostendorf) où le rire côtoie les larmes, où la légèreté flirte avec la violence, où la mort est toujours là, qui guette les accidents de la vie pour frapper.  Rapidement, l’histoire est apparemment assez simple: le Duc de Milan, Vincentio (Gert Voss) qui connaît le passé de Angelo, un juriste apparemment vertueux et intransigeant  qui a abandonné une femme, Mariana juste avant de l’épouser parce que sa dot n’était pas assez importante, lui confie le pouvoir pendant une absence feinte (il va observer ce qui se passe sous les habits du moine Lodovico). Angelo, tout à sa volonté radicale de tout nettoyer (il tient un jet d’eau dont il arrose toute la scène) condamne à mort le jeune Claudio pour avoir mis enceinte Juliette, sa fiancée, à la veille du mariage, au nom d’une loi qu’il exhume et qui n’était plus jusqu’alors en usage. Son ami Lucio, un jeune dépravé, pousse  Isabelle, soeur de Claudio, qui a fait vœu de chasteté et va devenir novice, à aller implorer la grâce de Claudio auprès d’Angelo. Celui tombe fou de désir pour elle et va finir par exiger qu’elle se donne à lui en échange de la vie de son frère. Mais le duc veille, et tout finira bien(?), enfin, pas si bien puisque si Claudio sera sauvé, Isabelle épousera le duc sans avoir à dire mot, et Angelo devra épouser Mariana qu’il avait refusée précédemment.
Ostermeier, en mélangeant burlesque et tragique, en demandant à ses acteurs de jouer plusieurs rôles (Claudio est aussi Mariana, Escalus Madame Exagérée, le prévôt est aussi frère Thomas) et les acteurs masculins jouant aussi des rôles féminins,  se met dans une logique qui était celle du monde élisabéthain, y compris en laissant les acteurs qui ne jouent pas à vue, comme chez Brook, laissant au centre un espace vide pour le jeu, seulement rempli par un lustre, qui est lustre ou croc de boucherie. Les acteurs sont présents en scène à peu près 15 minutes avant le début, ils sont là quand le public entre dans la salle.  Mais faisant jouer en costume modernes, il pose aussi des questions d’aujourd’hui, qui ont une particulière résonance, comment devient-on un tyran ( comme le Néron de Britannicus, monstre naissant)? Comment au nom de la vertu et de la loi peut-on être profondément inhumain et injuste (question qui s’est posée sous la Terreur en France)? Comment la foi peut-elle mener au refus de sauver un être cher? Peut-on perdre sa virginité et donc sa grâce, pour sauver la vie terrestre d’un frère, qui a pêché? Quel est le bon gouvernement? Le duc apparemment représente le bien, et Angelo le mal, mais le duc est aussi un souverain, absolu, et Angelo, un être fragile, qui doute. Ostermeier nous montre Claudio, la victime, en version christique (cheveux longs, à moitié nu, incroyablement maigre), celui qui meurt pour tous les autres et pour racheter les autres (et donc sa sœur) mais il nous montre aussi Angelo, à un moment, tête en bas, les bras en croix, offert, se poser la question du pardon. Il nous montre le duc, déguisé en moine, bien près de succomber à la tentation représentée par Lucio, mais aussi  par Isabelle (il est sensible, comme Angelo, aux mains innocentes d’Isabelle posées sur son corps). Le duc représente le compromis, le politique, Angelo représente la rigidité, jusqu’à la tyrannie, au nom d’une vertu qu’il finira par ne plus pratiquer  lui même. Il demandera à Isabelle son corps, en échange du frère, mais, tel Scarpia, ayant obtenu ce qu’il veut (ou du moins ce qu’il croit) il donnera l’ordre de sacrifier Claudio quand même, le tout en un crescendo du désir que la mise en scène souligne avec un incroyable souci du détail infime qui fait sens. Le regard d’Angelo/Eidinger la première fois qu’il sent sur son corps la main d’Isabella, les gestes gênés qui s’en suivent, la fuite éperdue, tout cela est époustouflant de précision, de justesse, d’émotion rentrée. Toutes les scènes à deux sont des moments  de tension inouie. On reste ébahi par la voix froide, sans âme, de Angelo quand il commence à nettoyer (au karcher?) la scène et le pays, puis par sa coloration, peu à peu et surtout quand le désir humain, platement humain, l’envahit jusqu’à la monstruosité. On reste ébahi par le débit plein de calme, et de douceur, d’une voix si douce qu’on se demande comment elle peut passer la rampe, de Gert Voss, lorsqu’il s’adresse à ses partenaires, mais aussi lorsqu’il s’adresse au public, avec un si confondant naturel qu’on a l’impression qu’il n’y a plus de jeu, qu’on est au delà du jeu.

Stefan Stern /Photo ©Arno Declair

On reste ébahi devant la performance du jeune Stefan Stern (le Ferdinand de Kabale und Liebe vu en janvier à la Schaubühne de Berlin), en dévoyé, viveur, qui pense par le sexe, et qui dans ses échanges avec le moine Lodovico (le duc déguisé), semble en savoir beaucoup sur les vices du duc: ment-il? dit-il le vrai? la pièce ne le dira pas avec clarté. On reste confondu par la jeune Jenny König,  qui est si frêle, et qui est si forte dans sa manière de s’opposer, à Angelo/Eidinger, mais aussi à Claudio (qui est le très jeune et très talentueux – jolies mimiques, regards si expressifs- Bernardo Arias Porras).
Dans cette boite mordorée, close ou presque conçue par le décorateur Jan Pappelbaum: le centre est occupé par un lustre auquel pend pendant bonne partie de la pièce,

Jenny König /Photo ©Arno Declair

une carcasse de porc, qu’on va dépecer, décapiter, poignarder, symbole de cette “cochonnerie” qui se déroule sous nos yeux. Et les personnages quels qu’ils soient s’y confrontent, s’y lovent, se roulent dessus. Isabelle sera violée (ou presque) par Angelo sur cette carcasse dont il maculera de sang la robe immaculée de la jeune fille.
On ne cesserait de révéler des idées, des gestes, des moments qui nous laissent interdits, mais ce qui m’a le plus frappé, c’est qu’il y a des moments ou, spectateur, j’ai été touché non plus par les personnages, mais par la pure performance de jeu, complètement bouleversé d’admiration par les uns ou les autres (et en particulier par Gert Voss, que j’ai trouvé éblouissant, un de ces acteurs charismatiques qui peuvent en 2h30 tout jouer, avec un ton multiple et une voix presque égale,  avec des modulations d’une telle variété qu’elles confondent), mais surtout par l’art théâtral en soi, qui ce soir était comme un grand opéra qui faisait tomber sur le public une chape d’émotion palpable, tant quelquefois le silence était lourd.
J’avoue qu’il est difficile de distinguer ce qui est plus étonnant des le jeu pur de cette troupe prodigieuse, ou la mise en scène: c’est peut-être l’intrication d’un travail qui a trouvé sa troupe et ses acteurs.  Thomas Ostermeier et ses acteurs laissent en tous cas  à la fin tout le système ouvert: on sort mal à l’aise, car le dénouement ne dénoue rien: Mesure pour Mesure? Mon oeil!
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Ehrard Marggraf, Gert Voss, Lars Eidinger /Photo ©Arno Declair

 

THÉÂTRE À LA COMÉDIE DE VALENCE LE 3 avril 2012 : DOPO LA BATTAGLIA, mise en scène de PIPPO DELBONO

Bobò-@-Giovanni-Cittadini-Cesi

Il y a des spectacles dont on sort ému et heureux, mais qu’on est incapable de résumer, ou qui nous trouvent démunis lorsqu’il faut les évoquer. Les mots dans leur netteté, dans leur crudité semblent ne jamais traduire assez bien la complexité des sentiments éprouvés, ne jamais démêler les fils tressés qui ont fait de cet ensemble apparemment hétéroclite de scènes, d’images, de mots qui nous ont frappés, un tissu cohérent qui a tiré çà et là des larmes. Vidéo, théâtre, danse, opéra, musique se rencontrent et se heurtent, avec une force de séduction inouïe. Voilà en quelque sorte ce qui se bouscule au sortir de la seule représentation donnée à la Comédie de Valence de “Dopo la battaglia” (Après la bataille) de Pippo Delbono: la vie est toujours un “après la bataille”, fait de silence, de mort de réveil, de chocs, et d’amour retrouvé.
La scène est une sorte de cour de prison, un espace sur lequel des portes à lucarne grillagée ouvrent. Les personnages entrent et sortent, et occupent l’espace central, comme une “promenade de prisonniers”, et le spectacle est une succession de “numéros”, danse, apparitions, défilés, sketches qui illustrent une sorte d’état du monde, d’état des gens, qui passe de l’optimisme au pessimisme, de l’ironie au sarcasme, en utilisant un fil rouge que seraient la musique, et la danse, toutes les danses, de la ballerine classique à Pina, Pina Bausch, et toutes les musiques, Tchaïkovski, Paganini,

©Lorenzo Porrazzini

et la musique du magnifique violoniste Alexander Balanescu, dont le violon pleure, mais cela commence par l’opéra, ou plutôt Verdi, qui structure bonne part du spectacle: Verdi, parce que Verdi, c’est évidemment l’Italie, une Italie revendiquée qui circule sans cesse, explicite ou implicite. Explicite quand Pippo Delbono cite “Silvio”, ou lorsqu’il invite les spectateurs à se lever à l’audition du “Va pensiero..”, chœur des esclaves du Nabucco de Verdi, sorte d’hymne national “Off'” puisque “Fratelli d’Italia”, l’hymne italien officiel de Mameli est en permanence en Italie l’objet de critiques, de sarcasmes et d’un refus quasi général. Implicite lorsque Bobo’ agite le drapeau italien, son activité favorite, qui est aussi un sport très en vogue dans les reconstitutions médiévales de type Palio, plus implicite dans certaines scènes qui s’appuient sur une tradition de la Commedia dell’arte comme l’utilisation des masques, ou le comique de farce de certaines autres, mais aussi dans la manière qu’ont Pippo Delbono ou les acteurs de s’adresser au public, de le prendre à témoin, de l’impliquer dans le jeu (pendant la “pause” de deux minutes où les acteurs font danser le public…), plus implicite enfin – et c’est un élément permanent sinon fondateur des spectacles de Pippo Delbono- dans l’utilisation d’acteurs de tous statuts, des acteurs “ordinaires”, des danseurs, mais aussi des acteurs de cette humanité souvent cachée, clochards (“barboni”, comme le titre d’un de ses spectacles), trisomiques, “fous”, ou microcéphales comme Bobo’. Cette manière de mettre sur scène une humanité diverse est bien sûr un mode d’implication de toute l’humanité, y compris ceux qui “diffèrent”, les “autres”, ceux qu’on a tendance à cacher, mais c’est aussi une manière toute italienne (et toute catholique) de ne pas cacher les “différents”. Il y a en Italie une manière “naturelle” de faire participer à la vie de la rue, de la cité, les “handicapés” et notamment les handicapés mentaux. Nous découvrons en France depuis la loi de 2005 l’inclusion du monde handicapé quel qu’il soit dans le monde ordinaire, et notamment à l’école; en Italie en revanche il existe une habitude bien plus ancienne, bien plus diffuse, d’inclure les handicapés physiques ou mentaux dans le paysage ordinaire du monde (l’antipsychiatrie est fortement diffusée en Italie) . A l’école, depuis très longtemps, les handicapés participent à la classe accompagnés par leur “insegnante di sostegno”, un professeur titulaire spécialement chargé de les suivre et de les accompagner dans les cours ordinaires. La démarche théâtrale de Pippo Delbono, pour singulière qu’elle soit, trouve ses racines dans la manière toute italienne d’accompagner ces “différents” et de les traiter comme des gens ordinaires dans la communauté des hommes et surtout de les faire porter une part irréductible de la vérité humaine.  Tous ces éléments réunis produisent évidemment un tableau étonnant de la complexité de l’humain, des méandres de la psychè, qui rencontre aussi d’autres fils, comme celui, très présent de l’autobiographie, du “je” revendiqué, du mélange de l’universel et du particulier: Bobo’ comme participant au particulier et à la vie intime de Pippo Delbono, ou cette apparition de sa mère, qui lui demande un théâtre qui puisse montrer les valeurs chrétiennes, en face de visions plus larges et fugitives d’une humanité plus générale, des conditions de vie à l’asile, avec ces personnages emportés “manu militari” par des blouses blanches par exemple ou simplement, des visions de guerre et du malheur de l’errance humaine.

Quand l’opéra verdien accompagne ce tableau initial d’une humanité institutionnelle, corps constitués et église, où l’église est représentée par un prélat qui tient sur ses genoux une tête d’enfant qu’il caresse “dangereusement”, nous sommes au carrefour du général (les affaires de pédophilie) et du particulier (la vie de Pippo Delbono, lacérée dans son enfance par des affaires de cet acabit) et ce spectacle est bien un travail en tension permanente  entre des destins singuliers et notre destin collectif, qui peut nous interpeller là où on avait oublié et qui crée un rapport très étrange à ce qui se passe en scène un rapport qui nous investit personnellement. Un exemple, qui m’est tombé directement dessus et qui hier m’a bouleversé:

©lorenzo-porrazzini

à un moment vers la fin du spectacle, un bouquet de roses rouges est laissé sur scène et autour de lui une danseuse (Marigia Maggipinto, de la compagnie de Pina Bausch) fait irruption en robe rouge dans une chorégraphie à la Pina Bausch, puis deux puis trois…Hommage vibrant à Pina, qui m’a fait irrésistiblement venir des larmes, car cela m’a plongé dans un de ces souvenirs enfouis qui ré-émergent: Rovereto en Italie, près de Trente, au Teatro Zandonai. On joue “Nelken” de Pina Bausch. Des danseurs sur scène, un même mur gris comme ce soir, et deux rangs devant moi, Pina, hiératique, se lève, regarde son voisin de son regard si profond et si doux, et lui donne une douce accolade, puis ce mouvement se répète à l’infini dans la salle, cette accolade se multiplie comme on multiplie les pains. Larmes. Gorge nouée.
Revoir les mouvements de Pina sur la scène m’a renvoyé à ce souvenir lointain et subitement je me suis senti concerné, interpellé, appelé personnellement par ce que la scène m’offrait. Bien sûr il y a aussi inévitablement l’appel à la farce et au burlesque, comme cet irrésistible discours de Maire lors de l’ouverture du “Poesia Festival”, dit en mauvais play back, comme si le discours était tellement automatique et convenu qu’il ne pouvait être personnel, et que tous, nous avons en quelque manière déjà entendu. A cet appel à la farce et au burlesque correspond comme pendant pathétique le “Lacrimosa” du Requiem de Verdi accompagnant des images de guerre (Balkans) ou d’immigrés débarquant à Lampedusa, visions terribles de l’humanité d’aujourd’hui, qui actualise Verdi, qui nous renvoie à notre face la plus noire, encore plus vive avec les débats qui agitent aujourd’hui autour de l’immigration clandestine.
Traversé par le burlesque (le jeu de double avec la vidéo d’un des acteurs sorte de “monsieur Loyal” qui traverse de temps à autre le plateau, qui ouvre la porte du fond “en réel”, repris ensuite par une animation vidéo en double illusoire) le tragique, le pathétique, mais aussi l’intime et le personnel, le spectacle se ferme comme une magnifique fleur blanche dont le pistil serait Bobo’, entouré des danseuses qui en font une image étrange et magnifique, incroyablement optimiste : après avoir parcouru des méandres d’une humanité diverse et large, terrible et ridicule, souriante et malheureuse, intime et universelle, il nous en fait toucher la complexité et la profondeur mais aussi un irrésistible optimisme, une formidable envie de vivre.
Oui, le théâtre de Delbono est théâtre d’images, d’images d’humanité profonde, qui nous prend immédiatement dans nos replis les plus intimes, dans nos tripes sans jamais verser dans l’exhibitionnisme. Le “Je” de Delbono construit une vision impressionniste du monde, par touches successives, par flaques d’émotions qui finissent toujours par résonner en nous, en écho, en profonde synesthésie par un système de correspondances: je relisais ce soir les “Tableaux parisiens” des Fleurs du Mal de Baudelaire et j’y retrouvais à travers “les petites vieilles ” “les aveugles”, “A une mendiante rousse” autant de flaques de poésie qui faisaient écho à ce théâtre: le théâtre de Delbono est un théâtre de Fleurs du Mal dont Delbono serait le Baudelaire.
Est-il étonnant que les spectateurs touchés, tendus, émus, lui fassent ensuite un tel accueil? La magie du théâtre terriblement cathartique de Pippo Delbono avait une fois de plus frappé, du plus doux des poignards.

Comédie de Valence, 3 avril 2012

 

 

THÉÂTRE À L’ODÉON (ATELIERS BERTHIER) le 27 FÉVRIER 2012: LE MISANTHROPE/DER MENSCHENFEIND (MOLIÈRE) PAR LA SCHAUBÜHNE DE BERLIN (Ms en scène : IVO VAN HOVE, avec LARS EIDINGER et JUDITH ROSMAIR)

J’ai évidemment voulu revoir ce spectacle vu en janvier 2011 qui m’a marqué et qui m’a fait mieux découvrir le travail de Ivo van Hove. C’était le 27 février la première parisienne et le public, à part une dizaine de départs anticipés, a réagi plutôt positivement à ce Misanthrope un peu particulier. Des jeunes d’une classe criaient d’ailleurs leur enthousiasme, ce qui est plutôt sympathique. Le spectacle qui fait abondamment appel aux mythes “Apple” du jour et qui est construit sur une alternance scène et vidéo sans laquelle il ne fonctionnerait pas, se présente tel que je l’avais découvert il y a un peu plus d’un an et et tel que j’en avais rendu compte sur ce blog. Quelques remarques cependant: Lars Eidinger est toujours cet Alceste repoussant (moins cependant que dans mon souvenir à Berlin et moins que sur les photos de scène), et en même temps bouleversant avec sa voix chaude, douce, et ses crises insupportables, y compris lorsqu’il chante “Honesty” de Billy Joel, où il est vraiment exceptionnel face à Oronte. Philinte (Sebastian Schwarz) a, me semble-t-il, gagné en consistance et en profondeur par rapport à janvier 2011, il a une vraie présence apaisante qui en fait une sorte de négatif visible d’Alceste. J’ai été séduit par Jenny König (Eliante), qui campe une  Eliante toute retenue, mais toute énergique,  remarquable face à un Alceste qui l’instrumentalise: la mise en scène du rapport Eliante-Alceste est très serrée et souligne l’ambiguïté d’Alceste qui joue avec elle, authentiquement sincère, la totale insincérité en dépit qu’il en ait.
La scène entre Célimène et Arsinoé est traitée avec un jeu très précis entre la scène et le regard de la vidéo qui accentue les gros plans sur les deux personnages. Avantages du cinéma et du théâtre pour traiter deux visages d’une rare expressivité, l’un plus marqué, l’autre tendu mais jeune, deux actrices très contrôlées, dans une des scènes les plus connues de la pièce, où il n’y a pas de comique de situation, mais beaucoup plus de tension que d’habitude, dans un jeu qui engage à fond, au delà de la parole qui est pourtant essentielle dans cette scène .
Ce qui m’a frappé encore plus que la première fois, c’est justement cette tension qui court toute la pièce:  les scènes sont jouées souvent lentement, puis montent progressivement en tension jusqu’à l’explosion, explosion d’une violence de la parole, de violence entre les personnes (la scène du sonnet d’Oronte en est le modèle), violence du sexe et des rapports au corps: Alceste et Célimène bien sûr, car Célimène est un corps en permanence offert, qui semble en permanence disponible, mais aussi Alceste et Eliante, de manière encore plus violente peut-être à cause de la résistance d’Eliante qui nous mène proche du viol. Et même Arsinoé et Alceste, qu’elle poursuit, qu’elle effleure, contre qui elle se blottit. Mais aussi corps d’Alceste, sali, détruit, et pourtant encore érotisé.
Au total, une expérience forte, inhabituelle, qui montre un Alceste qui rompt tout vernis social, toute trace de rapport humain dans un choix résolu de l’autodestruction et qui finit pourtant par retrouver Célimène à la fin, dans une sorte d’isolement de la chair, puisque le rideau tombe sur leur étreinte.
Post Scriptum: le jeu sur la lance de pompiers dans la dernière scène. Lors de la représentation de Berlin, elle avait échappé des mains d’Alceste et arrosé le public et j’avais pris cela pour un accident. On retrouve exactement le même jeu, y compris sur les rires entre Alceste et Célimène, au milieu d’une scène finale plutôt grise et tendue (Eliante/Philinte d’un côté, immobiles, et Alceste/Célimène de l’autre, dans une sorte de poursuite.) . Ce n’était donc pas un accident, mais faisait partie du jeu, à moins que l’incident ait donné ensuite l’idée d’un jeu, c’est aussi possible. Mystères du théâtre…

En tous cas, de nouveau me frappent les performances d’acteurs, tous excellents, à commencer par Lars Eidinger et Judith Rosmair, et la précision extrême du travail de mise en scène, notamment le jeu sur la vidéo et le plateau, le jeu dedans/dehors, coulisses/plateau: les acteurs attendent leur scène dans un espace de loges: on est au théâtre, tout cela est un jeu sur l’apparence semble dire Ivo van Hove,  espace de jeu, espace d’attente se mélangent puisque la caméra poursuit chacun et s’en moque . J’ai été aussi fasciné par le travail sur le rythme de la parole, sur la modulation de la voix (les acteurs sont munis de micros qui amplifient légèrement): la première scène est à ce titre exemplaire, avec un Alceste tout intériorisé, qui finit par exploser avec Oronte, pour ne pas cesser ensuite de se “distancier”.
Enfin, la distance comique a largement puisé ce soir dans l’utilisation par moments d’expressions françaises (les propositions très crues d’Oronte à Célimène par exemple) qui détendent l’atmosphère et provoquent des rires, mais les moments du rire restent grinçants, tant la vision sociale qui nous est soumise est aussi proche du nous.
Je ne peux évidemment que conseiller d’aller voir ce Molière, qui montre tout de même le terreau inépuisable qu’il constitue.